Chapitre 3eme. 1er voyage et sejour a Paris en qualité de clerc de procureur et d’étudiant en droit
p. 45-50
Texte intégral
1Mon pere partit en poste pour paris les premiers jours d’avril 1755 avec mon oncle de linieres1. il fut convenu que j’irois les joindre par le carrosse de voyture. mon depart fut fixé au 11 du meme mois. ma mere, mes freres, ma sœur, les domestiques de la maison et quelques parens et amis me firent la conduite. Je reçus leurs tendres adieux ; je leur fis les miens. quoique flatté daller a Paris, je ne pus retenir des larmes excitées par une juste sensibilité. Je quittois pour la premiere fois et pour long tems ce que j’avois de plus cher. en ce moment, j’aurois presque desiré rester, au moins retarder mon depart, mais tout étoit prest. le signal est donné, je monte dans la voyture, le cocher jure, nous partons.
2A peine avions nous fait un quart de lieue, mon coeur se grossit, je ne tardai pas a vomir et je fus malade jusqu’a bonnetable ou nous couchames. J’eus bien de la peine a m’accoutumer au mouvement du coche, je ne trouvay d’autre moyen pour me soulager les jours suivans, que de m’abstenir de manger le matin et de marcher souvent a pied. Je fus dedommagé des desagrémens de mon incommodité par les soins et l’accueil de mes compagnons de voiage. nous vivions tous ensemble et nous tachions de charmer les ennuis de la route par des lectures amusantes, des entretiens soutenus, toujours agréable, souvent intéressans. il falloit un tel specifique pour ne pas ceder a l’impatience que cause la lenteur incroiable de la marche de cette lourde machine dans laquelle nous etions condamnés a passer cinq journées ; obligés de partir a une ou deux heures du matin et d’employer tout le jour a faire tout au plus dix lieues.
3Sur le nombre des voyageurs qui remplissoient le coche, quatre n’avoient point encore vu Paris ny les environs, une femme d’un certain âge, une jeune demoiselle, un de mes condisciples et moy. en arrivant près de Versailles2, nos compagnons nous laisserent les portieres libres pour voir plus a notre aise les beautés qu’on peut apercevoir de la route. nous fumes tous quatre nouveaux arrivans vraiment frappés d’admiration au premier coup d’oeil sur le parc, le chateau, l’orangerie, la grille qui separe le palais du Roy d’une place immense à laquelle aboutissent plusieurs avenues superbes.
4Nos compagnons jouissoient du plaisir de notre surprise et nous faisoient remarquer ce qui pouvoit le plus interesser notre curiosité. la demoiselle, mon camarade et moy convinmes de bonne foy que ce que nous voyions étoit beaucoup au dessus de l’idée que nous avions pu nous en faire ; mais notre vieille après avoir bien reflechi, dit : oui tout ça est bien beau, mais j’aime encore mieux l’Eglise de St julien du Mans. cette reflexion nous fit beaucoup rire et nous fournit ample matiere a plaisanterie3.
5Nous arrivames a Paris le mardy 15 avril, nous restames suivant l’usage a la barriere pour la visite des marchandises et effets que portoit le coche. mon pere et mon oncle vinrent au devant de moy avec un carosse de place dans lequel je me rendis avec eux au magazin de mon pere, rue dauphine.
6Dès le lendemain de mon arrivée, je commencay a battre le pavé de paris pour connoitre un peu l’ensemble. pendant plusieurs jours je n’osois sortir seul, je craignois de m’égarer. mon oncle, mon père, où son correspondant me servoient de guides. Je vis successivement les objets les plus curieux et les plus intéressans : le pont neuf, le pont Roial et les superbes quays qui entourent l’immense bassin dans lequel la Seine roule si majestueusement ses eaux ; le palais et le jardin des tuileries, les champs Elysées et les boulevards, la colonnade du louvre, le palais Roial, l’arsenal, le luxembourg, les bibliotheques et places publiques, les églises, particulièrement celles de notre dame, de St Sulpice et de St Roch et tous les monuments publics et particuliers remarquables par la beauté de leur architecture et la richesse de leurs ornemens.
7Je ne parle point de la Comedie et de l’opera, mon goût m’y eût porté, mais fidèle aux premiers principes de mon éducation, sentant et craignant le danger de les frequenter a mon age, j’aimai mieux y renoncer. Je me bornay a cet egard au concert spirituel où le concours des plus belles voix et des meilleurs instruments m’interessoit beaucoup. Je vis aussi dans les premiers mois que j’ai passé a paris le spectacle de Servandoni4, fameux par le jeu singulierement expressif de ses pantomines, par la richesse, la varieté et le mechanisme admirable de ses decorations.
