1J’ai découvert l’abbé Duine à Rennes en 1966, alors que je présentais une communication sur « Les Hagiographes bretons et la Renaissance carolingienne1 ». J’ai tout de suite été conquis par ses méthodes de travail en réaction contre les légendes qui se maintenaient encore. Par la suite, j’ai pris connaissance des Cahiers, qui avaient été déposés à la Bibliothèque Nationale et en 1977 j’ai souhaité que ces Cahiers soient édités2. Ce vœu a été réalisé grâce à la collaboration de Bernard Heudré, d’André Dufief et des Presses universitaires de Rennes.

2Disons tout de suite que tous les papiers de l’abbé Duine ont été sauvés après sa mort brutale en 1924, alors que certains de ses adversaires ecclésiastiques auraient voulu s’en saisir. Ils ont été gardés à la Bibliothèque universitaire de Rennes et dans les archives de l’Oratoire à Paris. Les Cahiers, qu’on ne devait pas ouvrir avant vingt ans, ont été déposés à la Bibliothèque Nationale comme peut-être, nous le dirons plus loin, le souhaitait l’auteur.

3Quel est le but de ces « Cahiers de souvenirs et d’observations » ? L’auteur le dit dans le premier, le 4 octobre 1914. « Ce sera mon confident avec qui je parlerai et discuterai en toute liberté, l’ami qui répondra toujours à mon sourire et à mes larmes, l’autre moi-même qui me prendra par la main aux heures d’ennui. Ces cahiers, dit-il (pages 121, 281), seront une contribution à l’histoire morale de son temps. » Il écrit pour lui et à plusieurs reprises, il se demande pourtant s’il sera lu : « Mon cahier restera-t-il manuscrit ? Sera-t-il quelque jour un objet de curiosité dans une bibliothèque. » Il y en a trois qui se terminent par des tables très soignées. Le quatrième, commencé le 18 octobre 1918, ne contient que quelques pages. La suite a-t-elle disparu ? Ou bien l’auteur est trop absorbé par la publication de son Mémento des sources hagiographiques pour l’histoire de Bretagne qui paraît en 1922. D’autre part, la santé de l’abbé Duine était à ce moment précaire.

4Ces Cahiers, dit-il dès la première page, sont des « brouillons ». Il avait donc l’intention de les revoir. Il note (page 228) : « quand je ferai ma copie définitive » et il écrit en marge : « il faudra supprimer ». Nous avons une preuve qu’il reprend ses Cahiers peu avant sa mort, puisqu’il dit (page 279) : « Je relis ces feuilles en octobre 1923. Rien à changer au portrait de Trochu, il faudrait seulement accentuer les traits au vitriol. » On peut donc penser, comme certains l’on fait, que l’abbé Duine les destinait certainement à l’impression3.

5Essayons maintenant de savoir comment ont été réalisés ces Cahiers. À les lire, on doit supposer que l’auteur avait une excellente mémoire, qu’il utilisait des notes prises jour par jour – ainsi (page 206), il parle de ses « tablettes » – mais il devait également se servir de ses archives. Disons maintenant, comme on l’a souvent signalé, qu’une cinquantaine de manuscrits sont déposés à la Bibliothèque de Rennes. Duine a d’autre part gardé toutes les lettres qu’il a reçues et en donne volontiers des passages (page 101).

6Tous les livres et les revues qu’il cite sont signalés avec la date de publication, l’éditeur et la page en question. Nous parlerons plus loin de sa bibliothèque.

7À lire les Cahiers, on imagine le travail considérable que l’abbé Duine a pu faire à partir de 1914. Travail digne d’un chartiste.

8Comment se présente l’abbé Duine d’après ses Cahiers ?

9Après sa mort, en 1924, les notices nécrologiques sont remplies de louanges pour ce prêtre dont l’œuvre scientifique est considérable. Mais pour certains, il laisse le souvenir d’un prêtre original et de caractère difficile. Lorsque Dol célèbre le 30^e anniversaire de sa mort en 1954, le cardinal Roques, archevêque de Rennes, invité mais non présent, écrit : « Irréprochable dans sa conduite, ce prêtre avait été souvent aventureux dans ses idées et peu charitable envers certains de ses confrères qui ne partageaient pas ses manières de voir ». Et le Cardinal ne connaissait pas les Cahiers…

10Nous qui les connaissons maintenant, que pouvons-nous dire ? Le titre de l’article d’André Dufief, « Un étranger parmi les siens », est assez bien choisi. Certains pourraient proposer : « Duine, prêtre malgré lui. » En effet, il nous dit qu’à l’âge de sept ans, il voulut apprendre le latin, ce qui à l’époque était rare, sinon pour les futurs prêtres. Or il n’y pensait pas. C’est sa tante qui l’inscrivit, sans lui dire, au petit séminaire de Saint-Méen, en 1883 (page 40).

