1Duchesne (Louis-Marie-Olivier), de famille très modeste, est né à Saint-Servan, le 13 septembre 1843. Ordonné prêtre à Saint-Brieuc, il professe à l’école Saint-Charles. Il se fait remarquer dans la cité briochine par son ardeur ultramontaine. Mais il prépare à Paris ses grades universitaires. À l’âge de 34 ans, son esprit se trouve renouvelé et formé1. En 1878, il devient professeur à l’Institut Catholique de la capitale. En 1880, il fonde le Bulletin Critique. En 1895, il est nommé directeur de l’École Française de Rome. En janvier 1911, il est reçu à l’Académie, et en janvier 1912, il subit la mise à l’index pour son Histoire ancienne de l’Église. Le troisième volume de ses Fastes Épiscopaux a paru à la fin de septembre 1915. Au total, son œuvre est faite.

2Supposez Voltaire qui aurait étudié et goûté Renan, voilà Duchesne. Disons après cela que sa culture d’historien est prodigieuse, ou, comme s’exprimait M^gr d’Hulst2, qu’il a le génie de l’érudition.

3Ce qui apparaît le plus vivement chez lui, c’est l’esprit ; non seulement l’esprit qui brille dans un mot, l’esprit qui rend comique l’adversaire, l’esprit qui met de l’agrément et de la légèreté dans le récit, l’esprit qui se manifeste dans l’ingéniosité des vues critiques et la défense des thèses historiques, mais encore l’esprit qui sait se garer dans les circonstances difficiles de la vie, qui cache les passions plus profondes, qui prend les tons décents, et qui répond d’ailleurs à un fond naturel de gaieté.

4L’esprit est aussi son défaut dominant. Il sait qu’il a de l’esprit et que sa réputation l’oblige à en montrer. Il se laisse dynamiser par l’image qu’on s’est faite de lui, et a peur d’être infidèle à son propre portrait. Sa monnaie est frappée. Elle lui plaît. Il redoute d’en changer le cours. Surtout, il ne veut pas passer pour un gobe-mouches. À un moment, Léon XIII songea à le faire cardinal, pour annexer à l’Église cette puissance de science et de grâce françaises, qui occupait un poste de l’État. Mais Duchesne avait lancé trop de flèches pour n’en point recevoir. On se contenta de le nommer protonotaire apostolique. Il eut peur d’abord de paraître ridicule, avec ces oripeaux d’évêque manqué. Puis il s’accoutuma au titre de monsignor, le jugea convenable, rendit ses conversations romaines plus innocentes, et sans

« marcher d’un grave pas, et d’un grave souci,
et d’un grave souris à chacun faire fête3 »,

5il prit sa prélature au sérieux, et finit par se croire un délégué officiel de l’Église au département de l’histoire. Il rêva de satisfaire tout le monde, sans perdre sa renommée, ni rien sacrifier de son talent. Breton d’une nouvelle renaissance, il aurait une église à Saint-Servan, un fauteuil envié à Paris, un salon à Rome, et mourrait dans la paix conquise et les honneurs.

L’influence

6Je la crois aussi considérable à l’intérieur du catholicisme que celle de Lamennais. Lorsque les menaces ultramontaines ont grondé en 1911 et ont éclaté en 1912, il était trop tard. On avait lu et célébré cette Histoire de l’Église, la mieux informée, la plus agréable, la plus habile que nous ayons dans notre langue. D’autre part, le geste élégant de soumission que fit l’académicien, atténuait les chocs, écartait les bagarres, empêchait les bouledogues de l’orthodoxie d’emplir les revues et les journaux d’aboiements. Au fond, les meilleurs sentaient l’ennui de voir condamner ce membre de l’Institut, la dernière autorité qu’on pût opposer aux laïques. D’ailleurs les Fastes Épiscopaux restent à l’abri des foudres. Or, toute la méthode est là. C’est fini, l’histoire ecclésiastique ne se fera pas désormais sans Duchesne. Et son principe fondamental, à savoir la séparation de la théologie et de l’étude des faits, principe qui est la fin d’une mentalité et le commencement de la lumière universelle, principe qui ferait frémir Bossuet et tout croyant capable de discerner les conditions nécessaires de la croyance, ce principe fondamental a triomphé grâce à ce prêtre.