8Je désirois connoitre Versailles que je n’avois vu qu’en passant, mon père me fit ce cadeau. J’eus la satisfaction de voir fort a mon aise le Roy et la famille Roiale, le concours des princes, des seigneurs et des courtisans, l’ensemble des gardes du corps, des gardes francoises et suisses, des mousquetaires et des gendarmes ; les grands et petits appartemens, la galerie, la chapelle, les jardins, les statues, les Bosquets, les bassins et jets d’eau qui les décorent.
9L’assemblée du clergé eut lieu cette année au mois de mai. le prieur des grands augustins que je connoissois me fit voir la ceremonie de l’ouverture de cette assemblée composée de trente et quelques archevesques et éveques et d’autant d’abbés. ils communierent tous a la messe solennelle du St Esprit celebrée par le cardinal president. le sermon ou discours d’ouverture fut prononcé par l’éveque du puy, les prelats étoient en rochets et en camail5, les abbés en soutane et manteau long : Je remarquay avec admiration et respect la simplicité du costume de l’éveque d’amiens ; ses cheveux plats6, mais propres, une soutane et un camail de laine, un Rochet tout uni faisoient un contraste frappant avec la coiffure elegante, la soye brillante, les riches dentelles et les glands d’or de ses confreres.
10Je ne manquay pas de voir le jour de la feste dieu et pendant l’octave les plus belles processions. Je fus frappé de l’auguste simplicité de celle de notre dame. J’admiray la richesse des ornemens, la beauté des reposoirs, le grand nombre de thuriferaires et de fleuristes a celles de St Sulpice, de St Roch et de St laurent. on me fit remarquer à celle de la madeleine7 le lieu ou la fameuse dame La fosse avoit été guerie miraculeusement8. on faisoit exactement dans le même endroit un reposoir chaque année. J’examinay aussi avec attention les superbes tapisseries du louvre, des gobelins, etc., qui ornoient les différentes rues.
11Je profitois de toutes les occasions de satisfaire ma curiosité, je m’informois exactement de tout ce qui pouvoit l’interesser. Je préférois surtout les grandes ceremonies relligieuses et civiles, j’entendois toujours avec un nouveau plaisir les fameux predicateurs et les grands orateurs du barreau. Lorsque le tems et mes finances me le permettoient, je faisois de petits voyages dans les environs de paris ; c’est dans ces differentes courses que j’ay vu un nombre considerable de charmantes maisons de campagne et les maisons Roiales telles que St Cloud, Marly, choisy, meudon, trianon, etc., etc.
12Mon père m’avoit procuré plusieurs connoissances, entre autres dans l’ordre ecclesiastique un vieux pretre janseniste, le bibliothequaire de l’O9, et le general de l’ordre des B… Le 1er étoit d’une morale trop austere, le dernier avoit une place trop éminente pour aller l’interrompre par mes visites.
13Je formay et j’ay entretenu une etroite liaison avec le second qui etoit aussi aimable qu’interessant. Je m’arrangeai aussi très bien des autres sociétés dans lesquelles mon père m’initia ; ma plus intime etoit celle de son correspondant qui tenoit le magazin de bougies. Je partageois au surplus mes jours et heures de liberté entre plusieurs maisons de Robbe et de commerce dans la plupart desquelles je trouvois beaucoup d’agrémens, dans toutes une societé franche et interessante, des amis vrais et sincères. Je formay dès lors la resolution de n’entretenir aucune liaison habituelle avec des jeunes gens de mon age ; J’y ay tenu ferme pendant tout le tems que j’ay demeuré a Paris.
14J’entray le 12 may en qualité de clerc chez Me douceur procureur au chatelet Rue bourg labbé. c’étoit un ancien amy de mon pere ; il luy promit toute sa bienveillance pour moy ; je puis dire qu’il a tenu sa parole ; bon et brave homme, il n’avoit d’autre défaut que celuy d’être procureur. Mde sa femme étoit une vieille seche, mesquine, avare et craignant beaucoup la depense, surtout pour les autres. Je ne citeray qu’un trait de sa parcimonie : dans le tems des cerneaux, andré son fidele domestique luy demanda un jour combien il falloit en acheter pour le diner. apres un petit moment de reflexion pour faire mieux son calcul : « nous sommes seuls, dit-elle, c’est assés d’un demi quarteron et demi10. »
15Lorsque j’entray chez Me douceur, il venoit de ceder son titre et son protocole à Me Douet et cependant le bonhomme travailloit toujours ; ainsi j’avois affaire a deux maitres et a deux ou trois clercs qui a raison de leur rang au dessus de moy se regardoient aussi comme mes superieurs. quoique pensionnaire, je n’étois pas moins obligé de travailler tout le jour sauf les heures des repas trop heureux d’aller pendant un quart d’heure au plus respirer l’air de la rue a l’issue d’un diner fort mince et sans dessert. ce dernier service étoit reservé exclusivement à nos maitres. Je n’ai jamais pu pardonner ce ridicule usage des procureurs, ils traitoient presque comme des valets des jeunes gens qui valoient souvent mieux qu’eux, qui faisoient leur besogne sans émolument, et payoient comme moy une bonne pension. Ce n’etoit pas asses des six jours de la semaine, un de nous au moins restoit le dimanche jusqu’a midy à garder l’étude. cette faction se faisoit a tour de rosle, et comme nous etions toujours trois ou quatre clercs, mon tour revenoit d’autant moins souvent que le maitre clerc se chargeoit habituellement tout seul de cette fonction. il y trouvoit son compte pour ses interets ; J’y trouvois le mien pour ma liberté ; plus elle étoit gesnée, plus j’en sentois le prix et je saisissois avec empressement les moindres occasions de sortir de ma quasi prison.
