Introduction

p. 7-10


Texte intégral

1Les prêtres et séminaristes mobilisés durant la Première guerre mondiale constituent un sous-groupe bien particulier parmi les soldats. Ils appartiennent en effet à un corps possédant une forte identité et une non moins forte cohérence. Du fait des services qu’ils sont amenés à rendre, durant la guerre, ils acquièrent une certaine visibilité dans la mesure où ils sont en contact avec de très nombreux soldats. La guerre est pour eux une expérience forte, d’une part par le contraste énorme qu’offre sa nature violente avec la sérénité de leur vie, soit au séminaire, soit dans leur paroisse, et d’autre part, par cette immersion directe au cœur des réalités humaines, notamment pour les prêtres des diocèses où la pratique masculine était extrêmement faible, comme le diocèse de Moulins – qui coïncide avec le département de l’Allier et, grosso modo, avec l’ancienne province du Bourbonnais – dont il est question ici.

2Le département de l’Allier paie un lourd tribut à la Première guerre mondiale : 15 315 morts, ce qui représente 14,1 % de la population masculine de 15 à 54 ans, alors que le pourcentage, au niveau national, se situe à 11,3 %. Le clergé bourbonnais participe pleinement à ce sacrifice. Il comptera 20 tués dans ses rangs (treize prêtres et sept séminaristes), ce qui représente un peu moins de 9 % de l’effectif mobilisé1.

3La Première guerre mondiale a peu intéressé les historiens locaux. Elle n’est évoquée que dans quelques livres de souvenirs2 et, assez rarement, dans les ouvrages historiques portant sur le Bourbonnais3.

4Un témoignage exceptionnel émanant des prêtres et séminaristes mobilisés est constitué par les 2 175 lettres conservées par les archives diocésaines de Moulins4, émanant de 138 personnes et toutes adressées au supérieur du grand séminaire de Moulins, l’abbé Arthur Sébastien Giraud. Leur matérialité montre la diversité du contexte de leur rédaction. Si certaines ont été écrites quelques kilomètres à l’arrière du front, lors des temps de repos, de même que les cartes postales envoyées, d’autres ne consistent qu’en une modeste feuille pliée en quatre et écrite au crayon, sur place, dans la tranchée, parfois même, en plusieurs étapes, pour profiter des accalmies.

5Il convient aussi de poser des différences entre les locuteurs. 61 d’entre eux (45 %) lui adressent moins de cinq lettres et 87 (63 %) moins de dix : ce sont des correspondants occasionnels5. Même si leurs lettres sont loin d’être dénuées d’intérêt, on peut penser qu’ils se livrent moins que les 51 autres6, qui représentent un bon tiers de l’ensemble. Dans ces missives, les expéditeurs n’hésitent pas à livrer leurs pensées intimes – dans le langage ecclésiastique de l’époque – à un homme en qui ils ont toute confiance. Assurant des missions d’aumôniers, d’infirmiers ou de simples soldats engagés dans le service armé, mobilisés sur le front occidental comme sur celui d’Orient, ils témoignent des aspects variés, mais toujours très durs, de cette guerre, au long des quatre années de conflit. Au fil de la lecture, on constate d’ailleurs, que la plupart d’entre eux ne censurent pas leurs propos en fonction du contrôle postal qui interdit de donner des indications trop précises sur le lieu où se trouve leur unité ainsi que sur les opérations militaires.

6Nous avons eu également recours à deux fonds complémentaires. Les 34 lettres adressées par l’abbé Jean-Marie Millien, vicaire de Cusset, à son curé, l’abbé Barge, sont d’un style assez proche de celui des missives envoyées à l’abbé Giraud. L’abbé Millien, plongé dans une situation très dure, donne de celle-ci une description réaliste et reçoit de son curé une forme d’assistance spirituelle. Les 840 lettres qu’envoie l’abbé Malvielle à ses parents témoignent de la différence entre ce type de correspondance et celui que nous étudions en priorité ici. Certes, il nous faut tenir compte ici de la mentalité personnelle du locuteur, mais nous pouvons penser que ces lettres comportent des éléments standards de la correspondance entre un prêtre soldat et ses parents : une plus grande insistance sur les détails matériels (le logement, la nourriture, la santé), le souci de ne pas fournir des motifs d’inquiétude en minorant – voire en passant sous silence – les risques encourus, l’attention portée aux autres membres de la famille (cousins, notamment) engagés dans le conflit et aux conditions de vie à l’arrière (le moral, les privations matérielles), une référence religieuse présente mais de nature plus générale que dans les autres lettres qui sont de nature plus spirituelle. Tout en tenant compte de ces particularités qui les différencient des missives adressées à l’abbé Giraud, ces lettres permettent d’apporter quelques compléments utiles à la compréhension de la situation des prêtres soldats dans la guerre7.

7Devant une telle richesse de documentation, nous pouvons espérer approcher un certain nombre d’éléments de la mentalité du clergé mobilisé durant la Première guerre mondiale, même si, naturellement, il convient de se redire que les impressions exprimées dans ces lettres sont très dépendantes des sensibilités individuelles, voire même d’une sensibilité régionale, de ce clergé en charge d’un diocèse peu pratiquant. Le même test effectué sur tel autre clergé typé, clergé breton ou franc-comtois par exemple, donnerait fort probablement sur certains points des résultats différents. Par-delà, cependant, on peut penser toucher quelque chose de l’approche que le clergé a eue de la guerre8.

