Chapitre 12. Les élections municipales de 1904
p. 357-371
Texte intégral
Les élections municipales de 1904 offrent beaucoup de similitudes avec celles de 1900. L’opposition de gauche compte beaucoup, comme celle de droite en 1900, sur les nouvelles modalités du vote – le « désectionnement » électoral et le retour à liste unique –, pour l’emporter. La gauche et la droite manquent également d’unité : à gauche, la concentration républicaine se fait sans les socialistes, qui seuls revendiquent ouvertement leur soutien au bloc républicain et au combisme, quant à la droite, son unité de façade cache mal ses divisions entre conservateurs et modérés. Enfin, la politisation reste forte pour des élections locales et avec elle le clivage droite-gauche, même si la question religieuse s’est substituée en partie à l’affaire Dreyfus dans les débats.
Au final, la droite remporte une nouvelle victoire, très nette en sièges puisqu’elle obtient 32 élus sur 36 alors qu’elle est minoritaire en voix. C’est donc moins le « désectionnement » que la désunion des républicains qui expliquent les résultats. Le scénario de 1900 s’est répété jusqu’à la caricature : c’est davantage la gauche qui a perdu les élections que la droite qui les a gagnées. Le bloc républicain a moins de réalité à Rennes qu’ailleurs parce que l’affaire Dreyfus y a provoqué des fractures plus durables et que beaucoup de républicains n’osent afficher trop nettement leur appui à la politique anticléricale du ministère Combes dans un contexte local marqué par la forte présence des écoles congréganistes.
Vadot jette sur le spectacle électoral un regard à la fois amusé et sans concession mais il s’efforce toujours à l’objectivité et à la nuance. Par-delà leurs attaches partisanes, il juge d’abord les hommes, leur capacité, leur talent, leur caractère. Il peut ainsi vouer sa sympathie à des élus politiquement opposés mais à qui il reconnaît un égal mérite, comme Brager de la Villemoysan, libéral et catholique, à l’aube d’une brillante carrière politique au Sénat, et Lajat, l’ancien maire radical, désormais au crépuscule de la sienne après sa nouvelle défaite électorale
La difficile union de la droite et de la gauche
1Comme en 1900, la gauche et la droite peinent à s’unir.
2L’entreprise de concentration républicaine butte à gauche sur la résistance des socialistes qui, dans une sorte de surenchère blocarde, c’est-à-dire favorable au « bloc des gauches », entendent se démarquer des républicains les plus éloignés du combisme. Elle ne peut se faire qu’entre les radicaux progressistes emmenés par Lajat, l’ancien maire, et les républicains modérés représentés par Albert Chatel qui a paru au début de la campagne émerger comme leader de la gauche. Le Hérissé qui n’est pas candidat, est très actif en coulisse dans la confection des listes et deux ambitieux, Malapert conseiller sortant et Janvier futur maire de 1908, tentent de s’imposer comme nouveaux chefs de file des républicains, en vain car c’est Lajat qui conduit la liste d’union.
3À droite, la fusion entre modérés et conservateurs est si difficile que Pinault paraît un moment rêver à une liste de large union ouverte aux républicains. Finalement, l’ancien maire ne s’impose à son camp que par défaut, Brager, son principal rival, suscitant plus de répulsion que de sympathie sur son nom, même parmi ses amis, au point d’opter finalement pour le Sénat.
Jeudi 6 novembre 1902
4Les Républicains au conseil municipal essaient de constituer un comité républicain en vue des élections municipales de 1904. C’est M. Sacher qui en a pris l’initiative. Lundi dernier, ce petit groupe a été présenté à notre nouveau préfet par le Dr Leray, conseiller municipal et conseiller d’arrondissement, qui paraît-il, s’est très gentiment tiré d’affaire. Le préfet aurait répondu en causant pendant plus d’une heure, avec ses visiteurs : MM. Cholley, adjoint ; Sacher, Leray, Malapert, Aubrée, etc.
5M. Cholley qui m’a donné ces quelques détails a été enchanté de la réception. M. Lajat, ancien maire, fait partie du comité. Notre maire paraît assez irrité de ce commencement de branle-bas qu’il croit dirigé un peu contre lui.
Mardi 10 février 1903
6Les journaux de ce matin font le compte rendu de la première réunion publique, à la Bourse du commerce, du nouveau comité de concentration républicaine dont M. Malapert, le sympathique M. Malapert, paraît être la cheville ouvrière. Si jamais ce petit homme politique, qui manque de jugement, arrive à faire de la concentration sur son nom, je veux bien que le crique me croque.
7Le Hérissé, Lajat et Malapert forment le noyau de cette concentration, c’est un comble. Que la politique rend donc les hommes peu fiers ! Il y a deux ans et demi Malapert aurait mangé le nez, s’il l’avait pu, de Le Hérissé, ce dernier détestait cordialement M. Lajat qui le lui rendait bien. M. Pinault n’en revient pas de cette levée de boucliers des conseillers municipaux, M. Cholley adjoint, notamment1.
8Sauf le Petit Rennais, tous les journaux de Rennes font feu sur le nouveau comité dont la formation me paraît un peu hâtive. Trois mois avant les élections municipales de l’année prochaine, c’eût été suffisant. D’ici là, M. Malapert a le temps de tout compromettre.
Samedi 25 juillet 1903
9Il y a deux ou trois jours, j’ai fait un petit brin de causette politique avec M. Beaufils Prosper, conseiller municipal conservateur. Nous avons parlé de la suppression du sectionnement électoral et du résultat qu’elle donnerait. M. Beaufils croit, et M. Brager m’en a dit autant, que la liste unique sera fatale aux Républicains, qu’elle amènera au conseil municipal une majorité plus importante pour ne pas dire un conseil uniquement composé de conservateurs. Je ne le crois pas ; il y a à Rennes une forte majorité d’électeurs républicains ; mais ce que j’ignore, c’est si l’ancien noyau fidèle à M. Le Bastard ressuscitera, c’est-à-dire les 4 500 à 6 000 voix d’autrefois. Il est certain toutefois que la question des congrégations dissoutes par Combes sera un écueil à surmonter pour les Républicains.
