Introduction
Un inconnu illustre
p. 31-34
Texte intégral
1Christophe-Michel Ruffelet est, il faut en convenir, un ecclésiastique briochin aujourd’hui totalement oublié. Celui qui fut le premier véritable historien de la cité et de son diocèse a rejoint nombre de ses contemporains dans l’anonymat. Il ne jouit pas de la notoriété des historiens de la province que sont dom Morice ou dom Lobineau, ou même d’Ogée1. Il est vrai que l’on ne possède que l’une de ses œuvres – les Annales briochines. Les autres ont pour la plupart irrémédiablement disparu. C’est par exemple dans un catalogue de ventes aux enchères de 1968 que l’on repère pour la dernière fois son histoire de la collégiale Saint-Guillaume2. Ses nombreux travaux scientifiques ne survivent quant à eux qu’au travers de souvenirs anciens et flous puisqu’il aurait détruit peu de temps avant sa mort « les résultats d’expériences scientifiques auxquelles il avait passé beaucoup de temps3 ». Sa riche correspondance, introuvable, n’est connue, et encore partiellement, que de seconde main4. Lui-même n’a quasiment pas laissé de traces dans les archives familiales. De surcroît, la prise de possession de son canonicat à la collégiale Saint-Guillaume n’est pas enregistrée dans les registres d’insinuations ecclésiastiques du diocèse de Saint-Brieuc. Il est enfin victime de l’indigence des archives des chapitres auxquels il a appartenu puisqu’elles occultent presque totalement son activité en tant que chanoine.
2Et pourtant ! Sa gigantesque bibliothèque – composée de plus de 4 000 volumes et ouverte à toutes les évolutions intellectuelles de son temps – a fourni une partie des fonds de la bibliothèque du séminaire diocésain et de la bibliothèque des Archives départementales des Côtes-d’Armor. En effet, tous ses livres sont rentrés par legs5 dans la bibliothèque du séminaire lorsqu’elle a été constituée par Le Groing de La Romagère en 1813, « une étiquette de papier bleuâtre collée à l’intérieur et présentant dans un encadrement la lettre R, initiale du donateur » permettant de les reconnaître6. Au cours du siècle, du fait de dons faits à la bibliothèque du grand séminaire, de nombreux ouvrages en double « ont servi à enrichir et à compléter les bibliothèques des écoles secondaires ecclésiastiques7 ». Enfin, en 1912, après un inventaire de la bibliothèque du séminaire lié aux procédures d’application de la loi de séparation, un certain nombre d’ouvrages entrent dans la bibliothèque des Archives départementales8. Ruffelet fait de surcroît montre d’indéniables qualités reconnues par les autorités religieuses et civiles. Il est ainsi l’auteur d’un Propre du diocèse et d’Exercices littéraires pour le collège de Saint-Brieuc. Dans un autre registre, il collabore au dictionnaire d’Ogée. Il s’engage également dans certains débats du temps et met sa plume au service des intérêts bretons en pleine Affaire de Bretagne9 à la demande du futur avocat général au parlement de Bretagne Hyppolite-Louis-Marie Loz de Beaucours10, montrant ainsi qu’il n’est pas un inconnu dans la sphère parlementaire. Très tôt il a ainsi allié la passion des origines, en s’intéressant au temps les plus reculés de l’histoire bretonne, aux préoccupations les plus contemporaines, en réfutant des écrits hostiles aux droits de la province. Toutes ses qualités ont été remarquées par la Société patriotique bretonne qui, en 1782, distingue celui qui « depuis plus de vingt ans consacre ses talents à la gloire de sa patrie11 ». Enfin, au début du XIXe siècle, dans ses mémoires, l’ancien chanoine prémontré de Beauport Hervé-Julien Le Sage, si cruel pour certains ecclésiastiques du diocèse, reconnaît la valeur d’un homme « aussi recommandable par son savoir, que vénérable par ses vertus et son âge12 », ne manquant pas de rappeler que Ruffelet était « littérateur, physicien, antiquaire et même versé dans les sciences ecclésiastiques13 ».
3Ce portrait brossé à gros traits livre un personnage en clair-obscur. En définitive, le laconisme de la plaque apposée à l’entrée de l’ancienne rue dite de l’Oratoire en 1904 – « Rue Ruffelet » – illustre bien ce paradoxe : Christophe-Michel Ruffelet est un inconnu illustre. Cette plaque semble de plus nous protéger d’une quelconque « illusion biographique14 » au moment de proposer une rapide présentation d’un individu qui fut avant tout un ecclésiastique parfaitement inséré dans la société de sa cité15. Mais, du fait de son envergure intellectuelle, il semble bien atypique. Ruffelet est ainsi une sorte d’« exception culturelle » au sein du monde capitulaire de la province, voire du clergé breton dans son ensemble. Esprit à la culture encyclopédique, historien, il faudra donc aussi le replacer dans la communauté savante afin de le situer dans les traditions historiographiques de son temps en Bretagne. Enfin, c’est un érudit qui évolue dans un monde bien typé, celui des chanoines historiens, qui semble se tarir au milieu du XXe siècle. Il conviendra donc aussi de tenter de décrire cet univers des chanoines érudits d’Ancien Régime. La trajectoire d’un chanoine breton, l’écriture de l’histoire en Bretagne, les traditions érudites dans le monde capitulaire du royaume de France : c’est à la croisée de ces trois histoires que s’inscrivent les Annales briochines.
