1En 1771, Christophe-Michel Ruffelet publie chez l’imprimeur briochin Mahé un petit ouvrage in-24 de 252 pages aux caractères minuscules intitulé Annales briochines ou abrégé chronologique de l’histoire ecclésiastique, civile et littéraire du diocèse de Saint-Brieuc enrichi de plusieurs notes historiques, géographiques et critiques, plus connu sous le nom d’Annales briochines. D’emblée, il s’explique sur ses intentions. Il entend combler un manque, satisfaire à une attente de la société cultivée et inscrire son travail dans une certaine tradition historiographique de son temps dans la mesure où les mauristes1 eux-mêmes se sont tournés vers l’histoire provinciale2 :

« On sait qu’une bonne histoire générale de la nation ne peut être que le résultat de plusieurs histoires particulières faites avec goût et discernement. De là l’accueil favorable que l’on fait aujourd’hui à ces sortes d’ouvrages. On nous a déjà donné les histoires particulières de plusieurs diocèses de France, ne serait-il pas à désirer qu’on entreprît de donner aussi celle du diocèse de Saint-Brieuc3 ? »

2S’il choisit la formule toute simple des annales, c’est-à-dire du bref exposé chronologique, année après année, des événements affectant le diocèse, son petit ouvrage est plus ambitieux qu’il n’y paraît. Dix-huit ans avant le début de la Révolution, il y dresse un saisissant tableau historique de la cité et de son diocèse, territoire qui s’impose dans son esprit en matière de représentation de l’espace et de l’histoire4. Rien n’échappe à la curiosité de cet esprit délié. Économie, archéologie, histoire, familles, religion… il fait feu de tout bois, offrant ainsi une étude foisonnante qui « des temps qui ont précédé la venue de Jésus-Christ » à 1768 n’est que l’annonce d’un travail de plus grande ampleur… qui ne verra malheureusement jamais le jour. Fidèle au modèle des annales, en vogue depuis plus d’un siècle, mais faisant une concession au genre désormais moins prisé des antiquités au travers de quelques-unes de ses notes5, Ruffelet s’efforce d’insérer sa ville dans l’histoire plus vaste du royaume. En définitive, même si ses préoccupations dépassent largement Saint-Brieuc, son ouvrage reste, à l’échelle de la Bretagne, l’une des seules histoires de ville publiée au XVIII^e siècle6, en remontrant ainsi à la capitale provinciale qui devra attendre le milieu du siècle suivant pour recevoir la sienne7.

De l’histoire ecclésiastique…

3Les Annales briochines sont ainsi une œuvre singulière à plus d’un titre. Au milieu du XIX^e siècle, Saint-Brieuc est le seul diocèse de la Bretagne historique avec celui de Nantes doté d’une histoire publiée8. Ailleurs, il faudra le plus souvent attendre la fin du siècle avec les travaux d’A. du Châtellier pour Quimper et Léon, A. Guillotin de Corson pour Dol, Rennes, et Saint-Malo, J. Le Mené pour Vannes9… pour disposer des premières sommes. Première véritable histoire du diocèse, l’ouvrage de Ruffelet est aussi la première histoire de la ville si l’on excepte une très ancienne œuvre hagiographique sur les saints Brieuc et Guillaume de 1627 considérée plus d’un siècle après comme encore capable d’éclairer les origines de la cité10. Cette dernière, due au chanoine briochin Louis Grumet de La Devison11 est en fait la publication conjointe de deux travaux : La Vie, les miracles et les éminentes vertus de S. Brieuc et La Vie, les miracles et les éminentes vertus de S. Guillaume. L’auteur s’est appuyé sur une ancienne chronique alors conservée dans le trésor de la cathédrale. Elle avait déjà servi de matière première à la rédaction de l’Officium sanctorum Brioci et Guillielmi, patronorum diœcesis Briocensis publié en 1621 sous l’évêque André Le Porc de La Porte12 soucieux de fournir à son clergé des leçons pendant les fêtes et les octaves des deux saints et de « sauver du silence et de l’oubli des hommes leur gloire, qui allait presque en vieillissant ». Si l’on évoque le plus ancien bréviaire de Saint-Brieuc de 1532 et une sorte d’almanach, le Calendrier nouveau, à l’usage de la ville et du diocèse de Saint-Brieuc, paru en 1741 et relatant aussi les origines de la cité et du diocèse, on aura dressé l’inventaire des ouvrages parus avant les Annales briochines13. Mais la perspective adoptée par Ruffelet diffère et son travail est d’une toute autre ampleur dans la mesure où il rompt avec la veine purement hagiographique de ses devanciers. Il propose bien la première véritable histoire de la ville et de son diocèse14… mais qui est loin, il convient de le noter, d’être précoce. En effet, dans la Normandie voisine, une ville comme Rouen a déjà fait l’objet de nombreuses publications d’importance – sur ses antiquités, ses origines, son histoire religieuse, son histoire générale – et une deuxième Histoire de Rouen en trois volumes est en préparation lorsque paraissent les Annales briochines15. Par ailleurs, bien des diocèses disposent de leur histoire depuis que les évêques, dans un contexte d’essor des histoires provinciales, s’attachent – depuis le début du XVII^e siècle – à faire reconnaître leurs privilèges juridictionnels et l’ancienneté de leur siège16. Que ces histoires s’intitulent histoires des évêques, histoires de diocèses, ou soient plus ambitieuses17, elles sont parfois, comme dans le diocèse de Langres18, à l’origine de toute une lignée de travaux.

