À la fin du XIX^e siècle, les mobilités s’accélèrent et se précise l’aventure – expérience à finalité gratuite en un temps de conquêtes commerciales et coloniales. Tout y concourt alors, à commencer par les infrastructures : maillage serré des réseaux ferrés, tarifs attractifs, gamme étendue des formes d’hébergement, autonomie vélocipédique puis automobile. Ceci n’aurait été pourtant possible sans l’essentiel, à savoir la mutation du marché de l’emploi, urbain, salarié et désormais régulé. Les vacances, comme matérialisation du congé accordé, vont de pair avec la découverte de joies et d’émotions nouvelles, promises par l’affiche, tout comme de pratiques. Et qu’il s’agisse de préparation au voyage ou d’attestation de celui-ci, s’invente toute une gamme de services, allant du livre-guide au vêtement en passant par l’agence1. De ce temps privilégié, doit aussi se conserver la mémoire, par le « souvenir », le dessin puis la photo et, surtout, la carte postale qui supplante bientôt la lettre en même temps qu’elle participe à l’industrialisation naissante des vacances. On écrit donc car on « excursionne » et réciproquement, de préférence à la recherche du pittoresque2 – garant d’une authenticité mimétique des sentiments –, curieux alliage d’ailleurs de l’infiniment petit monumental ou paysager et du point de vue portant jusqu’à l’horizon. La trajectoire de Vadot en la matière est intéressante car, d’abord homme des cimes et des vallées, il finit par dire sa préférence maritime, ou plutôt littorale. Mais, villégiateur plus que voyageur, il serait plutôt à contre-courant de ses contemporains portés par la culture de masse. Hédoniste contemplatif et fort peu tourné vers la sociabilité estivale, il aime la solitude au milieu des siens. On pourrait croire sa prose ennuyeuse et ses extases un peu puériles sur le chemin du mûrissement. Telle est leur valeur. Dans l’identification de choses infimes, le renouvellement de ses béatitudes tranche avec le clinquant et le spectaculaire des mondanités balnéaires sur lesquelles on est assez bien renseigné3. Surtout, il a le mérite de se trouver à la charnière de deux systèmes de représentations, celui de la Bretagne pittoresque4 et celui de la Bretagne touristique5 qui, dans l’affiche des années 1920, va délaisser les panoramas balnéaires au profit de l’énergie des paysages et de scènes bretonnes6 – parfois ambiguës sous les traits des stylisations celtisantes inspirées des Seiz Breur. Vadot, peu sensible au folklore, est cependant et tout à la fois, découvreur de plages, de villages et de chapelles, arpenteur de caps et contemplateur de baies – plus rassurantes que l’Océan indéfini –, enfin amateur de havres reculés. Toute cette quiétude accumulée le prépare, mais en petites touches, à la rencontre des pêcheurs qui, bientôt, vont disparaître de la peinture et de la littérature7. On lui accordera de n’être pas dupe d’une quelconque immémorialité d’habitudes dites ancestrales, mais il ne peut échapper à une certaine, bien que très commune, condescendance culturelle et sociale. En bref, c’est à un procès de civilisation que les extraits qui suivent permettent d’assister, en accolant sacralités effacées, déluge de la modernité et projections culturelles, sur fond de sensibilité ethnographique

Pau ou le voyage-mémorial

1Partie à Pau, pour s’y soigner le 3 janvier 1899, et hébergée dans la famille de l’adjoint au maire de Rennes, Martin, lui-même malade, Blanche Vadot y est assez mal traitée, comme le confessera son père dans le Cahier annexe, malgré la venue réconfortante de M. et M^me Lajat. Edmond Vadot finit donc par aller la rechercher et trouve là l’occasion de quelques promenades, notées au fil de la plume mais qui, le deuil venu, constitueront des étapes commentées du pèlerinage intérieur8. Pour l’heure, il s’adonne à son activité favorite : comparer ce qu’il voit avec ce qu’il a déjà vu.

Samedi 25 mars 1899

2Blanche ne voulant plus rester à Pau, je suis parti ce matin à 4 heures par Martigné-Ferchaud, Chateaubriant, Nantes, Bordeaux.

3Arrivée à Pau à 10 heures et demi.

4Entre Bordeaux et Dax, incendie du côté des Landes.

Dimanche 26 mars 1899

5Impossible de peindre la joie de Blanche à mon arrivée hier soir. La pauvre enfant me tint embrassé pendant plusieurs minutes.

6Le matin, promenade à travers la ville.

7Je ne pouvais m’arracher à la contemplation des Pyrénées couvertes de neige. Du haut de la terrasse de Pau, devant la place Royale, le coup d’œil sur les montagnes lointaines est admirable.

Mardi 28 mars 1899

8Le matin, promenade en voiture aux allées de Morlaàs9 et au champ de courses avec M^me Martin […].

9L’après-midi, excursion à Jurançon, sur les coteaux qui dominent la gare, au sud, et la vallée de Pau […].

10J’ai été frappé de la ressemblance de ces coteaux avec ceux du Nivernais du côté de Fuissé. Jolie vue sur la vallée de Pau. Pyrénées superbes.

Mercredi 29 mars 1899

11Départ pour Laruns à 9 heures.

12Déjeuner aux Eaux chaudes10 dans la vallée d’Ossau, à 11 heures. Départ pour Gabas à 1 heure. Arrivée à Gabas à 3 heures. Retour par les Eaux chaudes et Laruns.

13La vallée d’Ossau est tout simplement admirable ; elle m’a rappelé les gorges du Brienz dans le canton de Sion et la belle vallée de Zermatt en Suisse11.

14M^me Martin, Blanche […] et moi fîmes ensemble cette belle excursion qui marquera tous nos souvenirs.

Jeudi 30 mars 1899

15Visite du château de Pau, remarquable par sa belle situation et les souvenirs d’Henri IV qui s’y rattachent. De superbes tapisseries de Beauvais, des Flandres, des Gobelins, ornent toutes les salles.

16Nous sommes montés jusqu’au sommet de la tour de Gaston Phébus d’où le panorama de la vallée de Pau et des Pyrénées est superbe.

Vendredi 31 mars 1899

17À 9 heures, je suis parti seul pour Lourdes12 où je suis arrivé à 10 heures. J’ai déjeuné à « l’Hôtel de l’Univers13 » après avoir fait toutefois une promenade à travers les rues de la ville jusqu’à la basilique.

18Après déjeuner, j’ai visité la basilique14, sa crypte, la grotte miraculeuse, les jardins qui l’entourent ; je suis monté jusqu’au sommet du rocher qui domine l’église, par le chemin du calvaire ; je suis descendu du côté opposé par un sentier difficile qui conduit à deux autres grottes fermées par une grille.

19[…] Cette excursion et cette visite d’un lieu consacré par la piété d’innombrables fidèles ne m’ont causé aucune impression forte, durable. La basilique et les bâtiments qui l’entourent ne cadrent pas avec les belles montagnes qui les entourent. Il y a disproportion, manque de caractère. Cela paraît rococo à côté de ces immenses rochers et des pics couverts de neiges qui surgissent à l’horizon15. Le vieux château avec ses tours, ses bastions, ses murs à moitié écroulés a un caractère plus imposant.

20La vue de la grotte miraculeuse16 ne m’a causé aucune émotion, malgré les nombreux ex voto qui l’entourent et la pensée que des milliers de fidèles venaient des quatre parties du monde la visiter chaque année.

21Devant la Vierge, j’ai fait déposer un cierge à l’intention de M^me Blin qui en avait manifesté le désir.

22Je me suis reposé pendant quelques instants à l’entrée de la grotte et j’ai regardé le cierge brûler. La pensée que j’accomplissais cet acte de dévotion pour M^me Blin qui était à 800 kilomètres de Lourdes, m’a causé une réelle émotion17.

Mardi 4 avril 1899

23Départ de Pau à 1 heure et demi.

24Arrivée à Bordeaux à 6 heures. Descendu à « l’Hôtel Trouvais » rue du Temple. Promenade dans les rues de Bordeaux le soir.

Mercredi 5 avril 1899

25Séjour à Bordeaux. Visite du jardin public, du musée de l’Hôtel de ville, des musées, quais, du monument élevé à la mémoire des Girondins, etc.