Vendredi 21 août 1903
10Hier jeudi, le Conseil général par 21 voix contre 19 a voté la suppression du sectionnement électoral à Rennes. Le comité de concentration républicaine va se réjouir de ce succès2. Qu’il prenne garde, les élections municipales du mois prochain ne seront pas aussi faciles pour lui qu’il a l’air aujourd’hui de le supposer.
Vendredi 22 janvier 1904
11Ce soir, en présence de M. Cholley et du docteur Leray, le maire nous a affirmé que le préfet lui avait déclaré que M. Lajat n’était pas l’homme qu’il lui fallait comme maire. « Et M. Janvier ? » ; « Encore bien moins ». « Vous devriez vous représenter comme maire, cela faciliterait ma tâche », aurait dit le préfet à M. Pinault. Le maire est un peu hâbleur, néanmoins cette ingénuité du préfet nous a mis en douce gaieté.
12En particulier, M. Pinault m’a dit qu’au dernier banquet des employés des Postes et Télégraphes, le préfet lui avait fait entendre que s’il consentait à céder la mairie, il ferait nommer son fils Étienne à Rennes, comme juge en remplacement de M. Rebrassier qui ne demandait pas mieux que de retourner à Paris et qu’il avait refusé ce marchandage.
Vendredi 29 janvier 1904
13Le Petit Rennais publie aujourd’hui son dernier numéro. Le premier avait paru paraît-il, le 18 janvier 1883, il y a 21 ans. Ce fut dans ce journal que M. Le Bastard lutta pendant près de dix ans (jusqu’en juin 1892) contre d’impitoyables adversaires qu’il ne ménagea guère non plus ; ce fut avec lui qu’il brisa tous les obstacles qui lui furent suscités pour l’empêcher de faire triompher ses candidats et réussir ses projets de transformation de la ville de Rennes.
Lundi 1er février 1904
14Aujourd’hui, paraît le premier numéro du nouveau journal L’Union Républicaine succédant au Petit Rennais. L’Ouest-Éclair a publié, hier, une page d’histoire locale qui ne manque pas d’intérêt et qui est assez exacte3.
Dimanche 14 février 1904
15Le gros papa Hebert [sic] est venu causer un instant avec moi vendredi dernier ; il aurait bien voulu que je lui donne quelques tuyaux sur les futurs candidats de la liste de Concentration Républicaine, sur les projets des Républicains du conseil ; mais comme je ne savais rien et que, du reste, il n’y avait rien de nouveau, je n’ai pu satisfaire sa curiosité. Il m’a affirmé, lui, qu’il savait de bonne source que L’Ouest-Éclair soutiendrait en dessous, s’il n’avait pas de liste, les candidats du Nouvelliste, c’est-à-dire de la liste Brager. M. Malapert a déclaré à plusieurs personnes qu’il ne serait pas candidat aux prochaines élections. Le Comité de concentration républicaine ne manquera pas de le remercier de ce bon mouvement. Le plus embarrassé de tous sera certainement M. Pinault.
Lundi 22 février 1904
16La semaine dernière à l’enterrement de M. Guérin4, sénateur, M. Pinault s’adressant à M. Le Hérissé lui aurait offert 20 places sur une liste aux prochaines élections municipales. M. Le Hérissé à qui M. Pinault avait demandé la plus grande discrétion, s’empressa de rapporter les propos au préfet qui le rapporta à M. Châtel lequel en fit part immédiatement à tous ses amis. C’est M. Cholley qui m’a raconté cela aujourd’hui.
Jeudi 25 février 1904
17Mardi soir, M. Georges Picot5, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques a fait dans la salle des fêtes de l’Hôtel de ville une très intéressante conférence sur les logements bon marché. Notre préfet qui violente les congrégations assistait à cette conférence organisée par La Ruche Ouvrière6, société réactionnaire, disent les Républicains, et faisait des risettes à tout ce qu’il y avait là-bas d’abbés et de curés, grands vicaires et chanoines. Je ne lui en fait pas un reproche, je constate. Si son ministre M. Combes l’avait vu ! M. Ceccaldi7, secrétaire général de la préfecture, qui m’a l’air d’un grand nigaud, se montrait non moins aimable. Maniez8, ancien conseiller municipal et un des anciens porte-parole du Parti Socialiste, m’a dit mardi dernier que le Parti Socialiste ferait une liste aux prochaines élections municipales et marcherait comme un seul homme contre la liste Lajat. Les socialistes disposeraient d’environ 1 200 voix. On verra.
Mardi 1er mars 1904
18Vendredi dernier, M. Châtel a fait à la salle des fêtes de l’Hôtel de ville une très intéressante conférence sur le nouveau projet de loi militaire et des dépenses. J’ai écouté la conférence avec beaucoup d’attention et avec plaisir pendant près de deux heures. M. Châtel s’exprime bien, avec clarté, méthode. Depuis quelque temps, il se multiplie dans les comités, dans les cercles ; il cherche, je pense, à se faire de la popularité pour les prochaines élections municipales, car il sera l’une des chevilles ouvrières, l’un des hommes marquants de la Liste Républicaine de Concentration. Quelques amis trop pressés en font déjà le futur maire de Rennes. Au mois de mai, nous aurons sans doute la surprise de voir M. Châtel se présenter au suffrage des électeurs sous l’égide de M. Le Bastard qu’il combattit violemment cependant en 1889. C’est lui qui, dans une réunion publique organisée dans l’ancien théâtre de la rue de la Poulaillerie (rue Penhoët), accusa M. Le Bastard d’avoir détourné de leur destination des fonds municipaux. Un inspecteur des finances fut alors envoyé à Rennes afin de vérifier notre comptabilité. Il s’en retourna bredouille et nous ne pûmes jamais avoir communication de son rapport.