11Quand alors notre auteur commence son chapitre « Saint-Méen », la première phrase est : « le Petit Séminaire m’a laissé de mauvais souvenirs » et à la suite de la lecture, on le comprend. L’abbé nous confie alors ses crises de conscience dès 1885 et jusqu’en 1887. Il était, dit-il, « un timide et un faible ». C’est encore sa tante qui l’a fait entrer au grand séminaire. À l’époque, être prêtre était une promotion sociale. J’en ai encore des exemples connus en 1960.

12L’abbé Duine dit « ne pas avoir goût pour la famille ». Il ne craint pas le célibat, au contraire, il estime que « c’est une condition extrêmement favorable à toute vie supérieure où le dévouement à la science et à l’humanité prend le pas sur tous les autres désirs » (page 169). Devenu, comme on le sait, aumônier du lycée de filles, il note curieusement : « Les jeunes filles sont incapables d’objectivité, leur caractère mobile et sentimental troublant sans cesse la clarté de leur vue. » Lorsqu’il est nommé à Vitré, en 1904, il fait l’éloge de madame de Sévigné et écrit : « Lecteur, te le confierai-je (si toutefois tu existes), cette femme est la seule que j’ai aimée. » (page 207). Ce prêtre se veut un homme d’études, ce qui était mal vu de ses confrères. Connaissait-il cette phrase que le moine anglo-saxon, Bède le Vénérable, écrivait au VII^e siècle, après avoir présenté sa bibliographie : « Toute ma vie, je l’ai passée à apprendre, à enseigner et à écrire. » En dehors de ses devoirs pastoraux, l’abbé Duine aurait pu reprendre ces trois mots, apprendre, enseigner, écrire.

Apprendre

13Dès son plus jeune âge, il aime lire et collectionne par la suite un très grand nombre de livres qu’il connaîtra à fond, qu’il annotera, qu’il citera. À la fin de sa vie, il en aura des centaines. La bibliothèque municipale de Rennes, au numéro 351 787, possède le « Catalogue des livres composant la bibliothèque de feu monsieur l’abbé Duine, érudit breton, ancien aumônier des lycées de Rennes, dont la vente aura lieu le lundi 12 juillet à 14 heures et jour suivant, s’il y a lieu, 3, rue Saint-Yves à Rennes » (1925). L’abbé Duine a lu tous les classiques chrétiens et même païens. Un de ses supérieures du grand séminaire lui reproche la lecture de ces derniers. « Ouais, mon fils, me dit-il, ouais, qu’est-ce que j’apprends ? Vous faites des objections ? Vous citez Homère et d’autres choses comme ça ? On dit que votre chambre est pleine d’auteurs païens… » (page 48). Je ne sais pas si cet abbé Tupin avait lu le livre de l’abbé Gaume, Le ver rongeur des sociétés modernes ou le Paganisme dans l’éducation (1851), qui condamnait les classiques païens dans les collèges catholiques4, mais l’abbé Garnier, lui, avait sans doute lu le livre de Gaume : « Il se mit en tête de réformer l’enseignement et de créer des générations nouvelles par l’expulsion, dans les collèges, des classiques païens et l’introduction de Pères de l’Église. Sa diatribe, qui était d’un ignorant, me fâcha et j’eus le tort de témoigner mon sentiment devant quelques séminaristes. J’avais l’impression qu’on nous condamnait à l’imbécillité. » (page 49).