26Départ de Bordeaux le soir à 10 heures.

Jeudi 6 avril 1899

27Arrivée à Rennes à 10 heures et demie du matin par Nantes et Redon.

28Joie de tous les miens, bonheur de Blanche.

Trois villes ou le compte des visites utiles

29On l’a dit, Vadot voyage peu et chaque déplacement hors du commun devrait prendre un caractère exceptionnel sous sa plume. Il n’en est rien ou presque car, comptable de ses impressions, il dit parfois peu le détail ce qu’il a fait ou vu. Trois de ces sorties marquantes du quotidien consignées dans les Cahiers sont ici présentées. On pourra y apprécier des pratiques très variables d’écriture allant de la sublimation culturelle au rapport circonstancié, en passant par la notule. L’unité intellectuelle de ces fragments n’en est pas moins réelle car, à chaque fois, Vadot adopte la posture correspondant au rôle social lui semblant convenir. Affecté à Combourg, pressé à Paris, il fait montre de chauvinisme rennais en découvrant Nantes.

I. Combourg

Vendredi 12 août 1898

30Dimanche dernier, la ville de St-Malo a célébré le 50^e anniversaire de la mort de Chateaubriand. J’avais projeté d’assister à ces fêtes18, mais la veille une blessure assez grave que je me suis faite au jardin, à l’index de la main droite, m’a mis dans l’impossibilité de faire ce voyage.

31Mais lundi j’ai visité le château de Combourg que je ne connaissais qu’extérieurement pour l’avoir crayonné en 1892. Je l’ai visité en compagnie des principaux organisateurs et des orateurs de ce cinquantenaire19 : MM. Melchior de Voguë20 et Brunetière21 de l’Académie, le père Ollivier, dominicain22, celui qui à Notre-Dame de Paris en présence du Président de la République prononça ce fameux discours, à l’occasion de l’incendie du Bazar de la Charité, qui donne lieu à tous les commentaires23.

32Je déjeunai à Combourg dans une auberge près de la vieille halle. À 2 heures, on pouvait pénétrer dans le parc du château, mais avec une carte d’invitation24. […]

33Avant de pénétrer dans le château, M. Tiercelin25 lut à haute voix, sur le seuil de la porte les pages 69 à 74 des Mémoires d’outre tombe (nouvelle édition de 1898 par Edmond Biré).

34Cette lecture terminée la visite commença.

35Si l’aspect extérieur du château n’a pas été changé, il n’en est pas de même de l’intérieur. Les appartements sont maintenant presque somptueux. […] Nous gravîmes l’escalier de la tour ouest et arrivâmes au sommet du château que nous parcourûmes dans tous les sens. Nous visitâmes la petite chambre de Chateaubriand d’où il avait en perspective les créneaux de la courtine opposée où végétaient les scolopendres et croissaient pruniers sauvages. Dans la chambre au centre un meuble, une vitrine renfermant des titres de noblesse de sa famille et dans un angle le petit lit de fer sur lequel est mort Chateaubriand, à Paris, rue du Bac, contre les murs un dessin le représentant sur son lit de mort.

36De la chambre, nous descendîmes par un petit escalier dans la grande salle appelée autrefois la salle des gardes. Elle est aujourd’hui divisée en deux petites salles dont l’une au nord est la salle à manger, celle où un lunch nous fut servi.

37Cette visite fut dénuée de toute poésie ; elle manqua absolument du caractère que j’aurais voulu lui voir. Je n’y ai vu que des personnes riant, se bousculant, faisant des réflexions des plus communes26. Je mis mon nom sur le registre du château à la page réservée pour les visiteurs du cinquantenaire.

38Je quittai le château et le parc et je me rendis au bord de l’étang sur lequel Chateaubriand conduisait seul son bateau « au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes de nénuphar ».

39[…] Je revins à Combourg puis à la gare après avoir visité l’église. J’étais de retour à Rennes à 8 heures.

II. Paris

Vendredi 21 septembre 1900

40Je pars demain matin pour Paris, visiter l’Exposition27. Moi qui autrefois ne rêvais que de voyages et excursions, je suis presque ennuyé de cette absence de quelques jours. J’aurais eu du plaisir à faire ce voyage avec l’un des miens ; à le faire seul, je suis presque contrarié. Mais qui ne va pas à l’Exposition28 !

Samedi 22 septembre 1900

41Je suis parti ce matin à 5 heures pour Paris. Aussitôt arrivé, j’ai visité le Grand Palais29 où ont été rassemblés d’innombrables chefs-d’œuvre de sculpture, peinture, etc.

42Le soir, fête de nuit à l’Exposition, Champ de Mars.

Dimanche 23 septembre 1900

43Le matin, visite du Petit Palais avec ses merveilleux objets d’art.

44L’après-midi, visite de l’Exposition du Champ de Mars30 avec Albert31 et Jeanne Bornet.

Lundi 24 septembre 1900

45Le matin, visite des palais des nations32 et l’après-midi, visite d’une partie de l’exposition de l’Esplanade des Invalides33 avec Jeanne Bornet.

Mardi 25 septembre 1900

46Passé la journée à l’Exposition avec M. et M^me Cruveilhier de Mâcon.

Mercredi 26 septembre 1900

47Passé la journée à Bezons avec Albert, M. et M^me Bonnet, M. et M^me Cruveilhier. L’après-midi, nous avons visité ensemble le parc de St-Cloud.

Jeudi 27 septembre 1900

48J’ai visité l’Exposition de la Ville de Paris et pour la seconde fois, l’Exposition coloniale au Trocadéro34.

Vendredi 28 septembre 1900

49Fatigué de l’Exposition, j’ai parcouru aujourd’hui quelques quartiers de Paris. J’ai visité St-Sulpice, le Luxembourg, le Panthéon, St-Étienne-du-Mont, St-Séverin, l’Hôtel de Ville, Notre-Dame, le Jardin des plantes ; j’ai fait une promenade dans le chemin de fer métropolitain35.

Samedi 29 septembre 1900

50J’ai quitté Paris à 7 h 50 ce matin et suis arrivé à Rennes à près de 3 heures.

51L’impression générale que j’ai rapportée de Paris, est que l’Exposition est une prodigieuse manifestation du génie de l’homme et que la France a le droit de s’enorgueillir d’avoir su donner une hospitalité large et cordiale à toutes les nations du monde. Lorsque je circulais au milieu de cette foule innombrable qui envahissait le Champ de Mars, le Trocadéro, l’Esplanade des Invalides, les Champs Élysées et que j’entendais tous les dialectes de la terre, j’éprouvais une véritable émotion à la pensée que c’était en France que tous ces étrangers s’étaient donné rendez-vous et que ce contact momentané pouvait bien être le précurseur d’une entente entre tous les peuples. Français, Allemands, Russes, Italiens, Espagnols, Chinois, Japonais, se coudoyaient, mangeaient dans les mêmes salles36, souvent avaient des prévenances les uns pour les autres. Pourquoi cette sympathie de quelques jours, ne se transformerait pas en une amitié durable37 ?

III. Nantes

Mercredi 4 mars 1903

52Jeudi dernier 26 février, à 4 heures du soir, MM. Lecoq, Huguet, Aubrée conseillers municipaux et moi, nous prenions le train pour Nantes où M. Lecoq a voulu me conduire pour voir avec lui l’installation et le fonctionnement du service de la boucherie qui fait l’objet à Rennes38 de nombreuses réclamations aussi bien de la part des bouchers forains39 que des bouchers urbains, mais surtout de ces derniers40.

53Je n’avais pour ce voyage qu’un enthousiasme très modéré. J’acceptai néanmoins car je ne connaissais pas Nantes dont si souvent j’ai entendu parler et je devais y voir Albert qui y est en garnison.

54[…] Arrivée à Nantes à huit heures ; Albert m’attendait à la gare de la Bourse. Nous sommes descendus à « l’Hôtel de Paris », rue Boileau. En passant, M. Lecoq qui habita Nantes pendant longtemps, me présenta la rue Crébillon, la plus célèbre des rues de Nantes, la plus fréquentée, celle qui devait exciter mon admiration. Il était huit heures et demie du soir, la rue était presque déserte et la plupart des magasins étaient fermés.