7Il est bien le père du modernisme, c’est-à-dire du système qui veut faire de l’histoire librement, sans entrer en conflit avec la doctrine religieuse, mais aussi sans se soucier des données théologiques4. Duchesne a reconduit Dieu et la légende chrétienne à la frontière. Ce tour de force, il l’a réussi, en criant très haut que tout le mal vient de ceux qui touchent à la Bible et au dogme, et qui brouillent les choses sacrées dans leur philosophie. Il comptait sur la complicité des gens avertis, sur la bonne foi des catholiques libéraux qui ne connaissent pas la vraie position des problèmes, et sur l’imbécillité des autres. Puis, ses succès universitaires ou académiques en faisaient un personnage qui en imposait par ses titres.

8Mais Duchesne a eu un élève terrible, l’abbé Alfred Loisy. Celui-ci se livrait à l’exégèse. Il entrait avec la méthode du maître en pleine Bible. Quand le disciple consultait le patron, il obtenait des réponses plaisantes qui blessent ceux qui sont en crise d’âme. L’élève tenta des combinaisons qui uniraient la foi et la science, et finalement exposa son point de vue dans L’Évangile et l’Église. Ce fut le bréviaire des modernistes. Duchesne vit avec netteté le danger de cette aventure. Il répéta de tous côtés que l’abbé Loisy avait tort, qu’il n’était pas un pur historien, qu’il était philosophe, voire philosophe d’outre-Rhin, qu’il troublait l’Église, qu’il fallait se garder de confondre l’histoire, l’innocente histoire, avec ce qu’on appelle l’exégèse. Bref, il voulait jeter du lest.

La crise de son grand livre

9Le premier volume de l’Histoire ancienne de l’Église parut à la fin de 1905. Et le tome troisième fut mis en vente à la fin de mars 1910. Le succès, qui fut extraordinaire pour un livre de ce genre, était dû à l’autorité scientifique de l’auteur, et surtout à l’extrême curiosité qu’on éprouvait de voir comment ce pur historien, si redoutablement railleur, avait pu s’accorder dans le tableau des origines chrétiennes avec le respect de la doctrine officielle, si vigoureusement défendue par l’intraitable Pie X. Les sceptiques cherchaient des malices, les théologiens des erreurs doctrinales5. Les libéraux exaltèrent ces volumes comme un manifeste de l’intelligence au service des études religieuses. Quelques-uns déclarèrent qu’ils faisaient dans ces pages leur lecture de piété et qu’ils y puisaient une force pour leur foi. Le Journal des Débats, où Duchesne comptait des amis, le loua, ou le défendit, avec le tact le plus parfait. Mais l’impression produite, non pas sur les laïques qui ne comprennent rien à ces questions, mais sur les ecclésiastiques avertis, c’était que le surnaturel était désormais éliminé de l’histoire du christianisme. La vieille école sentit qu’elle était jouée et bafouée par un maestro couvert d’une soutane violette, et qu’on la bernait dans les années même de son triomphe. Elle clama que Dieu était outragé, ce qu’elle fait toujours quand on n’est pas de son avis.