14Lorsque Duine se trouve à Paris au moment de l’exposition universelle de 1900 et qu’il y passe quelques mois en attendant une nomination dans son diocèse, il ne manque pas d’aller à la Bibliothèque nationale, qui demeure son « sanctuaire irrésistible » (page 97). Il y rencontre le conservateur, Léopold Delisle, avec qui il resta lié. Dans une « note rédigée par l’abbé Duine lui-même », conservée dans la bibliothèque de Dinan (G67) et destinée aux éditeurs de son dernier ouvrage, on lit : « F. Duine, ancien élève de l’École des Hautes Études en Sorbonne, membre de plusieurs sociétés savantes de France et de l’étranger, Bréviaires et missel de Bretagne, manuscrits et imprimés, avec une notice sur l’ancien missel de Barbechai par M. Léopold Delisle, membre de l’Institut. L’auteur, dont nous ne ferons pas l’éloge puisqu’il a été fait à maintes reprises par les recueils qui ont le plus d’autorité dans le monde savant, a établi dans cet ouvrage, etc. » Suit l’analyse du livre. À la fin, Duine nous dit : « Enrichie d’une notice de l’illustre M. Delisle et de lettres envoyées à l’auteur par quelques-uns des membres les plus distingués de l’Institut, cette nouvelle publication fera époque dans la librairie bretonne. » On peut supposer que François Duine, en bonnes relations avec L. Delisle, avait prévu d’avance que ses Cahiers seraient déposés à la Bibliothèque Nationale après sa mort.

15De plus, il est auditeur libre à la Sorbonne et à l’École pratique des Hautes Études, peut-être à la V^e section fondée en 1886. Il suit également les cours de Gaston Paris au Collège de France.

16François Duine ne peut se passer de lire. Lorsqu’il change de résidence, son premier soin est d’emballer ses « doux trésors » (page 122). Cet amoureux de la nature et des promenades solitaires est souvent vu un livre à la main…

L’enseignement

17L’abbé Duine aime enseigner. Il dit son plaisir d’enseigner à l’institution Saint-Martin. Citons-le : « L’enseignement m’attirait comme moyen d’acquérir une influence morale et comme exercice de précision pour mes connaissances et de clarté pour ma parole. Être un maître écouté… fut-ce par des petits enfants a toujours été un idéal qui m’a ravi. » (page 70). Il a du succès à Juilly en 1898 (page 126). La grande chance de sa vie fut, grâce à son ami Georges Dottin, d’être nommé en 1906, aumônier des lycées de garçons et de filles à Rennes. On le sent heureux dans ce milieu. Il sait qu’il est écouté par ceux qui viennent suivre ses cours.

18Dans un chapitre intitulé « L’aumônerie du lycée », il commence par l’histoire de ses prédécesseurs et, jusqu’à la page 325, consacre ce chapitre à ce métier qu’il aime. Nous lisons l’éloge de l’Université qui, « reconnaissant la conscience, la raison, l’expérience, comme principes directeurs, peut se réformer, s’adapter, se renouveler et devenir le sel de la terre ». En notre période de multiples réformes, il est bon de relire cette phrase.

19L’aumônier a des classes jusqu’au baccalauréat. À ce propos, remarquons que lui-même pendant son année de rhétorique en 1887, avait été obligé de passer cet examen, ce qui était encore rare, même chez les laïcs, sauf dans les milieux bourgeois. Or, nous dit l’abbé, il fut refusé à l’oral, n’ayant pas pu répondre au professeur d’histoire « sur l’état de l’Allemagne dans les X^e et XI^e siècles ». Voilà de quoi s’étonner. Comment le programme d’histoire pouvait-il comprendre le passé de l’Allemagne dans le Haut Moyen Âge ?

20L’abbé Duine est également aumônier du lycée de filles. Il en est heureux et écrit : « L’Église a commis une faute irréparable en ne créant pas et en ne dirigeant pas elle-même, à l’heure où il lui était possible et facile de barrer la route à l’université. Elle s’est alliée au bonhomme Chrysale. Elle n’a rien compris de l’avenir. » Il dit plus loin (page 333) : « Assurément, la fondation des lycées de jeunes filles est des œuvres capitales de la République et l’une de celles qui auront l’influence la plus considérable et la plus lointaine sur la société française. Je m’en réjouis, pourvu qu’on ne néglige pas l’éducation morale et que les maîtresses donnent à leurs élèves une direction spirituelle. » C’est ici la dernière phrase des Cahiers.