55[…] Nous allâmes ensuite au café de « La Cigale » qu’on nous avait recommandé comme un café chic, tenu à l’instar des grands cafés parisiens. La décoration de « La Cigale » n’est pas d’un goût raffiné41 ; nous y trouvâmes une douzaine de messieurs qui jouaient à la manille ; trois ou quatre cocottes qui provoquaient quelque aventure et une demi-douzaine de garçons de café qui dormaient dans les coins. C’était plutôt triste. Il fallait, paraît-il, attendre la fin du théâtre pour jouir de l’animation de cet extraordinaire établissement. Nous n’avions pas la patience d’attendre.

56Le lendemain vendredi 27, nous visitâmes, lors de notre voyage, le marché de Talensac horriblement installé42.

57Il faisait un vent épouvantable et la pluie tombait drue.

58L’après-midi, nous parcourûmes les principales rues et les quais de la Fosse, depuis le vieux château jusqu’à Sainte-Anne, toujours par un vent violent et une pluie battante. Nous déposâmes nos cartes à la mairie. Nous passâmes notre soirée au « café de France43 », très animé du reste.

59Le lendemain, samedi, MM. Aubrée et Huguet rentraient à Rennes, mais M. Lecoq et moi nous retournâmes au marché de Talensac pour voir le marché au détail de la viande de boucherie. Nous vîmes également les marchés de la petite Hollande44, etc.

60L’après-midi, je fis une visite à mon collègue, M. Dupont, de la mairie de Nantes, je visitai la cathédrale, le superbe musée de peinture ; la veille nous avions parcouru le jardin des plantes.

61Le lendemain, dimanche matin, par le train de neuf heures, M. Lecoq a voulu absolument me conduire jusqu’à Saint-Nazaire où il m’a piloté gentiment.

62Si le samedi, le ciel fut à peu près convenable, le dimanche, il fut affreux. Le vent soufflait en tempête violente ; les eaux de la Loire mélangées de boue étaient jaunes et violemment agitées.

63Dans les ports, quelques transatlantiques en réparation et un croiseur en construction. Les immenses bassins étaient vides et tristes.

64Nous repartîmes à quatre et demie du soir, mais à Savenay on nous dit que le train venant de Nantes avait une heure de retard. Nous patientâmes et finalement à huit heures nous arrivâmes à Redon mais le train de Rennes était parti. Nous en profitâmes pour dîner à L’Hôtel aux frais de la Compagnie du chemin de fer. À minuit, nous étions de retour à Rennes.

65Voilà en raccourci le récit de mon petit voyage à Nantes.

66J’oubliais de dire qu’à Saint-Nazaire nous assistâmes pendant quelques minutes à une séance du conseil municipal. Quand M. Lechat, maire45, nous vit entrer, M. Lecoq et moi, il prit immédiatement une attitude solennelle et il se mit à discourir en étendant tantôt le bras droit, tantôt le bras gauche, à la grande surprise des conseillers municipaux peu habitués sans doute à une pareille éloquence de la part de leur président. M. Lechat nous regardait du coin de l’œil et semblait nous dire : « Hein ! que je ne suis pas un imbécile. »

67Il voulait évidemment étonner M. Lecoq avec qui il est à tu et à toi et qu’il sait être évidemment du conseil municipal de Rennes. C’était vraiment drôle. […]

68Que dire de Nantes que je visitai pour la première fois ?

69On m’avait tellement répété que Rennes était un village à côté de son éternelle rivale, que nos rues étaient désertes comparées à l’intense circulation de celles de Nantes, que ce fut pour moi une déception quand, à plusieurs reprises, je parcourus les principales rues de Crébillon, du Calvaire, de Scribe, Boileau, les places Graslin, Royale, etc.

70Il est vrai que le temps était affreux le vendredi ; mais le jeudi soir, mais le samedi toute la journée, le dimanche matin, il faisait relativement beau et ma foi ! l’animation était, il faut être sincère, un peu plus grande qu’à Rennes, mais elle n’était pas ce que l’on m’avait dit.

71Les quais de la Fosse sont animés, la circulation y est plus grande qu’ailleurs, mais cela n’avait rien d’extraordinaire.

72Nos rues d’Estrées, Le Bastard, Nationale, Lafayette, de L’horloge, de Rohan, de Nemours, les places de la Mairie, du Palais, à certaines heures de la journée, l’après-midi, présentent presque autant d’animation qu’à Nantes.

73Nantes est une belle ville, sans conteste ; on y sent une population plus dense, plus affairée mais pas au point de surprendre un étranger.

74Elle a quelques monuments intéressants ; son nouveau musée est superbe.

75Ses habitants paraissent affables. […]

Les charmes de la Côte d’Émeraude

76La « Côte d’émeraude », inventée ou du moins popularisée par Eugène Herpin, s’étend du cap Fréhel aux portes de St-Malo. Quand Vadot s’y rend pour la première fois, il y a beau temps qu’elle accueille en ses différentes stations une clientèle internationale, surtout anglaise, mais aussi française et fortunée. Qu’ils viennent pour la saison – rythmée par l’ouverture du Casino de Dinard –, ou n’y fassent qu’un passage, ces représentants de la « classe de loisir » ne doivent pas faire oublier d’autres amateurs de plage. Grâce à la générosité du premier adjoint Miller, Edmond Vadot peut ainsi conduire sa famille, « dans les premières années de [s] on arrivée à Rennes46 », à St-Lunaire, promontoire sauvage. Ce premier contact avec le littoral et le milieu maritime n’est pourtant qu’une étape dans un processus de fascination grandissante. Il ne s’agit encore que d’un prolongement de la vie urbaine.

Dimanche-mardi 15-17 avril 190647

Lundi 1^er août 1898

77Antonine et Marie sont parties aujourd’hui pour St-Lunaire afin de ramener Blanche ou de s’y installer tous pendant le mois d’août.

78Marie ne contenait pas sa joie de revoir la plage, la mer, les rochers de St-Lunaire […].

Mercredi 3 août 1898

79Antonine et Blanche sont rentrées hier soir de St-Lunaire où elles ont laissé Lolo si heureuse de se trouver dans le sable, devant la mer.

Vendredi 19 août 1898

80Samedi 13 août, parti avec Emma pour St-Lunaire par le train de 4 h 15 du matin. Arrivé à St-Malo à 6 h 45. Promenade sur les remparts et dans les rochers entre St‑Malo et le Fort national. […] À 9 heures, nous débarquâmes à Dinard et lentement nous nous acheminâmes du côté de St-Lunaire.

81Lorsque nous eûmes dépassés St-Enogat et qu’Emma aperçut le Décollé, sa physionomie prit une expression de joie qui me fit comprendre combien cette enfant aimait St-Lunaire et sa jolie grève. Nous rencontrâmes Lolo entre La Fourberie et Bel Air. Nous avons passé les journées de samedi et dimanche à courir sur les pierres, à contempler la mer à la « Grotte des hirondelles » ou depuis la pointe du Décollé et de la garde Guérin.

82Le lundi 15, nous avons tous quitté St-Lunaire à 2 h 30 et nous sommes venus à St-Malo. […] Le lundi soir à midi, nous étions de retour à Rennes.

Vendredi 16 août 1901

83Hier, j’ai fait un petit voyage à St-Malo, Paramé, St-Lunaire. On ne peut faire dix pas sans tomber dans les jambes d’un Rennais. Il faut donc comme à Rennes, saluer, causer, parler pour ne rien dire.

84J’ai déjeuné chez M. Cholley, adjoint, qui, du reste, m’avait invité à passer la journée avec lui.

85L’après-midi, je suis allé à St-Lunaire. À la gare de Dinard pour prendre le nouveau tramway j’ai trouvé M. Rousselot, secrétaire général de la préfecture. Nous avons longuement causé ensemble en attendant le départ du tram… Nous avons parlé surtout de la montagne et de la Suisse et je lui ai dit mes préférences pour la montagne sur la mer.

86[…] Le soir, j’ai dîné chez M. et M^me Blin ; à minuit et demi, j’étais de retour à Rennes.

Dimanche 24 août 1902

87[…] Nous sommes partis de Rennes le dimanche 17 à sept heures du matin, à bicyclette : M. Berthaut, Albert, Marie, Amélie et moi. À huit heures et demie, nous étions à Hédé visitant le vieux château ; à onze heures, à St-Pierre-de-Plesguen où nous avons déjeuné ; à cinq heures, nous étions à Paramé où nous étions attendus par la famille Bergerot installée à la villa « La Conchée »57. Ma femme est arrivée par l’express de cinq heures et demie.