10Duchesne savait quelle révolution il conduisait. Aussi avait-il terminé son dernier volume, d’une manière qui lui semblait propre à flatter Pie X : « Pas plus que le sénat de la vieille Rome, disait-il, quand Annibal, maître de l’Italie entière, était à ses portes, le pape Félix n’avait hésité devant son devoir. Dieu lui donna raison. » Cette dernière phrase était singulière sur ses livres. Mais il espérait que le Vicaire de Jésus-Christ ne lirait pas la page finale. Et en temps d’orage, on est excusable d’allumer un cierge pieux, ne fût-ce que pour rassurer les membres de la confrérie. Il se mit à chercher ou à saisir l’occasion de dire des choses édifiantes. Le 21 juillet 1911, à la distribution des prix du collège Stanislas, il disait : « Mes enfants, vous êtes ici dans une maison de la tradition, tradition religieuse, tradition patriotique, tradition littéraire. Profitez-en. Imprégnez-vous d’esprit traditionnel… » Et je ne dis pas qu’il ne fût sincère, ayant alors soixante-huit ans et étant de culture classique. Mais pendant les vacances, à Saint-Servan, il donna quelques signes de faiblesse. Le 15 août, il déjeunait au presbytère, suivant la coutume. Le curé porta un toast aimable à l’académicien qu’il n’avait pas eu l’honneur de recevoir depuis son élection6. Le prélat se leva et répondit avec émotion qu’il n’avait pas eu d’autre but que celui de servir l’Église, qu’il était victime d’une campagne de calomnies, et que sa devise était pourtant bien simple : « Né catholique, je veux vivre et mourir catholique. » Il pleurait en faisant cette profession de foi. Au même temps, il adressait un mémoire aux évêques pour se justifier. Dans cette pièce imprimée, dont il a retiré tous les exemplaires qu’il a pu ravoir, il était un bon petit saint, oh ! point moderniste ! et qui n’avait jamais écrit que pour obéir à ses supérieurs. Survint le jugement du Saint Office. Le 30 janvier 1912, il m’écrivit de Rome : « J’ai reçu ce matin votre brochure [La Vie de saint Turiau ] et une nouvelle qui vous sera parvenue par le bruit public. L’une a aidé à me distraire de l’autre, je n’ose pas dire à m’en consoler. » Il disait, en effet, à un érudit de ma connaissance, l’abbé Guérard : « Cette condamnation m’atteint au cœur. » Il fut si affecté qu’on raconta qu’il demandait la direction de l’École du Caire. Cependant il disait à l’abbé Guérard : « Ne croyez pas à ma fuite en Égypte. » Le journal L’Univers annonça, en août, son départ pour la terre des Pharaons. L’on chuchotait qu’il avait déclaré à ses amis : « Comme mon divin maître, je vais attendre la mort d’Hérode. » Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’un vicaire de Saint-Servan étant de passage à Rome, après Pâques, si j’ai bon souvenir, Duchesne l’interrogea, les larmes aux yeux, s’il pouvait retourner dans sa ville natale. Bref, il subit une dépression, qui s’explique par l’âge, par la peur du trouble apporté à ses habitudes de vie honorée et pacifique dans sa paroisse des rives de la Rance. Il s’exagéra les conséquences de la vilenie romaine, et craignit d’être honni dans sa petite patrie. Pendant quelque temps, il se vit vaincu, déclassé, en robe violette déchirée, il entendit les ennemis qui riaient, les compères dangereux qui le plaignaient ou le félicitaient7.

Le savant breton

11« Il faut être de sa paroisse », écrivait-il dans la préface de ses Anciens catalogues épiscopaux de la province de Tours. Et il était si bien de sa paroisse qu’il a publié une étude d’archéologue sur l’ancienne cathédrale d’Alet8. L’intérêt qu’il portait aux chrétientés celtiques et surtout aux origines de sa province, est bien marqué par ses articles de la Revue celtique, du Bulletin critique, de la Revue de Bretagne et de Vendée, de la Revue historique, à propos de publications diverses, et, notamment, à propos des études de La Borderie, de Loth, et du bonhomme Plaine. Il a mis à mal ce dernier ; c’était nécessaire. Il a eu peu d’autorité sur Loth qui voyait en lui l’homme qui dédaigne la linguistique, ou qui ose s’en passer ; même Loth se permit une fois de parler des « fantaisies » philologiques de Duchesne9, à quoi celui-ci répondit d’une manière qui devrait rendre la phonétique plus modeste10. Le clerc d’Alet (car il a signé de ce titre : clericus aletensis) obligea La Borderie à y regarder de plus près en hagiographie, et c’était rendre à notre « historien national » un service sérieux.

12En Bretagne, Duchesne n’a pas eu d’influence directement, mais « par cascades », comme dirait Saint-Simon. Il était connu et jugé d’après La Borderie. Au reste, on ne le citait jamais. On ne le lisait non plus qu’on ne le citait. Il était entendu que Duchesne était un iconoclaste et un sceptique fourvoyé dans la cléricature. Cependant, il désirait jouir de quelque crédit dans sa province et il enviait un peu la réputation de La Borderie. Mais la royauté très légitime du savant vitréen n’était pas d’humeur à se laisser détrôner. Et la meilleure preuve que le sceptre – la plume – de La Borderie était digne de crédit, c’est que Duchesne s’est vu réduit à modifier quelques-unes de ses théories les plus chères, en face des coups que leur portait l’auteur de l’Histoire de la Bretagne.