La difficile confection des listes
19Les listes sont d’autant plus difficiles à établir dans chaque camp qu’elles sont désormais uniques par la vertu du désectionnement. Il n’est plus possible de les profiler par canton en fonction des nuances politiques et de la sociologie locale. La droite manque d’avoir deux listes, Pinault et Brager, finalement elle n’en a qu’une grâce au retrait du second, écarté par ses propres amis. À l’inverse, la gauche qui pouvait espérer réussir la concentration républicaine, présente deux listes séparées, le « bloc jaune » derrière Lajat et le « bloc rouge » derrière les socialistes. L’échec de la discipline républicaine est évidemment une chance pour la droite.
Mercredi 16 mars 1904
20[…] Les partis s’organisent pour les prochaines élections municipales. Le maire recrute à grand-peine des candidats. L’Ouest-Éclair tente des réunions et cherche sa voie. Le Comité de Concentration Républicaine se réunit ce soir et devra choisir entre [MM.] Le Hérissé et Malapert. Ce dernier n’a pas conscience de son impopularité. M. Sacher qui me quitte à l’instant croit au succès personnel de M. Pinault et à un échec complet de Brager de la Villemoysan que ses amis même ne soutiendront pas ; ils le trouvent peu sympathique, sec et froid.
Lundi 21 mars 1904
21Rencontré avant-hier samedi sur le Mail, M. Lajat que je n’avais pas vu depuis longtemps. Il est enchanté du Comité de Concentration Républicaine qui, paraît-il, fait de la bonne besogne. Dans la dernière réunion du comité, MM. Le Hérissé et Malapert se sont réconciliés après une conversation tout à fait privée de crise ouverte : ils se sont expliqués entre quatre yeux, après quoi M. Le Hérissé a déclaré qu’il marcherait pour toute la liste, y compris M. Malapert. Cette réunion a été émouvante, m’ont dit M. Lajat et aujourd’hui M. Cholley : des flots d’éloquence se sont échappés de la bouche de MM. Le Hérissé, Châtel et Chauveau.
22Par contre, les hommes politiques de L’Ouest-Éclair et du Nouvelliste n’ont pas l’air de vouloir bien marcher la main dans la main. À la suite d’une réunion du comité de L’Ouest-Éclair, ce journal a publié dans son numéro du 18 mars un compte rendu qui est une page d’histoire locale tout à fait du jour. M. Brager de la Villemoysan est décidément la bête noire des Desgrées du Loû, Bodin, Cary, etc. Le plus à plaindre est certainement cet excellent M. Pinault qui ne sait plus à quel saint se vouer, qui voudrait bien marcher avec les Républicains sans lâcher les Brager, les Banéat, les Beaufils (Prosper), les Lejeune, etc. Ah ! S’il avait pu faire une liste avec tous les conseillers municipaux actuels ! […]
Mercredi 23 mars 1904
23Le Nouvelliste de l’Ouest publie aujourd’hui une lettre par laquelle M. Brager déclare renoncer à poser sa candidature au conseil municipal si elle doit empêcher l’union du Parti Libéral. Voilà une grosse nouvelle qui ne manquera pas de commentaires. Cette attitude de M. Brager n’est pas sans crânerie, mais je ne crois pas qu’elle ait pour résultat de réconcilier les candidats de L’Ouest-Éclair avec ceux du Nouvelliste.
Samedi 26 mars 1904
24Causé cet après-midi avec M. Beaufils (Prosper) qui m’a déclaré que j’avais su gagner la sympathie et la confiance des conservateurs du conseil municipal. Si nos Républicains farouches savaient cela, que penseraient-ils ?
Mercredi 30 mars 1904
25Après une polémique de quelques jours qui faisait présager une lutte ardente, voilà que tous les journaux se taisent comme s’ils avaient vidé leur sac. Le Nouvelliste, L’Ouest-Éclair, L’Union Républicaine semblent n’avoir plus rien à dire. Les chefs de partis ne restent pas inoccupés cependant ; ils cherchent des candidats et ce n’est pas faute de trouver 36 noms ne jurant pas trop de se trouver réunis, 36 citoyens cuirassés contre les injures […].
Samedi 9 avril 1904
26Ces jours derniers, M. Brager m’a renouvelé les sentiments de sympathie qu’il avait pour le personnel des services municipaux, personnel dont il a su apprécier tout le mérite et le dévouement et il m’a ajouté que ce sera un crève-cœur pour lui de le quitter.
27Hier, M. Cholley exultait : comme il venait de déclarer à M. Brager qu’il n’assisterait pas dimanche à l’élection des délégués sénatoriaux, son collègue lui répondit qu’il aurait tort d’attendre que la majorité du conseil ait décidé de voter pour lui. M. Cholley était au comble de la joie, car il ne pouvait comprendre, me disait-il, qu’un adjoint ne fut pas nommé délégué.
28L’ambition de M. Cholley n’est pas grande, elle va être satisfaite : il est heureux. Encore une amabilité comme celle-là et il célébrera les vertus de la majorité du conseil municipal et L’Avenir, les Pernot, les Basch, le désigneront à la vindicte des socialistes9.
29Morin et Guttinguer, Guttinguer et Morin, mettent le public dans leurs confidences : ils s’injurient à qui mieux mieux et croient sans doute exercer une influence sur les électeurs Rennais. Pauvres gens ! Les autres journaux continuent à garder un silence singulier. Hier le maire m’exprimait tous ses regrets de voir M. Brager quitter l’administration municipale ; je lui répondis que je ne comprenais pas que les hommes qui marchaient avec M. Brager l’eurent ainsi lâché ; que j’aurais préféré plutôt succomber cent fois que de l’abandonner ainsi. Dans une conversation que j’ai eue il y a quelques jours avec M. Hébert, conseiller municipal, une des colonnes du parti conservateur, j’ai compris que ce dernier ne paraissait pas fâché de l’attitude prise par M. Brager qui compromettait son parti, lequel lui reprochait trois choses : l’affaire des ouvriers typographes de l’imprimerie du Nouvelliste, sa particule et la communion de sa jeune fille faite à part, comme si ses petites camarades avaient été interdites de figurer à côté d’elle à la table Sainte10.