88Le lundi, temps affreux : grand vent, pluie.

89Le mardi matin, mauvais temps ; l’après-midi, excursion à Dinan par le chemin de fer et retour par la Rance, le soir.

90Le mercredi matin, promenade à Rothéneuf, les enfants à la pointe de la Varde ; l’après-midi à St-Lunaire.

91Le jeudi matin, promenade à la Vicomté ; l’après-midi à Cancale.

92Le vendredi, retour à Rennes par la même route. Départ de Paramé à neuf heures du matin ; déjeuner à St-Pierre ; arrivée à Rennes à huit heures du soir. M. Berthaut et Albert nous avaient quitté le lundi soir.

Villégiatures laurentiennes

93À partir de 1903 – mais sans qu’on en connaisse l’origine –, la famille Vadot prend ses quartiers d’été aux portes de St-Brieuc. Loin des splendeurs balnéaires de la riviera bretonne, St-Laurent-en-Plérin n’est, en comparaison, qu’un bourg rural, tourné vers la mer, avec quelques cabines de bain ici et là. Rendue aujourd’hui inhospitalière par les rejets agricoles et urbains, la plage – « rendez-vous pendant l’été de nombreux baigneurs de St-Brieuc et de ses environs58 » – est alors très fréquentée, tandis que d’autres communes s’ouvrent au tourisme – Binic, St-Quay –, ou que naît une station (Les Rosaires). Promenades, lectures, méditations et bien sûr plaisirs de la grève sont au menu des Rennais en vacances avec un goût, assez banal, pour le pittoresque et la découverte des habitudes locales.

I. 1903

Lundi 20 juillet 1903

94Pauvre mère ! Elle aurait voulu envoyer ses enfants au bord de la mer, elle aurait voulu y aller elle-même se reposer et je suis dans l’impossibilité de leur offrir un mois de vacances. Je lui ai fait hier, devant les enfants, le récit de notre situation un peu gênée pour le moment et devant cette impossibilité absolue elle a été prise d’une crise violente et elle s’est mise à fondre en larmes. Emma, la chère enfant, m’a apporté un titre de 500 francs du Crédit foncier que je lui ai donné il y a quelque temps de moitié avec Amélie et les larmes dans les yeux elle m’a demandé si cela ne suffirait pas pour aller au bord de la mer. Si cela suffisait, mais pourquoi supporteraient-elles cette dépense ?

95Antonine a le cœur gros, moi-même je souffre de ne pouvoir leur procurer cette distraction, mais il me faut résister sous peine d’embarras sérieux.

Vendredi 31 juillet 1903

96Amélie et Emma sont parties ce matin pour Saint-Laurent-en-Plérin près de Saint-Brieuc. Leur mère, très inquiète sur la santé d’Amélie notamment, désirait vivement ce séjour au bord de la mer. C’est pour moi un assez gros sacrifice d’argent, toutes les dépenses concernant ma pauvre Blanche n’étant pas encore réglées. […]

Vendredi 21 août 1903

97Il y a huit jours, c’est-à-dire vendredi 14 je suis parti pour Saint-Laurent-en-Plérin, près de Saint-Brieuc, où sont Amélie et Emma. Arrivé à Saint-Brieuc à 7 heures ; j’ai trouvé mes enfants à la gare d’où nous nous sommes rendus ensemble à bicyclette à Saint-Laurent par le Légué59. Le lendemain 15, jour de l’Assomption, j’ai accompagné mes enfants à Plérin pour assister à la messe de huit heures ; mais pas de messe. Nous sommes allés, alors, de Plérin à la grève du Rosaire60 où conduit un petit chemin encaissé dans la verdure jusqu’au bord de la mer. De là, nous sommes revenus à Saint-Laurent où nous avons laissé nos bicyclettes et par le sentier des douaniers nous sommes allés à la pointe du Roselier où se trouve le Sémaphore61 et d’où nous avons envoyé un télégramme à Marie pour lui souhaiter sa fête.

98Nous avons passé notre après-midi sur la grève de Saint-Laurent. Le dimanche 16, matinée à Saint-Laurent et l’après-midi à Saint-Brieuc que nous avons parcouru rapidement. En passant nous avons visité la cathédrale, le musée, la promenade publique62. Nous avons suivi la route de Brest jusqu’au Viaduc63 qui franchit le Gouët (toujours à bicyclette) et nous sommes revenus au Légué par le chemin qui suit le cours d’eau coulant au fond d’une vallée étroite et très pittoresque64. Malheureusement, le ciel était nuageux, le soleil faisait complètement défaut et tout était d’une teinte uniformément vert sombre sans contrastes de lumière et d’ombre.

99Le lundi 17, nous devions aller déjeuner au Val-André où nous avions donné rendez-vous à la famille Delalande et à Jeanne Bornet en villégiature à Saint-Cast. Mais la lettre annonçant notre départ, mise à la boîte le samedi, n’était partie que le dimanche dans l’après-midi et ne devait parvenir à Saint-Cast que le lundi à midi. Ce contre temps, puis le mauvais état de nos bicyclettes et le vent qui soufflait avec rage firent que j’envoyai un télégramme à M. Delalande pour lui dire que nous ne pouvions partir. Le télégramme arriva avant la lettre d’Emma, ce que j’avais prévu. Nous retournâmes à Saint-Laurent où après y avoir laissé nos bicyclettes, nous allâmes déjeuner au petit restaurant de la grève Martin située de l’autre côté du Roselier65. Nous avons passé toute notre après-midi sur la grève Martin très pittoresque, où la mer est plus agitée qu’à Saint-Laurent.

100Le mardi 18, matinée à Saint-Laurent, réparations de nos machines à Saint-Brieuc et l’après-midi promenade à Binic et à Étables. Retour le soir par une pluie battante à Saint-Laurent.

101Le mercredi 19, nous formons le projet d’aller déjeuner au Val-André. Nouvelles réparations de machines à Saint-Brieuc, décidément nous avons de la guigne et départ avec Valentin Jacques, Amélie et Emma à onze heures et quart pour le Val-André où nous arrivons à une heure. Nous déjeunons à l’» Hôtel des bains », nous parcourons la grève et pris d’une belle ardeur à trois heures nous nous embarquons pour Saint-Cast où nous surprenons les Delalande et Jeanne Bornet. Nous dînons à l’» Hôtel du Beau Séjour » avec J. B. et M^me Delalande nous offre l’hospitalité pour la nuit. Nous déjeunons le lendemain chez elle avec sa charmante famille et découragé par le mauvais temps je pars à deux heures par le courrier de Plancoët, je prends le train de Lamballe et à neuf heures je suis de retour à la maison. J’ai laissé nos enfants à Saint-Cast […], sauf à eux à se débrouiller pour rentrer à Saint-Brieuc et à Saint-Laurent.

102Ce petit voyage qui eut pu être on ne peut plus charmant a été gâté presque chaque jour, sauf le mercredi, par le mauvais temps. Le vent n’a cessé de souffler, souvent avec rage, et la pluie de tomber.

103Toutes ces campagnes autour de Saint-Brieuc et près de la mer sont pittoresques, beaucoup plus séduisantes que celles des environs de Rennes et que les plages mondaines de Paramé, Dinard, Saint-Lunaire. Les grèves de Saint-Laurent, surtout de Martin, du Rosaire sont plus sauvages ; celle de Binic est ravissante. À Étables, les arbres, les prés avec leurs clairs ruisseaux vont jusqu’au bord de la mer. Le Val-André est déjà trop mondain, trop habité66 ; mais la plage est belle et les rochers sont superbes. La plage de Saint-Cast est très étendue, le sable en est très fin ; elle est moins fréquentée que le Val-André mais beaucoup plus que Saint-Laurent, Binic. […]

Mardi 6 octobre 1903

104Je reviens en arrière pour rappeler que parti le samedi 19 septembre pour Saint-Brieuc, je suis resté à Saint-Laurent jusqu’au mercredi 30. Nous n’avons pas fait les excursions projetées, sauf le jeudi 24 où nous sommes allés, Amélie, Emma et moi jusqu’à Portrieux et Saint-Quay par Binic et Étables67. J’ai passé les autres jours à rêver sur la plage ou sur les falaises et à faire quelques promenades à Saint-Brieuc et aux environs, à la grève Martin, au Roselier, au château de Cesson68.