16Lorsque la besogne etoit moins pressée, j’allois faire un petit tour en ville sur le soir et je m’arrangeois d’ailleurs de maniere à derober de tems en tems de petits congés qui me donnoient le loisir de cultiver mes connoissances ou le plaisir de la promenade. Lorsque j’avois des motifs plausibles pour sortir, mon procureur ne le trouvoit pas mauvais ; si parfois il se plaignoit de mes absences, ce n’étoit que par la crainte de quelques dérangement dans ma conduite. il en etoit chargé jusqu’a un certain point et je luy ay toujours scu bon gré de sa prévoiance.
17Les autres clercs auroient asses aimés a faire vis a vis de moy le role de mentor et a me jouer de mauvais tours, soit en me surchargeant d’ouvrage, soit en m’empechant de sortir sous de vains prétextes. Je n’étois pas d’humeur d’etre leur duppe ; pour un poids je leur donnois une fève et en ne manquant jamais de rendre au moins la pareille, je les amenai au point de vivre avec moy sans morgue, de bon accord et en parfaite intelligence. ce fut un doux lénitif a l’ennuy que me causoit mon nouveau genre d’occupation si disparate avec l’étude des belles lettres que je venois de quitter.
18Je ne pouvois m’habituer au stile barbare de la chicanne, aux formes ennuieuses de la procédure et au galimatias de tous les actes d’un procès : assignations, sommations, commandemens, saisie arrêt, saisie réele, criées, Requetes, ordonnances, dits, contredits déffenses, repliques avenir pour plaider11, placets, jugemens, signification executoires, etc., etc., le tout en minute indéchifrable et copié en bonne grosse aux dépens du pauvre client et au profit de son procureur.
19Je sentois neanmoins combien il pouvoit m’être utile de prendre asses de connoissance dans cette partie pour me mettre au moins en état d’entendre, d’expliquer et de déffendre, par la suite mes propres affaires. ce seul motif soutenoit ma patience et ranimoit mon courage souvent abattu. le defaut d’air et de liberté et un travail trop sedentaire me donnoient des vapeurs dont je n’étois pas le maitre et qui alteroient souvent ma santé. lorsque je me trouvois mieux par l’effet des remedes (le meilleur et le plus scur étoit un peu de dissipation), je me consolois en chantant et repetant souvent ce petit refrain : Ça ne durera pas toujours.
20Dans l’incertitude de l’état que je pourrois embrasser par la suite, mon pere desira que je fisse mon droit. cette etude ne pouvoit que mètre très utile en tout état de cause et m’étoit necessaire si mon gout ou les circonstances me decidoient a entrer dans le barreau ou dans la magistrature.
21Je pris mes inscriptions : dès lors l’usage étoit de ne se presenter aux écoles que les jours d’appel ; on faisoit copier par un scribe les cayers qu’on presentoit lors des examens pour prouver, au moins pour faire croire qu’on avoit suivi exactement les lecons du docteur Regent. mais pour etre en etat de subir ces examens qui etoient assés serieux, on s’arrangeoit avec un aggregé qui expliquoit les principes et les regles et maximes du droit. Je m’adressay au docteur la ferriere parent de l’auteur de l’introduction a la pratique et de divers ouvrages de jurisprudence ; Je fus content de mon maitre, je repondis de mon mieux a ses soins ; il me mit en etat de prendre le degré de bachelier dans le courant de l’été 1756. J’avois etudié de bonne foy et avec application les institutes de justinien et les autres ouvrages élementaires ; Je me tiray avec honneur de mon examen. Je ne parle point de la these où il ne s’agissoit que d’un peu de memoire pour repondre à des argumens communiqués.