13Au total, Duchesne a manifesté un esprit de système surtout en matière bretonne, et c’est aussi en matière bretonne qu’il a subi ses plus notables défaites. Dès le début, il a voulu forcer l’ancienne Bretagne à s’adapter épiscopalement à la Notice des cités de la Gaule ; de là l’importance qu’il a donnée à l’Indiculus de episcoporum Britonum depositione11, parce que l’Indiculus ramenait au temps de Nominoë la fondation des évêchés de Dol, de Saint-Brieuc, de Tréguier, qui avaient le tort, aux yeux du savant, de ne pas répondre à des chefs-lieux de civitates ; de là le mépris qu’il a fait de la vieille Vita Samsonis qui gênait ses conclusions. Il rejetait les textes ou les manipulait, non pas en vertu de leur valeur, mais suivant une théorie préconçue. Il n’interrogeait les documents que pour leur extorquer des réponses qu’ils n’auraient pas faites naturellement. En 1910, dans la seconde édition du volume deuxième de ses Fastes épiscopaux, il crut avoir retouché suffisamment ses expositions, de façon à sauver son système, tout en tenant compte des derniers travaux parus. Aussi, en 1915, quand il vit mon Schisme breton, qui imprimait une nouvelle secousse à la construction anti-doloise, il en fut d’autant plus fâché, qu’il venait de se rallier à mon article sur la Vita Samsonis12. Il pensait avoir fait tous les sacrifices nécessaires et toutes les retouches adroites qui permettraient à son système fondamental de vivre en paix. Il rédigea d’abord une réplique, puis, m’écrivit-il, « je ne l’ai pas publiée pour ne pas vous ennuyer, et déclencher une controverse entre deux augures ».

14Ce qui me plaît dans Duchesne, c’est qu’il n’a pas été le membre de l’Institut qui feint de ne plus connaître son clocher et sa province, et qui se croit d’autant plus distingué que ses études sentent moins le terroir. Il a encouragé ceux qui aiment l’histoire locale bien conduite, il a consacré aux choses de la Bretagne des pages fines et suggestives, et il a fait rejaillir sur la terre natale la gloire de son nom13.

Les flèches

15« Les histoires du cardinal Mathieu14 ! » s’exclamait-il dans son discours de réception à l’Académie, « il n’est personne ici qui n’en sache quelques-unes. Peut-être, probablement même, comme il est arrivé pour d’autres, y en a-t-il en circulation qu’il serait difficile de vérifier, et que le cardinal eût certainement désavouées. Dans l’ensemble, elles témoignent toutes, les fausses comme les vraies, et de son esprit, et de son extrême sociabilité ». Il pensait sans doute à lui-même en parlant ainsi15.

16Vers 1887, le nonce lui demandait, par courtoisie, quelle était la meilleure histoire de l’Église en français. « Celle de Renan », répondit-il. Le nonce lui tourna les talons. Cela fit grand bruit. Duchesne expliqua sa réponse, en disant que Son Excellence ne lui avait pas donné le temps de compléter sa pensée, qui était la plus orthodoxe du monde.

17Vers 1888, l’abbé Turmel lui disait : « Daniel est un faussaire ; ce n’est pas douteux, mais bien troublant. Comment concilier cette difficulté avec l’inspiration des Saintes Écritures ? – Comment ? cela vous déconcerte ? Pourquoi donc la Bible ne serait-elle pas inspirée ? La mettriez-vous au-dessous de la littérature des autres peuples, qui ont tous des livres inspirés ? »

18On parlait de M^gr Battifol qui, très informé de l’histoire ecclésiastique, tombait sur l’abbé Loisy et faisait risette aux théologiens : « Oui, dit Duchesne, les cocottes donnent le pain béni à la paroisse. »

19Il avait invité l’abbé Naudet à prendre le thé au Palais Farnèse16. « Venez en toute simplicité, lui dit-il, nos hôtes ne seront pas en habit. » L’abbé arriva à l’heure dite, mais apercevant des robes étincelantes et des dames splendidement décolletées : « Ah ! monseigneur, s’écria-t-il, c’est une trahison, vous m’aviez dit qu’on ne serait pas habillé. – Mais, regardez-les donc, répondit le prélat, en désignant les dames, je ne vous ai pas trompé. Comment vous les faut-il ? »

20Il ne tarissait pas de plaisanteries sur son prédécesseur à l’Académie. Il est nécessaire que je lui trouve des vertus, disait-il, pour les insérer dans mon discours. Quelle chasse ! Mon Dieu ! Quelle chasse ! Je crains de ne pas attraper un seul lapin.

21Le cardinal Mathieu arrive à la porte du Paradis : Pan, Pan ! – Qui va là ? – Mathieu ! – Que voulez-vous ? – Je voudrais savoir s’il y a du monde. – Mais oui ! – Qui ? – Le Père ! – Tout seul ? – Non, le Fils est avec lui, et le Saint-Esprit. – Bon, ça suffit. Nous serons quatre pour faire notre partie de cartes.