105Chaque soir, après dîner, nous allions par un petit chemin tracé dans les champs, jusqu’aux Jaunets69 d’où l’on voit tout le Légué et le phare.

106Pendant ces dix jours, les soirées ont été admirables, le ciel était d’une profondeur extraordinaire, les étoiles brillaient d’un éclat remarquable. Dans notre promenade, nous nous arrêtions souvent pour contempler le firmament que rien ne limitait, d’un côté, que l’horizon lointain de la mer. […]

II. 1904

Dimanche 14 août 1904

107Parti le mardi 2 août […], nous sommes venus de nouveau nous installer à St-Laurent-en-Plérin, au bord de la grande baie de St-Brieuc. Ma femme et mes enfants y passeront deux mois, moi quelques semaines coupées de séjours à Rennes. Nous habitons une grande maison appartenant à Madame Durand, de St-Brieuc70. Au rez-de-chaussée, une cuisine qui sert en même temps de logement à la gardienne de la maison et une grande salle à manger ; au premier, deux grandes pièces avec alcôves et une petite chambre qu’occupe Amélie71. Dans les greniers, une chambre ou deux pour domestiques. Deux fenêtres au rez-de-chaussée, quatre au premier, dont l’une dans le pignon au matin. Maison bien bâtie mais sans luxe ; appartements modestes et mobilier sommaire, tout juste le nécessaire. Toutefois nous sommes à beaucoup près bien mieux que l’année dernière chez Madame Guillmard.

108De la maison, située près de la fontaine du village72, on descend à la plage par un joli pré en pente, vallonné, au bas duquel se trouve un doué où les femmes viennent laver dans une eau, rare en ce moment, savonneuse, et d’où se dégage une odeur de marais prononcée. Autour des femmes qui lavent tout en jasant, une douzaine d’oies appartenant au forgeron, barbotent dans le ruisseau, attaquant les passants en les agonisant de sottises. On descend au lavoir par un chemin rocailleux, pénible à remonter pour les courageuses femmes qui plient sous le poids du linge mouillé. À partir du doué, on suit un petit sentier tracé dans le pré par des piétons, on traverse un champ ou deux de pommes de terre et l’on débouche sur la grande plage caillouteuse d’abord, sablonneuse ensuite, jusqu’à plus d’un kilomètre lorsque la mer est retirée73. Des fenêtres de la maison, mais principalement de la fenêtre à l’est, on domine la baie et au loin les collines et les rochers d’Illion74, de Pléneuf, du Val-André et les falaises blanches d’Erquy ; plus au fond, une pointe de rochers s’avance en pleine mer et se continue par quelques îlots à découverts à marée basse. Au soleil levant, tout cet horizon est généralement brumeux, mais lorsque l’astre du jour a dépassé le méridien, il s’éclaircit : peu à peu, les arêtes des collines se précisent, les villages apparaissent, les pointes des clochers se détachent sur l’azur pâle ; les grands bois étendent leur tâche foncée sur les champs tout nouvellement moissonnés et ayant gardés la teinte jaune des blés murs ; les maisons du Val André montrent leurs façades blanches. Lorsque le soleil s’apprête à disparaître derrière les collines du couchant, du côté de St-Quay, tout cela ruisselle de lumière dorée. J’écris de notre cabine et j’interromps ma description pour me rendre au phare du Légué. Il est cinq heures.

Jeudi 18 août 1904

109Il est cinq heures. […]. Si à cette heure le soleil n’éclaire déjà plus que la croupe arrondie du Roselier, il met en pleine lumière la rive opposée : Erquy, le Val-André, Pléneuf, Hillion. Hier soir au soleil couchant, tout ce côté de la baie fut admirable et je ne me lassais pas de la contempler pendant de longs instants. […]

110Je ne crois pas que la plume puisse décrire ces admirables effets de lumière ni même que le pinceau d’un artiste puisse reproduire des tons aussi doux, aussi variés. C’était un enchantement pour les yeux et je dus convenir enfin, que la mer offre à qui sait la contempler, des spectacles non moins variés que la montagne. Ma femme qui est très attachée à ce coin de Bretagne où elle trouve un repos auquel elle aspirait depuis longtemps, était non moins enthousiasmée que moi et était fière de mon aveu qui lui donnait raison. La marée va chaque jour en s’affaiblissant ; elle n’arrive plus jusqu’à la digue de la cabine, et ne dépasse pas la première pointe de rochers du Roselier ; par conséquent, plus de pêcheuses de lançons dans le lointain qui traversent la grève par petits groupes de deux ou trois, avec leurs jupes relevées jusqu’au-dessus du genou et parfois jusqu’à moitié de la cuisse, avec leurs mouchoirs blancs leur entourant la tête et avec leurs filets et leurs paniers75. Ces braves femmes ne manquent pas de pittoresque, mais elles sont généralement vieilles et laides et même les jeunes n’ont pas d’attrait ; leur langage est tout au moins aussi pittoresque et aussi débraillé que leur tenue. Il faut avouer, du reste, qu’au moment du bain, les choses se passent un peu en famille et qu’il est facile de découvrir derrière les rochers des jeunes filles ou des femmes dans la simple tenue que Dame Nature leur a donnée. L’autre jour, je me trouvais en face d’une belle fille au moment où elle laissait tomber son dernier vêtement. Nous fûmes bien entendu, aussi surpris l’un que l’autre. En galant homme, je saluai respectueusement, mais elle me tourna le dos. C’était complet.

Vendredi 19 août 1904

111Ce matin, j’ai fait une promenade à St-Brieuc par le sommet du mont qui sépare la vallée du Gouët, du vallon de Toupin. Ce dernier est des plus pittoresque avec sa prairie d’un beau vert tendre coupée par un petit cours d’eau très sinueux, avec ses pentes raides couvertes de genêts, avec ses roches de granit noir et avec le beau viaduc construit pour le tramway départemental de Moncontour. Au loin la mer bleue, le Val-André, Erquy, les falaises tantôt sombres, tantôt éclairées par le soleil. Du jardin public, de la terrasse du palais de justice, la vue s’étend au loin et l’on ne se lasse pas de contempler le panorama qui se déroule sous les yeux et qui est changeant comme la mer, comme le ciel, avec, dans le fond, le coteau boisé et la tour en ruines de Cesson76. Je crois que cela est encore mieux que la vue que l’on a du Thabor et dont les Rennais sont si fiers.

112L’après-midi, promenade avec ma famille […] à la chapelle [d’Argantel] que j’avais vainement cherchée quelques jours avant77. Cette chapelle misérable, de date indéfinissable78, est cachée dans un massif d’arbres, tout près du ruisseau qui coule au fond du vallon aboutissant à la grève Martin. Elle se compose de quatre murs bruts sans aucun détail d’architecture ; elle est voûtée en lambris79, peinte en bleu au-dessus de l’autel et en gris sale partout ailleurs. Des bancs vermoulus et boiteux sont appuyés contre les murs et reposent sur le sol naturel ; pas de planches, pas de dallage, rien. Cinq ou six statues et statuettes en bois, les unes de forme ancienne décorent le chœur, ou sont posées sur une poutre80 qui soutient les deux grands murs de la pauvre chapelle dans laquelle pénètre un jour insuffisant mais qui convient à ce lieu solitaire. Un petit clocher comme celui de la chapelle de St-Laurent couronne l’un des pignons de cette humble bâtisse ; il sert d’appui à une cloche dont le tintement dans ce lieu sauvage ne doit pas manquer de poésie. Tout près du chœur sont suspendus de modestes ex-voto : des bonnets et des layettes de bébés. Autour de la chapelle, deux petites pelouses et un bassin couvert rempli d’eau croupissante. Je m’imagine que du temps de la Terreur, cette chapelle et ce coin de vallon isolés devaient servir de lieu de rendez-vous aux « Chouans » des villages environnants. Ils pouvaient y conférer tout à leur aise et s’y défendre avec succès contre les « Bleus81 ».

