Préface

1Lorsqu’il vint nous présenter le projet Ruffelet, en 2008, Olivier Charles suscita tout de suite notre adhésion la plus vive car il nous semblait important d’orienter la Société d’émulation vers une activité éditoriale qui vînt compléter, par des monographies ou des recueils d’articles inédits, notre édition annuelle de Mémoires (volume CXLI en 2013) et ce projet ambitieux nous en fournissait l’occasion. Il fallait créer un précédent, une première coédition entre les Presses universitaires de Rennes et la Société, envisager toute une série d’ouvrages… C’est dorénavant chose faite puisque les Annales briochines sont le quatrième ouvrage que nous coéditons avec les PUR. Le projet Ruffelet avait besoin de quelques années pour aboutir ; la thèse de Stéphane Morin (2010), les mémoires du chanoine Le Sage, présentées et annotées par Samuel Gicquel (2011) et l’ouvrage d’Isabelle Le Boulanger (2012), prêts dans l’intervalle, ont permis de démarrer une véritable collection, non sans succès. « Les Annales briochines », ce titre, qui reprend celui de l’ouvrage publié en 1771, ne donne qu’un aperçu modeste du contenu riche et complexe de cette édition critique qui est l’ouvrage le plus ambitieux de notre jeune production, et contient, on va le voir, bien plus que la réédition du texte originel.

2Dans son introduction générale, Olivier Charles situe les Annales briochines dans le contexte de leur écriture et de leur publication en 1771 à Saint-Brieuc. Des annales, c’est-à-dire « l’exposé, année après année, des événements affectant le diocèse de Saint-Brieuc », depuis l’Antiquité jusqu’à 1768, où tous les sujets sont abordés, l’histoire, l’économie, l’archéologie, la société, la religion. Olivier Charles nous présente un Ruffelet précurseur de l’historiographie départementale, premier historien de la cité et de son diocèse, esprit encyclopédique qu’il situera plus loin dans la communauté des chanoines savants sous l’Ancien Régime ; il montre, dans une passionnante recension, comment l’histoire érudite supplantera plus tard l’histoire ecclésiastique avec les Le Maout, Habasque, Geslin de Bourgogne, Barthélémy, Lamare et Illio qui succéderont à Ruffelet au cours des XIX^e et XX^e siècles, avant de céder la place à l’histoire universitaire.

3L’ouvrage se divise à partir de là en trois grandes sections. La première est une introduction historique – constituant presque un livre à part entière (de près de 200 pages) – qui met le contenu des Annales et leur auteur en perspective sous différents aspects. Une première partie y situe le chanoine Ruffelet dans son milieu social et culturel, avant d’en préciser la place et les positions dans l’historiographie bretonne des XVII^e et XVIII^e siècles et dans la série des chanoines historiens à l’échelle nationale. Une seconde partie aborde de façon critique le texte des Annales puis analyse l’image du diocèse et de sa capitale qui s’en dégage, en auscultant très finement la position de Ruffelet, sans oublier ses « angles morts » et ses « œillères ». Sept historiens se sont répartis la tâche, Olivier Charles, qui en a assuré la direction, Gautier Aubert, Georges Provost, Nicolas Mathieu, Yann Lagadec, Stéphane Perréon et Christian Kermoal.

4Dans un premier chapitre, Olivier Charles brosse le portrait de Christophe-Michel Ruffelet, chanoine de Saint-Brieuc ; il détaille son éducation, son entrée dans la carrière ecclésiastique, son intégration dans le chapitre de la collégiale Saint-Guillaume, puis dans celui de la cathédrale Saint-Étienne, fonction qu’il retrouvera sous le Consulat après son bref emprisonnement pendant la Révolution (dans le cours de l’année 1794).

5En quelques pages brillantes, Gautier Aubert brosse un tableau des « pratiques et usages de l’histoire en Bretagne aux XVII^e et XVIII^e siècles » dont Ruffelet est tributaire (chap. 2), depuis l’Histoire de Bretaigne de Bertrand d’Argentré jusqu’à l’Histoire de Bretagne de dom Morice en passant par celle de dom Lobineau, l’Histoire généalogique de Le Baud, la Description de Robien ou le Dictionnaire d’Ogée. Gautier Aubert prend pour fil conducteur le « roman provincial » qui tourne autour du sort réservé au légendaire Conan Mériadec, dont l’existence n’est attestée par aucune source ancienne. Il nous rappelle les positions diverses prises par dom Lobineau, qui ne signale pas, « faute de preuve », Conan Meridadec, contrairement à dom Morice, qui, assujetti à ses commanditaires, les Rohan, rendra à Conan la place que lui avaient donnée Bouchard et d’Argentré, faillant à son devoir de rigueur… De cette querelle entre mauristes, qui se prolonge jusqu’au milieu du XIX^e, on retrouve la trace chez Ruffelet qui place Conan, sans réserves, sur le trône de Bretagne…

