Paris 1810.11.12.13.14

1 On peut juger par ce récit que j’écrivais en 1825, du profond étonnement que j’éprouvai quelques années plus tard en entendant parler de la religion saint-simonienne, et quand les disciples de cet homme aimable voulurent me le faire considérer comme le fondateur d’un nouveau christianisme. Ils me trouvèrent difficile à convaincre, j’avais connu trop intimement leur prophète. Ils m’assurèrent que, dans les derniers temps de sa vie, M. de Saint-Simon, accablé de misère, ayant résolu d’en rompre le cours d’un coup de pistolet, n’était parvenu qu’à se crever un œil, mais que son cœur s’était ouvert à la religion, et que dès lors il n’avait plus douté d’une Providence. Je désire trop ce miracle pour chercher à le mettre en doute. Mais je ne puis parler de lui que comme je l’ai connu pendant sa liaison avec maman. (Note de 1847) (Note de l’auteur).
Saint-Simon (Claude Henri de Rouvroy, comte de, 1760-1825), philosophe et économiste, fondateur du saint-simonisme qui est à l’origine du positivisme et du socialisme. Sa doctrine préconise d’améliorer par la science le sort de l’humanité et surtout celui des plus pauvres, de réorganiser la société en prenant le travail pour base de toute hiérarchie au sommet de laquelle il place les savants, les artistes et les industriels, de généraliser les ressources sociales et d’organiser sur de nouvelles bases la religion, la famille et la propriété. Sa participation à la guerre d’indépendance d’Amérique, ses voyages en Europe notamment lui permirent de jeter les premières bases de son système. S’étant enrichi par l’achat et la vente des biens nationaux, il est bientôt ruiné mais poursuit ses travaux. S’il affirme son athéisme dans sa première doctrine, sa pensée s’infléchit, après sa tentative de suicide en 1823 : en 1824, il publie le Catéchisme des industriels puis Nouveau christianisme où il établit un lien religieux entre la philosophie des sciences et la philosophie de l’industrie. Dès la mort du philosophe, ses disciples, dont Auguste comte entre autres, constituèrent une école philosophique et fondèrent un journal hebdomadaire Le producteur pour la propagation de leur doctrine.

2 M. de Saint-Simon disait quelquefois : « Un jeune homme qui a de l’enthousiasme est un homme aimable, mais un vieillard qui a de l’enthousiasme est un Dieu. » Malgré l’exagération de cette pensée, on y découvre un fond de vérité. L’enthousiasme dans la jeunesse est souvent excité par les passions, il naît aussi souvent de l’ignorance de la vie. Mais lorsque dans l’âge mûr, riche d’expérience on conserve de l’exaltation, alors il semble que le génie soit dans toute sa vigueur. « Je ne connais pas de meilleur gouvernement, dit Montesquieu, que celui où les hommes ont pour suivre les lois, cette même passion et cette même activité qu’ils ont d’ordinaire pour exciter des factions ».
M. de Saint-Simon croyait que les hommes avaient une grande supériorité de facultés morales sur les femmes et que la physiologie le prouvait ; son système était tout opposé à celui de M^me Herbinot avec laquelle, à force de discuter, il avait fini par se brouiller. Il soutenait encore que toutes les grandes découvertes dans les sciences, dans les arts avaient été faites par des nobles, que les plus grands écrivains étaient d’une naissance illustre, puis il citait à l’appui de son opinion les exemples des Newton, des Bacon, des Descartes, des Montesquieu etc. Je lui dis un jour : « Monsieur, est-ce à la physiologie que vous devez aussi cette découverte, et les nobles ont-ils plus de cervelle que les roturiers ? » Il ne savait que répondre, et maman me gronda de l’avoir ainsi désarçonné.
Le comte de Saint-Simon appelait M^me de Staël, mon grand cheval de bataille, parce que je la citais toujours comme preuve que les facultés des femmes, développées par l’éducation, pouvaient égaler celles des hommes. (Note de l’auteur)

3 M^me Herbinot aimait beaucoup Voltaire, elle lisait avec avidité tous ses écrits. Pour exprimer qu’il n’y avait aucun ouvrage de cet auteur qui n’eût du mérite, elle disait : Voltaire est comme le porc dont toutes les parties sont bonnes. Certes, Voltaire eût été peu flatté de ce genre de louanges.
Voulait-elle peindre le désordre du gouvernement où, selon elle, les sots étaient en places et les gens de mérite éloignés de tous les emplois : « C’est, disait-elle, comme un appartement, où les meubles précieux seraient cachés dans des coins, et, où les vases de nuits seraient mis en évidence. » (Note de l’auteur)

4 Dans l’Antiquité, le Parnasse, montagne des Muses, était consacré à Apollon, dieu de la Beauté, de la Lumière, des Arts et de la Divination. Le Capitole, quant à lui, désigne une des sept collines de Rome portant le temple de Jupiter, dieu du Ciel, de la Foudre et du Tonnerre, protecteur de la cité et de l’état romains, maître des Dieux. Faut-il voir dans ces références une prééminence de Justine représentée par le dieu des dieux sur son adversaire ou plus vraisemblablement la volonté d’adopter un ton héroï-comique dans une lutte somme toute bien pacifique ?

5 Ils en ont bien rappelé de ce jugement, mon frère Charles s’est acquis une grande réputation comme professeur de chimie et de mathématiques à Bruxelles, et mon frère Hippolyte comme ingénieur en chef des travaux de la Meuse. (note 1846) (Note de l’auteur)

6 M. Thévenot avait composé plusieurs pièces de vers sous le nom de M. de Valori qui les lui payait. M. Thévenot, tout en recevant de l’argent pour se taire disait à qui voulait l’entendre, qu’il était l’auteur des vers dont se vantait M. de Valori. Un jour que Mrs Thévenot et de Valori se trouvaient ensemble dans un café où ils allaient d’habitude, ce dernier après avoir déclamé quelques morceaux de sa poésie, s’en voulant aller, crut prendre son chapeau et s’écria : « Voilà le chapeau qui couvre mon génie ! » C’était le chapeau de M. Thévenot. On peut juger des rires des spectateurs de cette petite scène. (Note de l’auteur)

7 Je n’ai pas le courage d’effacer ce passage écrit en 1825. Mais il ne saurait se figurer le brisement de cœur que j’éprouve en le transcrivant en 1830. (Note de l’auteur)

8 Personne qui se dévoue par allusion au tribun militaire Decius (343 av. J.-C.) qui se sacrifia aux dieux infernaux pour assurer la victoire de son camp contre les Latins.

9 Alexandre 1^er (1777-1825), empereur de Russie de 1801 à 1825. La mémorialiste évoque ici un épisode de la campagne de France (janvier-mars 1814).