Mes prédécesseurs

1Dans le cours de l’an XI, on devait organiser douze lycées, parmi lesquels celui de Rennes, pour le 1^er messidor (20 juin 1803)1. Le 6 octobre 1803, à 6 heures du soir, eut lieu la sépulture du « citoyen Aubin, censeur des études au lycée de Rennes ». Les professeurs y assistèrent « en costume, et les pensionnaires, déjà nombreux, en uniforme ». Cet événement fit retarder l’inauguration du lycée, qui aurait dû être célébrée le 8 octobre 18032. En janvier 1804, les élèves du nouvel établissement donnèrent 200 f pour les pauvres de la ville, dans une quête, qui suivit un sermon sur l’aumône, lequel fut prêché par l’aumônier du lycée3. Celui-ci était M. Rebulet4, qui avait été exilé à Jersey en 17935, et que je vois figurer avec le triple titre d’aumônier du lycée, de maître de langue anglaise et de sacriste à la paroisse de Toussaints. L’abbé Rebulet publia en mars 1807 une chanson « à la gloire de l’Empereur des Français, Napoléon-le-Grand ». On lui adjoignit l’abbé Lesage6.

2Les Étrennes instructives de Rennes pour l’an 1809 inscrivent comme aumôniers MM. Lesage et Debroise.

3À la première Restauration, changement dans le personnel du lycée où brillent alors : l’abbé Esnard, proviseur ; les abbés Fourgon et Pouteau, aumôniers.

4D’après un rapport que j’ai trouvé aux archives départementales, un incident se produisit à la chapelle pendant les Cent Jours. On voulut rendre le Censeur responsable d’une manifestation que firent les élèves au moment du Salvum fac. Quoi qu’il en soit, sous la seconde Restauration, c’est l’abbé Blanchard qui est proviseur et l’abbé Demeuré aumônier. Ce dernier professa en même temps la philosophie. Dans un catalogue de bouquiniste, je rencontre : Discours par l’abbé Demeuré, dans la chapelle du collège de Rennes, à l’occasion du service du duc de Berry assassiné, 1820.

5La Congrégation de la Sainte Vierge, établie en 1816 par un professeur laïque, M. Louis de La Morinière, comptait plus de 200 membres très fervents, choisis parmi les meilleurs élèves. Dans la suite M. Louis se fit prêtre. Il refusa de prêter serment au gouvernement de 1830 et dut quitter sa chaire de rhétorique.

6L’abbé Panaget figure au lycée depuis 1823 au moins. Cette année-là, on admira la piété de ses premiers communiants. En 1836, il devint curé de Saint-Étienne de Rennes.

7L’abbé Auguste-Marie Martin lui succéda. Il venait de Vern, dont il était recteur. Enfin, missionnaire, il mourut évêque de Natchitoches, dans l’Amérique du Nord7. J’ai vu à la bibliothèque de la ville un exemplaire de la Démonstration évangélique de Duvoisin, exemplaire qui fut décerné le 30 juin 1838, comme prix et souvenir de la retraite, à l’élève Louis-Gabriel de Brossard. Ce témoignage de satisfaction était signé par Godefroy Saint-Marc, vicaire-général, par Auguste Martin, premier aumônier, par Henry, proviseur.

8M. Saint-Marc, qui devait porter plus tard, le titre de cardinal-archevêque de Rennes, fut nommé vicaire-général en 1834, à l’âge de 31 ans. Il avait rempli les fonctions d’aumônier du lycée. C’est en 1841 qu’il fut sacré évêque de la ville. Et c’est en 1842 qu’il fonda la pension Brécha8, qui s’appelle aujourd’hui le collège Saint-Vincent.

9Il venait de retirer du lycée l’aumônier, Xavier Denis, parce qu’il n’obtenait pas le déplacement d’un professeur de philosophie qu’on accusait de doctrines matérialistes. Ce professeur était le distingué Charles-Marie Zévort9. D’après ce que m’a conté M. Aubré, ancien élève du lycée, qui a 85 ou 86 ans, cette année, la suppression de l’aumônerie dura deux ans10. En fait, M. Denis devint recteur de Saint-Grégoire, près Rennes, en 184411. Les élèves de la pension Brécha et de la pension Saint-Martin suivirent les cours du lycée jusqu’à la loi de liberté pour l’enseignement.