Samedi 20 août 1904

113Ce matin, allé aux provisions à St-Brieuc avec Amélie et Marie ; retour par le même chemin que j’ai suivi hier matin entre le Gouët et le Toupin. Les ouvrages d’art construits pour les tramways de Moncontour, de St-Quay et de St-Laurent82 sont des plus intéressants et très audacieux. L’ingénieur en chef, M. De la Noé a voulu, semble-t-il, réaliser tous les types d’ouvrages d’art. Les deux viaducs de Toupin et du Gouët sont hardis et légers.

114L’après-midi, séjour sur la plage, promenade au Roselier. […]. Les hommes peu nombreux paraissent vigoureux ; quelques-uns sont bien développés et respirent la force ; les femmes sont plutôt laides ; elles ont toutes la tête enveloppée d’un mouchoir blanc qui leur protège les oreilles contre le vent ; elles semblent également vigoureuses quoique assujetties à un travail pénible. On m’assura que toute cette population consomme beaucoup d’alcool, cause d’une soi-disant dégénérescence. À quelques exceptions près, je ne la trouve pas plus dégénérée qu’ailleurs. Les enfants sont mal tenus, malpropres ; ils ont la tête remplie de vermine et dans les champs, on les voit se nettoyant entre eux leur chevelure plus qu’hirsute. Dans cette saison, ils sont tous pieds nus, à peine vêtus et on est surpris de les voir courir sans souffrance dans les chemins et les sentiers rocailleux. Ils ont presque tous une physionomie vieillotte ; ils ont la voix éraillée, pour la plupart, ce qui tient probablement à l’habitude de s’appeler, de crier au milieu des grands vents du large, des tempêtes de l’hiver. Ils sont presque tous munis de petits bateaux avec voiles en papier, qu’ils font naviguer dans les doués ou les ruisseaux fougueux du village. Ils nagent comme les poissons et lorsque la mer monte, il leur arrive souvent de se grouper presque nus sur un rocher bientôt entouré d’eau ; de loin, ils ressemblent à des caryatides mais vivantes et pittoresques.

Dimanche 21 août 1904

115Matinée passée au pied de la Tour83, après avoir assisté à la messe de huit heures célébrée dans la chapelle de St-Laurent84, perchée au sommet d’un petit rocher. Comme elle est trop petite pour contenir tous les assistants composés surtout de femmes, de jeunes filles et d’enfants, beaucoup restent au dehors et s’entretiennent de choses étrangères à la cérémonie. Les vieilles femmes assises sur un maigre gazon, au pied d’un mur, disent leur chapelet pendant que les jeunes paysannes contemplent les toilettes des étrangères. […] Toutes les femmes du pays sont vêtues de noir et coiffées de deux larges rubans blancs formant deux grandes boucles retombant de chaque côté de la tête jusque sur l’épaule. Ces deux boucles agitées par le vent comme deux ailerons, donnent de loin, aux femmes, un singulier aspect. Lorsqu’elles forment un groupe, elles ressemblent à un groupe de grands oiseaux au corps noir, à la tête blanche. Les jeunes filles ont un bonnet coquet avec nœud sur la partie supérieure et ruban blanc flottant sur l’épaule droite. Leurs jupes et leurs corsages sont le plus souvent de couleur, mais foncés. Toute cette population paraît plutôt grasse et soucieuse.

116L’après-midi, nous avons fait une promenade en bateau à voiles dans la baie de St-Brieuc […]. Comme au large, le vent du nord soufflait avec assez de force, que les lames secouaient le canot, nous dûmes rentrer au bout d’une heure, car nous avions les velléités du mal de mer.

Samedi 8 octobre 1904

117Ma femme, Amélie et Emma sont revenues aujourd’hui de St-Laurent. Ça a été une fête pour moi, ce retour à la maison de tous les miens.

III. 1905

Mardi 1^er août 1905

118Nous sommes revenus à Saint-Laurent-en-Plérin où depuis trois ans ma famille vient passer deux mois, août et septembre, et moi quelques semaines, un mois cette année.

119Départ ce matin à 7 h 21 du matin. Encombrement à la gare de Rennes, retard inévitable. Arrivée à Saint-Brieuc à 10 h 45 et à Saint-Laurent à midi. Nous déjeunons à l’« auberge du Soleil Levant » ; après déjeuner nous emmenons notre installation dans la petite maison appartenant à M^lle Guillmard et où nous étions déjà il y a deux ans ; mais nous n’occupions que le rez-de-chaussée, cette année nous avons toute la maison85.

120Des deux balcons à la façade extérieure, la vue s’étend sur toute la baie de Saint-Brieuc, de la pointe du Roselier au cap d’Erquy. Le soir, les lueurs du phare du cap Fréhel se montrent au-dessus des rochers d’Erquy.

Mercredi 2 août 1905

121Ma femme achève notre installation, j’admire sa prévoyance et son activité. Aussi a-t-elle besoin d’un grand repos. Elle adore ce pays où elle jouit d’une tranquillité absolue.

Vendredi 4 août 1905

122Impossible de faire de longues promenades tant le vent souffle avec rage.

Samedi 5 août 1905

123Ce matin, je suis allé à la chapelle d’Argantel. J’ai commencé une nouvelle lecture Dieu dans la Nature de Flammarion. J’ai lu aussi quelques pages des confidences de Lamartine et sa méditation « Dieu » adressée à Lamennais.

124Le temps est toujours déplorable […]. Passé l’après-midi à Martin.

Dimanche 6 août 1905

125Nous sommes allés déjeuner aux Rosaires86 sous les châtaigniers qui entourent le château87 et la ferme et nous avons passé l’après-midi dans les rochers.

Samedi 12 août 1905

126[…] Cet après-midi, promenade aux Ponts-Neufs88 avec Amélie, Emma, J. Bornet et J. Chapelle. Le site est pittoresque avec son étang et sa cascade sous le pont de la route, mais il est gâté par quelques estaminets et surtout une ignoble usine d’électricité89. Il faut descendre le petit torrent-alpestre, dit le guide improvisé, pour retrouver la nature, avec ses roches noires ses plantes entremêlées, son eau bouillonnante, alors le paysage ne manque pas de pittoresque même avec les trois ou quatre canards qui dorment sur les cailloux du torrent ou nagent dans des petits bassins d’eau claire et murmurante.

127Retour à 8 heures : de Saint-Brieuc à Saint-René90, la route ne manque pas de charme et plus d’une fois je me suis arrêté pour regarder plus à mon aise les belles pentes couvertes de champs de blé, de sarrasin, les bouquets de bois d’où émergent çà et là de jolis clochers ou de belles maisons de campagne.

Mercredi 13 août 1905

128Ce matin, correspondance, cet après-midi, permanence à Martin et premier bain91. Les enfants ont passé leur après-midi sur leur rocher de prédilection en bas du Roselier.

Lundi 14 août 1905

1293 heures – Pendant que ma femme, Amélie, J. B. et J. C., sont à Saint-Brieuc, je suis assis à la pointe de Roselier, à la hauteur des beaux rochers que la mer montante commence à couvrir de son écume blanche. L’atmosphère est brumeuse, les côtes du Val-André, à droite et celles d’Étables, de Portrieux, de St-Quay, à gauche sont à peine visibles, le ciel est gris bleu et la mer qui s’étend immense devant moi est verte dans ses premiers plans, bleuâtre près de l’horizon. Quelques grands bateaux à voiles, bateaux de pêcheurs louvoient en attendant que la mer soit plus haute pour rentrer au port. Deux ou trois voiles blanches à l’horizon ; je n’entends que le clapotement de la vague sur les rochers qu’elle bat depuis des milliers d’années, toujours avec le même bruit, toujours avec le même mouvement d’avance et de recul. Que de tempêtes ces roches noires ont déjà essuyées ! Que de barques elles ont vu passer près d’elle ! Ces mouettes qui fendent l’air ou plongent rapidement n’ont jamais quitté ces falaises et c’est également depuis des siècles et des siècles que leurs générations se sont remplacées sur ces mêmes plages, se sont laissées bercer sur ces mêmes flots. Je suis seul ici entre le ciel, la terre et la mer. Je cesse d’écrire pour écouter le grondement du flot montant et laisser ma pensée errer dans l’espace sans borne qui m’entoure. Et ce bruit montant qui m’entoure, de la vague sur les rochers, a pour cause l’abstraction combinée des deux astres et c’est ainsi que je subis également leur influence. Quel formidable phénomène que cette immense baie se remplissant lentement du flot accouru du lointain Océan ! Quelle incroyable puissance que celle qui soulève cette masse liquide incommensurable ! Que sont les forces créées par l’homme en face de celles que la Nature déploie depuis des milliards d’années pour abaisser et élever tour à tour le niveau de cette mer étalée en ce moment sous mes yeux ! Mais cependant que sont ces formidables forces inconscientes aveugles à côté de l’intelligence de l’homme qui à découvert les lois et qui sonde chaque jour les mystères de l’infiniment grand et de l’infinitésimal petit92.

