1Ottaviano degli Ubaldini, de Florence, que Dante a mis dans L’Enfer, était du parti impérial, du parti laïque, bien que cardinal. Il disait une fois que, s’il avait une âme, il l’avait perdue pour les Gibelins. L’abbé Joseph Turmel, qui vit comme un saint homme de chat, perdrait volontiers son âme, s’il croyait en avoir une, pour assurer la ruine des papes et le triomphe de l’anticléricalisme le plus chaud et du rationalisme le plus glacial. Ceci est une histoire psychologique qui vaut la peine d’être contée, et qui est d’ailleurs caractéristique de la vie intellectuelle et morale de notre temps.

2Il est né à Rennes le 13 décembre 1859, dans la rue de Saint-Malo, en quelque renfoncement de ce quartier populaire, dont l’aspect et la réputation, surtout jadis, n’avaient rien de séduisant pour la dévotion et la vertu. Son père vendait des fagots et sa mère faisait de la galette. En ce temps-là, la capitale bretonne était renommée et elle l’est encore maintenant pour ses crêpes de sarrasin et son cidre. Ce qui me console de te voir partir jusqu’à Rennes, disait un Vannetais à son gâs, c’est que tu trouveras là de bonne boisson et de bonne galette. Joseph Turmel était l’aîné de deux frères et d’une sœur. Son cadet, l’abbé Jules, né en 1865, fut vicaire de campagne, puis jésuite, puis missionnaire à Cayenne, puis attaché au clergé colonial dans le sud de l’Algérie, puis bon petit rentier à Cesson, auprès de Rennes, où il s’abstient de toute relation avec le clergé. Son plus jeune frère, élève de Saint-Méen, se plaignait amèrement d’être enfermé dans une pareille cage, ce qui le fit surnommer « Cajô », par la gent écolière ; plus tard, il devint pousse-wagon dans les chemins de fer et maudisseur de curés. Au total, la progéniture a mal tourné, au point de vue de l’orthodoxie.

3Joseph Turmel n’aurait jamais songé à être un homme d’Église, s’il n’avait été empoigné, entre douze et treize ans, par l’abbé Gendron, un des types curieux du clergé rennais. Il faut s’y arrêter.

4Quand un adolescent lui plaisait, l’abbé Gendron cherchait à le saisir, le confessait immédiatement et voulait en faire sa chose animée de son souffle. Tous les moyens lui étaient bons, depuis les débordements de la tendresse jusqu’à l’action des terreurs de l’enfer. Il n’a réussi pleinement qu’avec Joseph Turmel qui avait pour son maître quelque chose de l’attachement que Quasimodo portait au mystérieux archidiacre de Notre-Dame. M^gr Guillois disait en souriant : « Gendron ? C’est sa mère ! »

5L’abbé Gendron était un homme très passionné. Originaire de Vitré, et de la paroisse Notre-Dame, qui était en lutte avec la paroisse Saint-Martin, il répondait à un fidèle martinien qui célébrait la hauteur et l’élégance de son clocher : « Je ne l’ai jamais vu ! » Devenu aumônier des aliénés à Rennes, il se levait cinq minutes avant de célébrer la messe et se précipitait à l’autel sans s’être décrassé. Fort indépendant, il critiquait toutes les autorités, et non sans pointes qui enfonçassent. Il glorifiait la papauté, et discutait le pape ; il magnifiait l’Église et l’épiscopat, mais l’Église qu’il ne voyait pas et les évêques qui lui étaient inconnus ; il méprisait les prêtres et détestait l’armée, mais il exaltait la cléricature et la patrie. Il fit partie du très petit groupe libéral qui avait son centre à l’Oratoire de Rennes. Son modérateur était le docte abbé Motais, et son ami était l’abbé Richard, homme de confiance du cardinal. Cette trinité se défendit, et ses membres se firent décorer les uns les autres du camail. Aussi, lorsque les Oratoriens entrèrent dans la lutte que j’ai racontée, M. Gendron déclara très haut : « Je suis la créature du cardinal, je romps avec les ennemis. » Pour toute réponse, les Oratoriens lui envoyèrent une baignoire pleine d’eau. Ce trait, qui faisait allusion à sa malpropreté connue, amusa beaucoup.

6L’abbé Gendron avait des colères de nerveux, et ressemblait alors au lion, lequel, dit Homère, cédant à son impétuosité, à sa force, à son courage indomptable, fond sur les troupeaux pour assouvir la faim qui le dévore ! Avec cela, chose curieuse, il avait des silences et des prudences d’espion ou de conjuré. Dans leur comédie du Baron de Capperouge, les Oratoriens comparaient Jean de Rondo – et ce mot peignait son obésité – à une taupe, dont il avait les manières souterraines. Un de ses ennemis l’avait peint quelques années plus tôt, en rendant compte d’une brochure anonyme, qui était intitulée Le clergé français en 1890. Cette pièce qui était parue le 6 août de la dite année, arrivait à sa troisième édition le 18 novembre. Elle fut lue et commentée. Œuvre de l’aumônier du collège Sainte-Barbe1, l’opuscule fut attribué dans notre ville à l’abbé Gendron, et jugé détestable parce que l’auteur présumé était détesté. Un vicaire-général, M. Delafosse, envoya au Journal de Rennes, le 22 avril 1891, un article signé de trois étoiles, qui ne discutait pas les idées, mais qui faisait le portrait de l’écrivain supposé. Celui-ci, disait le critique, « est évidemment un homme discret, né tel, et, de plus, habitué à faire son chemin sous terre, ou à marcher dans l’ombre, puisqu’il a commencé, nous apprend-il, par répandre ses idées sous le manteau, à voix basse, comme en silence, peut-être par signes ! » On voit parfaitement que c’est un « homme d’humeur chagrine, qui s’isole et réfléchit seul avec lui-même, sans échanger beaucoup ses pensées avec ses frères dans le sacerdoce ». Oui, l’on rencontre parfois de ces moralisateurs, impropres à rien de bon, « à cause de leur caractère… insupportable ».

7Lorsque cette satire parut, à la grande joie du clergé rennais, l’abbé Turmel qui était professeur au grand séminaire, envoya une carte au vicaire-général, sur laquelle il avait écrit qu’un homme, dont le bagage littéraire consistait en quelques chansons grivoises à l’usage des presbytères, n’avait pas le droit de jeter le ridicule sur un prêtre d’une vie irréprochable. C’est un geste chevaleresque de M. Turmel, je le note, nous n’en trouverons pas un second.

8La qualité vraie de M. Gendron était la distinction de son goût littéraire et de sa prédication. Il aimait Sainte-Beuve. Il y goûtait la finesse d’analyse psychologique et l’art de bien dire. En dehors des Lundis, il ne connaissait rien. Jamais homme ne fut davantage l’homo unius libri. À part cette admiration qu’il ne réussit pas à communiquer à son disciple, lequel, en matière littéraire, était surtout préoccupé de savoir si l’auteur était ou n’était pas damné, M. Gendron eut une influence qui détermina en grande partie le caractère du jeune homme qu’il donnait à l’Église.

9Mais biographons.

10M. Gendron plaça son élève à l’Institution Saint-Martin de Rennes, afin de le suivre de très près. Joseph était d’une vive piété. L’année de sa seconde, pendant les vacances, il allait tous les soirs prier dans l’église Saint-Germain, et il y fut favorisé d’une extase pendant laquelle le sacristain faillit l’enfermer. La vérité théologique primait tout pour lui. Enfin, il entra au grand séminaire, et fit ses délices de la lecture de l’Imitation de Jésus-Christ. Il songea à se faire jésuite, mais M. Gendron l’en détourna, en lui racontant combien avait souffert dans la congrégation, de la part de ses supérieurs et de ses confrères, le R. P. Fougeray, esprit délicat et distingué, que M. Turmel avait connu parmi les disciples de son cher maître. On envoya le séminariste à l’Université catholique d’Angers. C’est qu’on le considérait comme une intelligence sérieuse et brillante. Interrogé par son professeur, l’abbé Michel, que j’ai peint dans un autre chapitre, sur la question de savoir si Dieu devait accorder à l’humanité l’incarnation de son Verbe, ou, comme parlent les théologiens, si cette incarnation était ad strictos juris apices2, il répondit suivant la doctrine thomiste et ravit son interrogateur. L’abbé Michel augura que ce clerc deviendrait une lumière, et, qui plus est, une lumière thomiste. Joseph Turmel fut donc mis à même de préparer ses grades dans la vieille capitale angevine qui eut jadis tant de relations avec la Bretagne. Il conquit sa licence de théologie et n’eut jamais d’autre grade. C’est en ce temps-là qu’il lut le travail de Gesenius sur Isaïe. Il se demanda, à la suite de cette lecture, comment concilier la non authenticité de certains passages du prophète avec le dogme de l’Inspiration, qui marque d’un sceau sacré et irrécusable toutes les pages de la Bible. Telle fut sa première tentation contre la foi. Mais il était sur le point de recevoir le sacerdoce, et dans un état d’exaltation mystique, qui lui fit immoler Gesenius sur l’autel de sa première messe. Toutefois, durant sa retraite d’ordination, il eut la hantise d’un abîme ouvert devant lui. Sa prêtrise date de 1882. Nommé professeur au grand séminaire de sa ville natale, il fut ainsi précipité dans la théologie et l’exégèse. Au reste, il s’imaginait que l’univers entier ne songeait pas à d’autres questions que celles qui l’intéressaient, et il était bien résolu à connaître à fond la doctrine ecclésiastique pour la défendre et la faire briller. Il se mit à l’étude des langues et se préoccupa de saisir de près les objections de l’Ennemi. L’année 1884, celle de sa vingt-cinquième année, fut capitale dans sa vie. Il lut alors les travaux de Reuss3 ; et l’accumulation des difficultés irrésistibles contre les thèses déclarées vraies dans le catholicisme romain, l’épouvanta. Il parla de ses inquiétudes à l’abbé Gendron qui n’y comprit pas grand-chose et qui lui répondit : « Mon pauvre Joseph, il faut marcher tête baissée dans les voies du salut. » Vers la fin de l’année, il tomba malade, et le médecin jugea que sa vie était en danger. M. Gendron dit à son disciple : « Joseph, l’abbé Motais, dont tu connais la compétence, m’a confessé que les études d’exégèse pouvaient entraîner bien loin ; c’est donc pour toi un bonheur de mourir sans avoir franchi les limites d’un bon prêtre ; remercions-en Notre Sauveur. » Il revint à la santé et à l’étude.

11Les objections tournoyaient autour de sa tête et le piquaient d’une façon lancinante, comme des mouches d’orage qu’on se lasse de chasser et qui finissent par se rendre maîtresses de la tasse de lait. Le 19 mars 1885, jour de sa fête, il fit un examen de sa situation morale, et conclut : « C’est clair ; il y a déjà longtemps que je n’ai plus la foi. » Cette année et la suivante, plusieurs livres de la collection du libraire Alcan l’encouragèrent dans son état de rationalisme. De Hartmann, dans sa Philosophie de l’inconscient4, et Edmond Perrier, dans ses Colonies animales5, le munirent de deux ou trois idées directrices qui formèrent dès lors son système sur les origines et la condition de l’homme. Le monde, se dit-il à lui-même, a son explication en soi ; la matière contient en soi les raisons de ses transformations incessantes ; il n’y a pas de plan conçu par une intelligence créatrice, mais l’action de lois naturelles qui dominent la série des choses. Les organismes supérieurs ne sont pas des associations, ou, comme s’expriment les savants, des colonies d’organismes plus simples diversement groupés. Bref, il arrivait à l’athéisme le plus radical. Il se posa donc cette grave question : puis-je rester dans l’Église, et, puisque je n’ai que vingt-six ans, dois-je embrasser une carrière nouvelle ?

12Hélas ! se répondait-il à lui-même, comment faire comprendre à ma mère que j’abandonne la soutane à cause du Pentateuque ? Et dans ma rue Saint-Malo, qui voudra croire que je sors du temple parce que l’histoire du prophète Daniel est un mensonge ? De quelles injures le clergé ne me poursuivra-t-il pas ? Ils diront partout que l’orgueil m’a perdu. Et fasse le ciel qu’ils ne disent rien de pis ! D’ailleurs où irais-je ? Dans l’Université ? Mais je n’ai pas le sou pour préparer mes examens et vivre avec décence ; puis je n’ai aucun goût pour les humanités et pour les collégiens. On m’a embarqué ; en cours de route, je m’aperçois qu’on m’a totalement trompé sur la destination du navire. Est-ce une raison de me jeter à l’eau quand je ne sais même pas nager ? Non, non. Il y a table sur le bateau. Il suffit de dire le bénédicité pour s’y asseoir. Je dirai le bénédicité avec tous les passagers qui me récompenseront en monnaie utile. Retiré dans ma cabine, j’y mènerai une vie intellectuelle mystérieuse, et j’y travaillerai contre la puissance de tromperie qu’est l’Église.

13Ce n’est pas sans souffrances intimes que Joseph Turmel parvint à s’arrêter dans cette résolution. Sa crise d’âme était d’autant plus cruelle qu’il n’en pouvait entretenir personne. À l’extérieur, rien ne parut. Le 31 mai 1890, dans la Semaine religieuse du diocèse, il publia un éloge dithyrambique des Conférences apologétiques de l’abbé Michel, vicaire-général, quoique ce livre fût d’une médiocrité très cléricale6. Mais en même temps, il choisit trois séminaristes qui lui semblaient bien doués, leur apprit l’hébreu, et leur insinua des explications qui n’étaient pas tout à fait celles de l’enseignement officiel. L’un d’eux, M. Constant Delahaye, était studieux et avait le goût de l’histoire. Il fut ordonné prêtre en 1891 et nommé professeur au collège Saint-Vincent. Au cours des leçons qu’il continuait de prendre avec M. Turmel, il recevait de celui-ci, qui les présentait avec des airs de piété offensée, toutes les objections possibles aux doctrines orthodoxes. Finalement, le 6 août 1892, dans une conversation avec son disciple qui parlait de l’Église en jeune prêtre convaincu, le maître déchira le voile de pourpre pour étaler à ses yeux le crocodile sacré. Votre devoir, ajouta-t-il, est de découvrir aux autres le monstre qu’est l’Église. Il termina cette entrevue par l’apologue suivant :

14Aux temps anciens vivait un roi qui s’appelait Midas. Il avait des oreilles d’âne. Malgré l’habileté prodigieuse avec laquelle il cachait cette difformité, il ne put dissimuler son secret à certain serviteur du palais, qui se nommait Ereunétès. Mais celui-ci était obligé de se taire, sous peine de mort. Après de longs efforts, ne pouvant plus garder le silence, Ereunétès se pencha vers la terre et lui dit tout bas : « O terre, le roi Midas a des oreilles d’âne ! » Et voici que les roseaux qui grandissaient à cet endroit murmuraient entre eux, quand le vent passait : « Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne ! » Et parce que le serviteur du palais, Ereunétès, n’avait pas eu la force de dissimuler le mystère hideux, la terre parla, les roseaux répétèrent la chose, les vents répandirent le secret, et l’Univers entier redit avec mépris et moquerie : « Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne. » Eh bien ! moi aussi je ne peux plus enfermer dans mon cœur ce que je sais. Et je me penche vers les enfants de la terre, vers les roseaux pensants, avec l’espoir qu’ils grandiront et murmureront entre eux : « Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne ! » Et un jour le monde entier connaîtra la vérité, et criera dans une risée immense : « L’Église, l’Église a des oreilles d’âne ! »

15L’abbé Delahaye s’éloigna profondément ému. Il était depuis un an dans le sacerdoce, et l’on venait lui dire qu’il était le nourricier d’un crocodile et le valet d’un aliboron. Il alla voir un autre professeur de Saint-Vincent, qui était de son âge, et qui continuait de faire de l’hébreu avec M. Turmel. Cet autre professeur fut attristé et indigné de ce que son collègue lui raconta : « C’est odieux, s’exclama-t-il. Quoi ! arracher la foi d’un nouveau prêtre ! Pour en faire un traître ou un malheureux, s’il reste dans le sacerdoce, et un drapeau de révolte, s’il sort du clergé ! Il eût été plus honnête de nous proposer son expérience et ses conclusions avant que nous prissions nos engagements sacrés. Veut-il fonder une petite école satanique au sein même du séminaire ? Il n’y réussira pas. Je vais le dénoncer. » L’abbé Delahaye n’était pas une âme tragique. C’était moins le côté sérieux des choses que leur aspect singulier qui le frappait, et les affaires graves se terminaient pour lui dans le dérivatif des conversations en petit comité. Il n’avait pas prévu les conséquences du récit dans lequel il écoulait ses sentiments de surprise et son plaisir de parler. Son collègue s’attachait davantage au fond de cette histoire, et il ne fut pas fâché de se mettre en avant. Il informa aussitôt de ce qui s’était passé M. Guillois, supérieur du séminaire. Par bonheur, ce dernier était un homme de bon sens, discret, et qui détestait tout éclat.