10L’abbé Robert12 était recteur d’Amanlis depuis 1829, lorsqu’il prit possession de l’aumônerie en 1844. C’était un homme pacifique. Il exerça ses fonctions pendant plus de trente ans (jusqu’en octobre 1877). Quand il prit sa retraite, il garda, par la bienveillance de l’Administration, son logement au lycée. Sa vieille bonne était illustre parmi les élèves qui lui jouaient des tours variés.

11L’abbé Barbot, vicaire à Redon, passionné par les belles prédications qu’il aimait un peu longues, fut nommé aumônier. Il chérissait aussi les entrées solennelles à la messe, et, pour les rendre plus majestueuses, il faisait attendre les lycéens, qui maugréaient fort. Il cultivait les lettres et ne manquait pas de talent. Mais à la suite d’une aventure désagréable, où d’ailleurs il était innocent, M. Barbot dut remettre sa démission (2 mai 1878).

12Il fut remplacé par l’abbé Guillot, en vertu d’une décision ecclésiastique du 6 mai et d’une décision ministérielle du 11 mai. L’année suivante, une nouvelle chapelle, dont le besoin se faisait grandement sentir, fut dédiée à saint Louis, roi de France, et bénite solennellement le 5 octobre 1879, par un vicaire-général, assisté du curé de Toussaints et de plusieurs autres ecclésiastiques, en présence de M. Jarry, recteur de l’Académie, et de l’Administration et des professeurs du Lycée. L’architecte était M. Martenot13, dont une rue porte aujourd’hui le nom. La variété des matériaux (granit, brique, pierre blanche), la bonne grâce du dessein, rendent cet édifice Louis XIII fort agréable à l’extérieur ; mais l’intérieur forme une salle de réunion bien froide pour des enfants.

13D’une famille de petits libraires-relieurs de Rennes, l’abbé Guillot, amateur et lettré, chérit toujours les livres, tantôt pour leur contenu, tantôt pour leur habillement. Les meubles anciens et les faïences vieilles, un souterrain, une maison à tourelle, un pont croulant dont les pierres sont retenues par le lierre, entraient dans ses plaisirs14. Bourgeois, il l’était par son goût des opinions moyennes et libérales, par sa recherche du confortable, de l’élégance, du commerce avec les gens du monde. Il avait pris de bonnes manières pendant son préceptorat dans la famille de Quénétin15. D’ailleurs, il avait le don d’attacher à sa personne. Causeur agréable, il montrait de l’esprit et aimait à enfoncer sa pointe. Avec cela, ce fut un directeur d’âmes habile et sérieux. Certainement, il était le prêtre le plus distingué de la ville et donna à l’aumônerie tout le lustre qu’elle pouvait avoir. Ses amis songèrent plusieurs fois à lui obtenir l’épiscopat ; ils ne réussirent pas même à en faire un chanoine. À la suite d’une dénonciation sacerdotale, l’autorité diocésaine voua une implacable rancune à l’abbé Guillot. Lorsqu’il mourut (4 janvier 1911), la Semaine Religieuse du diocèse refusa d’insérer un éloge du défunt.

14Mon prédécesseur tint son poste pendant vingt-huit ans. Ses dernières années furent affligées par le déclin apparent de son état de santé et par la décadence visible de sa situation à l’intérieur du lycée. Les enfants aiment la jeunesse, et il était un vieillard, autoritaire et criard ; les jeunes gens aiment le renouveau des idées et de la parole, et il enseignait mécaniquement sur un fond de connaissances passé, même trépassé. Les élèves ne saluaient plus guère l’aumônier quand ils le rencontraient, même dans les couloirs de la maison ; les jeunes professeurs n’avaient aucun souci de sa personne ; plusieurs maîtres étaient anticléricaux, jusque dans leur enseignement ; le nouveau proviseur, M. Croisy, s’efforçait de faire sentir son autorité supérieure à l’aumônier, dont il voulait réduire le rôle au minimum. L’abbé Guillot était le prêtre parfait d’une université bourgeoise, gallicane, concordataire. Or, il assistait à la ruine de cette université-là. À des temps changés autant valait un aumônier changé.