… À l’histoire érudite…

4Bien seul sur la scène historiographique locale, l’ouvrage de Ruffelet sert de modèle à Charles Le Maout avec qui, au milieu du siècle suivant, l’histoire érudite supplante l’histoire ecclésiastique. Ce pharmacien, admirateur de Lamennais, fils d’un professeur d’histoire naturelle puis apothicaire et frère de botaniste, né en 1805 à Guingamp, se passionne pour l’histoire et la politique19. Il est notamment à l’origine de la naissance en 1836 du Publicateur des Côtes-du-Nord, un périodique à tendance libérale. En 1846, il place ses Annales armoricaines et histoire physique, civile et ecclésiastique du département des Côtes-du-Nord (anciens diocèses de Saint-Brieuc et de Tréguier) depuis la conquête de l’Armorique par Jules César, jusqu’en l’an 180020 sous les auspices de Ruffelet et d’Habasque, « les deux seuls auteurs qui aient spécialement écrit sur l’histoire du département21 ». Au chanoine, il emprunte son titre, la forme de son ouvrage – des annales –, le principe des notes en fin d’ouvrage « pour servir à l’intelligence du texte » ainsi que certains développements22. Il se montre pourtant assez sévère avec les Annales briochines, évoquant dans sa préface un ouvrage « généralement goûté du public, quoiqu’il ait fallu de nombreuses années pour en écouler l’édition entière » et expliquant avec un brin de condescendance que « la réimpression pure et simple eut été chose facile, mais elle offrait l’inconvénient de reproduire et de perpétrer une foule de faits de peu d’intérêt pour la génération actuelle ou intéressant tout au plus quelques familles23 ». Il insiste de surcroît lourdement sur la nécessité de « retrouver la source d’un grand nombre de faits rapportés dans les Annales briochines, combler les innombrables lacunes d’un ouvrage écrit pour le seul diocèse de Saint-Brieuc24 … ». Il est vrai qu’il lui faut justifier son entreprise : décidé à renouveler les Annales briochines, il propose le premier livre d’histoire à l’échelle du département, pour la rédaction duquel il a d’ailleurs profité du début de classement des archives. Et il ne manque pas d’en appeler à de nouveaux travaux, précisant que ses 16 notes finales25 sont « comme des points de repère pour ceux qui tenteraient, un jour, d’écrire d’une manière plus détaillée l’histoire du pays. En travaillant pour le présent, nous avons cru devoir faire aussi quelque chose pour l’avenir26 ».