Lundi 11 avril 1904
30[…] M. Lecoq m’a dit aujourd’hui qu’à la première séance du conseil municipal, on dévoilerait un scandale administratif municipal ; comme à la chambre, quoi ! Je ne vois pas bien le scandale est à propos de quoi [sic]. Les listes municipales concurrentes se forment lentement ; il y a des tiraillements du côté des conservateurs ; c’est M. Beaufils (Prosper) qui est chargé d’élaborer leur manifeste ; il m’a demandé des notes sur les travaux accomplis depuis quatre ans ; il s’est adjoint comme collaborateurs MM. Lejeune et Jestin. Je ne sais ce que deviennent les républicains. M. Laurent m’a affirmé que leur liste était complète ; il y a surabondance de candidats ; tant mieux si la qualité répond à la quantité.
Vendredi 15 avril 1904
31Le Nouvelliste annonce aujourd’hui la candidature au Sénat de M. Brager de la Villemoysan. On me l’avait dit, je ne l’avais pas cru. Ce n’est pas lui, à coup sûr, qui renforcera le Parti Républicain au Sénat. Il n’en a pas moins des idées très libérales, sincères ou non, une aversion très prononcée pour le régime de centralisation actuel, ce dont je le félicite ; sur ce point, je suis absolument d’accord avec lui. Il a aussi le souci des intérêts de la classe ouvrière et certaines revendications de cette dernière ne sont pas pour l’effrayer.
Samedi 16 avril 1904
32Causé ce matin avec M. Brager qui effectivement, accepte la candidature au Sénat. Sans ostentation, il est convaincu d’être élu avec une assez belle majorité ; de même aussi, il est convaincu que la liste de M. Pinault passera le 1er mai avec 2 000 de plus que celle de M. Lajat. Comme ce dernier compte également sur 1 800 à 2 000 voix de majorité, on peut juger de l’écart qui existe entre les deux prévisions des deux Partis en présence. M. Brager ne veut ni révolution, ni réaction, ni coup d’état ; la forme républicaine n’est pas pour l’effrayer, mais il marchera résolument contre le ministère actuel qui mène la France à la faillite, manque d’autorité et nous conduit à l’anarchie (c’est M. Brager qui parle). M. De Lariboisière11 n’a pas voulu accepter la candidature sénatoriale, parce qu’il aurait eu une situation difficile entre la Gauche à laquelle il appartient, et la Droite qui aurait voté pour lui. M. Brager m’a dit qu’il sera dans une situation à peu près aussi difficile, car il désapprouve l’attitude intransigeante de ses amis et ne veut pas du pouvoir tel qu’il est exercé depuis quelques années. […]
Mardi 19 avril 1904
33[…] Nos futurs candidats du conseil municipal continuent à faire les morts : nos journaux sont muets, à l’exception des Nouvelles Rennaises et de L’Événement Rennais ; et nos murs n’ont pas encore reçu une seule affiche. M. Pinault compose difficilement, je crois, la liste qui doit enlever le succès de haut, et celle de l’Union Républicaine est complète ; elle paraîtra Samedi. Nos « Concentrés » espèrent frapper un grand coup.
Jeudi 21 avril 1904
34De violentes discussions, un scandale administratif, tel était le programme annoncé pour la dernière séance d’hier du Conseil Municipal. Seul M. Deschamps s’est montré agressif et M. Andrieu plus bête que d’habitude. D’un ton solennel M. Lejeune a lu un vœu pour la remise en place des crucifix enlevés dans les prétoires du Palais (de justice12). M. Cholley au nom de ses collègues de la Gauche y a répondu en exprimant des regrets de la mesure idiote prise par M. Combes. Des applaudissements dans la salle, des cris « À bas la calotte » et « Vive le Christ » ont clos la représentation, ou plus exactement, la dernière séance du conseil. Et maintenant, la parole est aux électeurs. Toujours pas de listes, pas de manifestes ! C’est dimanche prochain seulement que les comités étaleront leurs éloquences sur nos murs.
Samedi 23 avril 1904
35Enfin ! La liste et le manifeste de M. Pinault ont été affichés cette nuit et les électeurs à leur réveil ont pu lire sur les murs les noms des 36 candidats qui marchent avec notre maire. Toute la Droite du conseil municipal s’y trouve sans M. Le Colonel Louis qui a refusé, et M. Brager de Villemoysan que ses amis n’ont pas eu le courage de défendre. J’eusse été les Mellet, les Couasnon, les Beaufils (Prosper), les Hébert, les Maunoir, j’aurais marché avec M. Brager, j’aurais vaincu ou j’aurais succombé avec lui. Pour M. Pinault, c’était un peu plus difficile, bien que cependant acceptant ces MM. sur une liste, le nom de M. Brager n’y eut pas été déplacé. C’est ce que j’appelle vulgairement du lâchage. Le manifeste ressemble plutôt à un rapport administratif et ce n’est pas cela qui emballera les électeurs, lesquels se moquent bien des conversions d’emprunts et des intérêts payés aux établissements financiers. Le docteur Deschamps n’est pas sur la liste. En voilà un qui ne sera pas content ! Pas plus à Droite qu’à Gauche, on ne peut le sentir.
Dimanche 24 avril 1904
36[…] Épanouissement des listes électorales et des manifestes. Ce matin, à leur réveil, les électeurs rennais ont pu lire le manifeste de M. Lajat et la liste des 35 candidats qui le suivent13.