16Il commença par exiger le secret le plus absolu de ce fidèle rapporteur et de son premier informateur. Puis il manda l’abbé Gendron et discuta avec lui de la situation. Le maître alla voir son élève, et lui dit : « Joseph, s’il en est ainsi, ton devoir est de quitter l’Église. » Turmel déclara : « Je partirai. » Il passa trois jours d’agonie. Le troisième jour, l’abbé Gendron revint et, se jetant à ses pieds, il lui dit : « Joseph, il y a des choses impossibles, tu n’as pas perdu la foi. » Pénétré par le geste et le cri de cet homme qu’il avait tant aimé, Turmel se précipita à ses genoux. L’autre, l’embrassant, dit encore : « Assure-moi, Joseph, que tu te convertiras. » – Oui, oui, répondit le malheureux prêtre, qui était épuisé d’émotion. – M. Guillois et M. Gendron convinrent de l’envoyer à l’école ecclésiastique de Chantepie près de Rennes, sous prétexte de santé. Il ferait une classe peu fatigante et l’air de la campagne lui serait plus sain. En même temps, on résolut de confier le soin de son âme à l’abbé Ceillier7, avec l’intention de lui procurer dans la suite un poste à sa convenance.

17Ceillier était grand, avait une figure sympathique, une voix agréable ; on sentait en lui une bonté souriante et distinguée. Intelligent, bien doué, il eût été brillant, si, par piété, il n’avait mis un frein à l’étude, à la volupté intellectuelle, aux saillies de l’esprit, et à tout désir de paraître. En lui, rien de petit. C’était un saint, d’une charité à mettre en légendes, et d’une bienveillance joyeuse. Il imposait le respect. Un jour, il avait saisi le problème de la prédestination dans toute son horreur théologique. Mais il ferma aussitôt les yeux et dit : « Tais-toi, raison ! raison imbécile, tais-toi ! » J’ai été son élève de scolastique. Il était soucieux de réduire la philosophie au rôle de servante des théologiens, et nous répétait que c’était un grand malheur de s’attacher à un système à cause de sa nouveauté, ou par amour de son idée propre. Il rendait sa classe ennuyeuse par vertu8. Un professeur de philosophie du lycée, M. Bourdon, fit à la faculté des lettres un cours libre de psychologie expérimentale. Ce cours causa de l’émoi dans le monde religieux. M. Ceillier suivit les conférences et en rendit compte dans le Journal de Rennes, afin de défendre les auditeurs contre les séductions de l’hétérodoxie. Mais qu’on lise son article du 9 février 1892 ; c’est un modèle d’attention à bien comprendre et de politesse dans la critique. En 1895, l’autorité diocésaine le nomma supérieur du collège Saint-Vincent.

18Il succédait à l’abbé Gilles qui avait ruiné la maison. Elle avait la réputation d’être un foyer d’indiscipline, d’immoralité et de paresse. Trois lignes de Vert-Vert peignent ce Gilles, sans qu’il soit besoin d’y rien ajouter :

« Se rengorgeait toujours dévotement,
Serrant le bec et parlant en cadence,
Civilisé, musqué, pincé, rangé9. »

19C’était un mortel si éminent qu’il disait aux élèves, avec un geste comme pour éloigner de si chétives créatures : « Portez vos péquets lé-bé, messieurs » ; et à la chapelle, comme pour mettre une balustrade entre sa personne et le commun des orants, il priait en ce langage Evé Mérié … Il ne connaissait pas ses collégiens et n’adressait jamais la parole à ses professeurs : vulgus ! Il publia un manuel de philosophie, et de tous les côtés, disait-il, on pillait cet ouvrage ; sans son horreur des procès, il aurait poursuivi les contrefacteurs. Ce qui lui permit de garder sa place, malgré les réclamations, c’est qu’il se montrait en toute occasion bon domestique de l’Autorité. Or, cette qualité remplaçait pour le cardinal Place toutes les autres. Il avait d’autant plus besoin de valets de chambre qu’il ne possédait pas un seul ami. Son alter ego, en apparence, était Richard, son secrétaire. Or, ce dernier disait à l’abbé Gendron, en réponse à une question sur la santé de leur prince : « Son Éminence souffre d’une hypertrophie du moi10. » Pendant l’affaire des Oratoriens, Gilles, le philosophe, comme dirait Voltaire, eut exactement la conscience que lui demandait son maître. Il faisait partie de l’officialité diocésaine : il rendit des services. Au temps du pidisme, il se signala dans le comité diocésain de surveillance par la pureté de sa doctrine et par son ardeur à poursuivre tous ceux qui lui semblaient ne pas partager ses idées. Et quand il voulait stigmatiser quelqu’un, il disait : « N’avez-vous donc pas observé qu’il pense mal ? »

20Gilles est un vieillard d’une grande propreté. Il parle comme un livre qui serait écrit en abstractions. Il est poli, mais poli à glace. Il est une Vertu qui se distingue par sa hauteur.

21L’abbé Ceillier rendit la vie au collège qui se mourait sans gloire. Il inspira la confiance. Les professeurs apprécièrent un supérieur qui donnait à l’œuvre son temps et son âme, et qui était pour eux un modèle et un appui. Les familles s’inclinèrent devant le plus attentif et le plus dévoué des éducateurs. Les élèves sentirent une paternité tendre unie à une raison inflexible. Simple, plaisant, cordial, il n’avait jamais à rétablir les distances : sa grandeur morale les maintenait toujours. Par cet ensemble même de qualités, il irrita l’ombrageux vaincu, qui avait voué une haine éternelle à l’Église, et qui était obligé de reconnaître son maître dans ce maître de vertu.

22Pour preuve de sa conversion, Turmel remit à son nouveau confesseur vingt cahiers qui contenaient ses notes sur la Bible11. L’abbé Ceillier voulut d’abord lire ces documents pour mieux comprendre son dirigé. Mais, en face des objections qu’ils condensaient en forme drue, le directeur les referma. Turmel joua la comédie du pénitent. Néanmoins, il reprit un de ses cahiers pendant une absence de l’abbé Ceillier. Une autre fois, il exprima le désir d’en emporter un second qui lui fut rendu sur parole de l’innocuité du texte. Un troisième lui revint, sur sa demande, mais après qu’il eut consenti à pratiquer lui-même quelques coupures, avec le ciseau de l’abbé Ceillier. Les choses allèrent ainsi jusqu’au mois d’octobre 1897. Turmel écrivit alors à l’abbé Ceillier qu’il ne retournerait pas se confesser à Saint-Vincent. Le supérieur du collège essaya d’entretenir des relations avec son ancien pénitent. Celui-ci le congédia. En 1904, Turmel réclama par lettres les dix-sept cahiers qui restaient. L’abbé Ceillier répondit que, se jugeant très malade et étant sur le point de partir à Nice, en 1899, il avait craint que ces pièces ne tombassent entre des mains étrangères, et qu’il les avaient brûlées. Turmel riposta par une lettre où il avait soin de ne pas livrer le secret de son cœur, mais dans laquelle il employait les mots les plus insultants et les plus troublants pour ce saint. Afin de défendre sa mémoire, l’abbé Ceillier raconta à l’abbé Delahaye la destruction des cahiers, qui n’avait pas été de sa part, lui dit-il, un procédé de malveillance, mais un acte de prudence.

23Aumônier des Petites Sœurs des Pauvres, depuis la fin de 1893, Turmel occupa ce poste pendant une dizaine d’années, puis il obtint une pension de retraite de l’évêché, bien qu’il n’eût que quarante-cinq ans ; et il s’établit au n° 23 du faubourg de Paris, près d’une petite chapelle dont il se constitua le chapelain bénévole, et qui devint un bénéfice entre ses mains. Pendant qu’il édifiait le quartier et multipliait les saluts du Saint-Sacrement, il envoyait urbi et orbi les articles subtilement subversifs, les livres destinés à faire tomber les écailles des yeux ; et de ce n° 23, si pieusement retiré, partaient contre l’Église des fureurs que Luther ne pouvait pas dépasser. Le 29 novembre 1911, eurent lieu les funérailles de l’abbé Ceillier. Ironie des choses ! Son corps fut porté dans la petite chapelle de Turmel qui devait servir au nouveau collège Saint-Vincent que l’on commençait à construire. On voulait que ses cendres fussent une semence de bonheur pour la maison à laquelle il avait consacré ses dernières pensées, et qui déjà surgissait de terre. Turmel n’assista pas à l’enterrement. Et le lendemain matin il dansa sur la tombe.

24Qui n’a pas vécu dans l’intimité de cet homme, ne soupçonnera jamais de quelle puissance de haine infatigable il était doué, et quelles injustices pouvait lui inspirer l’aigreur implacable d’un cœur ulcéré. J’ai été – ce sont ses propres paroles – un somnambule, dont les sens sont fermés à toute autre chose qu’à l’idée fixe qui le pousse, et j’ai marché dans ma vengeance à travers les précipices sans voir autre chose que ma vengeance ; la conscience ne me disait qu’une chose, une seule : il faut détruire l’infâme, il faut anéantir la foi et le prêtre, il ne faut pas mourir avant d’avoir mordu au fruit de la vengeance.

25Enfin, ayant perçu environ 10 000 francs de ses publications, et beaucoup plus de ses messes, et des âmes enchantées de sa liturgie et de ses conseils ascétiques, sans compter un petit legs de l’abbé Gendron12, il se fit construire une maison, rue Waldeck Rousseau, maison ornée d’un bon jardin, et il alla y habiter à la Saint-Jean 1912. Il possédait en outre une habitation de campagne à Cesson qu’il loua à son frère, l’abbé Jules13. Avec cela, il a des rentes suffisantes pour vivre sans aucune inquiétude du lendemain14. Ses propriétés et ses titres, en un mot l’aisance dont il jouit, représentent un capital qui dépasse certainement 100 000 francs. L’Église, pense-t-il, est une formidable escroqueuse ; il est donc juste de l’exploiter ; qui pourrait la plaindre ? Mon patron Voltaire – il aime cette formule – m’approuverait. – Au demeurant, il est le plus saint homme du monde de son quartier.

26Pendant qu’il était aumônier des Petites Sœurs des Pauvres, à la Piltière, il faisait l’admiration des religieuses par sa démarche modeste et par l’onction de ses propos. Quant aux bonnes femmes hospitalisées, elles étaient satisfaites de sa patience à les entendre au confessionnal. À la vérité, il lisait pendant qu’elles racontaient leurs ennuis, sachant qu’il suffit, pour plaire à ces vieilles, de les écouter. Un événement singulier mit sa piété dans un haut-relief. C’était en 1896. On donna l’extrême-onction à une sœur qui souffrait d’une phlébite et qui paraissait condamnée au trépas. La communauté n’en était pas fâchée, car la malade était bizarre et fatigante. D’ailleurs celle-ci se déclarait enchantée, parce qu’elle avait la certitude d’entrer au Paradis. Même, la communauté aurait préféré que la moribonde se montrât plus inquiète de ses imperfections, et trouvait presque choquant qu’après avoir tant contrarié les autres elle manifestât une telle conviction de jouir immédiatement de la Vision Béatifique. Or, le 15 août, au matin, grand émoi dans la maison. La grabataire était debout, sautait et gambadait. Miracle ! Elle avait vu la Vierge en manteau bleu, qui, la touchant de la main à l’épaule, lui avait dit : « Ma fille, en l’honneur de mon Assomption, lève-toi, sois guérie. » On court chercher l’abbé Turmel. Il ne peut que constater le prodige, et s’écrie : « Mes sœurs, allons à la chapelle bénir la Vierge Marie et chanter le Salve Regina. » Il entonna lui-même la prière et toute l’assistance poursuivit l’antienne avec enthousiasme. Puis l’aumônier s’éclipsa. Le ciel ne fait jamais les choses à moitié. Il agit avec largesse et à l’heure excellente. On le vit bien. La mère assistante, qui était de façon bourgeoise, venait de recevoir la visite d’un beau-frère qui professait l’indifférence en matière de religion. Elle lui déclara que Notre-Dame, dans sa miséricorde, avait voulu le convaincre de son erreur et affirmer la puissance divine au jour de sa fête triomphale. Elle le conduisit chez M. Turmel et l’introduisit en criant : « Père, Père, voici un mécréant, il est de bonne prise, confessez-le. » Le beau-frère, tout bousculé par ce train des choses, se mit à genoux. M. Turmel acheva l’œuvre de la grâce, et le pénitent dit à la Mère assistante son bonheur d’être éclairé et converti. Ainsi, l’aumônier de la Piltière était visiblement un instrument de salut choisi par la Vierge.

27Cependant, dès le soir de l’événement, une religieuse, âgée de plus de soixante-dix ans, qui faisait fonction de pharmacienne, murmura tout bas à l’oreille de l’aumônier, malgré la règle qui défendait de parler : « Père, ne croyez pas au miracle, c’est une folle. D’abord, sa jambe ne rendait plus de pus depuis deux jours. » Un peu plus loin, une vieille religieuse, guettant le passage de l’aumônier, ne put retenir sa langue, malgré la règle qui défendait de parler, « Père, ne croyez pas au miracle, c’est une folle. Seulement notre Mère supérieure tient à ce qu’il y ait un miracle dans la communauté ». Le phénomène produisit beaucoup d’excitation dans les cervelles pieuses de la ville. Les dames vinrent en voiture de tous les côtés pour visiter la ressuscitée qui s’exhibait avec joie et racontait son illustre aventure de la meilleure foi du monde. Mais quand la maison-mère apprit le cas, elle commanda de mettre fin immédiatement au spectacle. « Quoi, écrivait-on à la supérieure de la Piltière, ne vous souvenez-vous plus que cette prétendue miraculée faisait votre désolation, et qu’elle avait franchi les murs de la communauté dans un accès d’humeur ? » On ferma donc la porte aux curieux. Toutefois, la religieuse eut de nouvelles conférences avec la Vierge qui lui fit des révélations si étranges qu’on ordonna le secret le plus absolu sur les paroles célestes. M. Turmel connut aussi dans cet hospice une bonne femme qui avait des relations avec son ange gardien. Elle ne le voyait pas quoiqu’elle entendît distinctement sa conversation.