5Il reconnaît aussi au passage sa dette à l’égard de François Habasque, selon lui l’un des rares auteurs à s’être intéressé à l’histoire locale dans ses Notions historiques, géographiques, statistiques et agronomiques sur le littoral du département des Côtes-du-Nord 27 parues en 1833, estimant nécessaire de « rendre à ce livre l’hommage que lui devront tous ceux qui écriront sur le pays28 ». Ce fils d’un subdélégué de l’intendance de Bretagne, avocat puis juge au tribunal de Saint-Brieuc, membre de plusieurs sociétés savantes a poursuivi son travail d’érudition dans l’Annuaire des Côtes-du-Nord publié à partir de 1836, y signant des notices historiques sur les villes, les monuments, les personnalités du département. Ces travaux sont naturellement d’une tout autre facture que celui de Le Maout ou que ceux qui suivront – ils offrent une vue impressionniste de la région à travers son littoral, ses localités… – mais sont des jalons importants dans l’historiographie de Saint-Brieuc et de sa région.

6Il en est de même du livre que fait paraître en 1837 Christophe-Paulin de La Poix, dit le chevalier de Fréminville. Après des ouvrages consacrés au Morbihan puis au Finistère, les Antiquités de la Bretagne. Côtes-du-Nord entreprennent la description des monuments du département des Côtes-du-Nord. Délaissant le classement chronologique, l’auteur, capitaine de frégate, « antiquaire » et érudit, membre de l’Académie celtique, décrit les monuments « selon l’ordre dans lequel ils se sont présentés » lors de ses voyages. En effet, loin d’écrire pour les seules personnes qui « s’occupent d’études sérieuses », il destine son livre à tous ceux, et ils sont nombreux, qui demandent « que l’amusement, l’intérêt, la variété se mêlent à ce qui est strictement instructif ». S’affranchissant de toute dette et reconnaissant par avance les imperfections de son travail, il se présente comme le précurseur des études monumentales. Selon lui, « il n’a été publié jusqu’ici, à leur égard, que quelques notices partielles devenues rares aujourd’hui et difficiles à trouver29 ». Et même si le passage consacré à Saint-Brieuc en est imprégné, il ne cite pas Christophe-Michel Ruffelet. Cela dit, au fil des pages, on mesure l’ampleur du travail de l’auteur. Fréminville ne se limite pas à la seule description des monuments, mais leur adjoint l’évocation des épisodes historiques les concernant. Le terme recouvre évidemment le bâti – châteaux, manoirs, églises… – mais également les voies romaines, les médailles, les colliers celtiques découverts ici ou là… Il y ajoute des notes sur divers sujets (généalogies, biographies), des transcriptions de documents originaux (chansons, lettres) ainsi que des observations sur les planches publiées dans le volume. Le tout au terme de longs périples à travers le département, de Saint-Michel-en-Grève à Dinan, de Paimpol à Corlay ou à Moncontour.

7Un peu dans le même esprit, celui du répertoire et de la description méthodique, Benjamin Jollivet publie entre 1854 et 1859 quatre épais volumes de notices communales. Décrivant aussi les monuments locaux, Les Côtes-du-Nord. Histoire et géographie de toutes les villes et communes du département30 se propose de donner une nouvelle impulsion aux travaux de Habasque repris par la Société archéologique des Côtes-du-Nord. L’auteur, imprimeur à Guingamp, souhaite dans un premier temps impulser une œuvre collective. Mais le faible engouement provoqué par son initiative le convainc de s’atteler seul à la tâche. Contrairement à Fréminville, il affirme avoir « interrogé avec le plus grand soin presque tous les auteurs, tant anciens que modernes – et on sait qu’ils sont nombreux – qui ont écrit sur la Bretagne31 ». Clair et concis, Jollivet décrit les origines, les faits marquants, les monuments, les antiquités, les activités essentielles de chacune des communes du département. Il évoque également leurs maisons nobles et les biographies des plus illustres de leurs enfants. De par son organisation, son livre n’est donc pas « de ceux qu’on lit et qu’on rejette ensuite ; il est, au contraire, de ceux qu’on ne lit pas, mais qu’on consulte mille fois en sa vie, le plus souvent par nécessité, d’autres fois par curiosité, comme distraction32 ».