21Notons enfin que, un peu plus haut, Duine souhaite « que l’Église encourage les professeurs catholiques de l’université qui se groupent depuis décembre 1910 et dont la vitalité morale et religieuse pourrait lui être si favorable ». En marge, il signale la création du Bulletin des professeurs catholiques de l’université, créée par Joseph Lotte. Sans doute ne savait-il pas que Lotte était un ami de Charles Péguy et que ce mouvement allait donner naissance à ce qu’on a appelé « la Paroisse Universitaire », qui joua un grand rôle dans la vie de l’Église et, tout en se transformant actuellement, peut le jouer encore5.

Écrire

22La troisième vocation de Bède le Vénérable, l’abbé de Duine l’a observée admirablement. Ses travaux sur Lamennais, sur l’histoire de Dol et d’autres sujets historiques, sont innombrables et tous n’ont sans doute pas encore été publiés. Il est conscient de la valeur de ses études et se moque de ceux qui les critiquent. Dans une note conservée dans un manuscrit de la Bibliothèque municipale de Dinan (S26), il écrit à propos de son livre Les origines bretonnes. Études des sources, question d’hagiographie et Vie de saint Samson, paru en 1914 : « Cet ouvrage est non seulement une étude hagiographique mais une étude de pensée libre qui ne se laisse pas juguler par les chiens de l’Inquisition. Si mon travail pénètre en Bretagne dans les milieux auxquels j’ai songé, il contribuera à répandre une méthode purement scientifique. »

23L’abbé Duine aime l’histoire et regrette qu’elle ne soit pas enseignée dans les séminaires, en particulier, dit-il, l’histoire de l’Église. Il n’est pas le seul, et j’ai même entendu dans ma jeunesse, un professeur de droit de Paris me dire que, si elle était enseignée, c’était par le cuisinier…

24L’abbé Duine est historien de la Bretagne, en particulier de son pays de Dol. Mais il a été surtout le grand spécialiste de l’histoire des saints de Bretagne dans le Haut Moyen Âge et, je l’ai dit plus haut, c’est ainsi que je l’ai découvert en 1966.

25Avant lui, on en était resté aux récits légendaires que le frère dominicain Albert le Grand avait écrits au XVII^e siècle et qu’une équipe de trois chanoines de Quimper avait réédités en 1901. C’était l’année de la mort de La Borderie, qui, lui, avait écrit une Histoire de Bretagne en 1896, dans laquelle il utilisait les Vies de saints sans grande critique.

26C’est alors qu’à Paris, nous dit l’abbé Duine (page 182), « l’hagiographie bretonne se laïcise ». En effet, Ferdinand Lot et ses disciples Robert Fawtier et Robert Latouche exercent leurs méthodes critiques et même hypercritiques sur différentes Vies de saints bretons.

27Lorsque Ferdinand Lot parlait des Vies de saints, il écrivait : « Bien peu de ces Vies sont sincères, épurées. L’immense majorité n’est qu’un odieux fatras. L’hagiographie est une basse littérature comme de nos jours le roman-feuilleton6. » Ferdinand Lot ne se souvenait pas de ce que Fustel de Coulanges disait dès 1888 : « Les Vies de Saints sont aussi de l’histoire… » et il termine un long passage sur ces textes par ces mots : « C’est ainsi que les Vies des saints nous instruisent sur les mœurs des hommes, sur le courant de la vie du temps, sur les pratiques judiciaires, sur l’administration même et le gouvernement7 ? »

28François Duine a donc été l’un de ceux qui a remis en honneur l’étude scientifique des textes hagiographiques. Il y pense très tôt. Il écrit à la page 184 :

« Depuis plusieurs années, lorsque je vins à Guipel, j’étais hanté par ce dessein : répandre dans notre monde provincial les résultats acquis par le savant et relever le niveau des études hagiographiques parmi ceux qui s’intéressent à l’histoire de leur pays en publiant de nouveaux textes et en mettant par terre la méthode d’autorité qui, au lieu d’argumenter par analyse des sources, bataille avec les noms de Lobineau et de La Borderie. »