28Cette même année 1896 est capitale dans l’histoire de l’activité intellectuelle de M. Turmel, et dans le tableau du mouvement des idées au milieu du clergé de France. En effet, cette année-là, l’abbé Loisy fonda la Revue d’histoire et de littérature religieuse. Elle eut pour secrétaire l’abbé Lejay, professeur à l’Institut catholique de Paris, latiniste éminent, et voltairien notoire, et pour collaborateur principal l’abbé Turmel, anticlérical et athée. La revue eut au début environ 90 abonnés ; quand elle finit en 1907, elle en avait à peu près 250, dont la forte majorité était composée d’ecclésiastiques. Au moment de son plus vif succès, elle atteignit 300 lecteurs, au plus. Les articles de notre Herzog sur le dogme de l’Immaculée Conception firent scandale, et ne furent édités complètement que grâce à la décision de Lejay, mais la phase catholico-ecclésiastique de la revue finit avec eux. Ce recueil fut l’instrument le plus hardi et le plus efficace du modernisme français, depuis sa forme sincère, confiante et espérante, jusqu’à sa forme rusée, mystificatrice et incrédule. La revue a reparu sous le même titre en 1910, mais dans un esprit exclusivement scientifique. Directeur et propriétaire, M. Loisy, devenu professeur au Collège de France. Principal collaborateur, notre homme polynyme. Au milieu de 1914, cette nouvelle série s’est arrêtée à cause de la guerre. Elle comptait alors 200 abonnés, au plus, dont un nombre, que je n’ose chiffrer, était formé d’ecclésiastiques qui la recevaient en cachette, et malgré les excommunications.

29En 1898, l’abbé Turmel eut un entretien, à Paris, avec l’abbé Loisy. Le Breton sollicita le Champenois de transformer sa revue en arsenal de vulgarisation historique et de propagande anti-chrétienne. Il essaya vraiment d’organiser un complot contre « l’Infâme ». L’abbé Loisy ne dissimula pas son épouvante de cet état d’esprit, qu’il ne soupçonnait point. Pour le moment, répondit-il, le devoir du prêtre savant est de ménager une transition entre l’ancien régime de l’Église qui est contraire à la vie et au progrès, et le régime de l’Église future qui doit conserver précieusement les forces les plus pures du christianisme. « Ne soyons pas, continua-t-il, des agents de révolte ou de révolution, mais des serviteurs de l’évolution. Conservons les pratiques utiles aux âmes, en les purifiant en esprit et en vérité. » Et n’est-ce pas ce que fit le penseur champenois dans son livre L’Évangile et l’Église, qui était en circulation au début de l’année 1903 ? « J’ai écrit ce volume », disait-il dans la suite15, « afin d’expliquer comment le principe catholique, en vertu de son inépuisable fécondité, peut s’adapter à toutes les formes du progrès humain. Mais l’adaptation, dans le passé, ne s’est jamais faite sans effort. Il en sera de même à l’avenir ». Cette déclaration qui formait la charte du modernisme, n’était pas simple comédie, ou méprisable naïveté, aux yeux du Breton. Enfin, il désirait avoir un poste dans la capitale, pour y mener la campagne qu’il rêvait contre l’institution maudite. Il rencontra des appuis sérieux, « en mêlant mille personnages divers, en faisant le docteur et le prophète aussi bien que le soldat et le capitaine. » Il se crut si près du succès qu’il vendit sa bibliothèque à un libraire de Rennes, pour 600 francs. Mais, cette même année 1898, il publiait son Angélogie, qui fut examinée avec d’autant d’attention que l’on connaissait ses démarches. À une distribution des prix, le cardinal Richard16 dit tout haut, à côté de l’abbé Boudinhon, professeur à l’Institut catholique : « Qu’est-ce que l’abbé Turmel a besoin de s’occuper de ces questions-là ? » Évidemment cette remarque était à l’usage public.

30Son grand projet échoua. Mais sa plume ne resta point paresseuse. En 1900, parut une Eschatologie à la fin du IV^e siècle, où il établissait que les théologiens sont les derniers des hommes en probité scientifique. En 1901, dans La Justice sociale, journal de l’abbé Naudet, il inséra, sous le nom de Goulven Lezurec, un article sur la rédemption, où il insistait sur cette idée : que les dogmes les plus sacrés ont variés avec le temps. En 1902, dans son étude sur le Livre de Daniel, qui figura dans les Annales de philosophie chrétienne, il exposa l’impossibilité de défendre les positions traditionnelles.

31À la fin de sa rhétorique, comme l’on disait encore, Joseph Roussel, élève du petit séminaire de Vitré entra au grand séminaire de Rennes. C’était un frêle adolescent, observateur et caustique, très ouvert aux problèmes de philosophie. Il me plaisait beaucoup. Le côté fâcheux de sa nature était un manque de discrétion, qui causa parfois à ses amis de sérieux embarras. Il confia le soin de sa vocation à M. Turmel, dont il recueillait les gestes et les mots, pour les reproduire devant nous d’une façon amusante, et avec un léger parfum d’hérésie. Après un séjour de plusieurs années dans la sainte maison, Joseph Roussel fut obligé de sortir du séminaire, en 1894. Le nouveau supérieur, M. Michel, qui avait un flair spécial pour lever l’hétérodoxie à grande distance, le congédia. Joseph Roussel était pauvre. Alors s’ouvrirent pour lui des années de vie difficile et pittoresque. Il jugea que le monde était drôle et la société saltimbanesque. Vers la trentième année, il décida de prendre femme et de soutenir une thèse de doctorat. La question du Concordat étant alors une question qui intéressait tous les esprits, il résolut de la traiter et s’adressa à M. Turmel. Celui-ci saisit l’occasion de rendre service à son ancien dirigé et, surtout, de mettre en circulation, sous le couvert d’un disciple, quelques vues favorables à la Séparation de l’Église et de l’État.

32La thèse de Joseph Roussel, Nature juridique des concordats en droit canonique, thèse présentée et soutenue en Sorbonne, le samedi 23 avril 1904, avait été faite en entier par M. Turmel, m’a dit celui-ci. L’idée maîtresse de cet excellent travail est exprimée à la fin : « Les concordats sont des conventions par lesquelles le Saint-Siège renonce à tel ou tel de ce qu’il considère comme ses droits, conventions qu’il s’engage à respecter, tant que son intérêt le lui commandera. » Cela voulait dire : Allons, messieurs, pas de scrupules ! Foncez donc ! L’Église ne peut se réclamer d’un contrat bilatéral. Puisque c’est votre avantage, faites la dénonciation, qu’elle ne manquerait pas de faire elle-même, si c’était son profit. Mais la thèse se tient dans l’exactitude historique et la froideur juridique. Joseph Roussel reçut des félicitations et obtint une bourse de voyage à Rome. De la ville des Papes, le nouveau docteur envoya une carte postale illustrée à son Inspirateur, qui attendait un souvenir moins banal. Il est vrai que, dans une note initiale du livre, l’ancien pénitent avait déclaré qu’il devait à M. Turmel, de Rennes, des conseils précieux ! L’auteur véritable aurait préféré un compliment plus étoffé. Car, il est très jaloux de son bien, s’imagine facilement qu’il a des idées rares, et qu’on les pille17. Quoi qu’il en soit, la thèse attira l’attention des gens sérieux ; la Revue politique et parlementaire demanda un article à Joseph Roussel, article qui fut utilisé à la Chambre des députés pendant la discussion des affaires religieuses, en 1905. Aussi bien, le docteur était-il devenu secrétaire du comte de La Riboisière.

33En 1904, l’abbé Turmel donna un bon volume sur Tertullien (Paris, Bloud), qui fut loué par les critiques les plus épris d’orthodoxie. Il publiait en même temps son Histoire du dogme du péché originel, qu’il considère comme une de ses études les plus originales et les plus approfondies, et le tome premier de son Histoire de la théologie positive. Au reste, les libéraux devenaient de plus en plus hardis puisqu’ils fondèrent à Lyon, en octobre 1905, leur hebdomadaire intitulé Demain. Les travaux de Turmel étaient suivis avec grand intérêt dans ce milieu. Dans le monde des professeurs du séminaire, son vrai public, on le considérait comme un savant qui poussait l’amour de l’Église jusqu’à dire des vérités étonnantes. Une fois, à Paris, chez les Lazaristes, foyer d’obscurantisme, il reçut la visite du professeur d’exégèse de la maison, un abbé Pinault, qui voulut lui présenter ses élèves. Ce bon M. Pinault était un prêtre modeste et pieux, qui voyait avec clarté la valeur historique de la Genèse. Il enseignait ses conclusions avec d’autant plus d’ardeur et de simplicité, qu’il ne s’apercevait pas qu’elles ne formaient qu’un point de départ. Les disciples, eux, tiraient mieux les conséquences. Ceci se passait en 1901. Mais, dans les années suivantes, l’abbé Turmel resta, aux yeux des naïfs, qui étaient l’espèce la plus nombreuse, et d’ailleurs la plus estimable et la plus sympathique, un éminent professeur de séminaire, sans plus.

34Un article sur Justin, publié dans une revue des Sulpiciens de New York, en 1905, ne fut pas sans influence sur Tyrell18. Ce fait n’a pas été mentionné dans la biographie que Miss Maud Petre19 nous a donnée de l’intrépide Irlandais, digne des héros et des légendes de l’île des saints et des docteurs. En 1906, parut le Saint Jérôme de notre homme (Paris, Bloud). Cette fois, le volume eut un parfum plus offensif des odorats pies. La même année, fut mis au jour le tome second de son Histoire de la théologie positive. Mais les Jésuites, qui patronnaient la collection dont cet important travail faisait partie, éprouvèrent un peu d’alarme. Ils avaient demandé à l’auteur nombre de corrections. Le théologien rennais en fit quelques-unes seulement. Les Jésuites auraient certainement refusé l’ouvrage, s’ils ne s’étaient pas trouvés en présence des secondes épreuves complètes, c’est-à-dire devant le fait accompli.

35De l’audace ! disait Turmel à ses confidents, de l’audace ! L’abbé Bricourt, directeur de la Revue du clergé français, dans laquelle l’anticlérical faisait la chronique d’histoire, ou recensement des livres nouveaux, étonné des libertés, parfois singulières, de l’auteur, et dans le but de se mettre à l’abri, lui demandait le visa de l’évêché. Turmel obtint un premier imprimatur pour une chronique anodine. Il décalqua tous ses autres imprimatur sur celui-là. Si bien que l’abbé Bricourt était émerveillé du libéralisme épiscopal. Il disait : « Tout va bien frère, tout va bien ! »

36En 1907, il entama le dogme de l’Immaculée Conception, dans la revue de l’abbé Loisy. Il oubliait un peu trop que tous ses lecteurs n’étaient pas dupes, ni complices. Déjà, les années précédentes, Rome avait envoyé une pancarte de blâme à Paris, d’où elle fut renvoyée à Rennes ; on demandait que rien de M. Turmel ne parût sans l’autorisation de l’ordinaire, propter audaciam et temeritatem. Le cardinal Labouré renvoya à son tour la pancarte à l’auteur visé. Nous avons marqué plus haut par quel procédé notre théologien se munit d’imprimatur. Au surplus, il avait recours à des pseudonymes variés. Enfin, étant donnés trois articles de Dupin sur la Trinité, et un article d’Herzog sur la conception virginale du Christ, M. Richard, cardinal de Paris, défendit à tout ecclésiastique, le 28 mai 1907, de collaborer à la Revue d’histoire et de littérature religieuse20. Pourtant, dit le philologue Lejay, il serait fâcheux que le public fût privé de la suite des histoires intéressantes que Turmel s’est mis à lui conter. On composa donc un dernier numéro, un numéro d’adieu, un numéro de théologie ! Il contenait la fin du travail d’Herzog sur l’Immaculée Conception.

37La manière insolente dont la revue se permettait de mourir, causa beaucoup de scandale. Néanmoins, Turmel aurait échappé aux coups, du moins aux coups dangereux, s’il n’avait eu le goût de compliquer les choses, et de défier à l’excès ses lecteurs. Un jésuite théologien, Eugène Portalié, professeur à l’Institut catholique de Toulouse, avait démasqué son jeu. Il poussa son collègue, l’abbé Saltet, historien de mérite, à laver ses anciens péchés de liberté d’esprit, en fonçant sur le traître. Saltet fit un travail – on peut bien dire prodigieux de patience et de haine – pour établir que Turmel, Herzog et Dupin n’étaient qu’un seul et même hérétique21. La démonstration était criante de vérité. Le journal La Croix s’en mêla. Les cancans marchèrent leur train. À ce moment, il y eut véritablement dans l’Église de France une question Turmel, aussi passionnée, aussi agitée que certains procès retentissants.

38Le théologien rennais répondit aux injures et aux sommations par une lettre publique, dans laquelle il déclarait qu’il ne devait de comptes qu’à l’archevêque, son chef hiérarchique. Il fut appelé aussitôt chez M^gr Dubourg qui exprima sa vive satisfaction d’une réponse si correcte. Alors, le bon prêtre expliqua qu’il avait eu la simplicité de prêter ses manuscrits à des correspondants, lesquels, sans son autorisation, les avaient communiqués à ces abominables Herzog et Dupin. Ceux-ci avaient copié sans vergogne les principaux passages d’érudition, en y adaptant leurs théories subversives ; telle était l’origine des ressemblances entre ses œuvres authentiques et celles de ces êtres perfides, de ces plagiaires éhontés. L’éminent prélat consola M. Turmel de cette pénible aventure, en lui racontant que la même chose lui était arrivée, à lui archevêque : « Car vous savez, dit-il, que j’écris moi-même mes mandements, oui, moi-même, d’un bout à l’autre ; d’ailleurs, j’ai un style qui se reconnaît ; par suite, mes œuvres oratoires devraient être à l’abri du pillage ; j’ai bien mes droits d’auteur, comme un autre ! Eh bien ! je retrouve parfois, dans les mandements de mes collègues, des passages entiers de mes instructions, et l’on ne me cite pas ! C’est l’inconvénient d’être écrivain ! » Le bon prêtre, touché et rasséréné par cette confidence, se jeta aux pieds du bon archevêque pour lui demander sa bénédiction ; puis, ayant baisé son anneau,

« En louant Dieu de toute chose
Garo retourne à la maison22 »

39plein d’adoration pour la Providence qui mis les glands à leur place, et les prélats aussi.

