1Il n’est pas de collège plus glorieux que celui de Juilly1, fondé dans une ancienne abbaye, par l’Oratoire, sous Louis XIII. Les noms illustres qui ont vécu dans ces lieux leur enfance ou leur jeunesse formeraient un catalogue de la France ecclésiastique, savante, littéraire, philosophique, éloquente, guerrière. L’ombre de Montesquieu mérite bien quelque respect. Et que Sainte-Beuve soit venu dans cette maison écouter Lamennais, c’est un souvenir qui a son prix. Quand on passe devant le perron, il n’est pas désagréable de songer que Bossuet s’y est arrêté plusieurs fois pour recevoir les hommages des maîtres et des élèves. C’est en cet endroit que le petit Péricard qui avait une physionomie « sortante » débita une fable « avec tant de perfection que M. de Meaux en fut étonné ».

2Lorsque j’entrai à Juilly, le supérieur était le Révérend Père Olivier, qui avait succédé en 1882 au Révérend Père Thédenat (lequel devint plus tard membre de l’Académie des Inscriptions et Belles lettres). M. Olivier approchait alors de la soixantaine. Néanmoins, il paraissait jeune, et ses yeux brillaient derrière ses lunettes. Sans être grand, il était de taille avantageuse. Mis avec une irréprochable propreté, figure souriante et fine, il avait un abord agréable. Sanguin, il aimait la bonne humeur, avait une mémoire heureuse et parlait facilement. Mais il savait se taire, diplomate achevé, fin dans ses calculs, et d’une maîtrise de soi-même qui ne manquait pas de grandeur dans les circonstances difficiles et douloureuses. Il était orléaniste, c’est-à-dire royaliste libéral et républicain conservateur. C’était le supérieur-né de Juilly. Malheureusement, il lui manquait un économe et un préfet des études et de discipline qui comprissent le genre de la maison où le décor nécessaire n’autorisait aucune dépense superflue, et où le travail utile devait se produire sans excès de police. Or, économes et préfets fondaient entre les mains de M. Olivier, qui n’était pas administrateur et leur reprochait de ne pas bien remplir ce rôle. Ils s’en allaient mécontents de lui, attribuaient à sa personne les défauts inhérents au collège, et l’accusaient de machiavélisme. Non, cet homme-là n’était pas méchant, mais il abandonnait ceux qui s’abandonnaient eux-mêmes et jouait ceux qui tentaient de le jouer. Il lui manquait un peu de franchise et de générosité, mais la vie et surtout la vie cléricale l’en avait désenchanté. Quoi qu’il en soit, en l’an de grâce 1899, il était perdu auprès du Révérend Père Nouvelle2, et c’est par moquerie que ce dernier m’envoyait parmi nos Juliaciens comme un ouvrier de rebut.

3Vicaire-général de l’Oratoire pour le cardinal Perraud, le Révérend Père Nouvelle était le supérieur effectif de la Congrégation. Il était de taille élancée, avait une physionomie et des manières d’une distinction rare. Sa voix était agréable et il montrait un cœur bienveillant. Par nature, il représentait plutôt l’élément méridional et parisien de notre société. Mais, sur le tard, il s’était laissé embéguiner, ou mieux « angarier », suivant le parler de la Manche, par les Normands, qui formaient une fraction importante et qui célébraient Saint-Lô comme l’idéal dont on ne devait pas sortir. Juilly était précisément le contraire de Saint-Lô. Chez M. Olivier, les professeurs n’étaient pas chargés de corvées disciplinaires, ils ne formaient pas une caste d’hiérophantes toujours en poses et en paroles rituelles ; les élèves avaient avec les maîtres des rapports de liberté cordiale ; la surveillance n’avait rien de méticuleux et d’insupportable ; l’enseignement était partagé avec des professeurs qui avaient leur domicile à Paris et ce mélange de laïques et d’ecclésiastiques avait des avantages ; les pratiques religieuses n’étaient point accablantes et ne laissaient aucun dégoût aux jeunes gens ; le cabinet de lecture du personnel était ouvert aux revues et aux journaux dans l’esprit le plus large ; enfin, les travaux de plume étaient estimés. En un mot, le supérieur maintenait la tradition juliacienne. Pour la combattre, nos Saints-Louais frappaient à coups redoublés sur la mauvaise situation financière du collège.