29Duine commence ses travaux par saint Samson de Dol, le patron de sa ville natale. Le dernier éditeur de la Vie ancienne de saint Samson de Dol, Pierre Flobert, 1997, les cite tous8. Les travaux sur l’hagiographie sont encouragés par M^gr Duchesne, qui écrit à son jeune ami le 28 août 1904 : « Je crois que c’est vous qui écrirez le livre définitif sur l’hagiographie bretonne9. » En 1922, Duine publie le Mémento des sources hagiographiques pour l’histoire de la Bretagne jusqu’à la fin du XIII^e siècle qui, dit-il, « met en pièces les tableaux créés par La Borderie et sape ses procédés de conservateur romantique ». Et il ajoute : « Ce petit livre, qui a exigé tant de zèle obscur et un si parfait désintéressement, causera des scandales à sa manière et m’attirera probablement des semonces vénérables. Tant mieux, le labeur de plume et de vérité est ainsi une vertu. » Plus loin, il rapporte le mot de M^gr Duchesne : « C’est vous le saint Pierre du paradis breton. » Et il ajoute : « De vive voix à Saint-Malo, il a loué mon œuvre. Puisse ce brevet de l’illustre historien en imposer un peu aux inquisiteurs de notre diocèse. »

30Monseigneur Duchesne, qui était beaucoup plus âgé que Duine, avait lui aussi beaucoup écrit sur l’histoire religieuse de la Bretagne. Entre ces deux hommes, une amitié était née. Dans ses Cahiers, il consacre tout un chapitre à M^gr Duchesne. Il va même très loin puisqu’il écrit : « Il est bien le père du modernisme, c’est-à-dire du système qui veut faire de l’histoire librement sans entrer en conflit avec la doctrine religieuse, mais aussi sans se soucier des données théologiques. » Suit tout un développement très intéressant sur la personne et l’œuvre de Duchesne et spécialement tout ce qui concerne la Bretagne. Quelquefois, il n’était pas en accord. Duine le signale et écrit : « Il rédigea d’abord une réplique puis m’écrivit : “je ne l’ai pas publiée pour ne pas vous ennuyer et déclencher une controverse entre deux augures”. »

31Après la mort de M^gr Duchesne, dans les Annales de Bretagne de juillet 1922, l’abbé Duine fait un éloge de cet homme « qui au milieu d’études plus générales ou plus lointaines ne cessa jamais de s’intéresser à l’érudition bretonne ». Duchesne, dit-il, désirait vivre en paix autant que possible avec La Borderie qui était l’aîné, mais un aîné de formation romantique et de tempérament despotique et il termine ainsi cette nécrologie : « Duchesne signait parfois clericus aletensis. La cité d’Alet conserve donc avec un orgueil légitime la mémoire de cet érudit de génie qui a été un des représentants le plus curieux du caractère breton, prêtre d’une irréprochable dignité de vie, historien d’une intelligence séduisante et d’une probité finement têtue. »

32François Duine eut lui aussi de nombreux disciples, parmi lesquels André Oheix et Dom Gougaud : « Ma gloire à moi, si j’ose ainsi parler, c’est de n’avoir pas été sans influence sur M. Oheix et sur Dom Louis Gougaud. » René Largillière qui publia en 1925, Les saints et l’organisation chrétienne primitive de l’Armorique bretonne (rééd. 1995), écrit dans sa préface : « Je ne peux dire que j’étais l’élève préféré. Il acceptait malgré sa vue chancelante de revoir mes manuscrits ; jusqu’à son dernier jour, il répondit à mes demandes de renseignements… »

33François Duine se dit « ermite breton de Dol » et vit rue Saint-Hélier, dans sa « tour d’ivoire ». Il travaille beaucoup, accumule les notes, publie dans des revues – jusqu’au moment où, selon Dottin, l’autorité ecclésiastique lui interdit, c’est-à-dire en 1914.

34Remarquons que c’est à cette époque qu’il commence ses Cahiers. Mais s’intéresse-t-il à l’histoire politique et sociale de son temps ? Son lecteur doit se poser cette question.

35Lorsqu’il naît à Dol le 8 mai 1870, la France est en guerre avec l’Allemagne, et le 4 septembre, la République est proclamée. La Bretagne a pu être surprise, elle, qui au plébiscite de napoléonien avait voté 530 000 voix pour, 48 000 voix contre. Pourtant, les élections de 1871 sont plutôt favorables à Thiers et aux législatives du 20 février 1876 le candidat républicain l’emporte à Quimper. Après la démission de Mac-Mahon en 1879, c’est Grévy qui est président de la République jusqu’en 1887. Or, c’est à cette époque que les lois de Jules Ferry concernant l’école laïque sont votées. L’abbé Duine n’en dit pas un mot. Aux élections de 1885, les Bretons réagissent contre la politique anticléricale de Jules Ferry et la droite l’emporte10.