Mercredi 27 avril 1904
37M. Pinault s’emballe ; il traite ses adversaires de Dreyfusards, de sans-patrie, etc., etc. L’Ouest-Éclair attaque vivement M. Châtel qui jadis combattit violemment M. Le Bastard, ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui de se placer sous son patronage. Le Nouvelliste plus modéré, dit des choses plus sensées ; L’Union Républicaine ne défend pas ses candidats avec conviction ; quant aux Nouvelles Rennaises parues hier, autant de lignes, presque autant d’erreurs. Une troisième liste vient de paraître : c’est celle des Socialistes composée de 20 candidats pris sur la liste de M. Lajat et 16 autres Socialistes avérés : elle s’intitule Le Bloc Républicain. […]
Jeudi 28 avril 1904
38Nouvelles listes, nouveaux programmes : c’est le docteur Deschamps qui, après avoir injurié ses collègues, les fait figurer sur une liste à la tête de laquelle il se met : c’est de la fumisterie ; ce sont les Concentrés qui publient une liste qu’ils intitulent le Bloc Jaune pour répondre au Bloc Rouge, avec un petit manifeste assez adroit14. Le public commence à s’amuser ; il [en] avait assez des programmes poncifs et réformateurs, des emprunts, des déficits et des travaux d’Hercule accomplis ou à accomplir. […]
Vendredi 29 avril 1904
39Nos murs, les parapets des ponts, les panneaux continuent à se couvrir d’affiches multicolores, d’appels pressants des candidats aux électeurs ; ces derniers lisent, sourient ou lèvent les épaules et gardent un sang-froid imperturbable devant toutes ces déclamations. Je n’assiste pas aux petites parlotes organisées le soir dans les divers quartiers de la ville, mais je serais bien étonné si elles modifiaient l’opinion d’un seul électeur. Les convictions sont faites et ce ne sont pas les injures de candidats, leur habileté à présenter des chiffres qui les changeront. […]
Samedi 30 avril 1904
40Longue causerie ce matin avec M. Brager qui croit au succès de la liste de M. Pinault avec plus de 5 000 voix et, par conséquence, à la culbute complète de la liste Lajat. Je ne suis pas aussi certain de ce résultat ; je crois plutôt à un ballottage sur toute la ligne. Mettons 11 000 votants, la majorité sera de 5 500 voix ; si des 11 000 je déduis 1 000 voix pour la liste Socialiste, reste 10 000 voix à partager entre les listes Pinault et Lajat. Si la première obtient 5 500 voix, il en restera 4 500 pour la seconde. Si ce résultat est obtenu, c’est qu’il se sera produit dans l’opinion publique une transformation sérieuse. […]
Dimanche 1er mai 1904
41Hier soir, réunion publique à la Halle des Lices. Suivant l’usage depuis une dizaine d’années et en gens mûrs pour la liberté [sic], aucun orateur n’a pu s’expliquer. À M. Le Hérissé on criait « À Antrain15 », à l’autre : « Ouh ! Ouh ! La calotte » et ainsi de suite pendant une heure. M. Janvier criait, gesticulait, sans succès ; le citoyen Bougot s’animait en vain ; une ou deux bousculades, un ou deux blessés et la séance fut levée. Les ancrages se divisent en deux ou trois bandes : l’une chantant La Marseillaise avec MM. Le Hérissé et Lajat en tête ; l’autre L’Internationale avec je ne sais qui ; une troisième se bornant à conspuer M. Pinault.
42Cinq heures du soir. Beaucoup d’animation sur la place ; beaucoup de petits groupes discutant, faisant des pronostics ; on vote beaucoup. Alfred Le Bastard a fait afficher une lettre par laquelle il fait connaître aux électeurs que son père, puisqu’on a parlé de lui, aurait marché avec la liste de Concentration Républicaine, avec les Châtel, les Malapert, les Leray. Voilà une affirmation un peu risquée. M. Le Bastard aurait fait une liste de candidats coiffés du même bonnet et non une liste panachée de candidats.
La nouvelle victoire de la droite
43Les élections ont lieu les 1er et 8 mai 1904. La victoire de la droite se dessine dès le premier tour : la liste d’Union républicaine et libérale d’Eugène Pinault obtient 17 élus, les deux listes de gauche aucun ! Au deuxième tour cette consultation se transforme en débâcle pour la gauche, éclatée en deux listes – de concentration républicaine et socialiste –, qui n’a que quatre élus dont F. Sacher et F. Tual, rescapés de la municipalité Le Bastard de 1889, contre 32 à la droite. Mais, il s’agit d’une victoire en trompe l’œil car en chiffres absolus la gauche l’emporte : les candidats de la droite obtiennent 5 832 voix en moyenne au premier tour, ceux de la gauche, en moyenne 6 162 voix16. Sans doute les outrances du combisme ont-elles éloigné de la gauche des électeurs modérés, mais elle n’en reste pas moins majoritaire à Rennes.
Mardi 3 mai 1904
44Mes prévisions ne se sont pas réalisées, celles de M. Brager se sont confirmées. La liste Pinault a culbuté la liste Lajat, à l’exception de quatre candidats de cette dernière qui ont obtenu plus de voix que quatre autres de la première. Le nombre des électeurs inscrits était de 900 environ supérieur à celui de 1900, mais le nombre de votants a été cette fois supérieur de 2 124 à celui de 1900 ; il a atteint le chiffre considérable de 11 693 alors qu’il n’avait été que de 9 400 à 9 500 en 1896 et 1900. Cette augmentation considérable a surtout profité à la liste de M. Pinault. MM. Lajat et Châtel qui avaient reçu tous les coups de leurs adversaires ne sont arrivés que les 29e et 30e de leur liste. C’est un échec plutôt lamentable qui me paraît compromettre à tout jamais leur avenir politique. Du reste, M. Lajat qui rêvait cependant d’une revanche de 1900 ne voudra plus, ainsi qu’il nous l’a déclaré, tenter aucune aventure de ce genre. Ce n’était pas l’homme, dans tous les cas, quelles que [soient] ses qualités, qui pouvait entraîner les électeurs et il avait contre lui tous les socialistes qui ont voté cependant pour vingt de ses candidats ! C’est pourquoi MM. Perdriel17, Fauconnier18, Laurent, Cholley, qui étaient sur la liste Beaupérin19 ont obtenu plus de mille voix de majorité sur MM. Lajat, Châtel, Clichy, etc. M. Sacher lui-même, qui pendant longtemps fut le premier élu de la ville n’est arrivé que le 21e de la liste Lajat, par conséquent, le 57e sur l’ensemble des 89 candidats. Quelle déception pour ce vieil ami qui avait cependant prédit l’échec complet de la liste de M. Pinault20 ! […]
Mercredi 4 mai 1904
45M. Cholley que j’ai vu hier à la représentation de Cyrano de Bergerac, prend assez philosophiquement son échec relatif de dimanche dernier. Il se présentera de nouveau dimanche, mais ni M. Lajat, ni M. Châtel, ni M. Janvier ne veulent entendre parler d’une nouvelle candidature, ni dépenser leur temps et leur argent pour des électeurs ingrats. M. Janvier qui est assez bon zig, mais qui a eu le tort de montrer trop d’ambition, qui se voyait déjà adjoint, maire de Rennes, conseiller général, député, sénateur – que sais-je moi ? – doit voir avec regrets ses beaux projets s’évanouir ; ses contrefaçons de bon garçonnier de M. Le Hérissé ne lui ont pas réussi. Je crois qu’il n’essayera pas d’être plus heureux une autre fois. Il va retourner à ses plâtres et à son syndicat d’entrepreneurs21.