6Olivier Charles reprend la main (chap. 3) pour nous donner une vue d’ensemble des chanoines historiens en France et de leur contribution à l’élaboration de l’Histoire, s’attachant au portrait des grandes « figures et travaux de l’érudition capitulaire », avec un focus sur le cas particulier, quelque peu déshérité, de la Bretagne. Il nous présente les chanoines, souvent membres d’une élite cultivée, intéressés à la production d’une histoire qui n’est pas toujours indépendante de la défense des intérêts capitulaires. Il éclaire leur position particulière par rapport à la science historique, les chanoines faisant plus ou moins de cas des méthodes de critique mises en place par les mauristes…

7En introduisant la seconde partie de cette première section de l’ouvrage, Olivier Charles nous montre ensuite Ruffelet au travail. Il retrace le contexte familial et intellectuel au sein duquel le chanoine a pu construire son ouvrage, précisant les sources qu’on lui connaît ou celles qu’on peut lui prêter, et son érudition dont il suppute l’étendue à partir de l’inventaire de son immense bibliothèque, plus de 4 000 volumes, une des plus importantes de l’Ouest de la France. Il est prévu que l’inventaire de ce monument fasse l’objet d’une publication exhaustive dans un prochain volume de Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-d’Armor. La tâche d’identification des sources des Annales est loin d’être aisée. S’il était courant de se référer à des preuves, l’habitude, à cette époque, n’était pas de citer ses sources, ou rarement ; au-delà de quelques historiens majeurs de la Province et de France, nous serions moins avancés sur ce point pour les Annales briochines sans le travail d’identification de détail effectué par toute l’équipe qui s’est attachée à annoter le corps de l’ouvrage et a pu identifier maintes sources, comme on le verra plus loin.

8En abordant le sujet de l’Église briochine (chap. 4) Georges Provost étudie la part qu’on peut attribuer à Ruffelet dans la construction de l’identité diocésaine. Il identifie en effet comme fil rouge des Annales la volonté de compenser le déficit de notoriété dont pâtit le diocèse en consolidant par son ouvrage son identité encore incertaine, grevée par les incertitudes qui pèsent sur sa naissance tardive. Le problème de sa fondation, notamment, et de l’intervention de saint Brieuc y est longuement discuté, sans occulter la difficulté que pose la lacune considérable dans le catalogue des évêques entre le premier évêque supposé (Brieuc) et le premier évêque avéré (Adam, au XI^e siècle). Ruffelet, après Lobineau, qualifie saint Brieuc d’évêque régionaire… c’est-à-dire « sans titre & siège particulier », ce qui résout en partie la question, mais en l’évacuant. Cette discussion se poursuivra dans les annotations du corps des Annales et des Notes, et le sujet n’a pas fini de faire l’objet de discussions scientifiques, les historiens n’ayant pas encore tout à fait arrêté une position de consensus quant à la Vita de saint Brieuc… Nous renvoyons aux positions exprimées à ce sujet par Stéphane Morin – ici même et dans les Mémoires de la Société d’émulation –, ou par Bernard Merdrignac, dont on ne peut que regretter, très vivement, que la disparition précoce l’empêchera de voir l’aboutissement d’un projet auquel il apporte ce qui sera sans doute une de ses dernières contributions à l’Histoire.

9L’histoire ancienne du diocèse passe naturellement par l’établissement d’un catalogue des évêques que Ruffelet s’attache à préciser et sur laquelle il va ancrer les points forts de son histoire diocésaine. Georges Provost montre comment la question de la fondation du diocèse se retrouve dans le texte de Ruffelet à propos des relations de pouvoir entre l’évêque et les Penthièvre. Toujours sous l’angle du rapport à l’autorité, mais à l’échelle de la Province, du Royaume, ou de la Chrétienté, Georges Provost parvient à situer la « ligne politique » de Ruffelet vis-à-vis de chacune d’elles, que l’on peut résumer en disant qu’il accueille favorablement l’autorité à condition et sous réserve qu’elle soit respectueuse des particularismes et spécificités bretonnes…