4Il est certain que celui-ci était en décadence. Mais le savoir-faire ou le savoirvivre de M. Olivier empêchait cette décadence de se transformer en ruine, comme il advint sous le Révérend Père Laberthonnière3.

5La vieille Académie Royale avait perdu ses privilèges universitaires puis subi la concurrence des innombrables créations de l’enseignement libre. Les Jésuites ne lui voulaient aucun bien, ni l’État non plus. D’autre part, des lycées, comme Lakanal, s’étaient fondés dans les environs de Paris, et ces maisons offraient le même attrait que la nôtre de vie scolaire hors de la capitale, tout en s’en tenant à une proximité plus grande et plus commode. De surcroît, comme Juilly n’avait aucun caractère de petit séminaire, il ne pouvait compter sur le zèle des presbytères pour l’alimenter, ni sur la protection active d’un évêque. Ajoutons que, faits à une autre époque pour une autre époque, ces vastes bâtiments, avec le parc superbe et son étang, demandaient un entretien dispendieux. Ah ! si c’était comme à Saint-Lô ! s’exclamaient les adversaires. Seulement, ce n’était pas et ne pouvait pas être comme un collège diocésain dans une préfecture de Basse-Normandie.

6Un autre que les Saint-Louais méprisaient parce qu’il était philosophe et écrivain, réussissait plus subtilement qu’eux à dynamiter auprès du Père Nouvelle les défenses et fortifications de M. Olivier. C’était un fils de paysans berrichons qui, sous des apparences très douces et des manières très simples, cachait un orgueil irritable et un tranquille entêtement. Il mettait au service des principes les plus purs une assez jolie puissance de haine et de rancune. Le Père Laberthonnière, puisque c’est de lui que je parle, s’était constitué l’humble pénitent du Père Nouvelle qui, de son côté, ne dissimulait pas son admiration pour le Malebranche de l’Oratoire contemporain. Il avait été professeur de philosophie à Juilly, et il y avait rempli sans éclat, mais d’une manière honorable, ce poste dont il n’aurait pas dû sortir. Les plaisanteries ou l’indifférence ou la libre discussion auraient réduit ses tendances doctorales à des limites inoffensives. Il pouvait se mêler à la vie intellectuelle de Paris et voir ses amis de pensée ; il pouvait écrire, et c’est encore par le livre et par la correspondance qu’on agit le plus profondément4. Vraiment son sort fût resté enviable. Mais, comme il entendait « vivre son programme », suivant sa chère formule, et que son programme était compréhensif de tout bien et exclusif de tout mal, et que ce programme était un sublimé et un condensé de régénération religieuse, morale, intellectuelle, un raffinement d’Évangile, de Pascal, de Kant, et que donc qui n’entrait pas dans ce programme était d’une façon criante un chétif d’esprit et un être douteux qui se refusait aux formes les plus déliées et les plus précieuses de la sainteté, il devint un foyer d’opposition. Le supérieur débarqua, non sans dextérité, ce tison d’incendie. À partir de ce moment, le penseur du clair-obscur déclara que M. Olivier était Satan. On sait que le devoir le plus sacré est de combattre Satan. Le Père Laberthonnière n’y manqua point. D’ailleurs, le Père Nouvelle récompensa son zèle en le mettant à la tête de l’École Massillon. Immédiatement, le Système entra en vigueur, et le Système fit le vide. En revanche, dès que le Malebranche eut quitté l’hôtel du quai des Célestins, une renaissance s’y manifesta sous la direction intelligente de l’abbé Chauvin, son successeur. Et le Père Laberthonnière de s’épanouir en disant : « C’est la sève qui monte, grâce aux opérations si difficiles que j’ai pratiquées d’ébranchage et d’échenillage. Vous savez bien que les semeurs ne sont pas toujours les moissonneurs. » Tel est l’homme que le Père Nouvelle, pour mieux humilier le Père Olivier, mit à la place de celui-ci, à la rentrée d’octobre 1900. Nous en causerons.