15Voici la liste des suppressions qui se produisirent sous mon prédécesseur, graduellement, avec des prétextes destinés à voiler le but auquel on tendait : suppression des vêpres le dimanche ; de la messe du jeudi ; des saluts du soir pendant l’octave de la Fête-Dieu ; d’un second chantre pour les offices ; de la conduite des élèves à confesse, régulière et surveillée, une fois par trimestre ; de tout caractère officiel au jour de la première communion et à la messe du Saint-Esprit ; du calorifère pendant la messe en hiver. En même temps, l’idée se répandait que les familles purement catholiques avaient à leur disposition les collèges libres, et que la formation religieuse de ceux qui désiraient la recevoir dans les lycées constituait un luxe et un privilège. La directive universitaire était bien que l’enseignement public ne pouvait accepter la religion que comme un à-côté et dans l’intérêt de la clientèle ; la direction politique était bien que l’enseignement public devait être le contraire d’une instruction religieuse.

La suite de l’aumônerie

16Les aumôniers de lycée ne gênent personne, puisque l’enseignement de la religion et la pratique du culte sont facultatifs au gré des familles. En revanche, supprimer les aumôniers, c’est inquiéter systématiquement les catholiques ; c’est troubler le fonctionnement de l’internat, puisque les enfants du catéchisme et les assistants à la messe devront être conduits à la paroisse ; c’est favoriser les internats libres qui ont souci de l’éducation religieuse. Le proviseur comprenait ce dernier point de vue ; les combistes ne voulaient rien comprendre.

17Écarter l’aumônier, c’est méconnaître le caractère moralisateur de sa fonction. Dans l’enquête universitaire de 1899, M. Gréard, vice-recteur de l’Académie de Paris, disait : « Nous sommes tout simplement incapables de donner l’éducation. Nos chefs d’établissement, nos proviseurs, n’en ont ni le temps, ni le goût, ni l’aptitude. Les professeurs ne se croient pas tenus de s’en occuper, les répétiteurs s’en dispensent. » Tout ce que j’ai vu confirme pleinement cette déclaration loyale. L’éducation des lycéens, quand ils en ont, ne leur vient pas du lycée, mais de la famille. Les cours de morale qu’on a établis en quatrième et en troisième forment des classes, que chaque élève et chaque professeur traitent, suivant leur genre d’esprit, comme les autres classes ; la véritable action éducatrice est plus insinuante et plus quotidienne ; la véritable action morale vient de plus haut. Quoi qu’il en soit, le rôle du prêtre s’ajoute à la bonne volonté des autres maîtres, et dans l’œuvre si difficile de l’éducation, il y a folie à se priver du concours religieux. Ce point de vue, les combistes en avaient horreur, et le proviseur ne l’acceptait pas. Son administration estimait perdues pour le baccalauréat, pour la science, pour la raison, les heures de catéchismes ou de conférences ; elle jugeait inutiles les exercices du culte ; elle n’avait qu’un idéal : créer à l’aumônier des contrariétés correctes mais tenaces, resserrer de plus en plus sa place, et préparer la disparition de l’aumônerie. Dans les rapports de l’administration avec l’aumônier, jamais rien qui marquât la confiance et la collaboration.

18Il faut que l’aumônier puisse vivre de son emploi. C’est une question de justice et de dignité. L’aumônier a son chez soi, dont l’entretien même modeste exige une dépense assez notable dans une ville comme Rennes, où le prix des choses, des impôts, des gens de service croît d’année en année. En outre, il n’a pas de casuel, comme les prêtres de paroisses, il n’a pas d’indemnités pour des classes supplémentaires, comme les professeurs. Puis, s’il n’a pas des avantages de vie un peu indépendante, il se plaindra plus facilement du lycée, ce qui n’est pas l’intérêt du lycée ; il ne songera qu’à bien préparer sa sortie. De ces considérations les combistes ont fait fi, quand ils ont supprimé les retraites d’aumôniers et voulu établir à la place de l’ancien système celui des « prêtres délégués », payés tant à l’heure, et n’ayant aucune attache à l’Université. Jusqu’ici des accommodements se sont produits ; on a voilé cette organisation nouvelle qui suppose le mépris ou l’incompréhension du rôle du prêtre dans un collège. Plutôt que de tolérer ces postes de domestiques, les évêques devraient constituer en dehors du lycée des œuvres d’éducation religieuse à l’usage des élèves des écoles publiques, avec l’appui des universités catholiques et des familles pratiquantes.

19Je vais établir succinctement une série de contacts et de frictions qui montrera les agréments d’une aumônerie de lycée, depuis la Séparation de l’Église et de l’État, jusqu’à la déclaration de guerre franco-allemande.