Jeudi 5 mai 1904
46[…] J’ai rencontré, ce matin, M. Janvier qui croit à une défaite complète de son parti dimanche prochain : il ne se représentera pas car il ne veut pas compromettre définitivement son avenir politique. M. Pinault est redevenu souriant ; il plaisante [de] ses adversaires et a parfois pour eux des mots cruels. Il traite M. Buan de froussard et pense qu’il se croit certainement un homme politique courageux. Il ne pardonne pas à M. Cholley de lui avoir dit un jour : « M. le maire, dans le conseil municipal, le Parti Républicain vous donnera une place d’adjoint. » M. Pinault a été horriblement vexé. Les électeurs l’ont vengé mais il reste vexé.
Samedi 7 mai 1904
47M. Brager de la Villemoysan a publié aujourd’hui sa profession de foi aux électeurs sénatoriaux. Pas mal du tout et je signerais volontiers la plupart de ses déclarations. J’ai voté dimanche dernier pour la liste Lajat en remplaçant toutefois une demi-douzaine de candidats qui me sont inconnus, par d’autres que j’estime beaucoup plus dans la liste de M. Pinault, en commençant par M. Pinault. Demain, je voterai je ne sais encore comment, mais bien sûr pas pour les Demay, Maunoir, Huguet, Lepec, Trochel, Lavoué, etc., qui sont de braves gens mais, ou des « Nouvellistes » ou des prétentieux ; tous les candidats de la liste de Concentration Républicaine n’auront pas non plus ma voix ; les Partis ont beau supplier les électeurs de voter pour leur liste, sans rature, il est des candidats qui ne peuvent décemment être admis au conseil municipal.
Dimanche 8 mai 1904
48L’Ouest-Éclair publie aujourd’hui depuis quelques jours, les appréciations des candidats élus sur le caractère de l’élection de dimanche dernier. Les réponses sont en général d’une grande banalité. Que pouvaient bien être les appréciations des Savary, des Goujon-Hista, des Huguet, etc. Ils sont élus, ils sont contents, voilà pour eux toute la philosophie de leur élection. À quelques exceptions prés, les 19 candidats de la liste Pinault ont grande chance d’être élus aujourd’hui au scrutin de ballottage. Cependant, MM. Perdriel, Cholley, Fauconnier, Laurent, Gralland, pourraient bien être des candidats heureux, si les Socialistes ne s’abstiennent pas et votent pour eux. M. Cholley est très fâché contre L’Ouest-Éclair et surtout contre M. Bodin qui invitent les électeurs à rayer son nom sur la Liste de Concentration. M. Cholley, ami dévoué de M. Le Bastard ne s’explique pas cette attitude de M. Bodin, son gendre. L’Ouest-Éclair n’a pas oublié, sans doute, le voyage de notre troisième adjoint à Tréguier pour l’inauguration de la statue de Renan avec Combes22. Il doit passer pour un franc-maçon aux yeux du journal. Le pauvre M. Cholley est désolé ; bien sûr qu’il regrette son escapade à Tréguier en compagnie de M. Le Rondel.
Lundi 9 mai 1904
49Hier, quatre candidats de la Concentration ont été élus : M. Perdriel et Sacher qui arrivent en tête, Thuau et Tual ; quinze autres de L’Union Républicaine et libérale sont élus mais à une faible majorité. Entre M. Malapert, l’avant-dernier des 38 candidats qui se sont présentés hier, et M. Coquelin23, le dernier élu de la liste de L’Union (M. Pinault), il n’y a qu’un écart de 190 voix. C’est dire que la lutte a été vive et qu’entre les candidats des deux listes, au second tour, les électeurs se sont divisés en deux groupes presque égaux. M. Cholley est attristé de son échec, M. le docteur Leray est navré, M. Laurent prend la chose assez philosophiquement ; quant à M. Malapert, il a l’air de s’en fiche. Il est venu cet après-midi me voir, me faire ses adieux et m’exprimer toute sa sympathie après m’avoir tant houspillé au mois de septembre 1900. Il m’a renouvelé ses regrets.
50Quelle conclusion tirer des élections des 1er et 8 mai ? C’est qu’en général, la population est nettement hostile aux mesures vexatoires, ridicules prises par M. Combes ; qu’elle n’entend pas marcher avec les Socialistes ; qu’elle ne veut pas du préfet s’imposant à l’administration municipale. La majorité des électeurs rennais tient au gouvernement de la République, mais l’intolérance lui répugne. Les électeurs ont voté tantôt pour M. Pinault et une partie de sa liste au premier tour, tantôt pour des hommes ayant une intention personnelle. Les questions financières, les injures, les appels des candidats les ont laissés indifférents. Entre M. Oberthür Charles qui au premier tour, est le premier élu avec 6 244 voix et M. Perdriel de la liste de Concentration qui au second tour est élu avec 5 808 voix, il n’y a qu’un écart de 436 voix ; c’est peu étant donné la campagne habile de la liste de L’Union, les démarches pressantes faites auprès des électeurs par M. Pinault et ses amis, notamment par M. Brager de la Villemoysan. Si les Socialistes s’étaient abstenus de toute ingérence dans l’élection, et avaient voté pour la liste Lajat, le résultat eut été sans doute très différent même dès le premier tour de scrutin24.