36En 1898, lorsque François Duine quitte le collège de Saint-Lô, nous sommes en pleine « affaire Dreyfus ». Cette fois, notre clerc en parle longuement, cite une lettre de son ami Dottin et même, signale que c’est à cette époque que le mot intellectuel devient courant dans notre langue. C’est ce que dit plus tard, en 1997, Michel Winock dans son livre Le siècle des intellectuels : « Cet ouvrage tente de retracer l’histoire des intellectuels au sens que ce mot a pris lors de l’affaire Dreyfus en 189811. » L’année suivante, l’ex-abbé Trochu, un ami de Joseph Turmel, dont nous reparlerons, fonde l’Ouest-Éclair. Ce n’est que plus loin que l’abbé Duine consacre un long développement à ce personnage, haut en couleur. « Lire Ouest-Éclair, se souvient un paroissien, c’était comme aujourd’hui lire L’Humanité », écrivit Yves Lambert12.

37En 1902, François Duine, qui depuis 1898 était au collège de Juilly, doit le quitter. L’année suivante, les lois Waldeck-Rousseau et Combes interdisent l’enseignement aux Congrégations religieuses. L’abbé Duine n’en dit rien et évoque incidemment Combes à la page 159. En 1905, est votée la loi de séparation de l’Église et de l’État. Beaucoup de députés bretons ont voté contre. Notre clerc en parle à peine, sinon pour condamner ceux qui « lèvent la hache sur l’édifice centenaire du Concordat ».

38Plus long est le récit des inventaires des biens d’églises à Vitré (page 211). Notre mémorialiste ignore sans doute les incidents de Dinan : une jeune couturière de Dol, Yvonne Cozic, qui a cassé son parapluie sur la tête d’un cheval en criant « au voleur », est condamnée à 25 francs d’amende avec sursis13 ! La fin du Concordat a eu des conséquences en Bretagne pour les élections de 1906. Le « Parti la France », soutenu par le clergé, parvient à faire élire à droite la majorité départementale.

39Pourtant, la gauche s’agite surtout dans le monde ouvrier. L’abbé Duine semble ignorer les conflits sociaux de l’époque ou du moins n’en parle pas. Il est vrai que c’est surtout à Brest, à Nantes et dans d’autres ports de la Basse Bretagne que les incidents ont lieu. Plus près de Dol, on parle du progrès du « socialisme breton ». On se souvient que Waldeck-Rousseau a été député de Rennes. Des « bourses du travail », des « maisons du peuple » sont fondées. On a calculé que de 1892 à 1908, les syndicats passent en Bretagne de 55 à 300. Le syndicat ouvrier des Côtes-du-Nord est créé en 1910 ; à Fougères les ouvriers de la chaussure sont en grève.

40Les événements qui précèdent la guerre de 1914 sont peu signalés. Mais au contraire, par la suite, la guerre tient une plus grande place dans les Cahiers. Il est vrai que c’est en 1914 qu’ils commencent à être rédigés.

41Dernière question. Quels étaient les rapports entre François Duine et l’argent ? Dénonce-t-il le capitalisme ? Rarement. Il remarque que les prix augmentent pendant la guerre, que son traitement est de 3 000 francs pour les deux lycées. Il fait rétablir son indemnité de logement, qui avait été supprimée par le proviseur. C’est tout.

42L’abbé Duine, comme le note Georges Dottin dans sa notice nécrologique, vit très pauvrement, fait des économies pour acheter des livres. « Quelques jours avant de mourir, il avait fait, enfin, l’emplette d’un chapeau. Le vieux chapeau qu’il portait depuis des années rougeoyait à vue d’œil et, en dépit de la teinture noire où sa servante le passait, affectait aux dires de certains, des teintes cardinalistes14. »

43C’est évidemment surtout à l’histoire de l’Église, particulièrement en Bretagne, que l’abbé Duine s’intéresse. Et encore, il ne parle pas de l’évolution des chrétiens, qu’Yves Lambert a noté dans Dieu change en Bretagne. Sans doute cet auteur parle surtout de la Basse Bretagne, mais dans le pays gallo, les pratiques religieuses se transforment et la liberté des mœurs est évidente. À une seule reprise, Duine parle, à la page 177, du « paganisme des paysans ».