8Tous s’inscrivent dans une approche alors classique, celle de la récapitulation des savoirs et de la description du pays amorcée pendant les Lumières. Une première tradition est liée en partie au souci de mieux connaître la France afin de mieux la gouverner. Les grandes enquêtes – tableaux généraux du royaume, dénombrements administratifs – menées par la monarchie à compter du milieu du XVII^e siècle33 préfigurent ainsi l’essor de la statistique départementale du début du XIX^e siècle dont l’ambition est double : construire la nation et connaître la société34. Les enquêtes, dont la mise en œuvre est confiée aux préfets, mobilisent tout ce que les départements comptent de notables (administrateurs, professeurs, juges, magistrats, curés, médecins…). Les préfets recourent notamment aux érudits et membres des sociétés savantes35 dont le territoire français commence à se couvrir36. La démarche rejoint en effet une seconde tradition, érudite, née dans les cercles savants provinciaux, qui s’efforce de proposer des tableaux complets des provinces, des évêchés, des villes, des villages37 et doit composer avec la bienveillance ou la méfiance des régimes successifs38. Comme le montrent les travaux d’Habasque, de Fréminville ou de Jollivet, cette « production locale d’histoire ne dissocie pas, dans ses activités, l’étude savante et la préservation des vestiges du passé39 ». Cet effort descriptif se prolonge tout au long du XIX^e siècle, se retrouve dans les préoccupations du « régionalisme triomphant » tout attaché à dresser un « tableau de la France40 » et, par certains aspects, est encore celui demandé, au travers du genre de la monographie communale, aux instituteurs secrétaires de mairie de la III^e République jusqu’au cœur du XX^e siècle41 et, par la monographie paroissiale, aux ecclésiastiques42.

9Mais le plus important est encore à venir. Quelques années après la parution de l’ouvrage de Le Maout et alors que la publication des ouvrages de Jollivet est en cours, mais avec une toute autre ambition et en remontant aux sources, deux grandes figures du bretonisme43, Jules-Henri Geslin de Bourgogne et Anatole de Barthélemy, se lancent dans une entreprise de titans. Proche du catholicisme social, rallié à l’Empire par opposition aux légitimistes, le premier est une des grandes figures de la cité briochine de 1840 à son décès en 1877 à 65 ans. Conseiller paroissial de la cathédrale, président du conseil de fabrique de la paroisse Saint-Michel, membre du conseil municipal de Saint-Brieuc, du conseil général, vice-président de la société d’agriculture des Côtes-du-Nord, cet ancien officier se distingue également par l’ampleur de ses travaux d’érudition. Il est en effet membre de la Société archéologique des Côtes-du-Nord, impliqué dans la naissance de l’Association bretonne, fondateur en 1861 de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord avec, notamment, Jules Lamare et Hippolyte du Cleuziou. Fils de préfet, Barthélemy a quant à lui effectué une carrière dans la préfectorale qui l’a conduit d’un poste de conseiller de préfecture à Saint-Brieuc en 1845 à celui de sous-préfet de Neufchâtel-en-Bray en passant par le secrétariat général des Côtes-du-Nord et la sous-préfecture de Belfort. Très tôt, il développe un fort penchant pour l’histoire qu’il matérialise en adhérant à la Société française d’archéologie puis en abandonnant la fonction publique dès 1860 « pour se consacrer entièrement à l’érudition ». C’est avant son départ pour Belfort en 1854 qu’il collabore avec Geslin de Bourgogne et le fruit de leurs travaux paraîtra après44.

10Les deux savants font de l’histoire de tous les évêchés bretons le sujet de leur grande œuvre placée sous le patronage de prestigieux devanciers45, confessant que « l’œuvre incomplète des Bénédictins, en ce qui touche la Bretagne, nous a surtout paru appeler les efforts des hommes de bonne volonté ». Pour eux :

« Le temps des généralités historiques est passé ; les génies les plus élevés, les Guizot, les Thiers, les Barantes, les Thierry ont eux-mêmes circonscrit leurs efforts dans le récit d’une révolution, d’une conquête, d’une province. L’exemple de ces grands maîtres nous dit assez qu’il faut fouiller, mais fouiller à fond un coin du sol, pour trouver le filon, qui doit accroître la somme des richesses scientifiques46. »