7Le supérieur me confia le cours de littérature française dans l’enseignement secondaire moderne. Je remplaçais l’abbé Griez, qui était un humaniste et le dernier amant du vers latin que j’aie rencontré. Il n’avait pu s’astreindre à la préparation du nouveau baccalauréat qui prétendait rivaliser avec l’ancien, et qui précéda pendant quelques années les programmes de 1902. Ce grand vieillard à belle barbe blanche, nourri des lettres antiques, n’admettait pas que nos classiques français puissent servir de textes d’explications, au même titre que les classiques latins, pour nous apprendre notre propre langue. Le désir que j’avais de montrer qu’on peut produire une bonne culture littéraire sans le secours de la grammaire et de la version latines me donna assez de flamme et de patience pour intéresser les élèves. Quelques-uns de mes chers Juliaciens me sont demeurés des amis fidèles. Comment ne pas inscrire ici M. Emmanuel de Givry, dont j’ai célébré le mariage à Villeneuve-Saint-Georges, et M. Kenneth Mac Leod Bissell qui, d’Italie et d’Allemagne, d’Espagne et d’Angleterre, de New York et du Mexique n’a jamais cessé de m’écrire avec une régularité peu commune ? Et vous, M. Xavier de Goyon, qui me livrâtes votre âme aimante ; et vous, M. Claude de Choiseul-Praslin, qui déposiez le matin sur le bureau de ma classe une rose ; et vous, M. Marcel Hennequin, qui apparteniez à une famille d’artistes et de savants, et dont je stimulai les essais de plume et de pinceau ; et vous, enfants, dont le souvenir sourit encore à mes yeux… qu’a fait de vous la Vie ? qu’a fait de vous la Guerre, pendant laquelle je cherchais vos noms dans les listes de gloire ou dans les listes de mort ?

8L’économe général de l’Oratoire, le Révérend Père Bouscaillou, résidait à Juilly, dans la chambre haute d’un donjon carré, sur le sommet duquel, à l’arrivée de la nuit, les fresaies ou les stryges, les hulottes ou les hiboux ululaient leurs nocturnes plaintifs et sinistres. J’habitais au-dessous, et, au temps de l’Exposition, je voyais l’illumination très lointaine et très mystérieuse de la tour Eiffel. Pierre Bouscaillou se nommait des Vallades en littérature. Vieillard à la démarche pesante, avec un peu de claudication, il avait un tic qui mettait ses mâchoires en mouvement et en bruit de castagnettes. Sa figure épaisse était éclairée par des yeux qui étaient tantôt raides et durs de méchanceté, tantôt pétillants de finesse ou de malice. Nous eûmes ensemble des rapports de bon voisinage. Le Père me lut plusieurs fragments de ses Mémoires qui n’étaient pas dépourvus d’intérêt et contenaient quelques savoureuses portraitures. Où sont passés ces cahiers à la fin de juillet 1904, au décès de l’auteur ? Je l’ignore5. M. des Vallades que personne n’était tenté d’appeler « le bon monsieur des Vallades », était un optimiste du genre sans illusions de Philinte, quand celui-ci répond avec un sourire :

« Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants et des loups pleins de rage. »

9À quoi bon se fâcher, disait-il, faisons la nique à la vie et aux hommes, en célébrant le bon côté des événements qui nous poignent. Il traduisait son expérience en maximes, dont quelques-unes ne manquaient ni de sel ni de frappe. Toutefois, il était gêné par sa profession qui lui défendait de graver certaines mœurs ou certaines têtes, et surtout par le désir qu’il avait de pénétrer dans les maisons religieuses. Car il comptait beaucoup sur les révérends pères et sur les révérendes mères pour être mis entre les mains des collégiens et des jeunes filles. Il était entendu en affaires et avait réussi à écouler ses fables si pauvres de musique, de poésie et de récit, au point qu’elles avaient eu plusieurs éditions ! « La religion est trop absente de vos pensées et vous n’y parlez point de Dieu » lui disait avec regret le vicaire-général de l’Oratoire. Avec Dieu, quoiqu’il ne l’avouât pas, Pierre Bouscaillou n’était pas à son aise, puisqu’il n’en pouvait dire du mal. Néanmoins, il l’introduisit dans son répertoire, pour aider à la vente. Après tout, il était spiritualiste6.