20Le 5 novembre 1906, je fis une visite à l’archevêque. Il me reçut assez bien, mais il me déclara que mes relations avec M. Dottin étaient fâcheuses et qu’elles scandalisaient le proviseur. Celui-ci ne l’avait pas caché. Je défendis M. Dottin, en disant la droiture de son caractère et la sincérité de ses actes ; mon amitié, ajoutai-je, remonte à plusieurs années et n’a aucun rapport avec la politique.

21Quelques jours plus tard, M. Dottin vint me voir et me dit : « Vous savez que les aumôniers ne sont plus rien devant la loi et qu’ainsi vous ne pouvez réclamer aucun rang dans le personnel enseignant. On vous fera un traitement global de 3 000 f pour les deux lycées, puisqu’il faut cela pour vivre à Rennes. La directrice des filles n’est pas républicaine, surveillez-la. Le proviseur persécute les professeurs républicains, et me déteste à fond, défiez-vous. Pour les garçons, montrez-leur comment les Évangiles se sont faits. Aux filles, dites n’importe quoi ». Ce discours dans la bouche d’un professeur de faculté et d’un ami me causa quelque surprise. C’était ignorer que M. Dottin était président du comité radical-socialiste de Rennes et oublier à quel point était chaude la fièvre politique du moment.

22Ce comité entendait être, comme aux temps révolutionnaires, un rouage essentiel de la République, destiné à maintenir l’esprit du combisme, par la surveillance et par l’action. Le président suivait de près toutes les manifestations de la vie publique, voyait le préfet, le recteur, le maire, et travaillait dans le sens de sa doctrine.

« Les radicaux-socialistes, me disait M. Dottin, sont les hommes avancés qui veulent toutes les formes du progrès social, en réduisant à l’impuissance tous les partis réactionnaires, mais sans révolution. Le triomphe de la raison dans le vrai sens de l’avenir, ce triomphe que nous poursuivons ne nous empêche pas d’être libéraux et justes ; ce sont nos adversaires qui ne le sont pas en nous calomniant et en cherchant à nous écraser. »

23Cet ami était d’une nature élevée et sincère. Rien chez lui qui sentît la pose. Il m’apparaissait comme le saint de son groupe. Aussi, quand les mirages dont il subissait l’illusion chérie, ou les animosités auxquelles il obéissait, me semblaient déformer d’une manière fâcheuse la rectitude de son jugement ou de ses actes : « Quoi ! pensais-je, n’est-ce pas un savant consciencieux et un véritable honnête homme ? Il n’a pas toutes les perfections. Est-ce donc là une chose singulière ? »

24Néanmoins, la masse jugeait avec sévérité M. Dottin, en qui elle voyait un agité d’ambition. Elle accusait aussi d’arrivisme deux professeurs du lycée, M. Rébillon, socialiste, qui enseignait l’histoire16, et M. Beck, qui enseignait la littérature17. Or, M. Rébillon est un laborieux, un esprit distingué, un convaincu, avec qui j’ai toujours entretenu d’agréables relations. Quant au jeune M. Beck qui faisait des conférences sur l’esperanto et sur le romancier Zola, et qui parlait de Pascal en homme qui en est revenu, je l’avais en médiocre estime. Le corps professoral admirait plutôt M. Dugas, régent de philosophie, d’un anticléricalisme sans intelligence, mais dédaigneux de la politicaillerie. Esprit bourgeois, penseur sans originalité, écrivain clair, correct, froid, il a une armoire philosophique suffisamment assortie, bien rangée, bien époussetée, en reliure terne. Il représente la moyenne universitaire.

25Le proviseur détestait Dottin, Rébillon, et Beck, non pas à cause de leurs idées, lui-même n’en ayant aucune, mais pour les manifestations de leurs idées. En homme pratique, il déclarait qu’on ne doit pas effaroucher la clientèle, ni nourrir les polémiques, dans une ville qui compte deux collèges ecclésiastiques. M. Dottin en conclut que c’était un guelfe, et, en conséquence, le pelauda à toutes mains, comme dirait Montaigne, si bien qu’il faillit rendre sympathique cet adversaire, qui usait avec adresse des fautes des autres.