11La référence à ces historiens inscrit en même temps directement leur objet dans l’histoire de la nation47. Malheureusement, la mort de Geslin de Bourgogne condamne l’entreprise et seul l’évêché de Saint-Brieuc est étudié dans quatre de leurs six volumes48. Le premier s’intéresse à l’histoire ecclésiastique de la ville de Saint-Brieuc – évêché, cathédrale, chapitres de la cathédrale et de la collégiale, paroisse, communautés d’hommes et de femmes. Le second raconte l’histoire civile de la ville jusqu’à la Révolution. Le troisième brosse un large portrait religieux, politique, culturel, économique et social de la Bretagne généreusement illustré d’exemples choisis dans le diocèse de Saint-Brieuc. Quant au quatrième, il en présente les abbayes et les prieurés. Dans chacun des volumes, les auteurs produisent des pièces originales pour fonder leurs développements et font peu de cas de ceux qui les ont précédés, se montrant même assez critiques avec un Ruffelet au demeurant peu cité. Si ce dernier évoque les milices briochines, ils affirment : « nous le croyons sans peine, mais nous avouons n’avoir pu rien trouver d’authentique à cet égard » ; s’il produit une liste des syndics de la ville, « nous corrigerons et augmenterons, d’après des documents authentiques, les listes publiées » ; s’il propose une liste des sénéchaux du siège de Saint-Brieuc, « nous ferons plusieurs additions et corrections49 ».

12Cela étant, lorsque, cinq ans après la parution du dernier volume des Anciens évêchés de Bretagne, en 1884 donc, Jules Lamare publie sa toujours très précieuse histoire de Saint-Brieuc50, il cite Ruffelet dans la longue chaîne des auteurs importants ayant consacré leurs travaux, ou simplement une partie d’entre eux, à Saint-Brieuc et à sa région. Lui aussi le malmène cependant un peu, considérant que les Annales ne sont « qu’un ensemble de notes dans l’ordre des dates, donnant des renseignements très utiles, mais insuffisants », tout en reconnaissant que Ruffelet « a eu le mérite de réunir beaucoup de matériaux et de faire connaître l’histoire de son pays51 ». C’est que Lamare entend faire œuvre de pionnier. Directeur des Archives départementales des Côtes-du-Nord pendant quatorze ans, il souhaite tirer profit de sa très bonne connaissance des fonds d’archives ainsi que de fonds privés tels ceux de Du Bois de La Villerabel et Lymon de La Belleissue pour « composer, en un seul volume, une histoire de notre ville, comprenant les faits et les institutions d’après les recherches les plus récentes, et continuée jusqu’à nos jours52 ». Son histoire – au demeurant très institutionnelle et envisagée au prisme de la vie des élites politiques, religieuses et culturelles –, se déploie selon un plan chronologique en deux parties articulées autour de la coupure révolutionnaire. Le projet est ambitieux puisqu’il s’agit finalement d’une réflexion sur le devenir de la « petite patrie », sujet d’importance sous la III^e République53. En effet,

« la conclusion de cette étude sera de savoir : à un point de vue spécial, si les habitants de Saint-Brieuc ont conservé ou modifié les habitudes et le caractère de leurs ancêtres ; – à un point de vue plus général, si les institutions municipales ont réalisé un progrès suffisant, ou s’il reste à les développer en respectant l’unité du pays, mais sans se préoccuper de la forme du gouvernement central54 ».

13Même s’il s’en défend, Lamare ne parvient pas à se départir d’une certaine tendresse pour le chanoine. En effet, à l’occasion, il ne s’interdit pas de le citer55 et il place son travail sous l’invocation de la même citation d’Ovide56. Ainsi, à la lecture de Geslin de Bourgogne et Barthélemy, comme à celle de Lamare on ne peut mieux insister sur les deux caractéristiques majeures de l’ouvrage de Ruffelet : certes indispensable par son aspect précurseur, mais encore loin d’une véritable histoire de la ville voire de son diocèse par le contenu et certainement par les méthodes.