Brager et Lajat, deux destins croisés
51Les sympathies de Vadot sont transversales. Elles ne s’arrêtent pas aux frontières politiques comme le montrent les jugements nuancés et plutôt favorables qu’il porte sur Brager et sur Lajat. On ne peut manquer de voir par ailleurs dans les destinées électorales contraires des deux hommes, l’un brillamment élu, l’autre sévèrement battu, un reflet du vote rennais de 1904 qui a reconduit la droite et éconduit la gauche.
Lundi 16 mai 1904
52M. Brager de la Villemoysan a battu hier tout à la fois, M. Martin-Métairie25 et [aussi] L’Ouest-Éclair, qui soutenait celui-ci et il les a battus à 120 voix de majorité. C’est un beau succès pour notre ancien adjoint à qui j’adresse ce soir mes compliments. Décidément, la politique agressive de M. Combes et du préfet M. Rault n’a pas de succès dans le département. M. Brager sera certainement le plus jeune de nos sénateurs. Le Nouvelliste d’aujourd’hui a inséré un article dithyrambique sur le nouvel élu, qui est en même temps, l’inspecteur du journal. Il y a du vrai dans l’éloge, mais il y a aussi une exagération qui fera sourire ceux qui connaissent M. Brager « doué d’une rare clairvoyance qui est une des qualités maîtresses, clairvoyance fondée sur sa connaissance approfondie des hommes et des choses ». Je classe l’article dans mes notes sur les conseillers municipaux et j’en ferai l’analyse à mes moments perdus26.
Dimanche 6 septembre 190327
M. Lajat
L’appétit vient en mangeant. Bien sûr que lorsqu’il fut élu en 1889, M. Lajat ne pensait pas qu’un jour il serait adjoint, maire et chef de parti.
Il fut nommé deuxième adjoint au mois de mai 1896, M. Poulin étant maire.
À la suite des nombreuses tracasseries dont il fut l’objet de la part de ses adjoints, M. Poulin donna sa démission en 1897 et M. Lajat le remplaça au mois d’août. Il ne fut pas réélu aux élections municipales de 1900 et il en conçut un vif chagrin.
Dans la lutte qui se prépare pour le mois de mai prochain, M. Lajat sera l’âme du parti de la concentration républicaine, à moins que sa santé ne lui permette pas de lutter comme il le faudra.
De taille moyenne, bien prise, M. Lajat marche posément le regard fixé sur le sol, comme un homme qui rêve de grands projets. À la faiblesse – Dieu ! Qui ne l’a pas par les temps qui courent – de se croire un homme politique habile ; c’est plutôt un politicien.
Sous un aspect bourru, il cache un bon cœur. Il ne répète pas sans cesse, comme M. Pinault, qu’il donne beaucoup aux malheureux, mais certainement il donnait plus que son successeur qui passe avec juste raison pour être serré.
M. Lajat est intelligent ; il a de la suite dans les idées, de la volonté, un esprit de décision. Il va droit à son but, quelquefois un peu brutalement. Il n’avait pas sans doute, l’expérience et la pratique des affaires administratives comme M. Pinault, mais il écoutait les conseils, se rendait aux bonnes raisons et finalement faisait de la bonne administration.
Son échec aux élections municipales de 1900 est une preuve de plus qu’il ne faut pas compter sur la reconnaissance des électeurs, M. Lajat la mérite à tous égards. Ce fut pendant son administration que Dreyfus fut de nouveau jugé et condamné à Rennes. Dans cette circonstance M. Lajat me demanda de lui préparer une petite proclamation qui lui fit une petite célébrité.
M. Lajat était très amusant lorsqu’il se préparait à prononcer un discours en public, toujours lu, du reste. Il venait dans mon cabinet de travail, se campait devant moi son discours à la main, haussait ou baissait le ton, enflait la voix, faisait toujours le même geste de la main droite qu’il projetait en avant, s’écoutait avec satisfaction et s’arrêtait enfin essoufflé. Cette petite et amusante comédie se jouait quelquefois devant M. Malherbe qui venait ensuite me dire combien elle était ridicule. Ce qu’il m’en a été fait, comme ça, de ces petites confidences qui auraient brouillé tout le monde si je n’avais pas tenu ma langue.
M. Lajat a su me garder beaucoup de reconnaissance et de l’affection pour les services que je lui ai rendus […].
Ce n’est pas le moment de dire ce que fut l’administration de M. Lajat ; j’y reviendrai un jour. M. Lajat, aidé par ses deux beaux-fils, faisait un commerce important de céréales et de fourrages ; c’est un des principaux fournisseurs de l’armée.
7 septembre 1904
Tête de liste aux élections municipales de mai 1904, il fut un des candidats les plus combattus et les plus malheureux. M. Lajat n’avait pas l’autorité ni l’envergure nécessaire pour conduire à la bataille et à la victoire les 35 candidats qui lui emboîtaient le pas. C’est une cruelle déception, ce sera certainement la dernière. M. Lajat n’est pas homme à vouloir tenter une fois de plus cette pénible aventure.
Notes de bas de page
1 Cet acte premier de la concentration républicaine se fait autour d’une déclaration très vague où il est question d’un grand parti républicain, sans programme précis [L’Ouest-Éclair, 10 février 1903].
2 Cette courte majorité est obtenue grâce à Léon Porteu qui a voté cette fois avec les républicains contre le sectionnement (voir chap. 11). Il permet le retour à la liste unique et la fin du vote par canton.
3 Le Petit Rennais fondé par Le Bastard en 1883 – année où il avait adhéré au comité radical –, avait été ensuite l’organe fidèle du courant bastardien à Rennes, républicain et social mais surtout boulangiste puis antidreyfusard. L’article de L’Ouest-Éclair, très favorable au journal disparu, montre la proximité politique entre l’héritage bastardien, anticlérical mais jamais antireligieux, et la synthèse démocrate-chrétienne défendue par le journal de Desgrées du Loû, catholique mais aussi républicain et antidreyfusard.
4 Henri Guérin (1847-1904), notaire, maire et conseiller général de Bain-de-Bretagne, sénateur Gauche-républicaine d’Ille-et-Vilaine de 1897 à 1904.
