Noël 1916
p. 283-285
Plan détaillé
Texte intégral
1La conscription est terrible cette année… Notre pauvre fermier Fouté vint pleurer ici le désastre de sa famille ; on lui arrache son fils, son unique soutien. « Nous étions si heureux », disait son pauvre père. Je cherchais à le consoler. « Ah ! notre bourgeois, je ne le reverrai plus ! », et il pleurait davantage encore. « Quand le roi des rois naquit à Bethléem, les anges aussi convoquèrent les bergers, mais c’était pour adorer l’enfant et chanter des cantiques de joie autour de sa crèche. »
2Ainsi parlait Féli de Lamennais, en 1812, dans une lettre à son frère. Un prêtre, s’il élevait aujourd’hui dans une église la même voix sainte et attendrie, serait honni par tous les évêques et archevêques, à tire d’imbécile, et serait traité par les journaux et les fonctionnaires en ennemi du genre humain. Cependant le président des États-Unis, M. Wilson, demande à chacun des belligérants de déclarer ce qu’il veut, quels sont ses buts de guerre. Et, dit Le Journal de Genève, du 24 décembre, « en prononçant avec tant de conviction ce mot de paix qui, est, à cette heure, au fond du cœur des plus braves, il a ouvert dans cette sombre veille de Noël, au milieu de la fumée des batailles, une échappée sur le bleu du ciel ».
Fin d’année
« Je ne me porte pas très bien, m’écrit le révérend Sabine Baring-Gould ; j’espère pourtant qu’après la paix j’aurai encore le plaisir de vous revoir. Nous visiterons ensemble les universités d’Oxford et de Cambridge. Mais quand finira cette guerre terrible ? »
2 janvier 1917
3C’était ce matin l’enterrement de « vénérable et discret messire Émile Gille », lumière de l’Inquisition diocésaine. Quoi ! s’écriait avec indignation une dévote, en revenant du cimetière, il n’y avait que des chanoines devant, et personne derrière ; le saint est mort et l’on ne pleure pas ! Sans doute, m’a dit une religieuse, M. Gille avait des qualités, mais « nos sœurs » l’estimaient sans amour, comme une porte de prison.
13 janvier 1917
4M. Jean Allenou, élève de l’École des chartes, est inhumé aujourd’hui à Guingamp, dans la tombe de son père, décédé au même âge, et de la même maladie. M. Jean Allenou préparait un travail sur le temporel de quelques évêchés bretons lorsqu’il se présenta, rue Saint-Hélier, en septembre 1915, au nom de mon ami, M. André Oheix. Nous fûmes liés rapidement. C’était un charmant disciple que les dieux m’offraient. Il est mort à Rennes, chez sa mère, le 10 janvier 1917. Il avait 29 ans. Les marques de sympathie et de confiance qu’il m’a données, surtout durant sa dernière quinzaine, me rendent ce deuil cruel, et me font sentir davantage la disparition de ce cher Oheix, qui était mon bon compagnon de route sur les chemins celtiques, et quel compagnon bienveillant et spirituel, docte et délicat ! Du moins notre pauvre Jean est mort entouré de soins affectueux : il avait sa mère, et une tante qui portait sur lui le trésor de sa tendresse, et ce bon docteur Oriou, qui l’avait vu naître et qui aime les gens d’étude. Ah ! pas une main amie ne pressera ma main, pas un bras maternel ne soulèvera ma tête abattue. C’est bien. Il ne faut pas se plaindre. Seul le silence est grand. Mais on voudrait laisser dans un livre une pensée vivante et agissante, son âme. « Je te recommande ces pages dans lesquelles subsiste ma vie. » Notre Jean a pu nous dire cela. À qui pourrais-je le dire ? Et il est parti avec un cœur plein d’espérance, semblable à celui qui gagne et non pas à celui qui perd le prix :
« Quegli che vince, e non colui che perde1 ! »
4 janvier 1918