40M^gr Dubourg narra cette scène avec une réelle satisfaction ; mais son vicaire-général, l’abbé Michel, supérieur du grand séminaire, cria avec sa fougue ordinaire : « Vous êtes roulé ! » Et il cria si fort que l’archevêque eut peur et écrivit, tout penaud, à M. Turmel : « Pour un peu, on me traiterait d’hérétique ! » Il priait en même temps le bon prêtre d’écrire une lettre de soumission orthodoxe. Le théologien n’hésita pas à contenter son chef. Mais l’archange Michel intervint de nouveau avec son épée flamboyante, et affirma que cette lettre était à double entente, et insuffisante pour l’apaisement du conflit. L’archevêque rédigea donc lui-même une nouvelle lettre, et demanda à M. Turmel de la signer. Nous apprîmes ainsi que notre homme était « fils affectueux et dévoué de la Vierge Marie ». Il affirmait, en outre, qu’il n’était « ni de connivence, ni a fortiori, de complicité avec Herzog et Dupin », « personnages » qu’il ne connaissait pas. Cette pièce fut imprimée dans la Semaine religieuse du 30 mai 1908. En même temps, le bon prêtre paraissait plus humble et plus dévot que jamais aux fidèles de son quartier ; il célébrait « le mois de Marie » dans sa chapelle ; il disait à quelques dames inquiètes : « Le démon est puissant ; que n’a-t-il pas fait souffrir aux saints ? » À ses pénitents émus ou attristés, il murmurait avec onction : « Prions ; n’ayons pas peur du diable ; il n’est sorte de tour qu’il ne joue aux âmes ; mais la Vierge Immaculée lui écrasera la tête. » L’abbé Lejay ne lui avait-il pas écrit : « Lisez Voltaire. »

41Toutefois le clergé diocésain restait en défiance. Un congrès marial s’était ouvert dans la capitale bretonne, le dimanche 22 mars 1908. Douze archevêques ou évêques, sans dénombrer les protonotaires et les chanoines, figurèrent dans ces fêtes. On couronna une statue miraculeuse, on fit des processions et des discours23. Gilles le philosophe donna des considérations sur la maternité divine ; l’archange Michel, dans un morceau docte et véhément, fit allusion à l’abbé Turmel, puis il ajouta : « Le peuple chrétien rejeta d’instinct celui qui voulait découronner la Vierge et ratifia l’épithète d’infâme que l’énergique saint Jérôme avait gravé sur le front d’Helvidius, l’un des tenants de l’erreur, et que de nos jours l’un des héritiers de Nestorius a pris soin d’éviter, en cachant son visage derrière un nom d’emprunt24. » Des ecclésiastiques se mirent à surveiller le monstre ; ils entraient à l’improviste et à des jours divers dans la chapelle du faubourg de Paris, pour voir comment il s’acquittait des cérémonies. On fut obligé d’avouer que sa liturgie était irréprochable, et inspirait la dévotion. D’autres lui adressèrent des lettres d’injures. Un certain Steunou, son successeur à la Piltière, détacha de son confessionnal la pénitente qui lui était la plus utile par son nom et par sa fortune, en lui jurant devant Dieu que ce prétendu prêtre était l’Antéchrist. Néanmoins, l’attitude bienveillante de l’archevêque le servit grandement. Après la grande rumeur des eaux en colère, les flots se calmaient peu à peu et se retiraient. D’ailleurs, pour bien montrer qu’il ne dissimulait nullement les fruits authentiques de sa plume, il avait soumis au nihil obstat de Rennes une Histoire du dogme de la Papauté. L’abbé Charost qui avait été chargé de l’examen du livre, demanda quelques corrections. Et ravi de la déférence de l’auteur pour ses remarques, il dit devant le prélat et deux chanoines : « C’est un livre d’une science étonnante. » L’aumônier du faubourg de Paris m’en apporta un exemplaire le 19 mai 1908. L’esprit de ce volume était dans cette double idée, à savoir que l’autorité papale s’était constituée lentement, et uniquement grâce aux circonstances ; en second lieu, que les papes avaient hésité devant des doctrines dites hérétiques, ou des doctrines proclamées orthodoxes ; bref, on enseignait au lecteur, avec beaucoup de précautions, que l’infaillibilité pontificale est une création tardive des théologiens. J’eus l’impression que cet ouvrage n’était pas un des plus originaux de son auteur, et que, au total, on pouvait s’en passer. Sans doute, j’étais gâté par la lecture des deux premiers tomes de l’Histoire ancienne de Duchesne, qui m’avait enchanté. Quoi qu’il en soit, ce volume si calme en apparence fut, pour Turmel, le point de départ de nouveaux ennuis, qui le piquèrent cruellement.

42Les Jésuites qui se sentaient surveillés eux-mêmes eurent à cœur de se libérer publiquement de leur ancien collaborateur, qui avait compromis la paix et le sens de leur collection théologique. Parlant de l’Histoire du dogme de la papauté, ils accusèrent l’auteur de tronquer les citations, de les déplacer, de les dénaturer, dans un but diabolique25. Le théologien de Rennes voulut alors prendre la revue des Révérends Pères comme champ de bataille, et y faire donner ses troupes. Sa première réponse fut reçue ; la seconde (5 février 1909) ne fut insérée que par ministère d’huissier ; la troisième fut jetée au panier. À la fin de la rectification qu’elle eut le désagrément d’enregistrer en février, la rédaction jésuitique ajouta cet avis : « Il serait trop aisé d’opposer aux pièces de son huissier la grande sommation que lui adresse en vain, depuis l’apparition du livre de M. Saltet, la conscience des catholiques. »

43Aussi bien, l’année 1908 vit-elle croître la « Terreur de Sacristie ». Le 7 mars, l’abbé Loisy fut excommunié solennellement. Il publia, comme réponse, Quelques lettres sur des questions actuelles et sur des événements récents. J’y lus ces phrases : « M. Herzog, que je n’ai pas l’honneur de connaître… (p. 96). N’ayant pas l’honneur de connaître M. Herzog… » (p. 155). C’était vrai, en ce sens que l’auteur ne connaissait que M. Turmel. Mais cela reproduisait l’équivoque de Pascal, qui affirmait n’avoir « jamais eu d’établissement » avec les solitaires de Port-Royal, dans la lettre même où il accusait le plus ses adversaires d’être « des imposteurs » (16^e Provinciale). Sur l’exemplaire qu’il offrit à notre théologien, l’abbé Loisy écrivit ces mots : Iniquitatem in excelso locuti sunt26.

44Entendant monter la clameur de haro, l’archevêché de Rennes déclara publiquement, avec un manque absolu de dignité, que son imprimatur était sans valeur spéciale, et qu’il déférait au Vatican toutes les publications de M. Turmel, pour connaître l’appréciation exacte qu’on en pouvait faire. Quant à l’idée d’un chef qui protège ses subordonnés contre l’injustice ou la violence, cette idée-là est incomprise de prélats qui se ruent en servilité.

45Charost, qui songeait à sa candidature épiscopale, fut très vexé d’avoir risqué son nom dans la bagarre. Il fit le voyage de Rome, pour y porter les humbles hommages de l’archevêque, et les siens. Il raconta qu’un certain chanoine appelé Hamard, qui passait pour être la lumière du chapitre, avait été chargé de lui faire un rapport sur l’Histoire du dogme de la papauté, et que ce chanoine l’avait induit en erreur. Charost exprima sa désolation. Hélas ! que ne pouvait-il voir tous les livres de ses propres yeux ! Mais il était surmené par les soins d’une administration que lui abandonnait un vieillard peu instruit. Et vers la fin de 1908, jusqu’au 20 mars 1909, Charost fit paraître dans la Semaine Religieuse du diocèse une suite de petits articles sur le jubilé sacerdotal de Pie X. Sous prétexte de conter les impressions ultramontaines de son dernier pèlerinage au tombeau de saint Pierre, il écrivit, dans un style qui sentait l’imitation de Veuillot, mais avec labeur et surcharge de citations et d’allusions littéraires, une profession de foi, qui devait montrer la pureté de sa doctrine, et les qualités d’un fonctionnaire digne d’avancer. Après avoir rapporté un jugement esthétique de Reinach, il répliquait : « Non, monsieur. N’entreprenez pas de nous révéler l’art religieux et son inspiration sacrée. Cela est au-dessus de vous et de votre race. Contentez-vous d’être de l’Institut. » Voilà pour les sales Juifs et pour les Intellectuels ! Il se moquait des « savants à lunettes » dont les livres sont des contes de Perrault à l’usage des hommes mûrs. Il exposait les thèses officielles de l’Église, et, sans la nommer, griffait la papauté de Turmel. Enfin, il plaisantait sur la « République ». Voilà pour L’Action Française, et pour M^gr de Durfort qui portait avec petite taille et médiocrité d’esprit, un grand nom. Mais Durfort, évêque de Langres27, était son ami et patron, la bourse ouverte qui avait puissance à Rome28. Compliments au cardinal Ferrata, qui avait un « masque de préteur romain » avec un « regard si fin et averti » ; flatteries au cardinal Merry del Val29, d’un aspect si touchant, et d’une si grande « distinction de race » !

46L’abbé Turmel fut très blessé du procédé littéraire de M. Charost. Il envoya sa carte à ce dernier, avec ces mots : « Vous êtes un lâche ; vous me visez dans une feuille où vous savez que je ne puis vous répondre. » Charost murmura aux bons endroits qu’il n’avait pas lu le livre de Turmel, et que tout le mal venait de Hamard. Une fois de plus, ce pelé, ce galeux, devint l’âne du moulin archiépiscopal.

47En 1909, notre héros eut d’abord quelques consolations. Le 10 février, une lettre du prélat annonça à son clergé la mort presque subite du torquémadaire Michel. C’était son ennemi le plus redoutable dans le diocèse. Le 20 avril, décéda le père Portalié, qui était un adversaire convaincu, documenté, influent30. Le 15 juillet, le saint celtique du modernisme, et l’une des figures les plus attachantes de l’histoire religieuse de tous les temps, Tyrell, mourut. Le monstre du faubourg de Paris ne l’aimait pas, parce qu’il ne le comprenait pas. J’emploie de mot de « monstre » avec sympathie, pour marquer sa puissance et son étrangeté. Deux jours après le trépas de l’Irlandais, la Semaine religieuse de Rennes (17 juillet 1909) annonça la mise à l’index de la Papauté de Turmel, et la soumission un peu plate de l’auteur. Il s’engageait à retirer son livre de la circulation. Toujours amant d’intrigues, il comptait sur des roueries de Picard, son éditeur, qui le mettrait dans l’impossibilité, pour la galerie, d’accomplir cette promesse, à laquelle il n’était pas tenu. Une de ses plus vénérables amies lui donna deux mille francs pour racheter le stock de volumes qui restaient. Il fut obligé de s’exécuter.

48À partir de ce moment, le nom de Turmel a totalement disparu du monde qui écrit. Cependant l’activité de l’auteur n’a pas cessé, jusqu’à l’ouverture de la guerre qui a fait crouler sa dernière forteresse : la Revue d’histoire et de littérature religieuse. Il avait été Dupin, Herzog, Lenain, Lezurec, il devint Coulange, Lagarde, Lanson, Van Beck. Il essaya de vulgariser les vérités d’ordre historique, qui ruinent les mosaïques officielles, patiemment combinées et cimentées par la théologie. C’est dans cet esprit qu’il exposa la résurrection du Christ, la doctrine de saint Paul, le sacrement de pénitence. À part M. Loisy, qui se refusait à faire de son périodique un pamphlet de propagande, et qui supprimait dans les articles du monstre tel passage de pure polémique, ou tel mot indigne d’un historien, à part M. Loisy, deux ou trois, au plus, connaissaient les avatars nouveaux de notre pèlerin. Le 25 février 1910, l’archevêque d’Albi, M^gr Mignot, écrivit à l’abbé Turmel une lettre simple et aimable pour l’informer qu’on l’avait prié d’indiquer un bon collaborateur français pour l’International theological library, et qu’il avait présenté son nom. Pourtant, l’écrivain n’était pas au bout de ses tribulations. Son Histoire de la théologie positive, qui n’était pas encore proscrite, le fut par un décret du 2 janvier 1911, rendu par la Sacrée Congrégation du Saint-Office. Il fit une suprême soumission, dans la Semaine religieuse, du 14 janvier. Il y rappelait, non sans malice, que son travail avait été examiné et estampillé par les Jésuites, et approuvé par l’archevêché de Paris. Il terminait par les accents du plus inaltérable dévouement pour sa « mère » l’Église, éclairée « par les lumières du Saint-Esprit », trop heureux, disait-il, si je puis, par cet acte, « la consoler au milieu des épreuves qui l’affligent en ce moment ». Plusieurs curés firent visite au saint du faubourg de Paris pour le féliciter de ses sentiments. On prit gaiement son petit coup de pattes aux Jésuites. Il eut l’opinion cléricale pour lui, on admirait sa modestie et son éloignement du scandale. Seuls, les initiés ou ceux qui comprennent l’adage ne quid nimis, devinèrent le voltairianisme de cette pièce. La vérité qu’il dissimulait, c’est qu’il fumait de colère comme un volcan, et qu’il eût voulu tordre de douleur et écraser dans une lave incandescente « l’Infâme ». Il s’appliqua donc à la construction d’un volume dense pour la collection anglicane. Mais cet ouvrage sur L’Église latine au Moyen Âge – The latin church in the middle ages, by André Lagarde – est entré en librairie au mois d’août 1915, quand l’Univers entier se détournait des controverses ecclésiastiques.

49La traduction faite par un certain Archibald Alexander, qui habitait en Suisse, n’est pas toujours très sûre, et pour quelques noms propres il n’a pas su employer les formes qui sont usitées en Angleterre ; de plus un bon nombre de fautes d’impression n’ont pas été corrigées. Le volume in-octavo a 600 pages et se vend 12 shillings. L’écrivain a reçu comme rétribution 2 000 francs, mais en conservant le droit de donner une édition française. Sauf ce qui concerne les idées théologiques, leur mouvement et leur enchaînement, en un mot, à part la vie métaphysique de l’Église, tout est écrit de seconde main ; et quelques points, surtout ceux qui touchent à l’histoire littéraire, sont traités insuffisamment. Il y a des renvois à des livres que l’auteur n’a point pratiqués. Au total, nous avons là un manuel d’histoire ecclésiastique, depuis la chute de l’Empire romain d’Occident jusqu’au concile de Trente, manuel écrit avec un souci d’exactitude et de malveillance. Il s’agit pour l’auteur de présenter les faits, et d’accumuler les détails, sous le jour le plus désagréable aux croyants, tout en ayant l’air d’un simple commissaire qui met ses dossiers en ordre et dresse un procès-verbal. Son but est de mettre fin aux rêveries esthétiques et aux tableaux oratoires. J’ai engagé M. Turmel à nous donner une édition française de son ouvrage, soigneusement revue, dans la Bibliothèque de philosophie scientifique, dirigée par le docteur Gustave Le Bon31. Cette collection contient des travaux d’une valeur originale et exerce une influence sérieuse. Mais il tremble devant tout ce qui est simple et droit.