14Il faudra ensuite attendre le premier tiers du siècle suivant pour voir naître une nouvelle synthèse « pour la généralité du public » sous la plume de Jean-Baptiste Illio57, sténographe à l’Agence Havas, au conseil général des Côtes-du-Nord, à la chambre d’agriculture, et conseiller municipal de Saint-Brieuc de 1912 à 1935. Deux choix distinguent son projet de ceux de ses devanciers. Postulant qu’« il est inutile, après Habasque, Charles Le Maout, Lamare, de faire une histoire détaillée de Saint-Brieuc jusqu’à la Révolution58 », il décide de consacrer les deux tiers des 356 pages de son ouvrage à l’époque contemporaine. Par ailleurs, remarquant que l’histoire de la ville est intimement liée à celle de l’arrière-pays, c’est l’histoire de la région environnante qu’il entreprend aussi de raconter, « autant qu’il sera nécessaire pour comprendre celle de Saint-Brieuc59 ». Mais ici nulle trace de Ruffelet : ni citation identifiable ni mention dans la bibliographie. Dans une brève notice biographique, l’auteur précise juste au détour d’une remarque un brin condescendante que ses travaux « ont beaucoup servi aux historiens locaux du XIX^e siècle60 ». Pour Illio, qui, en définitive, entend compléter l’œuvre de Lamare – quoiqu’avec moins de vigueur et de rigueur – Ruffelet n’est plus qu’un lointain précurseur un peu pittoresque dont l’héritage s’est dilué dans les diverses strates des travaux qui l’ont suivi. À compter de cette date, il ne fait effectivement plus partie des références obligées, notamment à l’heure où les universitaires se saisissent de l’histoire de Saint-Brieuc.

… Puis à l’histoire universitaire

15La ville et son diocèse sont bien sûr évoqués dans la synthèse consacrée aux Côtes-d’Armor dirigée par Georges Minois en 198761. Mais, en réalité, « il n’existe pas d’histoire de Saint-Brieuc depuis celle qu’écrivit Jules Lamare en 1884 » et c’est l’ouvrage collectif dirigé en 1991 par l’universitaire moderniste rennais Claude Nières qui va combler cette lacune62. Il s’agit d’une histoire totale évoquant tout à la fois les dimensions politiques, religieuses, démographiques, culturelles, sociales, économiques… par larges tranches chronologiques. Si la dimension briochine de l’étude est manifeste, le pays briochin, bien qu’associé à la ville dans le titre de l’ouvrage, n’est quant à lui jamais clairement défini : constitué des paroisses périphériques de la cité épiscopale pour certains sujets, il englobe parfois le Goëlo et le Penthièvre s’étendant alors à presque tout le diocèse, de Guingamp à Lamballe, de la côte à Loudéac ou à Moncontour. Paru alors que les histoires plus anciennes sont devenues difficilement accessibles et que la ville négocie un virage important en essayant de se faire une place dans la carte universitaire régionale, l’ouvrage est à la fois un bilan et un appel à de nouveaux travaux. Cependant, plus de vingt ans après, le constat des auteurs demeure largement valable :

« peu de travaux scientifiques concernent Saint-Brieuc… Ce que nous savons de la cité s’intègre le plus souvent dans des recherches plus vastes qui ne lui sont pas spécifiques63 ».

16La même année, mais dans un esprit tout à fait différent, paraît l’exemplaire briochin de l’Atlas historique des villes de France64. Le médiéviste brestois Jean Kerhervé y brosse un tableau de l’évolution de l’espace urbain des origines au milieu du XIX^e siècle et livre une carte très précise de la ville en 1847. L’étude évoque le vieux vicus romain à l’origine de la ville avant de décrire l’évolution du site « du monastère de Brieuc à l’évêché de Saint-Brieuc ». Ensuite, elle s’attache aux « premiers temps de l’urbanisation (XI^e-XIII^e s.) » puis dresse un bilan à la fin du Moyen Âge en présentant Saint-Brieuc comme une ville moyenne. La période suivante permet quant à elle d’aborder la question des « murs avortés », l’essor de nombreux couvents et, enfin, la naissance d’un urbanisme moderne entre 1780 et 1847.