1304 h 30 – J’ai quitté mon rocher. Je suis au sommet du Roselier. Sur la mer immense, il n’y a plus qu’un petit esquif que le flux balance ; sa voile blanche gonflée par le vent se penche sur l’eau, se relève et conduit au large un ou deux pêcheurs. Au lieu de tous ces hommes que la dure lutte pour la vie rend inaccessibles aux hautes pensées, je suppose dans l’esquif, Pasteur, Le Verrier, Lamartine, Beethoven. Dans cet infini, l’intelligence lassée de ces génies m’apparaît et je devine en elle comme un souffle de Dieu. Comment concevoir que la matière, que l’atome puisse analyser, calculer, chanter, comme l’ont fait ces grands savants, ce poète, ce musicien ? Et Hervé Faye93, l’illustre astronome n’avait-il pas raison d’écrire dans son ouvrage, Origine du monde :

« Il y a autre chose que la terre, autre chose que notre corps, autre chose que les astres splendides : il y a l’intelligence et la pensée. Et comme notre intelligence ne s’est pas faite elle-même, il doit exister dans le monde une intelligence supérieure d’où là notre dérive. Plus l’idée qu’on se fera de cette intelligence supérieure sera grande, plus elle apportera la vérité. Nous ne risquons pas de nous tromper en la considérant comme l’auteur de toutes choses, en reportant à elle ces splendeurs des cieux qui ont éveillés notre pensée, en croyant que nous ne lui sommes ni étrangers, ni indifférents, et finalement nous voilà tout préparé à comprendre et accepter la formule traditionnelle : “Dieu, Père tout puissant, Créateur du ciel et de la terre”94. »

Vendredi 18 août 1905

131Hier, après déjeuner à Martin, retour à Saint-Laurent en contournant la falaise du Roselier. Nous nous sommes mêlés pendant quelques instants aux groupes pittoresques de pêcheurs et de pêcheuses de lançons. Aujourd’hui, excursion au Val-André, les uns en landau, les autres en bicyclette. Arrêt aux Ponts-Neufs, arrivée au Val-André à 11 heures. Déjeuner à « l’Hôtel de France », promenade au Verdelet. Trop de villas, d’hôtels et de toilettes. Sur les murs de grandes affiches annonçant une représentation au casino. Quel casino95 ? Cela ne vaut pas notre Saint-Laurent avec ses sentiers âpres, ses rochers où on peut s’isoler, ses pêcheuses marchant hardiment, le jupon retroussé jusqu’à la mi-jambe.

132Départ à 5 heures par un vent violent. Retour pénible, éreintant, à 8 h 30 nous étions à Saint-Laurent.

Vendredi 25 août 1905

133Hier, les enfants avaient organisé un thé sur la grève des Rosaires, pour l’après-midi, et c’est dans les rochers à l’extrémité ouest, que nous avons goûté à cinq heures : thé, gâteaux, lait. Grève solitaire, silencieuse où d’une extrémité à l’autre les quelques rares promeneurs n’apparaissent que comme des points noirs qui n’ont pas plus d’importance que les mouettes qui, en ce moment, sont sous mes yeux, cherchent sur la grève de Saint-Laurent, leur pâture du matin.

Dimanche 27 août 1905

13410 heures du matin – Cabine. Toute cette dernière nuit le vent a soufflé presque en tempête. Ce matin, la mer est grise, le ciel est gris, les collines sont grises, tout est gris et triste. Décidément le mois d’août veut être désagréable jusqu’à la fin. Les Briochins et les habitants des villages voisins commencent à arriver sur la plage avec les provisions pour toute la journée : les uns à pieds, les autres en voiture, quelques-uns à bicyclette. Ils se dispersent tous dans la baie car la mer s’est retirée jusqu’à la pointe du Roselier. En ce moment, la pluie tombe par rafales poussées par le vent. Que fait donc là-haut le sémaphore qui ne signale pas le mauvais temps ?

Mardi 29 août 1905

135[…] C’est mon avant-dernier jour de vacances, après-demain je rentrerai à Rennes, mais je laisserai les miens à Saint-Laurent, sauf probablement Amélie. Je quitterai ce coin de terre avec regrets, je m’y suis reposé, j’y ai rêvassé. C’est la troisième année que nous y revenons. On nous a tellement vanté les rochers fantastiques du Finistère que nous irons peut-être l’année prochaine, nous installer dans un petit coin perdu de la presqu’île bretonne. Nous y regretterons probablement nos sentiers du Roselier, mon vallon et mon oasis d’Argantel, nos beaux rochers de Martin et les splendides couchers de soleil sur les collines d’Erquy, du Val-André, etc. […]

Mercredi 30 août 1905

1368 heures du matin, dans le sentier du Roselier. Ciel gris, bas ; tout se confond à l’horizon dans une brume à demi transparente. En face, les toits d’un petit village scintillent sous quelques rayons du soleil se glissant à travers les nuages.

137[…] Les pêcheurs et leurs femmes sont plutôt silencieux lorsqu’ils se rencontrent le matin : bonjour et c’est tout. Leurs visages sont taciturnes, mornes, rarement un mot gai, jamais une chanson, à moins qu’ils se soient enivrés d’alcool, alors ce sont des chants sans relief, des refrains bêtes, quelquefois obscènes dits avec des voix éraillées. Les mers du Nord donnent bien à tout ce qui les entourent un air mélancolique, le ciel lui-même n’est jamais ici d’un bleu franc, il est toujours adouci par une atmosphère remplie de vapeur d’eau. Cependant j’ai vu des ciels d’un noir profond dans lesquels scintillaient les Véga, les Cappella, les Astérides, où la voie lactée étendait sa belle nappe blanche piquée d’innombrables petits diamants paraissant et disparaissant à l’œil qui les cherche.

Jeudi 31 août 1905

138Nous avons passé notre après-midi de mardi sur la plage Martin et celle d’hier à excursionner à Saint-Quay, Portrieux, Étables. Ces plages sont élégantes, plus animées que la nôtre, mais j’aime mieux ma solitude, mes sentiers et mon petit vallon d’Argantel. J’ai dû quitter la cabine tant il faisait froid. Je clos là mes impressions, à l’année prochaine.

Jeudi 28 septembre 1905

139Tous les deux jours, je reçois une lettre de ma femme et presque chaque jour, je lui envoie un petit mot. Cela me fait penser au Marquis de Boufflers de qui la Revue bleue publie en ce moment, les lettres à sa femme. Que d’esprit il avait ce marquis et comme il finit gentiment les lignes écrites chaque jour ! Que ma prose est bête et banale à côté de la sienne. C’est à ne plus prendre une plume. Enfin, chacun fait ce qu’il peut !

140Dans tous les cas, s’il aimait bien sa femme et s’il mourrait d’envie de la revoir après un an de séparation, moi qui ne suis séparé de la mienne que depuis un mois, je compte les heures qui m’en séparent ainsi que de mes enfants.