50Par motu proprio, daté du 1^er septembre 1910, Pie X ordonna aux évêques de faire prêter aux prêtres un serment anti-moderniste dans lequel la méthode historique était condamnée. Un serment extorqué sous peine d’être déshonoré aux yeux des fidèles et de mourir de faim ne peut être pour la conscience qu’une formalité administrative à remplir. Un professeur de Saint-Vincent me disait : « C’est un acte de déférence que nous accorderons en souriant, car, pour le reste, ça a autant d’importance que si l’on jurait que la lune est en peau de castor32. »

51Turmel prêta le serment anti-moderniste, la main sur les Évangiles, avec beaucoup de piété. Que lui reprocher, après tant de ferventes génuflexions ? Le silence se fit enfin sur son cas. Bien plus, une personne de Rennes qui lui était toute dévouée, M^me Oberthur, mère, étant allée à Rome, obtint l’appui d’un évêque pour être reçue par le secrétaire du Saint-Office. Elle lui demanda ce qu’on pensait « là » de l’abbé Turmel. « Madame, répondit-il, nous pensons que c’est un fort digne prêtre, rempli de talent ; et nous l’accusons si peu d’être Herzog, que nous savons pertinemment qui est Herzog. » Voilà le propos textuel que M^me Oberthur rapporte chez l’intéressé, et qu’elle alla confier à l’archevêque de Rennes. Puis, elle eut soin de faire courir cette réponse en ville. Étant sur le point de mourir, cette dame se confessa à l’abbé Turmel, et lui dit : « Père, jurez-moi devant Dieu qu’on vous a calomnié. » Et elle s’endormit dans la sainte espérance, l’âme pacifiée33.

52Mais il est temps de porter un jugement d’ensemble sur l’œuvre du théologien rennais. On ne lui doit aucun document inédit, aucune lumière inconnue sur des documents importants. Son mérite consiste dans une possession rare de la Bible et de l’ancienne littérature ecclésiastique. Il connaît merveilleusement les Pères et les Conciles. Il a su rapprocher et comparer les textes. Il en a tiré quelques-uns de l’obscurité prudente où les théologiens catholiques les abandonnaient. Il a dressé de belles synthèses qui manquaient. Ses études sur le dogme du péché originel ou sur l’Immaculée conception sont des œuvres d’une érudition théologique, qui ne saurait être dépassée. Son histoire de la théologie répondait à un besoin dans notre langue. Turmel a eu le sens de l’évolution des dogmes ; il a dégagé l’influence du peuple sur leur formation, et l’influence des diverses Églises sur celle de Rome. Ces deux derniers traits semblent être sa doctrine la plus originale ; et il tient d’autant plus à ces caractères qu’il a mis en lumière que ces caractères montrent que la vérité théologique n’est pas venue d’en haut, mais d’en bas, et que le prétendu guide et vicaire universel n’a été souvent qu’un élève malgré lui. Son style est clair et correct. Il a un peu la superstition allemande, et Duchesne lui reproche, en petit comité, de s’attacher parfois à des auteurs germains assez médiocres, du seul fait qu’ils favorisent ses vues hétérodoxes. Enfin le manque de sympathie pour les choses dont il parle, le point de vue polémique dont il ne se débarrasse presque jamais, en un mot, l’absence de cette sérénité, qu’on remarque chez le pur savant, comme chez le sceptique renanien, cause un peu d’inquiétude, un peu de défiance même, au lecteur qui a surpris le secret du monstre. Au total, Turmel peut être qualifié le Voltaire de la théologie. Ce titre n’est pas pour lui déplaire.

53Quelle sera l’action des livres de M. Turmel dans l’avenir ? Je n’oserais risquer une réponse. Il me semble, à en juger par nos contemporains, que la libération des cerveaux ne se produira pas, sauf dans le clergé, par l’étude des dogmes, mais par la diffusion de plus en plus irrésistible des notions scientifiques et philosophiques. Plusieurs fois, je lui ai dit en riant : « Vous serez plus tard un Père de l’Église. » En fait, des prêtres sincères ont lu avec plaisir ses principaux volumes, et s’en sont accommodés avec une foi plus éclairée. D’autres ont mieux saisi l’esprit de l’auteur. Je me souviens, à ce sujet, d’une entrevue que j’eus à la Bibliothèque Nationale, avec l’abbé Guérard, le 20 août 1912. L’abbé Guérard avait été chapelain de Saint-Louis-des-Français, à Rome, où il était assez familier avec Duchesne ; il entra à l’Oratoire, qui lui donna un poste de professeur à Juilly. Le pauvre homme était fait pour analyser des bulles et publier des pages érudites. Dans notre collège, il devint un objet de dérision pour le supérieur, pour les professeurs et pour les élèves. Tant il est vrai qu’on devrait toujours mettre l’homme qu’il faut dans la place qui lui convient. Finalement, l’abbé Guérard échoua à Lourdes, avec je ne sais quel titre, ou peut-être sans titre. En m’apercevant au milieu des in-folios, il accourut avec joie me serrer la main. Ah ! ce qu’il en avait sur le cœur ! Ce clergé de Lourdes, avec lequel il lui était impossible d’entrer en communication d’idées, lui paraissait une collection d’ânes chargés de reliques. Et l’abbé Guérard, que j’avais connu ultramontain et affamé de scolastique, me sembla très libre dans cette conversation. Il me fournit la clef du mystère, en me disant que les ouvrages de M. Turmel lui avaient ouvert l’horizon, et qu’il savait désormais à quoi s’en tenir sur la valeur de certains enseignements. L’auteur a reçu lui-même quelques confidences de ce genre, deux ou trois au plus. En résumé, Turmel a paru satanique aux lecteurs bien pensants ; intéressant, courageux, piquant, aux libéraux d’une culture large ; croustillant et haut en goût, aux prêtres désireux d’une révolution théologique.

54L’historien des dogmes achève aujourd’hui sa cinquante-septième année ; ou je me trompe beaucoup, ou les années qu’il lui reste à vivre ne modifieront pas le sens de cette notice.

55Son ardeur au travail intellectuel, je l’admire ; l’austérité de ses mœurs, je la respecte ; l’importance de son œuvre, je l’honore. Sa souffrance, oh ! je la comprends. Ses prosternements ne me plaisent pas, mais je me rappelle qu’on a dit au pauvre gosse de la rue Saint-Malo : « Sois humble ! » Ses colères en chambre, ses petites ruses, son goût du complot et son amour du bas de laine, je me souviens que ce sont des éléments du caractère de l’abbé Gendron, son véritable géniteur. Un homme qui ignore le plaisir de donner l’hospitalité à des amis chers, n’est pas un saint de mes légendes celtiques ; un homme qui n’offre que ses prières comme secours aux assiégés de Ratopolis me paraît assez chiche. Mais je sais bien qu’il est bon de n’avoir pas des qualités imprudentes. Un savant qui est fermé à toutes les formes de l’art, aux belles lettres, à l’histoire, si elle ne touche pas à la théologie, reste toujours un savant. Mais un prêtre pour qui le mensonge ne compte pas ; un prêtre qui éclaterait de joie au malheur d’un ami, si ce malheur satisfaisait sa passion anticléricale ; un prêtre qui n’hésiterait devant aucune comédie pour entraîner des confrères à des actes qu’il se garderait bien d’accomplir, mais dont il voudrait jouir en spectateur hypocrite ; un prêtre qui est le contempteur de ce qu’admirent les Justes, et qui place sa morale par-delà le bien et le mal34 ; un prêtre qui sacrifierait les intérêts de l’humanité à sa vengeance ; ce prêtre me fait horreur. Non je n’aime pas Turmel. Et je voudrais être chrétien ne fût-ce que pour ne lui pas ressembler35. Il est pour moi un aîné dans la vie sacerdotale, qui est devenu un compagnon de route, par suite des circonstances. Je lui ai témoigné de la fidélité dans des temps où il y avait à cela quelque mérite. À l’occasion je le défendrais. Mais j’ai le droit de parler de lui – à mon cahier – librement36. Voici quelques notes que je tire de mes agendas. – 29 janvier 1909. – Il veut attirer mon attention sur la fin du chapitre 3^e de Marc. Marie, la Divine et l’Immaculée, ne comprend rien à la mission de son fils, et ce Fils Unique a des frères qui le considèrent comme un individu assez gênant. Ainsi le Christ de l’histoire, autant que nous le pouvons saisir au moyen du plus ancien texte, n’est nullement le Christ des théologiens. En vain, l’on traduit fratres par cousins ; cette interprétation s’oppose au sens naturel de ce fragment évangélique. Matthieu ne contredit pas Marc. Dans Luc, le littéraire et le correcteur, le caractère primitif et purement humain du récit est adouci et arrangé. – Sa tête chauve était penchée sur le livre que tenait sa main gauche, pendant que la droite levée, avec l’index étendu, scandait la lecture et le commentaire d’un mouvement affirmatif. – Cher ami, lui répondis-je, le texte de Marc suffit à ma religion. Ce Christ qui méprise la chair et le sang, et qui déclare que son œuvre est plus précieuse que tous les liens de famille, quand la famille ne comprend pas et s’oppose à l’ordre de la Pensée et de la Conscience ; ce Christ qui dédaigne les conventions sociales quand elles sont caduques ou iniques, ce Christ-là me paraît encore assez Fils de Dieu. – Fils de Dieu ! répliqua-t-il avec une extrême vivacité, ce mot ne signifie rien ! Et quel Dieu que ce fou, dont l’Évangile est aux trois quarts bon à jeter au feu, comme son cadavre fut jeté à la géhenne ! Quel Dieu que ce fou qui n’engendra jamais que des fous ! – Turmel avait l’air d’un théologien damné.

56En revenant dans ma rue Saint-Hélier, je me disais : A-t-il lu Friedrich Nietzsche ? Il doit connaître l’agréable volume d’aphorismes publié par Henri Lichtenberger. Et il aura trouvé son âme dans cette déclaration : « Je condamne le christianisme… J’appelle le christianisme la grande malédiction, la grande corruption intime… l’immortel stigmate d’opprobre de l’humanité. »

574 juin 1912. – Réunion chez l’abbé Trochu. Présents, l’abbé Naudet, l’abbé Turmel, l’abbé Delahaye, l’abbé Orhant, et moi. Naudet, figure grave, sympathique, lunettes d’or, habits d’une extrême propreté. C’est un méridional. Il parle toujours, bien, avec des inflexions agréables, et le geste. Il me fait l’effet d’un archevêque aimable qui recevrait chez lui, dans un décor d’admirateurs. Ses relations sont nombreuses et distinguées, il a des traits d’homme informé, des anecdotes piquantes. Il a lu beaucoup, avec une facilité d’assimilation remarquable. Son tempérament oratoire domine ; néanmoins, il ne manque pas de finesse italienne. Pour le moment, il s’occupe de spiritisme, et se livre à des expériences qu’il nous décrit. À peu près tout le contraire de l’Autre, qui n’a pas cette grâce de franchise dans la bonne humeur, cet agrément d’homme du monde, ce charme d’imagination et d’élocution, cette prestance d’un homme sûr de lui-même. « L’Église vous a condamné, lui dit Naudet ; mais, entre nous, elle ne vous a pas fait le mal que vous désiriez lui faire. Vous vouliez l’étrangler, elle s’est contentée de vous serrer les lèvres. » On parlait de l’abbé Houtin. Naudet répond à Turmel : « C’est un rageur qui a de l’esprit. » Nous avons dit à Naudet : « Avouez que c’est vous qui avez écrit Ce qu’on a fait de l’Église. » (Ce livre a produit un beau tapage et la hiérarchie à tous les degrés l’a condamné, et rapidement. Certes, il était d’une lecture facile et formait un réquisitoire entraînant contre la puissance de stupidité dans l’Église). Naudet nous assure que le volume en question avait été composé par un prêtre lyonnais, l’abbé Sifflet, qui avait perdu la foi et qui était navré de ne pouvoir sortir du clergé. Ce moderniste mourut en février 1911. Son manuscrit fut revu et copieusement augmenté par notre hôte. Dans l’exemplaire que Naudet offrit à Turmel, celui-ci souligna ces lignes : « Les calomniés restent dans la maison qui est à eux aussi bien qu’aux autres… Il n’y aura, chez eux, ni révolte tapageuse, ni exode en masse, et les départs isolés seront rares. L’âme en paix, ils resteront ce qu’ils sont, et où ils sont. »

5827 décembre 1912. – Dans cette brume d’hiver tombante, à la lumière de son foyer, ses deux yeux dilatés, sa droite levée, il m’a parlé du Créateur, pour le nier. Puis il a célébré le progrès indéfini de l’humanité, qui est encore dans les langes, mais qui s’élèvera jusqu’à la domination de l’Univers, dans un triomphe absolu sur les passions, l’ignorance et la mort. L’être infime qui est sorti du sein des mers pour arriver à la connaissance de soi-même et des choses, se réformera lui-même et réformera la nature ; il tend à être dieu et il le sera. Le temps ne fait rien à l’affaire. Qu’est-ce que mille, dix mille, cent mille ans, dans l’infini de l’humanité ? – Et il s’enthousiasmait de son rêve. Je lui ai trouvé un accent plus vrai, plus profond, plus désintéressé.

59Propos divers, de 1907 à 1914. – « J’ai fait le serment d’Annibal : je me vengerai. » Cette formule lui plut particulièrement de 1907 à 1909. Il avait peine à ne pas la répéter. Si bien qu’il la dit devant le chanoine Hamard, qui lui faisait alors des protestations d’amitié37. Maître Zozo n’eut rien de plus pressé que de propager en ville cette parole dangereuse : « J’aime beaucoup M. Turmel, disait Hamard, mais je suis obligé de reconnaître que ses livres ne sont pas sérieux. Il m’a dit à moi-même : “J’ai fait le serment d’Annibal.” C’est un mot que je ne voudrais pas mettre en circulation38. »

60« Écrasons l’Infâme ». Cette formule lui fut chère durant la même période 1907-1909. Vous voyez bien, ajoutait-il, que je ne cherche pas ma gloire, puisque mes articles sont disséminés sous des noms divers ; je ne poursuis que mon idéal : écraser l’Infâme. Les saints sont pour lui des grotesques, et Bossuet, l’aventurier d’un mariage secret ! Je lui répondis : si Diderot vivait encore, il dirait de vous ce qu’il disait de votre patron Voltaire : il en veut à tous les piédestaux. Une autre fois, il s’écriait : « Pie X est l’héritier du crime et de la fourberie. Il faut le lui faire payer ! » Je lui répondis : À Goettingue, dans un cabaret à bière, Henri Heine entendit un jeune doktor dire qu’il fallait venger dans le sang des Français le supplice de Konradin de Hohenstaufen, qu’ils avaient décapité à Naples, en 1268. On dirait que vous avez dans les veines le sang de ce doktor. Quand il déniait la paternité de quelque livre, Voltaire disait : « Il y a longtemps que je ne m’occupe uniquement que de physique. » Turmel connaissait ce mot, et en faisait l’application. Il disait encore : « Qu’un sacerdote m’écoute un quart d’heure, et je me charge de réduire sa foi à néant. » Comme il ne réussissait pas à substituer sa personnalité à la mienne, et que j’étais aussi soucieux de conserver mon indépendance intellectuelle que ma liberté morale, il me disait : « Vous êtes une forteresse en terre ; j’ai beau y envoyer mes boulets ; ils s’y enfoncent et ne démolissent rien. »

61En janvier 1913, les journaux racontèrent l’aventure d’un prêtre du Midi qui s’était détruit chez une poétesse, son amante. En juillet suivant, nous eûmes l’histoire d’un certain monsignor, qui avait maison à Paramé ; il vivait joyeusement, commettait des faux et autres actes d’escroquerie ; il mourut au moment où la police allait l’arrêter. Bonne année, ça, disait Turmel. Mais ces accidents causent-ils de l’émotion dans le peuple ? Va-t-on se soulever contre l’Église ?