26M. Croisy, proviseur, qui se prénommait Désiré (ironie des noms !) était, en style de Hugo, « l’homme punique ». Il revenait de Tunis, dont il avait dirigé le lycée fort habilement, si l’on en juge par les décorations dont il parait sa robe le jour de la distribution des prix, à savoir la légion d’honneur et le Nichan-Iftikhar. Un point indubitable, c’est qu’il excellait à se faire valoir et, dirait Montaigne, à donner un faux-train à sa langue. « Je n’ai jamais rencontré l’égal de cet homme en mensonge », affirmait le cardinal-légat en parlant d’Henri II d’Angleterre. Par un certain côté, M. Désiré Croisy était donc royal. Car il mentait pour tout, toujours et sans nécessité. Comédien achevé, capable de prendre tous les tons, depuis le ton bonhomme et confiant, jusqu’au ton magistral, grave, sage, nuancé, il était, suivant les occasions, homme du monde et courtois, ou bien rococo et insolent. Il ne croyait à rien, sauf à son autorité. Mais il avait pour elle un culte de dulie et d’hyperdulie, de lâtrie et d’idolâtrie. C’était là sa religion. De cœur pas trace. Je ne connais de lui aucun mouvement généreux, aucun trait désintéressé. Je ne crois pas que sa main ait jamais donné chaud à aucun élève. Ce grand maigre, atteint d’entérite, avait une peur comique de la mort, des refroidissements et des microbes. Quand il entrait dans une classe, fût-ce pour cinq minutes, il examinait immédiatement l’état de l’atmosphère et des portes et fenêtres, enlevait un pardessus, dénouait une cravate, s’asseyait après une étude préalable de la chaise, allongeait ses quilles, prononçait deux ou trois truismes, et donnait à rire à l’assemblée. Les familles le trouvaient trop indifférent à la vie et aux intérêts des élèves. Pendant la guerre, on lui a reproché de laisser marcher le lycée cahin-caha, sans y mettre une âme. Encore faudrait-il en avoir une !

27M. Rébillon s’exprime sans ambages sur les origines chrétiennes et sur les destinées de l’Église. M. Dugas met à mal la confession et les miracles. M. Fromont qui enseigne les sciences naturelles, proclame en classe la doctrine de l’évolution et du transformisme et apprend aux écoliers que le monde possède en lui-même toute son explication. Il y a dans l’homme des os anti-catholiques, dit-il. En revanche, on a ordinairement un ou deux professeurs, attachés au catholicisme. Mais la plupart des maîtres sont gens qui n’ont cure de religion ni de politique.

28En 1912-1913, le censeur, M. Lamarche, était un esprit religieux. Dans l’espace de dix ans, c’est le seul qui ait cherché, dans l’administration, à rendre mon ministère moins épineux et qui m’ait témoigné une réelle sympathie18.

29Sur une moyenne de 180 internes, il y a 30 élèves environ à ne pas assister à la messe ; ces 30 sont presque tous des grands et surtout des mathématiciens. Cinq ou six, en tout, vont à confesse de temps en temps. Une quarantaine font leurs pâques au lycée. Peu sont violemment antireligieux. Les grands sont plutôt indifférents qu’hostiles. Le niveau moral serait plus élevé, sans la négligence presque générale de ceux qui sont chargés de la discipline, et qui craignent d’avoir des ennuis avec les écoliers et avec l’administration. Les jeunes étudiants qui ont des postes de surveillance, auraient grand besoin, sauf quelques exceptions honorables, de se surveiller eux-mêmes. Le perruquier de la maison disait un jour derrière moi, et exprès pour que j’entendisse : « Quels sales gosses dans la cour des petits ! Ils sont pires que les grands. C’est la débauche mutuelle la plus dégoûtante. » Hélas ! on ne craint pas de conserver des jeunes gens notoirement immoraux. Un des meilleurs professeurs du lycée, écœuré de la tenue de certaines classes, s’en ouvrit enfin au proviseur. « Croyez-vous ? répondit M. Croisy ». Ce « vu de près » était d’un cynisme à faire vomir. Aucune éducation n’est donnée aux internes. L’administration assure les défilés, certifie les entrées et les sorties, enregistre les notes, combine les horaires, multiplie les paperasses, et a le sentiment très vif qu’elle est la Providence de l’Université. Mais, comme me le disait un censeur, elle ne s’ingère pas dans la vie privée. Apparemment que saluer un professeur, se déranger pour lui céder le pas, lui adresser la parole avec déférence, constituent quelques-unes des immunités de la vie privée, auxquelles la discipline publique n’a rien à voir19. M. Lamarche, qui désirait réformer autant que possible « le genre potache », donnait l’exemple de la politesse avec tout le monde. Il introduisait dans la bibliothèque scolaire quelques livres utiles. Son successeur, M. Chenu, bon gros brave homme, qui pousse des cris à la façon des héros de l’Iliade, et dont le plus notable talent consiste à travailler sa moustache genre Napoléon III, commença par retirer de sa place un traité de savoir-vivre et déclara, au milieu des rires et des applaudissements de la gent écolière, qu’il fallait envoyer cette petite drôlerie au lycée de jeunes filles ! Après quoi il alla, en se rigolant, comme dit Maître François, apprendre à chanter à son loriot. Il m’assurait que l’éducation de cet oiseau lui avait coûté des prodiges de patience et d’ingéniosité. Enfin le loriot savait dire à Madame : « Bonjour, maîtresse ! » Les professeurs n’osent réagir contre le laisser-faire et le laisser-passer, dans l’espoir d’être réputés « chic type », ou dans la crainte d’avoir affaire avec l’administration pour une question personnelle. « Pas de zèle ! Pas d’histoires ! » Voilà les principales « couleurs de rhetoricque ciceroniane » dans le clergé universitaire.