10À travers cette étude de l’identité moderne du diocèse, qui passe aussi par une lecture très fine de ce que le chanoine ne dit pas, des sujets qu’il s’abstient d’aborder ou qu’il évite soigneusement, Georges Provost dresse un portrait en creux de son entreprise, précisant ce qu’elle cherche à prouver par cela même qu’elle parvient à taire, notamment tout ce qui concerne les querelles qui ont occupé les sphères religieuses sous l’Ancien Régime : Ruffelet est plus que discret, il est quasiment muet sur les questions du protestantisme, du jansénisme, des missions intérieures ou des dévotions collectives…

11Nicolas Mathieu poursuit (chap. 5) par une recension très complète des sources antiques dont Ruffelet a dû avoir connaissance (César, Polybe, Ptolémée, Pline l’Ancien…, la table de Peutinger, l’itinéraire d’Antonin) et les sources modernes parmi lesquelles il distingue, lui aussi, entre celles qui sont citées et celles que Ruffelet ne mentionne pas mais qu’il a pu utiliser et qu’une lecture serrée permet de déduire ; enfin les sources contemporaines du chanoine (Robien, Le Brigant, Ogée…). Il analyse l’influence de son éducation et de toutes ces lectures sur son raisonnement et son écriture et procède à une discussion savante de sa position sur trois grandes questions historiographiques de son temps : la périodisation de l’histoire et la place du christianisme, la question de la relation entre la Bretagne et la France, question relayée par Morice, Lobineau et Vertot dans les premières années du XVIII^e siècle ; celle enfin du mythe des Gaulois dans laquelle Ruffelet maintient un savant équilibre entre germanistes (les Francs descendent des Germains eux-mêmes héritiers de l’esprit gaulois, jamais soumis à Rome) et romanistes (Rome pour une part fondée par les Gaulois Ségovèse et Bellovèse) prouvant par la discussion qu’il conduit à ce propos qu’il est lui-même « un honnête savant, historien et archéologue, bien informé, qui ne se contente pas de recopier servilement ses sources… ».

12Yann Lagadec constate les oublis et les lacunes importantes des Annales briochines dans le domaine économique (chap. 6), qui n’est manifestement pas le point fort du chanoine, et par l’identification de ces manques il nous dresse un portrait en creux de l’homme et de la société à laquelle il appartient, la « bonne société », pas toujours soucieuse de préoccupations sociales ou matérielles. Yann Lagadec compense ces lacunes en nous brossant un rapide et précieux tableau de l’arrière-plan économique du diocèse à la fin de l’Ancien Régime et de la société à dominante rurale qui le constitue.

13Sur le plan militaire, Ruffelet mentionne les grands hommes et les événements majeurs qui ont touché le diocèse – la guerre de Succession et la signature du traité de Guérande, les guerres de la Ligue, la bataille de Saint-Cast, dans laquelle il accorde, comme on peut s’y attendre, une place importante aux volontaires bretons –, comme s’il ne s’attachait qu’à la part la plus visible de cet iceberg, en laissant de côté tout l’arrière-plan qui affecte la population, comme les différentes « formes de mobilisation, volontaires ou contraintes, que constituent les milices bourgeoises, provinciales et garde-côtes », l’évolution des fortifications urbaines, ou le casernement et le logement des troupes de l’armée régulière, dont le sort intéresse directement l’histoire du pays dans sa relation à la guerre. Avec Stéphane Perréon, spécialiste de ces questions, Yann Lagadec présente l’envers de cette tapisserie de l’histoire militaire dont le chanoine n’a présenté que les grandes figures visibles (chap. 7).

14Ruffelet n’est pas très disert non plus sur la géographie physique et urbaine de la ville de Saint-Brieuc, qui est pourtant le théâtre de ces Annales. Christian Kermoal vient à sa rescousse en dressant pour nous un portrait complet de la ville (chap. 8), nous proposant un tour de la ville des Annales par ses fontaines et ses puits, ses rigoles et ses ruelles, ses maisons, son port. Il mentionne même les données météorologiques qu’il puise aux mesures du docteur Bagot, ce qui lui permet de commenter le temps qu’il faisait à Saint-Brieuc au moment de l’écriture et de la publication des Annales, et termine par l’inventaire des routes et le long feuilleton de l’aménagement du port du Légué.