5 Georges Picot (1838-1909), magistrat, historien, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques. Catholique social persuadé que le nœud de la question sociale est dans le logement, il est à l’origine avec Jules Siegfried de la Société française des habitations à bon marché créée en 1889 et l’un des inspirateurs de la loi de 1894 (loi Siegfried) qui encourage la création de comités départementaux d’habitations à bon marché chargés d’aider la construction de ce type de logement.
6 La « Ruche Ouvrière » est une société coopérative rennaise de construction d’habitations à bon marché fondée en 1902 et approuvée en juillet 1903 en vue de travailler à l’amélioration du logement populaire par des aides, par l’accession à la propriété et par la construction de maisons individuelles ou collectives à loyer modéré. Elle a déjà engagé en 1903 la construction d’un « véritable petit quartier » à l’angle des boulevards de Metz et de Sévigné. Elle est jugée « réactionnaire » par les républicains parce qu’elle émane des milieux catholiques : elle est présidée par R. Marcillé, avocat à la cour, membre de plusieurs associations chrétiennes, Société Saint-Vincent de Paul, Fournaux économiques Saint-Joseph, Patronage de l’Enfance en danger moral, etc. Le cardinal-archevêque de Rennes, Mgr Labouré, empêché, est représenté par deux de ses vicaires généraux à la conférence que Georges Picot conclut par : « Aimez-vous les uns les autres ! » [L’Ouest-Éclair, 25 février 1903 ; AMR, 4 Q 7, habitations à bon marché].
7 François-Marie Ceccaldi (1870-1948), secrétaire général de la préfecture d’Ille-et-Vilaine de 1902 à 1905.
8 Sur Jules Maniez (1844-1923), voir chap. 4.
9 Vadot rappelle par là la vieille fracture entre dreyfusards – Louis Pernot, Victor Basch, les socialistes –, et antidreyfusards – les radicaux progressistes comme Cholley –, qui a divisé les républicains rennais et les divise encore en 1904.
10 Brager est écarté pour son conservatisme et son aristocratisme. L’incident du Nouvelliste est lié à ses fonctions d’inspecteur général du journal.
11 Ferdinand Baston de Lariboisière (1856-1931), officier, député républicain d’Ille-et-Vilaine en 1882, réélu mais démissionnaire en 1885, violemment hostile à la personne de Waldeck-Rousseau, il glisse nettement à droite en 1898, en même temps que Pinault, sous la bannière libérale. Maire de Louvigné-du-Désert, vice-président du Conseil général (il représente le canton de Louvigné-du-Désert), sénateur de 1906 à 1919 puis député de 1919 à 1928.
12 La circulaire du ministre de la justice, Ernest Vallé, du 1er avril 1904 ordonne, au nom de la laïcisation des lieux publics, l’enlèvement des crucifix dans les prétoires de tous les tribunaux.
13 Liste de concentration républicaine entre radicaux et républicains modérés.
14 La gauche présente deux listes : la liste de concentration républicaine regroupant les radicaux et républicains modérés – liste Lajat, « liste jaune » ou liste des concentrés, avec pour slogan « ni révolution, ni réaction » –, et la liste du bloc républicain rassemblant les socialistes et vingt candidats de la liste de concentration (non consultés !) – liste Beaupérin, « liste rouge », se réclamant du combisme et du bloc des gauches avec pour slogan « ni cléricalisme, ni nationalisme ». La droite n’aura finalement qu’une seule liste, liste d’Union républicaine et libérale, menée par E. Pinault [AMR, K 54].
15 Le Hérissé est né à Antrain dont il fut maire en 1888-1889 (puis de 1908 à 1922). Il y est propriétaire alors même qu’il ne dispose d’aucun domicile à Rennes [J.-F. Tanguy, 2004, p. 67, p. 79].
16 Les candidats de la liste de concentration républicaine obtiennent 4 974 voix en moyenne, ceux de la liste socialiste, 1 188 voix [L’Ouest-Éclair du 2 mai 1904].
17 Jean-Baptiste Perdriel (né en 1859), entrepreneur de travaux public et juge au Tribunal de commerce (voir aussi chap. 14).
18 Eugène Fauconnier (né en 1855) mécanicien-chef de la tannerie Le Bastard.
19 Il s’agit des candidats de la liste Lajat de concentration républicaine figurant, sans leur accord, sur la liste socialiste menée par Pierre Beaupérin, membre du Cercle d’études sociales, et secrétaire de la Bourse du travail depuis 1899.
20 F. Sacher figurera cependant parmi les quatre élus de la gauche au second tour.
21 Nouvelle charge de Vadot contre Janvier qu’il juge ambitieux, inféodé à Le Hérissé, et sans avenir politique…
22 L’inauguration de la statue de Renan (1823-1892) à Tréguier le 13 septembre 1903 avait pris des allures de manifestation républicaine et anticléricale en terre bretonne par la présence du président du conseil Émile Combes et d’Anatole France, chef de file des intellectuels républicains et par l’hommage rendu à l’auteur de La Vie de Jésus, cible du parti religieux, dans le contexte de l’offensive anticléricale du ministère Combes. La cérémonie donna lieu à de vives échauffourées entre cléricaux et républicains [J. Balcou, G. Provost, Y. Tranvouez, 2006].
23 Charles Coquelin (né en 1842), chef d’atelier, nouvel élu.
24 Il est difficile de faire la part entre la désunion des républicains et les excès du combisme dans la défaite de la gauche mais l’ultime constat de Vadot est confirmé par l’arithmétique électorale.
25 Gaston Martin-Métairie, trésorier-payeur général d’Ille-et-Vilaine, conseiller général du canton d’Antrain de 1895 à 1907, est un proche du député Le Hérissé. Quant à Brager, il entre au Sénat pour trente ans jusqu’en 1933.
26 Le Cahier annexe ne comporte pas de portrait relatif à Brager, mais cette remarque de Vadot indique son mode – assez banal –, de composition dudit cahier.
27 Cahier annexe.
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