17Si l’ouvrage de Christophe-Michel Ruffelet est ainsi à l’origine d’une longue lignée de travaux, dès le milieu du XIX^e siècle il est difficile de se le procurer. Le Maout relève déjà qu’il ne figure plus que dans quelques rares bibliothèques65. Sigismond Ropartz affirme quant à lui en 1851 que les Annales briochines « étaient depuis longtemps hors du commerce et que c’était avec peine que les collectionneurs s’en procuraient quelque exemplaire de hasard66 ». C’est d’ailleurs pour remédier à cette situation que ce dernier republie l’ouvrage. Son objectif est en fait double : le remettre à la disposition des curieux et des collectionneurs ; faire œuvre civique puisque « l’on ne peut attendre plus longtemps d’indispensables réformes dans l’organisation municipale et départementale, et, pour préparer l’avenir, le législateur a besoin de s’inspirer de l’expérience du passé67 ». Originaire de Guingamp, Ropartz est en effet l’un de ces nombreux juristes bretons passionnés d’histoire bretonne et membres de nombreuses sociétés savantes et/ou organisations régionalistes68. Il vient de faire les preuves de toute sa rigueur et de sa compétence dans son Guingamp. Étude pour servir l’histoire du Tiers-État en Bretagne paru l’année précédente.

18Aujourd’hui, si l’ouvrage de Ropartz est consultable dans plusieurs bibliothèques, l’édition de 1771 est des plus rares. Or, il s’agit encore aujourd’hui d’une source de référence pour qui – historien, érudit, curieux – s’intéresse à Saint-Brieuc et à sa région. Outre que de nombreux travaux y font allusion ou y puisent des références précises, il représente incontestablement – on l’a dit – la première véritable histoire de la ville. L’édition Ropartz parue chez Prud’homme, héritier de Mahé, est un travail de qualité. L’auteur avertit d’ailleurs d’emblée le lecteur des libertés prises avec l’original. Il précise qu’il a introduit les corrections et additions de l’auteur dans le corps du texte sans les distinguer, qu’il a déplacé deux longs développements insérés dans les Annales briochines – l’histoire du duché de Penthièvre ; l’Acte de Juhel – en fin de texte afin d’en faciliter la lecture. Cette décision, selon lui, « ne saurait être blâmée de personne69 ». Faits plus anecdotiques, l’accentuation, les majuscules et l’orthographe sont harmonisées et modernisées70. Cela étant, la lecture de l’ouvrage révèle aussi quelques imperfections. Ainsi, la ponctuation et la syntaxe ont pu être revues, des passages être reformulés71, et des mots remplacés72.

19En des temps où l’intérêt pour la conservation bien comprise du patrimoine ne se dément pas – la préoccupation pour le devenir des vitraux de la chapelle des maristes à Saint-Brieuc ou la remise à l’honneur du patrimoine bâti entre fin 1901 et début 1918 par l’ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées des Côtes-du-Nord Louis Harel de La Noë en fournissent des illustrations récentes73 – Ruffelet mérite d’être redécouvert. Il se passionne en effet lui-même pour l’archéologie naissante et l’architecture, ce qui lui permet de jeter un nouveau regard sur le passé à travers des monuments dont lui et ses contemporains ne comprennent pas toujours le sens et qui ne sont pas encore qualifiés de patrimoniaux. Alors que le retour actuel vers les sources rencontre les faveurs du public averti comme le montre le succès récent de l’édition du voyage de Dubuisson-Aubenay74, relire Ruffelet est riche d’enseignements. Il n’est en effet pas avare de citations de documents anciens, pas toujours clairement identifiés d’ailleurs, et il n’hésite pas à se livrer à l’édition de quelques textes anciens. C’est pourquoi il a semblé intéressant d’entreprendre la republication des Annales briochines en éclairant nombre de passages ou d’allusions d’un appareil critique élaboré à partir des travaux récents. Les curieux de l’histoire du département pourront ainsi découvrir la première histoire de sa partie centrale et la communauté scientifique se verra offrir un accès commode à ce qui reste une source de première main essentielle.