30Les externes forment la majorité des élèves du lycée et la majorité de ceux qui suivent l’instruction religieuse. Sur vingt-cinq premiers communiants, cinq environ appartiennent à l’internat. Les externes de l’aumônier commencent à devenir moins nombreux dès la seconde communion et, à partir de treize ans, ils sont rares ceux que j’ai connus depuis leur première leçon de catéchisme. Mais les lycéens qui n’abandonnent pas les conférences religieuses et surtout la pratique exacte et sincère de la confession et de la communion, sont parmi les esprits les plus sérieux et les jeunes gens les mieux élevés. C’est dans cette catégorie que j’essaie de créer une élite morale. Même avec ce nombre restreint, l’éducateur doit s’attendre aux intempéries de la saison, aux maladies étranges de la plante, et compter sur ses propres imprudences. En dix ans, m’est-il resté dans la main jusqu’à leur pleine entrée dans la vie d’étudiants, trois ou quatre fidèles, chez qui la culture de l’intelligence, la passion du travail, la délicatesse des manières, l’élévation des sentiments, la bonté et l’idéalisme s’unissent en un faisceau vivant et solide ? En vérité, le chiffre quatre me semblerait énorme.

31L’externat serait parfait, n’était l’incurie ou la faiblesse des familles, n’était l’incapacité de quelques parents à faire de l’éducation, n’était l’aptitude merveilleuse, magique, surnaturelle des pères et mères à être dupés par leur progéniture. L’externat fournit de la graine d’apaches.

In medias res20

32Voici une pleine année que je n’ai écrit un seul mot dans mon cahier. Je me suis donné à ma Métropole bretonne, qui a été publiée à la fin d’octobre 1916. Elle me semblait une suite nécessaire de mon Schisme breton, qui parut à la fin d’octobre 1915. Celui-ci me semblait être à son tour le complément de mes Origines bretonnes, qui entrèrent en librairie à la fin d’octobre 1914. Un travail entraîne l’autre. La majeure partie de mes recherches jusqu’à ce jour ont porté sur ce point : faire connaître l’histoire d’une Église et d’une ville de Bretagne, qui ont été un centre caractéristique du passé. J’ai servi ma patrie avec ma plume, et non pas sans danger, puisque j’y ai perdu mes yeux et ma tranquillité. Quant à mon cahier, je l’ai fait à bâtons rompus, et depuis un an que je ne l’ai ouvert, je ne sais plus où j’en suis et je n’ai aucun goût à me relire. Aussi, pour me remettre peu à peu à la composition de mes souvenirs, je vais procéder par morceaux indépendants, qui me laisseront toute liberté de vaquer à mes occupations quotidiennes et de planter là mon cher confident classique.

33Mais l’ambassadeur entre ; il le faut écouter ! L’ambassadeur, c’est un enfant, un jeune homme, une mère de famille ; c’est une lettre ; c’est une classe à faire, une conférence à préparer ; c’est une inquiétude ; c’est la fatigue ; c’est la nuit qui tombe !