62Nous parlions de Loisy. – « Comme l’a dit Baudrillart, recteur de l’Institut catholique de Paris, Loisy est un homme qui sait très bien l’allemand. Dans son œuvre, rien d’original. Il dépend des travaux d’Outre-Rhin. Son mérite est d’avoir repris les problèmes, de les avoir fouillés, et de les avoir fait connaître à la France. » Et Duchesne ? – Si j’en croyais Turmel, cet érudit de génie ne serait qu’un heureux parvenu.

63Enfin la paix se faisait autour du nom de Turmel, mais non pas dans son âme. J’essayais vainement de l’amener à un état d’esprit plus reposant. Le 21 février 1914, je le rencontre sur le chemin de la bibliothèque, et je lui dis : « Quoi de nouveau ? – Vous ne savez donc rien ? Quarante nouvelles maisons religieuses sont fermées ! – Il ne se tenait pas de joie. » Et il ajouta : « Jadis, le ministère Combes m’a procuré les plus vifs plaisirs de mon existence. La chute de cet homme d’action a été un malheur. En vérité, les radicaux n’ont pas assez de confiance dans leur force. Ils pourraient démolir le catholicisme en France, sans avoir à redouter une opposition sérieuse. Les prêtres empoisonnent le pays. Il faut des mesures violentes contre ceux qui contaminent les sources de la raison. » Croyez-vous, lui répondis-je, que les religieuses dans les hôpitaux soient bien pernicieuses pour les sources de la raison ? Croyez-vous qu’un gouvernement s’inspire aux sources de la raison, quand il désorganise de grands et difficiles services publics, comme celui des malades ? Vous êtes un théologien, élevé dans la passion de la logique et dans l’exécration de la liberté.

64J’étais parfois si lassé de son dogmatisme rancunier et du ton professoral qu’il prenait, que je restais plusieurs mois sans aller le voir. Alors, il saisissait un prétexte pour me faire une visite. Et comme il s’efforçait aussi de mettre de la noblesse dans sa vie et d’être agréable, je songeais que les choses déplaisantes en lui tenaient à son éducation, à son emprisonnement dans la scolastique, à la fatalité de son sacerdoce, à l’état nerveux de sa santé. Et je retournais à sa maison, m’apercevant que je lui étais très attaché.

65Quand la guerre eut éclaté et que les premières grandes horreurs des nations dites chrétiennes furent connues, eh bien ! lui dis-je, voilà nos orangs-outangs déchaînés, qui se fusillent, se canonnent, s’arrosent de pétrole enflammé, s’asphyxient dans des nuages de poison, et promettent des pluies de dragées à bacilles virulents ; ils se cherchent au fond des mers et se poursuivent jusque dans les hauteurs du ciel ; ils s’égorgent à coups de poignard dans les boyaux et les souterrains ; et comme ce sont les peuples les plus civilisés qui violent la nature entière et prostituent la science au service du crime, je suis trop justifié, hélas ! dans la défiance que je vous ai toujours témoignée du vieux gorille, et de la folie rouge, à laquelle est sujette l’humanité.

66Il m’avoua que c’était le krack de la civilisation, et que cette guerre immense en produirait d’autres dans les siècles des siècles, jusqu’à ce que notre planète volât en éclats. Mais admirez la sagesse de Dieu, fit-il, qui est toujours du côté du plus fort, l’embarras de son pape, qui ne sait où est la vérité tant que la victoire ne l’a pas déclarée, et révérez la candeur des fidèles qui cherchent à justifier Dieu, et la fourberie des prêtres qui exaltent la vertu de leur pape.

67Un regain de vie religieuse et de sympathie pour le clergé, un silence nécessaire des aigres disputes, un désir d’union dans les sphères gouvernementales, autant de traits qui faisaient peine à M. Turmel. Il aurait voulu que tous les prêtres fussent enrôlés et mis au plus fort de la bataille. Et croyez bien, lui disais-je encore, qu’après la guerre on aura autre chose à faire que de « manger du curé », suivant l’élégante expression de votre clan. Il faudra vivre et sans grosses dépenses. Voilà cette liberté d’enseignement qui vous navre, assurée pour longtemps. Ah ! si l’Église savait saisir l’heure qui passe, quel nouveau bail elle pourrait faire avec la France ! On aura besoin de toutes les forces sociales. Aussi bien, pourquoi craindre ? Rien n’arrêtera la marche des idées. Mais il est bon que l’évolution se fasse avec sagesse, dans des relations de voisinage cordial entre les partis, dans la critique des méthodes et des essais, dans une pénétration mutuelle.

68Vous ne sortez pas de votre rêve de libéral, me répondait-il. Comptez sur l’Église elle-même, sur son intransigeance native et sur sa bêtise, pour perdre le fruit de l’action présente et exciter l’opinion contre son éloquence tapageuse et vexatoire. D’ailleurs, on veille, et on ne laissera pas relever sa crosse sur les affaires publiques.

69Si vous voulez dire qu’on lui fera comprendre à l’occasion qu’elle n’est pas le pivot de l’existence nationale, comme elle le prétendait facilement avant la guerre, je vous accorde qu’on agira avec raison. Elle ne pourra plus dire que ses écoles sont seules à donner du patriotisme et de la vertu, et que ses adhérents sont seuls à connaître la pratique du devoir et du dévouement. Les sociétés de la Croix-Rouge et autres œuvres de bienfaisance, qui n’ont aucun caractère confessionnel, ont établi par des actes éclatants que l’humanité pourrait s’organiser un jour en dehors des services spécifiquement religieux. La vertu n’est plus nécessairement dans la croyance. Et cette démonstration philosophique, instituée par la guerre, mérite d’être retenue et exposée. Elle devrait être un point de départ de nouveaux efforts pour canaliser les forces altruistes, qui sont des forces naturelles, et les rendre opérantes en dehors des systèmes particuliers aux sectes. Vous voyez que je me rapproche de vos idées et de vos désirs.

70Pas tant que cela ! Avec vos mœurs on n’en finira pas de l’Église ! J’aime mieux ceux qui disent que les prêtres ont allumé la guerre et qu’ils versent de l’or à Rome pour enrichir nos ennemis.

71Il m’est impossible de vous suivre sur ce terrain. Pour moi, l’injustice et la bêtise ne changent pas de nom en changeant de parti. Ne vous imaginez pas que vous ayez intérêt à flatter la puissance populaire d’imbécillité. C’est cette puissance qui fait boire la ciguë et monter sur le bûcher.

72L’Église s’est engraissée du mensonge ; pourquoi le mensonge ne lui ferait-il pas mal maintenant ?

73Hélas, répliquais-je, quelles sont les institutions qui ne reposent pas sur le mensonge ? Le dogme de la patrie est-il moins dangereux que celui de la Papauté ? Ce dernier a l’avantage de n’être plus dans son adolescence ; le temps lui a rivé les dents ; et si mauvais que soient ses instincts de louve césarienne, il ne peut pas faire qu’il ne sente la vieillesse. Un ballon qui traverse une ville produit beaucoup plus de remue-ménage qu’une encyclique. Au contraire, le dogme de la patrie tend à se substituer à tous les autres, et fait la synthèse de tous les mensonges et de toutes les férocités. Si le tocsin de la mobilisation ne produisait pas plus d’effet qu’une encyclique, laissez-moi vous dire que l’humanité s’en trouverait bien.

74Alors, vous n’êtes pas patriote ?

75Je ne vous comprends pas. Chacun a sa patrie. La vôtre est aussi étendue que le domaine des idées théologiques, et toujours sur le pied de guerre contre l’Église. La mienne, c’est le goût de la civilisation française, et l’amour d’une cathédrale où sont restées mes rêveries d’enfant.

76Il ne s’agit pas de cela. Pour qui êtes-vous dans la lutte présente ?

77Je ne vous pose pas la même question. Vous êtes pour les Allemands et vous croyez à leur triomphe. Comme Dieu, vous êtes pour celui qui vous paraît le plus fort. Je sais que les formes du patriotisme sont variables et qu’un philosophe a le droit d’être hésitant. Je suis Dolois, vous le savez. Or, au IX^e siècle, j’ai été pour Nominoë et Salomon contre l’Empereur des Francs ; dans la seconde moitié du XII^e siècle, j’ai été pour Henri II, roi d’Angleterre ; enfin, je suis devenu Français, après que ma petite ville fut violée, pillée, brûlée par les soldats du roi de France. Je crois que le plus simple, pour moi, est de rester Dolois, et d’honorer par mes études cette petite patrie idéale, où je n’ai pas même d’amis ! Un sage athénien devait être pour Alexandre, un sage anglo-saxon pour Guillaume le Conquérant, un sage gaulois pour César. Tant il est vrai que le patriotisme ne se confond pas avec le bien des siècles à venir ! Si la force ne crée pas le Droit, elle crée au moins un droit. Tout ce qui échoue à tort. Si les Alliés sont vainqueurs, ils auront raison devant l’Histoire.

78Mais vous n’ignorez pas le besoin d’expansion qu’avait l’Allemagne, besoin légitime, étant donné le chiffre de sa population, son activité et son organisation merveilleuse. On a voulu lui lier les membres, elle a frappé.

79Elle a frappé avec un luxe de mépris pour les traités et les conventions, et un dédain de la pitié humaine, qui nous font assister aux pires excès de la brute, et de la brute devenue savante dans l’art de la boucherie. Les Allemands ont appliqué la méthode de la Terreur et du Mensonge. Je reconnais d’ailleurs que cette méthode réussit généralement parmi les enfants des hommes. Et les Allemands ont des avocats de leur cause et des admirateurs dans l’Univers. Mais malheur à eux si leur crime ne triomphe pas !

80Sur ce point, nous sommes d’accord tous les deux et nous répétons cette idée sans variantes ingénieuses. Au reste, les méditations sur la guerre ne sont point inépuisables, et dès qu’il veut aborder ce sujet : tournons la page, lui dis-je, et ne ressassons pas les balivernes que débitent les journaux. Soyons des esprits libres ; ayons aussi peu souci de l’hypocrisie sociale que ce merle qui fait sa ronde sous nos yeux dans les allées de votre jardin.

8129 octobre 1916. – Il vient ici. Il est hors de lui de n’avoir plus de revue où exprimer sa pensée. Et comme il a de l’entérite depuis longtemps, un peu de sciatique, de temps à autre, et qu’il est assez névropathe, il songe à la fin. Un réchaud de huit sous avec cinq sous de charbon suffiront amplement à terminer son expérience de la vie et à dissiper ses atomes dans l’être éternel et infini.

82Novembre 1916. – L’abbé Pichon, supérieur du Grand Séminaire, a envoyé une lettre à M. Turmel, pour lui demander s’il continuait de faire partie d’une pieuse archiconfrérie, dite de Saint-Michel. L’adresse était ainsi libellée : « À Monsieur Turmel (Joseph), au presbytère de Notre-Dame. » Notre homme a été froissé de cette morgue, qui semble ignorer le nom de la rue qu’il habite. Il a répliqué en forme sèche, et a mis cette adresse : « À Monsieur Pichon (Louis), au presbytère de Saint-Étienne. » Le supérieur du Grand Séminaire lui a écrit : « Tu me réponds du tac au tac, mais j’espère que ce petit incident, dû à mon ignorance des rues, ne laissera pas de suite et n’atteindra pas notre bonne amitié. » (Ce ton familier vient de ce que Pichon et Turmel sont du même cours). L’habitant de la rue Waldeck-Rousseau a pris de nouveau sa plume :

« Monsieur, quelle amitié peut-il y avoir entre nous ? Vous ne m’avez pas adressé la parole depuis le temps très lointain de notre formation cléricale. Cependant, je vous ai aperçu une fois dans les couloirs de Saint-Vincent, et vous m’avez fermé votre porte au nez. Une autre fois, je vous ai rencontré dans un tramway, et je vous ai salué deux fois sans obtenir le moindre signe de politesse. Quel rapport possible entre nous ? Vous êtes vicaire-général et je ne suis rien. Vous êtes le directeur d’une école de mensonge et je suis un fidèle de la vérité39. »

83Je n’ai pas vu cette correspondance, je ne puis donc pas dire que j’en connais le texte exact. Si ce n’est pas tout à fait ce qu’il a dit, c’est assurément ce qu’il aurait voulu dire.

Autour de l’abbé Turmel

84Ce fagotage de tant de diverses pièces, disait Montaigne, « s’est bâti à diverses poses et intervalles, comme les occasions me détiennent ailleurs parfois plusieurs mois ». C’est bien le cas de mon cahier. Je ne sais combien de fois la notice de M. Turmel a été interrompue, et j’étais si mécontent de la médiocrité des pages que j’avais écrites précédemment, qu’il me fallait, quand je reprenais la suite de mes souvenirs, me tenir à quatre pour ne pas déchirer ce qui était fait et abandonner à jamais mon premier dessein. Enfin, comme remarque Chateaubriand dans ses Mémoires, « la méchante habitude du papier et de l’encre fait qu’on ne peut s’empêcher de griffonner40 ».

85Professeur de philosophie au collège Saint-Vincent, depuis octobre 1904, l’abbé Joseph Orhant, né à Vitré en 1875, était un amateur de relations avec les gens notoires, moins par vanité que par goût du commérage ou du reportage. Les petites nouvelles, les historiettes citées au cours d’une conversation, composaient toute sa science historique, et le fonds de ses connaissances littéraires. Mais il avait des parties de psychologue et de moraliste, qui m’attachaient agréablement aux visites dont il animait mes dimanches. Il se sépara intellectuellement de l’Église après les encycliques de Pie X, qui lui semblèrent de nature à étouffer la pensée humaine, et en contradiction avec les conclusions les plus certaines de l’enseignement contemporain. Il ignorait l’histoire des dogmes, mais il constatait leur irréductibilité aux notions philosophiques désormais établies. Il tomba finalement dans un état de scepticisme à la Jérôme Coignard41, dont je combattis les formes qui me paraissaient destructives de la dignité personnelle. Plus nous nous éloignons des théories de théologiens, lui disais-je, et moins nous devons renier les principes de morale. Ils sont l’armature qui nous tient droit. Ne dégradons pas la liberté de l’esprit en la confondant avec le libertinage des sens. Certes, je n’entends pas que nous nous abusions spéculativement et que nous limitions notre examen des origines et de la valeur de la conscience, mais je veux que nous vivions en beauté, en beauté sévère, comme il convient à des prêtres. Et je le blâmai d’avoir détourné des pratiques chrétiennes un jeune homme qui le consultait. Malgré ses petits défauts, – mon Dieu, n’ai-je pas les miens ? – l’abbé Orhant me plaisait beaucoup et je croyais à son amitié. Quand mes difficultés avec l’archevêché transpirèrent un peu et que j’avais le plus besoin de sentir quelque sympathie, il vint, un beau dimanche de février 1914, m’entretenir de l’inutilité de mes études, de leur intérêt médiocre, de l’absurdité de se créer des ennuis, puis il s’en alla. Oncques ne le revis. Il cessa en même temps de faire visite à l’abbé Turmel. Si d’aventure il nous rencontrait dans la rue, il était terrifié. La chose est assez naturelle. Cet incroyant avait choisi un confesseur qui pût l’inviter à sa table avec des dignitaires ecclésiastiques. Il espérait, à ce moment, devenir supérieur du collège. Il jetait du lest pour monter.