22La mode était aux robes entravées, si bien que les dames ressemblaient à des parapluies serrés. Moi, disait-il, j’aime beaucoup mieux marcher à mon aise ; je ne suis pas pour les soutanes entravées. Ce mot fut relevé par M. Fuzet, archevêque de Rouen, dans une lettre publique qu’il adressa à l’évêque de Fréjus, sur les traditions provençales, dans L’Univers, du 14 avril 1912.

23On lui reprochait de n’avoir pas cité le Nouveau Testament dans son Histoire de l’Église. – Je n’ai voulu m’appuyer, dit-il, que sur des pièces indiscutables (en effet, dans sa préface du tome I, belle, sage, fine, il parle des sources, sans nommer l’Évangile).

24M. Dubillard (François-Virgile), évêque de Quimper, dont je pense que j’ai parlé plus haut à propos du Sillon, avait été nommé cardinal-archevêque de Besançon par Pie X. – « Je ne m’en étonne pas, déclarait Duchesne, son portrait ressemble à celui du pape… Oui, vraiment, plus je regarde l’un et l’autre, et plus Sa Sainteté me semble un Dubillard sublime. » De l’aveu de tous ceux qui le connaissaient, l’ancien évêque de Quimper était une cervelle grotesque.

25« Notre pape est beaucoup plus fort que saint Pierre. L’un menait sa barque à la voile, l’autre la mène à la gaffe. » Ce mot fit le tour du monde, et Le Rire, du 23 juillet 1910, popularisa ce trait sous forme de caricature17.

26On parlait d’une encyclique de Pie X. – Ah oui ! je me rappelle, répondit Duchesne, l’encyclique digitus in oculo, n’est-ce pas ? (ce mot fut, avec le précédent, d’une circulation universelle, et il n’est guère possible que le pape l’ait ignoré18).

27On disait les espérances qu’avait ce pontife illuminé de sortir glorieusement du Vatican. « Je souhaite de toute mon âme, répondit Duchesne, que ses vœux se réalisent, mais je crains terriblement qu’il ne meure enfermé. »

28Il faut ouvrir les yeux du pape. – Dieu désire plutôt qu’il ait les yeux fermés.

29Je viens de voir Pie X. Nous avons parlé du modernisme pendant une heure. Nous sommes d’accord : le modernisme, c’est la fin de la foi.

30Et cette flèche la plus aiguë : « Les décrets de Pie X sont admirables ; ils empêchent l’Église de finir tranquillement. »

31Cet homme spirituel a libéré l’histoire ecclésiastique du ton solennel. Ses disciples ont aimé le genre plaisant, léger même, et sont tombés parfois dans l’excès comme dom Leclercq, érudit d’une lecture immense et d’une puissance de travail étonnante19.

32La correspondance de Duchesne, si elle est jamais publiée, sera bien curieuse. Voici un fragment d’une lettre qu’il adressait de Paris, le 19 octobre 1884, à M. Robert Oheix, érudit breton, et père de mon excellent ami :

« … Mon adage : Ama nescire20.
… Je viens d’essuyer une longue conversation avec des catholiques libéraux qui en ce moment tremblent du maigre de leurs f [esses] respectives, car on annonce une encyclique où leur fait sera dit. L’un d’eux qui n’est encore que novice dans sa congrégation a éprouvé le désir d’entendre M^gr d’Angers prêcher la profession de Mademoiselle Veuillot à l’Abbaye-aux-Bois. Je l’ai conduit jusqu’à la porte de ce monastère, mais jusqu’à la porte seulement, car on m’a dit confidentiellement que l’abbé Jules Morel a fait mettre de l’acide picrique dans le bénitier21.
Ce bon abbé a eu un grand chagrin ces temps derniers ; on a démoli, paraît-il, le monument d’Étienne Dolet, élevé le 14 juillet sur la place Maubert. Il y allait, m’a-t-on dit tous les soirs, entre chien et loup. Dans un temps où l’on ne peut guère espérer de voir flamber des hérétiques vivants, c’est déjà quelque chose que de voir un bûcher, même froid, et dessus un bon homme, même en plâtre. Faute de grives on prend des merles. Mais le bon temps peut revenir… »

33Et Duchesne a vu « le bon temps » revenir. Le pidisme a pendu les hommes, les livres, l’esprit humain… en effigie22 !