15La deuxième section, la plus considérable de l’ouvrage, est constituée par le texte des Annales briochines proprement dites et des Notes chronologiques qui les accompagnent. Après quelques pages de « description générale » du diocèse de Saint-Brieuc et de ses ressources, elles se déroulent dans un ordre chronologique plus ou moins dense selon les époques depuis les « temps qui ont précédé la venue de Jésus-Christ » jusqu’en 1768. Le texte des Annales est suivi d’une série de « Notes chronologiques et critiques sur l’histoire du diocèse de Saint-Brieuc » numérotées de I à XXIV. On y trouve des notices sur les principales villes du diocèse, sur quelques établissements religieux, sur les fiefs et juridictions, classés par subdélégation avec les noms des « seigneurs propriétaires », la table alphabétique des paroisses, avec, pour chacune d’elles, les noms du seigneur et du présentateur, ainsi que la liste chronologique des évêques, des gouverneurs, sénéchaux, maires et syndics de Saint-Brieuc. Comme le texte des Annales, plus encore parfois, elles sont abondamment commentées et critiquées.

16Le texte des Annales et des Notes est en effet accompagné d’un très imposant appareil de notes qui en fait une précieuse et nouvelle source érudite pour l’histoire de la Bretagne. Ces notes, beaucoup plus abondantes que le texte lui-même, constituent de véritables mises à jour bibliographiques et critiques sur les problèmes et les débats qui, au cours des siècles et jusqu’à nos jours, ont marqué l’histoire et l’historiographie de la province. Les historiens qui ont contribué à cette édition apportent en premier lieu les précisions nécessaires à la bonne intelligence du texte de Ruffelet lui-même, chacun pour la période ou le thème qui le concerne ; il y ajoute en second lieu un commentaire précisant la position actuelle de l’historiographie sur la question traitée, critiquant, le cas échéant, la position du chanoine au vu du renouvellement des connaissances acquises depuis deux siècles et demi. Nous avons ainsi quasiment affaire à un double ouvrage : les Annales, annotées, éclaircies, telles qu’elles furent rédigées, mais rendues tout à fait accessibles et transparentes pour un lecteur du XXI^e siècle, ce qui ne serait pas le cas du texte originel pris isolément ; et un second ouvrage qui vient, en parallèle, apporter la position de l’historiographie contemporaine sur tous les sujets traités par Ruffelet, formant un corpus qui dépasse largement la ville de Saint-Brieuc et son diocèse, et concerne souvent l’histoire de Bretagne en général. La richesse de ce corpus de notes tient à la qualité des historiens qui ont accepté d’y travailler, et au sérieux qu’ils ont apporté à leur intervention. Elle va souvent très loin dans la discussion, prenant, parfois, l’aspect d’un court essai ; il faut être particulièrement reconnaissant à Olivier Charles d’avoir su motiver, autour de ce projet, des historiens appartenant à plusieurs générations : Benoît Ambroise, Gauthier Aubert, Yves Coativy, Mathieu Glaz, Philippe Hamon, Cyprien Henry, Christian Kermoal, Yann Lagadec, Nicolas Mathieu, Bernard Merdrignac, Stéphane Morin, Stéphane Perréon, Georges Provost, Jérémy Rauber et Marc Russon. On regrette que la disparition précoce de Jean-Pierre Le Gal La Salle l’ait empêché de participer à une aventure dont il a eu connaissance à son démarrage et qui l’aurait passionné.

17En annexe, des « outils » sont proposés aux lecteurs et aux chercheurs – une chronologie et une liste des travaux de Ruffelet, son testament et la structure de sa bibliothèque, un recensement des chanoines historiens bretons, un dictionnaire biographique des gouverneurs, sénéchaux, syndics et maires de Saint-Brieuc, quelques plans et cartes, une bibliographie – qui accroissent encore l’intérêt de l’ouvrage en mettant à la disposition de la communauté scientifique un instrument de travail commode pour l’histoire du diocèse de Saint-Brieuc, en particulier à l’époque moderne, appelé, du moins l’espérons-nous, à devenir une référence.

18Si ces Annales briochines s’adressent en premier lieu à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à l’histoire de la ville de Saint-Brieuc et de son diocèse, on aura en effet compris que la richesse du texte de Ruffelet ainsi que des très importantes annotations et outils qui l’accompagnent étendent le sujet à toute l’histoire de Bretagne, vue à travers le prisme particulier d’une de ses villes épiscopales les moins aimées de l’historiographie. Nous ne pouvons que souhaiter le plus grand succès possible à cet ouvrage dont l’intérêt et la rigueur scientifique exemplaires en font une belle contribution à la connaissance de notre histoire bretonne.