86L’abbé Orhant ne tarda pas non plus à raréfier ses rapports avec l’abbé Constant Delahaye, né à Rennes, en 1867. Le nom de ce dernier a déjà tenu son rang dans plusieurs pages de mon cahier. Delahaye fut professeur à Saint-Vincent pendant vingt années. On avait fini par lui donner l’enseignement de l’histoire aux élèves préparant l’entrée à Saint-Cyr. Ceux-ci appréciaient son cours qui était clair et solide, et qui formait une bonne préparation aux examens. Mais les familles de la bourgeoisie réactionnaire se plaignaient des opinions exprimées par le maître. M. Ceillier le protégea, parce qu’il hésitait à remplacer un bon professeur, et parce qu’il s’imaginait exercer sur son âme une influence religieuse, capable de contrebalancer l’ascendant néfaste de M. Turmel. Lorsque le supérieur décéda, Charost, vicaire-général, raconta avec onction que ce saint avait été inquiet à son lit de mort de sa mansuétude particulière et qu’il avait demandé le changement de l’abbé Delahaye. Aussi, à la fin de l’année scolaire, quand le succès des examens fut assuré, l’archevêque destitua le professeur d’histoire, et, qui plus est, l’injuria copieusement. Il ne fut pas abandonné de ses principaux collègues, qui firent pression sur M. Charost et sur d’autres. Environ six mois après sa révocation, il fut nommé aumônier de l’hospice Saint-Melaine. J’avais gardé bon souvenir de l’abbé Delahaye, que j’avais connu au grand séminaire et que je considérais comme un homme d’étude. Je pris fait et cause pour lui dans ses désagréments. Son aumônerie lui laissant de nombreux loisirs, je me réjouis dans la pensée qu’il ferait œuvre d’historien. Je l’engageais à être, lui aussi, un semeur du verbe. Mais, en homme pratique, il a borné son idéal à être un donneur de répétitions. C’est un esprit net, sans curiosité philosophique ni raffinement de culture morale ou littéraire. Ses idées sont moyennes, ses plaisanteries épaisses, il raisonne en épicier instruit et rit en curé rabelaisien : il déborde de santé. C’est un bon camarade ; ce ne sera jamais un ami. L’abbé Turmel avoue difficilement les parties sérieuses de son ancien disciple ; il lui concède cependant le mérite d’être athée.

87Quelqu’un qui ne l’est pas, c’est l’abbé Ernest Aubry, né à La Guerche, en 1873. Maniaque d’apologétique, il a essayé d’entrer en relations avec l’abbé Turmel, autant pour le guider à l’occasion, car il est affamé de diriger tout le monde, que pour en recevoir des idées et des faits à l’usage interne du modernisme. En effet, Aubry est un fervent de cette hérésie, dans laquelle il voit le salut du catholicisme, mais un fervent sincère, d’une piété profonde, et soumis à tous les coups de bâton de Rome, qu’il interprète en faveur de son système, avec une naïveté ingénieuse et un optimisme infatigable. Le monstre, pour récompenser sa confiance, multipliait ses difficultés de croire et ses motifs d’inquiétude religieuse. Aussi, l’abbé jugea sage de ne plus fréquenter l’historien des dogmes. Avant la guerre, car la guerre a mobilisé dans une infirmerie ce pacifiste à outrance, Ernest Aubry tenait conférence dans le jardin des plantes, où il retenait les sillonnistes de loisir et les jeunes gens de passage. Là, non moins pour renforcer sa propre croyance que pour éclairer celle des autres, il pensait tout haut les solutions qu’il cherchait aux problèmes. Pourvu qu’on admît l’infaillibilité du Pape, il permettait d’expliquer de la manière la plus raisonnable, et la plus annihilante, la Trinité et tous les mystères chrétiens. Il accordait en outre que l’infaillibilité du Pape ne s’était jamais exercée. En sorte qu’il avait l’air d’un voltairien, qui jonglait avec les dogmes, et qui s’amusait à délier les nœuds de la foi, en les baisant avec un respect comique. En réalité, l’abbé Aubry est un digne prêtre, scrupuleux, austère, d’un esprit élevé, d’une âme généreuse. Il tenta de me gagner à son parti. Je lui répétai que j’aimais uniquement les recherches purement objectives et que je croyais sa méthode très opposée à son dessein. Sa fureur apologétique était fatigante. L’archevêché, par hasard, se montra de mon avis mais pour d’autres raisons. Les vicaires-généraux semoncèrent plusieurs fois Ernest Aubry, et le traitèrent de danger public !

88Après le portrait de ce frère mineur, la loi des contrastes appelle Daniel, Elie Daniel, né à Redon en 1872, qui, malgré son double nom biblique et les onctions de l’ordre sacerdotal, est le moins sacré des hommes. Petit, ventru, joufflu. Il est chanoine et porte des lunettes d’or. Quand on commence d’apercevoir le demi-cercle de sa large ceinture, on peut se dire qu’il n’est pas très loin : Abdomine tardus, en style de Juvénal42. Quand il plaisante, ses joues se gonflent en bissac, et sa bedaine a des secousses en saillie déplaisante. Ses phrases de moquerie ou de grivoiserie portent la soutane : à les entendre, on sent qu’il n’a pas été dans le monde ou qu’il n’a pas su y prendre un air d’honnête homme. Il a toutes les manières et tous les vices d’un curé. Avide de femmes, il est retenu dans sa luxure par le peu de sympathie que sa personne dégage, et surtout par son ambition : il voudrait jouer un rôle dans le clergé. La supériorité de ses talents lui cause une admiration sans limites. Pourquoi n’a-t-on pas recours à ses lumières ? Pourquoi n’est-il pas évêque ? Au moins, qu’on le mette à la tête des finances du diocèse : il a le génie des affaires ! Avare en diable, et avec crasse, il confondrait si bien ses intérêts avec ceux des autres ! Et pas trace de cœur : c’est ce qu’il faut dans l’administration. Antithèse amusante : ce libertin, qui ne croit ni à Dieu ni à Epictète, est, vis-à-vis des laïques, un clérical, par son orgueil de sacerdote qui voudrait faire plier les têtes devant la sienne ; et cet homme d’esprit, qui sait observer, aiguiser une flèche, conter un trait, réussit à blesser tous ses confrères et à perdre tous ses amis par un manque prodigieux de tact.

89Quelques lignes de biographie. J’ai connu Daniel au petit séminaire de Saint-Méen, au grand séminaire de Rennes, et dans la suite de son curriculum vitae. Sa faculté maîtresse fut toujours l’ambition. Intelligent et bien doué, il aurait pu faire un professeur brillant et un écrivain agréable. Sa destinée prit une autre direction, alors qu’il n’était encore que sous-diacre, M. Guillois, nommé évêque du Puy, l’ayant choisi pour être son secrétaire particulier. Le jeune licencié ès-lettres partit donc en Auvergne. Sous le pseudonyme de Jean du Mézenc (si je ne me trompe), il publia dans la Revue des facultés catholiques d’Angers (si j’ai bon souvenir) quelques descriptions du pays. Puis il s’adonna à la prédication, qu’il estimait plus avantageuse. C’était une occasion de voyager et de nourrir son escarcelle. Son poste le faisait rechercher et lui assurait des flatteries. Mais sa prédication n’est que de la rhétorique. Il a pris sans doute quelques leçons avec un acteur, un acteur auvergnat, si l’on peut en juger à sa déclamation. Daniel a souvent raconté que le temps de son secrétariat lui avait été précieux pour apprendre à mépriser le clergé et les enseignements de la foi. Quand l’évêque du Puy se retira à Rennes, en 1907, il n’abandonna pas Daniel, qui le suivit et fut nommé chanoine du diocèse. Pour éblouir le commun peuple, l’ancien secrétaire sollicitait des prédications à Paris. Il en obtint même au Canada, et revint de Montréal, sans que les journaux de France s’en préoccupassent, ce qu’il ne comprenait pas. Car, enfin, me disait-il, les journaux canadiens ont parlé de moi. Il se montrait peu satisfait des fidèles et du clergé de ce lointain pays. À son retour, il trouva une note à payer que lui envoyait un photographe de la ville américaine. Comme si, me disait-il, cet artisan qui m’a donné une vingtaine d’exemplaires de mon image n’avait pas été mille fois dédommagé par le succès de mon portrait à sa vitrine. Il me demanda de le mettre en relations avec Le Braz, qui, lui aussi, avait fait des conférences de l’autre côté de l’Atlantique. Je dis à Le Braz qu’un admirateur de son prestigieux talent désirait le voir et recevoir ses conseils pour écrire un article sur le Nouveau Monde. J’accompagnai le chanoine. Bien entendu, une fois placé dans mon coin, je n’ouvris pas la bouche. Le Braz essaya bien de parler et de parler bien. Mais le sacerdote aux lunettes d’or, enfoui dans un fauteuil qu’il rendait monstrueux par son obésité, gesticulait, pérorait, s’écoutait, s’encensait. En sortant, il me dit : « Tu sais, je n’ai plus besoin de toi maintenant pour m’introduire chez Le Braz. Je l’ai compris. » Inutile d’ajouter que Le Braz fut assez satisfait de cette première visite pour qu’elle ne se renouvelât pas. Le 22 octobre 1910, dans un petit hôtel qu’il avait loué sur l’avenue du Mail d’Onges, au n ° 57, mourut M^gr Constant Guillois, archevêque in partibus de Pessinonte, et ancien évêque du Puy. Daniel le négligeait un peu depuis quelque temps. Il ne me sert plus de rien, disait-il, avec une parfaite candeur. Néanmoins, l’évêque lui légua un calice, celui qui se vendrait le moins cher, remarquait avec humeur, l’ancien secrétaire. Enfin, las d’attendre des postes éminents que personne ne lui proposait, il troqua sa demi-prébende de Rennes avec la cure de Rocabey sous Saint-Malo. À son dîner d’installation, Daniel n’invita ni son père ni sa mère, qu’il jugeait trop peu décoratifs, ni les amis du petit clan libéral, qui avaient été la seule compagnie où il était reçu à Rennes, mais en revanche il réunit à sa table les entours de l’archevêque et les bonzes qu’il méprisait. C’était agir en docte politique. Malheureusement, il se mit en tête d’avoir plus d’esprit que son voisin, et de le mener assez rondement, en attendant le jour de sa succession. C’était jouer gros jeu, car l’abbé Brûlé est de taille à se défendre. Mais l’archiprêtre de Saint-Malo n’a pas les faveurs de l’évêché ; le chanoine de Rocabey espérait donc amuser à ses dépens la galerie épiscopale, et se poser en type de grand curé.

90M. de Saint-Malo – Henri Brûlé, né à Saint-Suliac, en 1846, ordonné prêtre en 1870 – est le doyen le plus intéressant du diocèse. Il a de l’esprit ; parfois un peu gros, parfois un peu vexant, mais il se montre à l’occasion homme de cœur, administrateur adroit, prêtre au franc-parler. Il a constitué sa cure en une sorte de petit évêché et sa ville en une espèce de petit diocèse, suffragant de Rennes, certes, mais assez indépendant. Quand, sous une forme adulatoire, M^gr Dubourg décréta qu’on prononcerait le latin à l’italienne, « Ne vous effrayez pas, dit le curé à ses paroissiens, c’est très simple, au lieu de dire « dessus » nous dirons tous « dessous » ; voyez-vous nous sommes dans un temps où l’Église de France renonce aux « dessus » et garde ses « dessous ». C’est là tout le mystère de la nouvelle prononciation. » – Il avait été secrétaire général de l’archevêché au temps du cardinal Place. J’ai raconté comment ce dernier se défiait de M. Gonindard, son coadjuteur, qu’il regardait comme un médiocre élève en administration. Aussi, ne voulant pas laisser entre ses mains les économies de la caisse diocésaine, qui comprenaient plusieurs centaines de mille francs, il forma une caisse spéciale dont la gérance fut confié à maître Dorange, son conseil, l’abbé Richard, son intime, et un troisième dont je ne me rappelle plus le nom. Henri Brûlé, qui d’ailleurs n’aimait pas Richard, ne cacha pas qu’un tel procédé était inadmissible à l’égard d’un coadjuteur et très opposé au droit canon. Il rédigea même une note en ce sens, qu’il fit imprimer, et qu’il adressa seulement à quelques dignitaires. Le cardinal mit ce contradicteur à pied pendant plusieurs mois. Enfin on le nomma curé de Montfort. Rome avait donné raison au coadjuteur. En 1895, sous le cardinal Labouré, l’abbé Brûlé devint archiprêtre de Saint-Malo. Lorsque le président Félix Faure accomplit son voyage de Bretagne, en août 1896, le speech du curé malouin plut beaucoup. Je lui racontai que les journaux suisses, rendant compte de la tournée présidentielle, l’appelaient l’évêque de Saint-Malo. Ce détail le mit en bonne humeur. Sous Pie X, l’archiprêtre persévéra dans le libéralisme. Sa table demeura hospitalière et accueillante à la liberté de parole. Quand Duchesne y allait, ah ! les bonnes plaisanteries qu’échangeaient ce savant pélagien et ce gallican jovial43 !

91À Rennes, le centre du libéralisme ecclésiastique est l’Hôtel-Dieu, dont les deux aumôniers, Mrs Huet et Laizé, furent vicaires de M. Perrault, l’excellent curé de Notre-Dame. Ces deux prêtres se complètent l’un l’autre ; M. Huet est flamme et mouvement, M. Laizé prévoit et met de l’ordre dans les choses. Ils n’ont qu’une table, qui est ouverte aux amis et aux oiseaux de passage. Chacun peut y aller narrer les petites histoires diocésaines ou semer ses idées, la maison respecte ses hôtes. Aussi pendant le pidisme, les deux aumôniers auraient été déplacés et jetés dans les régions sibériennes, s’ils n’avaient été protégés par l’administration civile, qui apprécie leur esprit de conciliation et leur dévouement. L’archevêque s’est emporté jusqu’à injurier l’abbé Huet en son absence, devant une réunion de prêtres. En 1914, on interdisait officiellement, autant qu’on le pouvait, tout rapport des ecclésiastiques avec les aumôniers de l’Hôtel-Dieu. C’est dire sous quel régime abject la faiblesse et l’imbécillité épiscopales abaissaient le clergé. Car Messieurs Huet et Laizé sont d’une vie irréprochable et d’autant plus inoffensifs pour la théologie, qu’ils se montrent hommes d’action et ne s’attardent pas à des problèmes intellectuels qu’ils ne connaissent point.

92Ce genre de prêtres est précisément celui que M. Turmel redoute le plus, parce qu’ils font vivre l’Église. Néanmoins, il a quelque sympathie pour les membres de l’opposition. Ainsi prend-il parti pour le curé de Saint-Malo contre l’abbé Daniel. Lui-même commence à pratiquer la résistance, oh ! modeste, celle qui n’ira pas jusqu’à recevoir des coups. Il fait une grimace à Zozo Hamard en passant, il ne salue pas le vicaire-général Jouzel, qui est de son cours, etc.