22L’étude du droit faisoit une diversion agreable à celle de la pratique ; elle me procuroit d’assés frequentes occasions de sortir, ce qui m’arrangeoit beaucoup, car je m’ennuiois de plus en plus chez le procureur ; j’y demeuray cependant jusqu’aux vacances de 1756 en sorte que j’ai fait le métier de clerc pendant quinze a seize mois. Je revins avec empressement au Mans. Je goutai la plus douce satisfaction en revoiant mes penates, mes parens et tout ce que j’avois de plus cher. Je me dedommageai de la contrainte que j’avois eprouvée ; je mis a profit tous les instans de mes vacances. mon pere me procura plusieurs parties de campagne et des connoissances agreables au sein desquelles je trouvai des plaisirs d’autant plus sensibles que j’en avois été long tems privé.
Notes de bas de page
1 Après le mariage que J. B. J. Leprince avait contracté avec Marie Desportes, en 1737, une seconde alliance était venue doublement unir les deux familles. Le 8 janvier 1742, le frère de Mme Leprince, Charles-Henri Desportes de Linières, maître des grosses forges d’Antoigné, avait épousé, en l’église de Notre-Dame de Saint-Vincent, Catherine-Louise-Marguerite Leprince ; née en la paroisse du Crucifix, le 18 avril 1724, elle était la plus jeune des enfants de J. F. Leprince et de Marie Bouteiller. M. Desportes de Linières avait acquis une charge d’officier de la maison de la Reine ; il devint échevin du Mans en 1762 et mourut à sa terre d’Amigné à Changé, le 23 mai 1791, âgé d’environ quatre-vingt ans.
2 Versailles est déjà un haut lieu du tourisme où humbles et privilégiés ne manquent pas de s’arrêter. En 1763, l’étaminier Louis Simon, achève son tour de France et relate les fastes de la visite de l’ambassadeur de Venise (Anne Fillon, Louis Simon, étaminier 1747-1820, dans son village du Haut-Maine au siècle des Lumières, thèse d’Histoire, 1982, tome 1, ms p. 15). Le chanoine Nepveu de la Manouillière en route pour Paris, s’arrête lui aussi à Versailles le 3 mai 1789 « […], où j’ai vu ce superbe château ; pendant que le roi était à Vêpres, nous avons vu tous les appartements du roi » (Mémoires, t. II, p. 189).
3 Le chauvinisme plein d’humour de l’aïeule peut être mis en perspective avec les remarques fines et répétées de Louis Simon qui visite les cathédrales de Beauvais, Amiens, Paris et Chartres qui sont dans le « goût de celle du Mans », signe évident de fierté et d’attachement à sa province natale.
4 Servandoni Giovanni-Niccolo (1695-1766). Peintre, architecte et décorateur italien. Il se fixe à paris en 1724. Il est aussi organisateur de grands spectacles officiels en France mais aussi à Londres, Dresde, Bruxelles et Vienne. Il est l’architecte de la façade de l’église Saint-Sulpice mentionnée dans ces mémoires.
5 Courte pèlerine portée par certains ecclésiastiques.
6 Il ne porte pas de perruque.
7 Il existait encore au XVIIIe siècle dans le quartier de la ville – l’Évêque, une église paroissiale dédiée à Ste Marie-Madeleine, et dont la première pierre avait été posée par Anne-Marie-Louise d’Orléans, plus connue sous le nom de Mademoiselle. Elle devint insuffisante face à l’extension du quartier. Il fut décidé en 1763 de la construction d’une nouvelle église située à la jonction de la rue Royale et du boulevard des Capucines. Louis XV posa la première pierre le 3 avril 1764.
8 Femme d’un ébéniste parisien, Anne Charlier dame Lafosse fut guérie par un prétendu miracle le 31 mai 1725, jour de la fête-Dieu, d’une perte de sang dont elle était affligée depuis vingt ans. Par un mandement, le Cardinal de Noailles, archevêque de Paris, institua, dans l’église Ste Marguerite, un service annuel pour rendre grâce à Dieu de cette cure surnaturelle. Voltaire se moqua beaucoup de cette solennité ; elle fut abolie par la révolution mais rétablie le 31 mai 1818.
9 Il s’agit sans aucun doute du P. Jean-François Jannart né au Mans le 22 décembre 1707. Ami et voisin de la famille, celui-ci continua a entretenir les meilleures relations avec les Leprince lorsqu’il fut nommé bibliothécaire de l’Oratoire à Paris. Il figure comme témoin lors des contrats de mariage de Leprince de Beaufond (3 juillet 1765) et de son frère Malessard (2 mai 1768) signés à Paris. Il y est considéré comme « parent » aux cotés de ses « cousins » Vallienne, Terrault et L’Ecureuil de la Touche. (Archives privées du château d’Ardenay – dossier n° 27).
10 Quarteron : quart d’un cent, vingt-cinq.
11 Il faut comprendre « répliques à venir pour plaider ».
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