44C’est en 1893 que l’abbé Duine est ordonné par M^gr Labouré. Il nous parle incidemment de cet évêque qui était loin d’être libéral. Un texte étranger à nos Cahiers peut être cité. Devant 390 prêtres, l’évêque dit : « Il paraît qu’il y a de jeunes abbés qui s’occupent d’œuvres sociales comme si dans notre pays de Bretagne la question sociale existait. Je leur interdis. Qu’ils imitent leurs aînés dans le sacerdoce et qu’ils se consacrent, comme ceux-ci l’ont toujours fait, aux associations en usage dans ce diocèse, Association d’enfants de Marie, confrérie des filles du Sacré Cœur15… »

45Nous sommes encore sous le pontificat de Léon XIII, le pape du « ralliement », Duine en parle peu, sinon en termes favorables.

46À partir de la page 149, François Duine présente le diocèse de Rennes et à la page 159, il note « que la chute du ministère Méline en 1898 marque la fin de cette politique de conciliation à laquelle le grand pape avait travaillé ». Suit alors la présentation de l’Église sous Pie X de 1903 à 1914. Pour lui, « pidisme » et « combisme » sont sinonymes. L’encyclique Pascendi de septembre 1907, qui a précédé de six mois l’excommunication de Loisy, est évidemment évoquée. Duine écrit (page 153) : « Les encycliques de Pie X lui ont appris que l’étude ne conduit à rien de bon et qu’on doit être excessivement en garde contre les livres et les revues. »

47Parmi les victimes du « modernisme » politique figure Laberthonnière. Or Duine ne le présente pas ainsi et marque son hostilité à ce prêtre oratorien alors qu’il est Juilly (page 125). L’abbé Laberthonnière « était un partisan de la démocratie telle que l’entendait M. Marc Sangnier qui dirigeait le Sillon » (page 135). Duine ne comprenait pas sa philosophie et écrit même à la page 141, note 35 : « J’ai cru longtemps qu’on exagérait en disant que toute production de Laberthonnière était condamnée à l’avance et qu’il avait donc défense romaine de rien imprimer. Mais le fait est exact. Comme le monde profane, dont parle l’épître johannique mon ancien supérieur, totus in maligno positus est ne peut créer que l’erreur. Sur ce point, je suis pleinement de l’avis de la très sainte Inquisition. » Voilà qui est un peu excessif lorsqu’on connaît l’importance de l’œuvre de Laberthonnière et son rayonnement auprès des jeunes16.

48Au contraire, curieusement, Duine est un ami de Joseph Turmel qui, tout en ayant perdu la foi, gardait sa soutane et ses activités pour ne pas chagriner sa mère. Après avoir fait le long passage sur M^gr Duchesne, Duine consacre 15 pages à Turmel dont d’ailleurs il avait déjà parlé17.

49Il explique longuement sa crise de conscience et évoque ses recherches en exégèse. Plus loin (page 251), il note « que l’année 1896 est capitale dans l’histoire de l’activité intellectuelle de M. Turmel et dans le mouvement des idées au milieu du clergé de France ». C’est en effet l’année où Loisy fonde la Revue d’histoire et de littérature religieuse qui, par suite, eut jusqu’à 300 lecteurs. Turmel était alors forcé d’écrire sous des pseudonymes, Duine en cite quelques-uns (pages 255 et 285). L’abbé Saltet en découvre d’autres dans un livre que Duine appelle : « Travail prodigieux de patience et de haine18. »

50Duine continue à avoir de bonnes relations avec Turmel. À la page 262, il porte un jugement d’ensemble sur l’œuvre du « théologien rennais » : « Il a dressé de belles synthèses qui manquaient. Ses études sur le dogme du péché originel ou de l’Immaculée conception sont des œuvres d’une érudition théologique qui ne saurait être dépassée. Turmel a le sens de l’évolution des dogmes. Turmel peut être qualifié de “Voltaire de la théologie”. Ce titre n’est pas fait pour lui déplaire […]. » Plusieurs fois je lui ai dit en riant : « Vous serez plus tard un père de l’Église… » Dans un paragraphe intitulé « L’abbé Turmel (suite) », il admire son ardeur au travail intellectuel et respecte l’austérité de ses mœurs. Il tente d’expliquer la situation de « cet aîné dans la vie sacerdotale, ce compagnon de route par suite des circonstances. À l’occasion, dit-il, je le défendrais. Mais j’ai le droit de parler de lui – à mon cahier – librement ». Plus loin, il écrit à la page 267 : « et je retournais à sa maison m’apercevant que je lui étais très attaché ».