8Après avoir esquissé la physionomie générale du diocèse de Moulins, de son clergé et de son grand séminaire confrontés à la guerre, nous brosserons quelques portraits de prêtres et séminaristes mobilisés, de façon à montrer la variété de leurs affectations. Comme les autres soldats, ils vivent les différents temps de la guerre, la mobilisation, les premiers combats et la retraite, puis, après la bataille de la Marne, la guerre de position, dans la boue des tranchées. Naturellement, ils sont atteints de plein fouet par l’amendement Sixte-Quenin, conséquence de «  la rumeur infâme ». Après avoir perçu l’échec des offensives menées de 1915 à 1917, ils participent à l’élan de 1918 (chap. 3). Nous nous interrogerons ensuite sur la manière dont ils perçoivent ce milieu dans lequel ils sont immergés, si différent du leur, celui de la caserne et du front, et leurs rapports avec les soldats, avec l’encadrement et avec les aumôniers militaires. Nous évoquerons aussi l’expérience des prisonniers de guerre, telle qu’elle transparaît de ces lettres (chap. 4). Mais l’affectation première des prêtres et séminaristes, c’est, selon la loi de 1889, le service de santé, présent aussi bien au front qu’à l’arrière. Cette correspondance donne l’occasion d’approcher cette composante de la guerre parfois oubliée (chap. 5).

9Dans les trois derniers chapitres, quittant une certaine extériorité, nous nous approcherons davantage du domaine des convictions religieuses. Nous nous demanderons d’abord comment ils lisent, dans la foi, cette réalité de la guerre, pleine de violence et d’horreurs, et quel regard ils portent sur leur patrie, sur les Allemands et sur leurs compatriotes (chap. 6). Enfin nous tenterons de pénétrer plus intimement dans leur vie de croyants, de séminaristes et de prêtres en découvrant la multiplicité des moyens mis au service de leur vie spirituelle (chap. 7) puis les composantes de cette vie de l’âme elle-même (chap. 8).

10Ces lettres, sorties de l’oubli, viennent restituer une réalité faite de dures épreuves quotidiennes, d’horreur parfois, mais rappellent aussi cette dimension de partage de la souffrance entre combattants et au cœur de tout cela, d’annonce d’une espérance.

Notes de bas de page

1 Pour se faire une idée plus juste, il convient cependant de prendre en considération l’âge plutôt élevé du clergé mobilisé. Aussi, si l’on ne prend en compte que les clercs envoyés au front, la proportion des tués passe à 12,5 % environ.

2 Brunet Fr., La Guerre de 14, vue de Moulins-sur-Allier. Journal d’un service auxiliaire (1915-1918), Moulins, Éd. des Cahiers bourbonnais, 1965, 175 p. ; Lamoureux L., Mes souvenirs, Moulins, Éd. des Cahiers bourbonnais, 1969, 3219 p. ; Perrin P., Grand-père raconte (1892-1976), Moulins, Éd. des Cahiers bourbonnais, 1977, 200 p. ; Seque J., Moulins pendant la Grande Guerre (1914-1918), Moulins, Société d’Émulation du Bourbonnais, 2009-2011, 2 vol., 428+568 p.

3 Chaline N.-J., Gardiens de la mémoire. Les monuments aux morts de la Grande Guerre dans l’Allier, Yzeure, Amis du Patrimoine Religieux en Bourbonnais, 2008, 325 p. ; Petauton G., Guerre de 1914-1918. 34 noms gravés dans la pierre. Lignerolles se souvient, Lignerolles, 2010, 231 p. ; Varennes J.-Ch., Le Bourbonnais terre des sources, Paris, Éd. France-Empire, 1979, p. 398-418.

4 Archives départementales de l’Allier, dépôt de l’évêché, 75J 86, 87 et 88.

5 L’une ou l’autre mention laisse penser que toutes les lettres n’ont pas été conservées. Il est possible, par exemple que l’abbé Giraud ait communiqué telle ou telle missive à l’évêque, Mgr Penon. Cependant, l’existence du fonds et son importance laissent penser que, très tôt, a existé un souci de conservation.

6 16 correspondants adressent entre 10 et 19 lettres, 7 entre 20 et 29, 12 entre 30 et 39, 7 entre 40 et 49, 6 entre 50 et 99 et trois en adressent plus de 100, le record étant détenu par Edmond Micard qui est l’auteur de 178 missives.

7 La correspondance de l’abbé Malvielle nous permet d’entrevoir la liste des personnes avec qui il entretient une correspondance régulière : outre l’abbé Giraud et ses parents, il y a les membres de sa famille à l’arrière, ses cousins mobilisés, son curé, les jeunes du patronage dont il avait la charge avant la guerre, les prêtres qui l’ont hébergé et plusieurs laïcs avec qui il a noué des liens dans ses lieux de cantonnement, ainsi que plusieurs soldats qui étaient dans son unité et qui ont quitté celle-ci (autre affectation, blessure, maladie). S’ajoutent à cette liste les familles – et notamment les mères – qui ont perdu un fils dans le régiment dont il est l’aumônier officieux et à qui il a écrit pour donner quelques détails sur les circonstances du décès.

8 Un témoignage particulier a été donné par la publication de lettres de missionnaires : Christophe P., Des missionnaires plongés dans la Grande Guerre 1914-1918. Lettres des Missions étrangères de Paris, (L’histoire à vif), Paris, Le Cerf, 2012, 368 p.


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