5Me voici qui ouvre à nouveau mon cahier abandonné depuis si longtemps. La mort de Jean Allenou m’a entraîné, en effet, dans la publication d’une Enquête par tourbe, ordonnée par Henri II, roi d’Angleterre. Ce document concerne les marais, territoire et église de Dol. Jean avait l’intention de prendre ce sujet comme thèse de doctorat en droit. J’ai voulu rendre service à ma petite patrie, et sauver de l’oubli noir le nom de mon ami, en ne laissant pas mourir avec celui-ci un projet utile. J’ai réuni ses notes, je les ai vérifiées, je les ai complétées avec les miennes, et j’ai traité ce travail comme un appendice à ma Métropole de Bretagne, parue en décembre 1916. La classification de mes fiches m’a conduit à une revue attentive et minutieuse des vies de saints contenant quelque particularité sur notre province, si bien que le 1er janvier 1918, j’ai mis la dernière main à un Mémento des sources hagiographiques de l’histoire de Bretagne2. Ce mémoire figurera dans le recueil de la Société archéologique de Rennes. Grâce à cet organe, mon travail fera pénétrer dans les milieux de l’École sentimentale, et parmi les simples amateurs, la méthode critique et les résultats acquis. Quelque vingt années après l’apparition de l’Histoire de Bretagne, je mets en pièce les tableaux créés par La Borderie, et je sape ses procédés de conservateur romantique. Ce petit livre, qui a exigé tant de zèle obscur et un si parfait désintéressement, causera du scandale à sa manière et m’attirera probablement des semonces vénérables. Tant mieux ! Le labeur de plume et de vérité est ainsi une vertu. Voilà donc pour ma vie publique, si j’ose dire. Dans ma vie privée, le principal événement est ma rupture avec l’abbé Turmel, que je me suis efforcé de produire plutôt en décousant qu’en déchirant. Ce n’est pas sans un vif regret que j’ai pris ma détermination. Mais il est incapable d’amitié. Je n’ajoute rien, par respect pour le passé3. Mon programme littéraire, pour cette année est de terminer mon Cahier de souvenirs et observations.
Notes de bas de page
1 « Ceux qui gagnent, pas celui qui perd », Dante, La Divine Comédie – L’Enfer, chant XV.
2 Oh ! depuis le 1er janvier, j’ai fait des retouches à ce volume ! et quelques-unes importantes.
3 Avec son numéro d’octobre 1922, la Revue d’histoire et de littérature religieuses prit fin. Turmel y était Edmond Perrin, Louis Coulange, André Lagarde, et peut-être un ou deux autres en plus. Cette année-là, et l’année précédente, il mena contre le cardinal Billot une polémique à la fois savante et amusante.
Voici une liste bibliographique d’articles écrits par Turmel sous des pseudonymes divers :
– Alphonse Michel, Confessions et absolutions données par écrit (dans Revue d’Histoire et de Littérature Religieuses, mars 1921).
– Armand Dulac, Quelques textes de Walafrid Strabon relatifs à l’Eucharistie (mars 1921).
– Edmond Perrin, Le cardinal Billot et le dogme du péché originel (juin, septembre 1921).
– Armand Dulac, La doctrine pénitentielle de Saint Augustin (juin 1921).
– Hippolyte Gallerand, La rédemption dans Saint Augustin (janvier 1922).
– Henri Delafosse, Nouvel examen des lettres d’Ignace d’Antioche (juillet et octobre 1822).
– Edmond Perrin, Le cardinal Billot et la prophétie de la parousie (juillet 1922).
En cette fin d’année 1923, Turmel est dans la joie parce que M. Couchoude, un protestant libéré de tout dogme, veut fonder une collection qui soit l’antithèse de la collection « Science et religion » publiée par la librairie Bloud (ou librairie des apologètes), et Turmel a promis plusieurs opuscules à la nouvelle entreprise (sur Saint Ignace d’Antioche, sur Saint Augustin, sur la confession).
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Un ingénieur de la Marine au temps des Lumières
Les carnets de Pierre Toufaire (1777-1794)
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