93Parmi ceux qui voient d’une façon régulière le Monstre, il faut nommer l’abbé Mathurin Morlais. Ancien professeur des facultés catholiques, il vieillit à Rennes, en comptant aujourd’hui ses soixante-sept ans. Il vit solitaire. Dédaigneux, il a quelque chose d’aigre dans le son même de sa voix. Il aime surtout à contredire. Il voudrait bien donner des conseils. Mais personne ne lui en demande. Il fit de l’apologétique moderniste dans l’hebdomadaire Demain. De ça de là, il semait quelques vérités. Il n’a réussi, aux yeux orthodoxes, qu’à être un mauvais esprit. « Ah ! que c’est difficile, disait-il, de défendre Dieu et son Église ! J’ai fait tout mon possible. » Au total, c’est un caractère sans amabilité et un esprit sans originalité.

94Au contraire, une figure très personnelle, c’est celle de l’abbé Félix Trochu. Né en 1868, à Guer, dans le Morbihan, de famille cléricale et royaliste, il fut un séminariste modèle. Il commença d’étudier l’hébreu avec M. Turmel, afin de mieux connaître la Bible et de défendre solidement l’Église. L’état de sa santé le détourna de l’étude et le fit entrer dans le ministère actif où il résolut de répandre les idées sociales qu’on prêtait à Léon XIII. Aller au peuple et établir la démocratie catholique, quelle ardeur il dépensa pour remplir ce programme ! Il en fut récompensé par les injures de l’Autorité diocésaine et par des déplacements de postes. Mais il ne se détournait pas du but sacré. Et assistant un prêtre mourant, il lui demanda d’offrir sa vie en sacrifice pour l’avenir de l’Église. En 1902, il publia sous un pseudonyme un livre de socialiste chrétien, qui n’a pas été sans une réelle influence44. Déjà il était administrateur de L’Ouest-Éclair, journal fondé par un groupe de catholiques libéraux45, dans le but de christianiser les républicains et de républicaniser les chrétiens en Bretagne. L’abbé devint rapidement un maître dans sa nouvelle spécialité. À tel point qu’il a mué en grand industriel et qu’il n’est plus aujourd’hui qu’un manieur d’affaires digne d’un roman à la Balzac. Le journal prospéra donc et fut l’instrument du libéralisme dans notre catholique province. Dire les haines et les dévouements que suscita L’Ouest-Éclair, serait un fragment curieux d’histoire contemporaine. Enfin, en septembre 1910, l’archevêque obligea l’abbé à quitter l’administration de son journal46. Sûr d’être abandonné par les soutiens de L’Ouest-Éclair, s’il était interdit, l’abbé se soumit avec dignité et bonne grâce. Mais en réalité, il continua ses fonctions, le cœur ulcéré des brutalités épiscopales. Le journal était son âme. M. Turmel profita de ces circonstances pour ouvrir les yeux de Félix Trochu sur la vanité de l’Eucharistie où il cherchait une consolation à ses peines et un point d’appui pour rester attaché à Dieu. Le Monstre avait échoué quelques années avant et avait même révolté la foi du socialiste chrétien. Mais l’heure propice aux désillusions était arrivée. Après un examen sérieux, quoique rapide, des bases de la croyance, l’abbé déposa au bord de sa route le viatique de ses jeunes années et les espérances de son âge mûr. Je tentai vainement de le maintenir dans la tradition religieuse. En quelques mois, il passa de la piété la plus candide à l’athéisme le plus déterminé. Malgré mes blâmes les plus affectueux, car dans cette crise, il me témoigna beaucoup de confiance, il laissa transparaître en gestes, en paroles, en sarcasmes, son état d’âme. Dans l’espérance de l’entraîner, il exposa ses motifs d’incrédulité à M. Desgrées du Lou, directeur politique de L’Ouest-Éclair, et à d’autres catholiques libéraux. Il ne rêva plus que de transformer son journal en organe purement laïque. J’essayai de lui faire comprendre que ses ferveurs nouvelles avaient leur danger, et, ce qui est pis pour un renanien, leur inconvenance. Il s’aperçut bientôt de la justesse de mes insinuations. Les amis de Desgrées du Lou lui déclarèrent qu’il ferait mieux de quitter le journal. À partir de ce moment, il n’eut plus qu’un but : se rendre maître peu à peu de la majorité des actions, et expulser quiconque lui tiendrait tête. Cela le conduisit à une lutte qui resta enfermée dans le cercle des intimes de L’Ouest-Éclair, mais qui revêtit à un moment des formes dramatiques et hideuses. Aujourd’hui, le journal n’est plus que la maison Félix Trochu, négociant de grande envergure. Lorsque la censure l’obligeait à des coupures au début de la guerre : « De quel droit, répondait-il, gênez-vous mon commerce ? » Ce mot lui vient sans cesse à la bouche. Ne lui parlez pas des malheurs publics : son périodique atteint presque 100 000 exemplaires. Il ne songe plus qu’aux chemins de fer et aux débouchés économiques. La guerre est pour lui une affaire, et une affaire excellente. Quand sa période de trouble religieux fut adoucie, il songea aussi à métamorphoser nos relations en petites combinaisons d’où il tirerait profit. Il se croyait certain de réussir : je suis avec mes amis d’une simplicité et d’une confiance illimitées. Vivre avec eux comme s’ils devaient être demain mes critiques et après-demain mes ennemis, me semble une maxime inhumaine. Si certaines manières de commis-voyageur ou d’habitué de réunions publiques ne m’avait heurté, si un manque de tact dans ces doigts entreprenants ne m’avait blessé, si quelques-unes de ses finasseries ne m’avaient réduit à guetter et à sonder le retors de son caractère, j’aurais été sa dupe. Ses compliments en particulier me donnèrent la nausée, et me mirent en garde.

95Lorsque sa phase d’incrédulité fut ouverte, le premier regret qu’il exprima fut celui de n’être pas marié. Il ne pouvait pas voir un épicier se promener avec sa femme, sans s’écrier : « Dire que je serais comme ça, si je n’avais pas été trompé » ! Je lui répondais par ces paroles de Tiercelin, dans son roman du Cloarec : « Le bonheur de la famille est comme les autres bonheurs, va ! Il faut le voir de loin et ne pas le regarder trop longtemps. Et puis, quand on ne cherche que son bonheur en ce monde, on a grand’chance d’être déçu. Enfin, que veux-tu que je te dise ? Il faut bien qu’on soit tenté par quelque chose, et c’est toujours par ce qu’on connaît mal et par ce qu’on n’a pas. » Et comme il insistait sur le chapitre matrimonial en des peintures idylliques que je trouvais dignes des chansons de Béranger, jamais lui déclarai-je, je n’ai vu la femme dont j’eusse voulu des enfants, si ce n’est cette femme unique de mon amour : ô Pensée, ô Science, ô Rêve !

96C’est chez l’abbé Trochu que j’ai rencontré l’abbé Barrier, qui fut vicaire-général de M. Geay, évêque de Laval47, et qui eut son heure de notoriété comme soutien de ce prélat, si vivement attaqué par les royalistes de la Mayenne. Lorsque M. Geay succomba, les haines s’acharnèrent sur le vicaire-général qui n’était plus rien. L’abbé Barrier est aujourd’hui aumônier du lycée de Laval48. Grand, sanguin, d’apparence un peu lourde au premier abord, il gagne à être connu. Il est vraiment très instruit et d’un esprit attiré vers tout ce qui est beau. Je crois qu’il est d’une nature affectueuse, et qu’il souffre de l’isolement dans lequel le tient le clergé. Il était attaché à L’Ouest-Éclair, comme à l’instrument du catholicisme libéral dans nos régions. Correspondant du journal, il aurait bien voulu y insérer de temps en temps une notice sur un livre, une petite causerie littéraire. Mais Félix Trochu, qui est pourtant un homme intelligent, a l’horreur des arts et de la littérature. Il n’y comprend rien et s’imagine que personne ne s’y intéresse. Nous lui disions : un grand périodique de province devrait être nettement provincial, et contribuer à faire connaître et aimer la petite patrie. Cette partie intellectuelle, limitée de façon à ne pas transformer le journal en revue, et signée de noms qui garantiraient la valeur des entrefilets, donnerait de la tenue au quotidien et serait un moyen d’instruire le public et d’élever le niveau populaire ; on verrait qu’on n’a pas affaire à une vulgaire boutique. Est-ce que les feuilletons littéraires ou scientifiques des meilleurs journaux de Paris ne sont pas un attrait de plus ? Jean des Cognets, un lamartinien connu, parent de M. Desgrée du Lou, écrivit pendant quelque temps une quinzaine littéraire pour L’Ouest-Éclair. Cette lecture fâchait Trochu. Enfin, disait-il, pour se consoler, Jean des Cognets49 est un nom un peu en vue, et comme il est le cousin de mon directeur politique, il faudra que j’attende avant de le congédier. Je lui répondis qu’une bonne plume comme celle de M. des Cognets faisait beaucoup d’honneur L’Ouest-Éclair, en daignant lui accorder sa collaboration50. Le conflit entre nos deux tempéraments allait ainsi s’accentuant ; il me signifia un jour qu’il ne permettrait à aucun de ses amis de fréquenter au logis des aumôniers de l’Hôtel-Dieu, avec lesquels il s’était brouillé. Je lui expliquai en forme aimable que j’étais indépendant comme un gueux, et qu’il avait tort, même dans son intérêt, de rompre avec de braves gens, dont il avait eu jadis à se louer. Il a vraiment une âme de despote et une self-admiration de patron enrichi, avec les roueries d’un commerçant fieffé, et, à l’occasion, avec les gestes onctueux et les paroles émollientes d’un curé confit en l’amour de Dieu. Mais encore une fois, Trochu est un homme supérieur, doué d’une puissance d’action merveilleuse, et capable de dévouement. Si l’évêché avait créé pour lui un ministère diocésain des finances, de la presse, et des travaux publics, il aurait trouvé l’emploi de ses facultés essentielles, il n’aurait pas perdu la foi, et aurait fait œuvre unique dans l’Église de France.

97Je viens d’abandonner l’abbé Barrier contre toutes les bonnes règles. L’ancien vicaire-général ne me cacha pas que son évêque avait été bien imprudent avec la supérieure du Carmel et que l’infortuné prélat avait lui-même fourni les armes à ses propres ennemis51. M. Geay avait eu pour prédécesseur sur le siège épiscopal de Laval, M. Bougaud52 dont l’ouvrage sur Le Christianisme et les temps présents a été très lu et m’avait charmé au temps de mon séminaire. L’auteur, me conta l’abbé Barrier, fut un excellent évêque, aimable et bienveillant. Quand il fut frappé subitement, on chercha vainement son confesseur. Ni chez les Jésuites, ni ailleurs, on ne réussit à le découvrir. Comme les saints de la primitive Église, ce bon évêque ne se confessait pas. Alors, le doyen du chapitre lui administra les derniers sacrements, dont il n’eut pas connaissance. Je rapportai ce trait à l’historien des dogmes : M. Turmel en fut ravi.

98Aujourd’hui recteur de l’Hermitage, l’abbé Coupel fut professeur à l’école de Chantepie dans les années que le Monstre y vivait dans la retraite. Les gestes du théologien étaient suivis avec curiosité par son jeune collègue. « Observons le pacte », disait-il à celui-ci, « nous sommes payés pour cela ». En cette rencontre, il eut encore de la chance d’avoir à faire avec un prêtre d’esprit libéral et bienveillant. Bien que mis au courant des principales conclusions critiques par ses conversations avec son ami l’abbé Delahaye, et bien que la politique pidiste lui soit apparue dans son jour grotesque, l’abbé Coupel remplit toujours son ministère avec beaucoup de zèle, mais, en même temps, avec sagesse. Il mourra confessé et administré, et ses paroissiens conserveront son pieux souvenir.

99Terminons ce dénombrement ecclésiastique plus long et plus instructif que ceux d’Homère par la figure de Léonce Coriton. Il est né à Saint-Aubin-du-Cormier, en 1860. Étudiant en droit, il prit d’abord pour conseiller l’abbé Guyot, aumônier du lycée. Ce dernier l’engagea à ne pas entrer dans le sacerdoce. Les prêtres ne manquent pas, lui disait-il, tandis que les laïques d’une foi éclairée et agissante ne sont pas trop nombreux. Cependant, Coriton qui avait déjà le culte des hommes en vue, et le goût des interviews, demanda l’avis du chanoine Gendron. Celui-ci, très accaparant de nature exigea d’abord que ce nouveau disciple rompît avec l’abbé Guillot, après quoi, le maître dirigea Léonce Coriton vers le séminaire. Plus tard, soucieux de parvenir, le jeune prêtre choisit le moment propice pour entrer dans le clergé de Paris. Il est maintenant curé de l’Immaculée-Conception, paroisse de fondation récente. Grand, d’allure distinguée, de parole facile et raisonnable, d’esprit ouvert, Coriton ne suinte pas du tout le sacerdote de province. La pratique des affaires ecclésiastiques et quelques conversations avec un initié des problèmes philosophiques l’ont décrassé du mastic et du fard des théologiens. Il affecte même un dédain assez marqué pour la plèbe ensoutanée. Mais il n’y a pas de culture sérieuse dans cette tête légère d’heureux parvenu. L’Église est pour lui un parloir, et la religion une immense matière à commérages. Prendre des airs d’homme qui sait tout et faire entrer dans la grande circulation les moindres potins, tel est le sport qui lui semble de nature à montrer le choix de ses relations, et son importance. M. Turmel lui parut un sujet fécond pour le reportage. Coriton apportait de Paris à Rennes les cancans de la capitale et transportait de Rennes à Paris les racontages de nos presbytères. L’historien des dogmes le redoutait. Que faire contre cette langue ?

100Retiré dans les débris de l’abbaye du Tronchet, auprès de la ville épiscopale de Dol, un de mes concitoyens, qui servit de maître d’hébreu à Chateaubriand en exil, l’abbé Caperan53 composait des vers didactiques, et tirait des langues orientales des aperçus, hélas ! trop merveilleux, pendant que l’Europe était en feu et que le trône de l’Empereur craquait. Au milieu du silence de la campagne, dans la paix des bois et la douceur riante des clairs étangs, ce prêtre, si pauvre et si délaissé, avait foi dans sa plume et sentait une joie à traduire ses pensées. À l’heure où j’écris ces lignes, en décembre 1916, les nations sont encore en proie au delirium tremens, et demain, paraît plus lourd de sang, plus étreignant d’angoisses, plus indéchiffrable que jamais. Comme le fidèle Dolois, dont la vie fut si accidentée et parfois si douloureuse, mais dont j’envie la solitude dans des ruines pleines de souvenirs et dans le calme des champs, je demande mon unique plaisir aux livres, ma seule consolation aux feuilles que je laboure de traits noirs. Mon cahier restera-t-il manuscrit comme les œuvres étranges de l’abbé Caperan ? Sera-t-il quelque jour un objet de curiosité dans une bibliothèque ? Ou bien certaine main prudente le détruira-t-elle ? Qu’importe ! Au milieu des horreurs de cette existence, il m’aura servi de distraction et d’appui moral. Je m’imagine collaborer avec lui à la préparation de générations moins hallucinées, et moins saisissables aux puissances de mensonge.