Notes de bas de page
1 Lobineau G.-A., Histoire de Bretagne composée sur les titres et les auteurs originaux, Paris, Muguet, 1707, 2 volumes ; Morice H., Histoire ecclésiastique et civile de la Bretagne composée sur les auteurs et les titres, Paris, Osmont/Delaguette, 5 volumes, 1742-1756 ; Ogée J., Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne, Nantes, Vatar, 4 volumes, 1778-1780.
2 Ruffelet C.-M., Mémoire pour la collégiale de Saint-Guillaume de Saint-Brieuc : historique, fondations, notes. L’ouvrage a été mis en vente à l’Hôtel des ventes de Saint-Brieuc le 21 février 1968 (Arch. dio. de Saint-Brieuc – dossiers du chanoine du Cleuziou, papiers provenant de la collection de M. Arthur du Bois de La Villerabel et des papiers Limon Belleissue).
3 Ruffelet C.-M., Annales briochines ou abrégé chronologique de l’histoire ecclésiastique, civile et littéraire du diocèse de Saint-Brieuc, enrichi de plusieurs notes historiques, géographiques et critiques, publiées par Ropartz S., Saint-Brieuc, Prud’homme, 1851, introduction p. XVI.
4 Du Bois de La Villerabel A., « Le chroniqueur Ruffelet », MSACDN, t. II, 1866, p. 129-198, 255-282, 383-423.
5 Arch. dép. des Côtes-d’Armor – 3 E 3, 126. Étude Conan, testament de C.-M. Ruffelet, 30 juillet 1806.
6 Arch. dép. des Côtes-d’Armor – V 800, PV d’expertise de la bibliothèque Ruffelet, 15 novembre 1883.
7 Idem.
8 Arch. dép. des Côtes-d’Armor – 3T 13, loi de séparation de 1905, inventaires des bibliothèques et mobiliers ecclésiastiques.
9 Pour une présentation claire et synthétique de cette affaire complexe – « une véritable affaire d’État » – qui agite la province entre 1764 et 1774, voir Aubert G., « Le duc d’Aiguillon, La Chalotais et l’Affaire de Bretagne », dans Le Page D. (dir.), 11 questions d’Histoire qui ont fait la Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2009, p. 208-234.
10 Le marquis de Beaucours achète une charge de conseiller en 1775 puis devient le dernier avocat général au parlement en 1779, Boisboissel Y. de, Hippolyte Loz de Beaucours, 1746-1830. Le dernier avocat général au parlement de Bretagne, Paris, J. Peyronnet, 1955, 302 p.
11 Diplôme décerné par la Société patriotique bretonne à Ruffelet, 22 avril 1782. Reproduit dans Du Bois de La Villerabel A., « Le chroniqueur Ruffelet »…, art. cité, p. 148-149. Se voulant une sorte d’académie bretonne, cette société littéraire fondée en 1783 par le gouverneur de Rhuys Sérent regroupe des amateurs de l’histoire et des lettres bretonnes et se réunit au château de Keralier en Sarzeau. Sur la Société patriotique – évoquée par Mornet D., Les origines intellectuelles de la Révolution française (1715-1787), Paris, Colin, 1933, p. 308 – voir La Borderie A. (de), « Le baron de Kerker et son château » et Kerviler R., « Olivier Morvan (1754-1794) », RBV, t. II, 1887, p. 321-336 et p. 337-354.
12 Gicquel S. (texte présenté et annoté par), Mémoires du chanoine Le Sage. Le diocèse de Saint-Brieuc de la fin de l’Ancien Régime à la monarchie de Juillet, Rennes, PUR/SECDA, 2012, p. 101.
13 Le Sage H.-J., « Les études ecclésiastiques dans le diocèse de Saint-Brieuc avant la Révolution », extrait de ses mémoires publié dans La Semaine Religieuse du diocèse de Saint-Brieuc et Tréguier, 1891, p. 123. Selon le chanoine du Cleuziou, ancien archiviste du diocèse de Saint-Brieuc, ce texte, présenté par le secrétaire de l’évêché André du Bois de La Villerabel, serait perdu (Arch. dio. de Saint-Brieuc – fonds Le Sage, 1 FL 18).
14 Bourdieu P., « L’illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 62-63, janvier 1986, p. 69-72. Pour une réflexion sur les enjeux de l’écriture biographique, voir Dosse F., Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, 480 p.
15 Pour dresser le portrait de C.-M. Ruffelet, on ne dispose que de trois travaux peu accessibles : deux datent du XIXe siècle ; le dernier est paru en 2004 dans une revue universitaire ; Levot P., Biographie bretonne. Recueil de tous les Bretons qui se sont fait un nom, Vannes, Cauderan, t. II, 1857, p. 794-795 ; Du Bois de La Villerabel A., « Le chroniqueur Ruffelet »…, art. cité, p. 129-198, 255-282, 383-423 ; Charles O., « Un précurseur ? Christophe-Michel Ruffelet (1725-1806), chanoine et historien à l’époque des Lumières », ABPO, t. 111, 2004, n° 2, p. 89-118.
Auteur
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Olivier Charles
Docteur en histoire moderne, chercheur associé au Cerhio, UMR 6258, université Rennes 2 – Haute-Bretagne
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