51Nous sommes à la veille de la Guerre. Pendant le conflit, Duine parle de longues conversations avec celui qu’il appelait « le monstre » en expliquant, « j’emploie le mot monstre avec sympathie pour marquer sa puissance et son étrangeté ». Mais, plus loin, il écrit à la page 285 : « Dans ma vie privée, le principal événement est ma rupture avec l’abbé Turmel que je me suis efforcé de produire plutôt en décousant qu’en déchirant. Ce n’est pas sans un vif regret que j’ai pris ma détermination. Mais il était incapable d’amitié. »

52Duine est un témoin irremplaçable de l’histoire du modernisme dans le diocèse de Rennes. Il consacre tout un chapitre à ce diocèse. Il est pris entre son intérêt pour les recherches nouvelles et sa fidélité à l’Église. En 1908, dans une lettre à l’ex-abbé Houtin, que cite Émile Poulat, il écrit : « Parfois, je suis accroché en cours de route par un jeune loisyste qui me ravit par sa manière dont il tire des doctrines modernistes, un catholicisme très sincère, très profond et très intelligent19. »

53Duine a trouvé un moyen pour s’évader de ce monde trouble : partir en Angleterre. À la page 109, il titre Apud Britannos. Grâce au révérend Baring-Gould, il est introduit dans la société anglaise et s’y plaît beaucoup. En 1904, il y retourne pour « s’évader » de sa paroisse de Guipel où il souffre beaucoup. Il se plaît dans ce comté du Devon, proche de la Cornouaille, et peut poursuivre ses études sur les Vies de saints et les chants populaires. À partir de la page 113, il fait un portrait flatteur de cet anglican et de son entourage : « On pourrait, dit-il (page 117), appliquer à M. Baring-Gould, l’éloge que le vénérable Bède décernait à un abbé : vir per omnia doctissimus. » Duine admire le paysage anglais et rêve d’être enterré dans un cimetière marin près de Tenby. Duine voudrait même une entente entre les Églises romaine, anglicane et même orthodoxe. En cela, il est bien le contemporain de l’abbé Fernand Portal, que connaissait Turmel, mais que Duine semble ignorer20.

54En conclusion, on peut penser que le lecteur qui refermera ce gros volume sera peut-être étourdi par l’abondance des informations sur l’histoire de cette époque et de l’Église, particulièrement en Bretagne. Il ne pourra qu’admirer l’art avec lequel l’abbé Duine présente sa vie, au milieu de tous ces clercs dont il trace les portraits avec souvent quelque ironie. Comme l’écrit E. Jarry, « l’abbé Duine était un passionné. Il vivait dans l’alternance d’exaltations ou d’épanouissements, de dépression ou d’irritation. Mais il savait exprimer avec un grand talent ces sentiments21 ».

55Après l’édition de ses Cahiers, il faudra faire celle de ses lettres. En 1924, aux obsèques de l’abbé Duine, M. Étienne Dupont, au nom de la Société historique et archéologique de l’Arrondissement de Saint-Malo, disait : « Obligeant envers ses confrères, il fut fidèle à ses amis ; il leur écrivait des lettres exquises, des billets charmants, “L’abbé Duine épistolier”. »

56Ce grand écrivain est également un grand historien qui laisse une œuvre toujours valable sur Lamennais, sur le pays Dolois, sur les Vies des saints Bretons. Paris le savait puisque l’Académie des inscriptions et Belles Lettres lui a décerné, en 1923, une médaille et qu’il allait bientôt recevoir le titre de « Correspondant de l’Institut ». L’abbé Duine a sa place parmi les clercs qui, à la fin du XIX^e siècle et au début du siècle suivant, ont joué une grande place dans la culture religieuse de la France et dans l’histoire de l’Église. M^gr Duchesne, Laberthonnière, Lagrange, Portal, Vacandard et même Loisy et Turmel, figurent dans ce Dictionnaire des Sciences religieuses, dont j’ai déjà parlé22, François Duine doit désormais les rejoindre.