Rennes, le 12 septembre 1905
Ma chère Antonine,
Je pense que lorsque tu recevras ma lettre, les oiselettes seront rentrées dans leur cage et qu’elles ne trouveront pas trop dur leur nouvelle captivité.
Ont-elles vu Dinard, St-Lunaire, St-Briac ? Qu’en pensent-elles ?
Que notre pauvre St-Laurent doit leur paraître misérable à côté de ces brillantes stations des bords de la Rance.
Mais aussi qu’on est bien, assis au sommet du Roselier, en face de la grande mer, rien qu’avec le rocher en bas, les hirondelles sur la mer et les mouettes.
Hier, j’ai fait les cent pas avec l’économe du lycée qui est de St-Laurent et a une ferme du côté d’Argantel. Lorsqu’après avoir quitté la croix on prend à gauche le sentier à travers champ qui conduit à Martin, on marche immédiatement sur l’une de ses terres ; c’est le champ de pommes de terre sur lequel on empiète de plus en plus en passant. Nous avons beaucoup parlé de St-Laurent, de Martin, etc. Lui va avec tous les siens à Erquy. Pour 200 francs pendant le mois d’août, il a une maison avec sept lits, à deux pas de la grève. Et ils n’ont rien à emporter, ce qui te réjouirait. Les plages y sont belles, les falaises aussi et rien n’est facile que de s’y isoler tant est vaste toute cette partie de la côte. Pas de toilettes non plus.
Nous y penserons pour l’année prochaine, mais je crois bien, ma parole d’honneur que je regretterai mes rochers, mon vallon d’Argantel, mon sentier de douaniers […].
Les gens qui sont là-bas ne comprennent pas cet attachement à leur sale plage, à leurs noirs rochers, à leurs sentiers éparpillés dans toutes les directions. […]
Je pense à vous, il est cinq heures et je soupçonne fort que vous êtes dans la cabine vous préparant à prendre un bain avec à l’horizon les collines d’Erquy et du Val André toutes ensoleillées.
Comme horizon, j’ai la boîte à traverso et le balcon (sans jeu de mots) de M^me Martin. Ce n’est pas très pittoresque ni très poétique ; aussi je tâche d’y suppléer en pensant à vous toutes que j’embrasse de tout cœur. Albert a rencontré hier M. Guéroult qui s’est excusé de n’avoir pu vous tenir parole, attendu qu’un assez grave accident d’automobile lui était arrivé ou plutôt était arrivé à son chauffeur à Trouville où il a écrabouillé 2 ou 3 personnes et s’est écrabouillé ensuite contre un mur. Allez-y voir.
Les autos, voyez-vous, c’est bien dangereux. Parlez-moi d’une bonne patache comme celles qui font le service de St-Laurent […].

IV. 1909

Vendredi 30 juillet 1909

141Depuis mardi dernier, nous avons repris possession à Saint-Laurent de la petite maison appartenant aux demoiselles Guillmard, qu’elles ont appelées « Villa Mon plaisir ». « Villa Belle Vue » eut été plus à propos car des balcons on jouit sur la baie de Saint-Brieuc d’une vue de toute beauté, surtout à cette époque de l’année où la terre est couverte de champs de blé jaunes d’or ou d’avoine d’un jaune un peu plus tendre. […]

142Nous passerons ici tout le mois d’août et une partie de septembre. Nous sommes venus nous y reposer d’une vie un peu surmenée.

Dimanche 22 août 1909

143Aujourd’hui, première excursion aux Rosaires avec ma femme, alors que les enfants en ont font une à Saint-Malo par le bateau de Saint-Brieuc.

144J’ai revu avec plaisir cette grande plage triste, mélancolique entourée de hauts rochers et de collines boisées et cultivées.

145Malheureusement entre les collines et la mer, on trace des boulevards, on construit des villas prétentieuses ou baroques96. Dans quelques années le Rosaire aura perdu tout son charme.

146J’ai pu faire cette promenade sans trop de fatigue. Parti le matin de bonne heure, j’ai trouvé en route deux bonnes femmes du pays, l’une âgée, l’autre de vingt-cinq, trente ans. Comme toujours à la rencontre d’un étranger, elles ont engagé avec moi la conversation. Curieuses, elles ont voulu savoir qui j’étais, d’où je venais, si j’étais marié, si j’avais des enfants. Je leur ai dit que j’avais avec moi trois filles. Et moi, me dit la vieille, j’ai cinq gars. « À vous deux, fit observer la jeune en riant, ça aurait bien fait. » « Il n’est jamais trop tard, ai-je répondu. » La vieille se mit alors à rire en me tenant des propos très gaulois et salés, à faire rougir un sapeur. Je les ai quittées au fond de la petite vallée de Martin.

147Il y a loin de l’imagination des poètes aux mœurs de nos paysans. Dans ce petit bourg de Saint-Laurent que nous habitons, hommes, femmes, enfants, sont pour la plupart, d’une effronterie sans pareille. Les jurons sont presque en permanence dans leur bouche, les « chameaux », les « cochons », les « salops », les « vieilles vaches » sont des propos courants. J’ai entendu l’autre jour, deux femmes qui s’injuriaient comme des portefaix. C’était dans une cour de petite ferme. L’une d’elles, jeune, était sur le seuil de la porte, encadrée de roses trémières, de pois en fleur, de géraniums. Son visage crispé par la colère faisait un singulier effet au milieu de ces fleurs. L’autre était montée sur un tas de fumier d’où elle traitait l’autre de s… p… C’était un spectacle pas banal au milieu de ces champs et de ces chemins si pittoresques, en vu de la grande mer bleue. Oh, désillusion !

Vendredi 10 septembre 1909

148Cette nuit, le vent a encore fait rage et ce matin à 6 heures, les petites ouvrières qui vont à Saint-Brieuc pour leur travail, ne savaient comment se défendre de la pluie violemment poussée par la tempête. Tous les matins à six heures, je les vois passer ces braves filles qui font chaque jour dix à douze kilomètres pour aller à leur atelier, revenir à la maison et gagner trente à quarante sous97. Elles sont très gentiment mises avec leur corsage de couleur, leurs jupes noires, leurs sabots qui frappent la pierre dure du chemin et leurs jolis bonnets blancs au ruban qui flotte. Elles s’en vont par groupe de deux ou trois mais souvent isolément sans s’attendre. Quelques-unes ont une physionomie assez agréable, mais en général, elles sont peu jolies et elles sont le dimanche peu élégantes ; elles ont un parler trivial. Elles m’intéressent, cependant, ces petites ouvrières qui sont si courageuses et qui par tous les temps vont bravement gagner leur vie si loin de leur souvent pauvre maison.

Samedi 11 septembre 1909

149Cet après-midi, les enfants sont allés à la chapelle de Saint-Éloi98 […] ma femme et moi aux Rosaires, assis au sommet d’un mamelon qui domine le château, j’ai de nouveau et pour la dernière fois probablement contemplé les falaises sauvages, la plage déserte, la mer grise avec des reflets nacrés et cette charmante oasis au bord de la grève que les eaux ourlent d’un ruban de varech. Le bruit de la mer arrive jusqu’à moi ; ce sont des détonations suivies d’un grésillement prolongé. Ma femme me rejoint et nous descendons au petit chemin creux qui descend aux Rosaires. Nous y goûtons entre deux haies épaisses qui nous abritent contre le fort vent du midi. À cinq heures, nous regagnons notre domicile non sans nous arrêter une dernière fois dans le creux du vallon de Martin où la pluie nous a surpris. Abrités sous de grands arbres, nous ne nous sommes pas lassés de la mélancolie de ce coin avec ses plans si variés, ses roches, ses arbres tout ruisselants d’eau, ses prés en pente, son lavoir, ses ruisseaux gazouillants sur les pierres et sous les épais buissons.

Lundi 13 septembre 1909

150Nous allons faire nos préparatifs de départ car, mercredi 15, nous rentrons à Rennes.

151Pendant ces longues vacances, j’ai lu : plusieurs discours de réceptions à l’Académie française : Frédéric Masson, Maurice Dormoy, Poincaré, Claretie, Brunetière, etc. ; un volume de la correspondance de G. Flaubert qui ne cesse de gémir sur les difficultés qu’il éprouve à écrire correctement, le septième volume de L’Europe et la révolution de A. Sorel ; la mort de Philae de Pierre Loti99, Figures et croquis de Jules Simon100, le Discours sur le style101 et une partie des Époques de la nature de Buffon ; sans compter la Revue Bleue, la Revue Rose, de nombreux journaux dont Le Figaro, avec les articles de fond, presque toujours si intéressants ; quelques poésies de Lamartine ; que vais-je bien retenir de toutes ces lectures ? Pas grand-chose, je le crains bien […].

Mardi 14 septembre 1909

152Cet après-midi, j’ai fait ma dernière promenade à Martin. La mer démontée était superbe, les vagues grondantes, monstrueuses étaient effrayantes. […]