10Le talent de M. des Vallades était un talent modéré, un talent à mi-côte, un talent de petits chemins à nids et à soleil, dans des espaces restreints et d’agréments connus. Il était loin d’égaler celui du Révérend Paul Lallemand. Quoique mièvre, dans son art, Lallemand était un poète de source vraie, jaillissante et chantante, un lettré de culture profonde et large. Cet homme-là n’a peut-être pas produit toute l’œuvre dont il était capable. Dans quel domaine, excepté celui de l’insulte théologique, n’impose-t-on pas des entraves à la plume d’un prêtre ? D’ailleurs, un vice a ruiné la puissance de travail chez Lallemand et a sali son caractère. Un soir que nous avions joui ensemble sous les arbres et près de l’étang d’un merveilleux lever de lune et d’une féerie bleue de cette enchanteresse des bois et des eaux, comme nous remontions vers nos chambres, je me séparai de lui au haut de notre vaste escalier à la rampe de fer forgé, et je lui souhaitai une bonne nuit. « Las ! me répondit-il, Macbeth a tué le sommeil. » C’était vrai. À l’époque de sa thèse de doctorat, Histoire de l’éducation dans l’ancien Oratoire de France, il s’était mis au régime du thé, accompagné de rhum, pour soutenir ses veilles. Il devint un passionné de liqueurs fortes. Avec cela, il avait la manie de faire ses confidences ou de conter ses succès à la loge du concierge. Il était susceptible et vaniteux comme un enfant. Bouscaillou, dont la dignité de vie était irréprochable, le lardait parfois de flèches cruelles. Si nombreuses et si distinguées étaient les relations de M. Paul Lallemand qu’il fut désigné, en 1893, pour l’évêché d’Amiens. Il avait quarante-cinq ans. Ce point marqua l’apogée de sa réputation et la fin de son activité. Le Révérend Père Nouvelle le supplia de renoncer à cette dignité, et parvint à obtenir de lui les actes nécessaires. Car Lallemand était un sentimental, que l’on pouvait conduire en lui mettant la main sur le cœur. Il se soumit donc aux désirs de l’Oratoire qui lui fit payer cher ensuite ses velléités épiscopales. Quand il voulut revenir sur sa décision, l’occasion était perdue. « Time Jesum transeuntem et non revertentem7 ! », dit Augustin, docteur de la Grâce. Il y a aussi des heures qui passent et qui s’offrent, des heures qui sur leurs ailes rapides et puissantes portent haut et loin, des heures qui ne reviennent jamais. Les jaloux et les vipères racontaient de tous les côtés, en grand secret, que M. Dumay, directeur des cultes, avait répondu aux nouvelles sollicitations : « Je ne nomme pas un ivrogne. » Cependant, plusieurs prélats se servaient de l’intermédiaire du Père Lallemand, réduit au titre d’aumônier du collège de Juilly.

11Un décret présidentiel du 7 décembre 1899 nomma évêque de Fréjus, M. Arnaud (Joseph-Eugène), chanoine titulaire de Marseille. « Enfin, il a décroché la timbale », écrivait quelques jours auparavant un sénateur à l’abbé Lallemand. Celui-ci se réjouit beaucoup du succès des négociations auxquelles il s’était mêlé. M. Arnaud, dont il prêcha le sacre, devait lui donner des lettres de vicaire-général comme préparation immédiate à l’épiscopat. De fait, il reçut bien ces lettres qu’il étala sous mes yeux avec un plaisir d’enfant. Mais, sur la demande secrète de l’évêque de Fréjus, M. Dumay déclara qu’il ne pouvait reconnaître un congréganiste comme vicaire-général. Le Père se tourna vers l’archevêque de Sens qui lui avait demandé quelques menus services. Quoi ! ne s’agissait-il pas simplement de se décrasser dans un poste diocésain de la tache congréganiste avant d’être admis au bonheur pontifical ? J’ai lu chez quelqu’un, qui n’était pas un conteur de fables, que certaines mitres ressemblaient à des soufflets. Il acheva ses jours avec quelques illusions et beaucoup de tristesse. Dans son agonie, toujours enfant, il appelait à son chevet tous ceux qu’il avait aimés. Pascal lui avait pourtant dit : « On mourra seul. » Son trépas arriva le 23 novembre 1905, pendant que l’État se séparait de l’Église.

12Cet homme de belle taille, à la crinière léonine très noire, au visage sympathique de sanguin-nerveux, à la voix persuasive, inspirait naturellement l’idée qu’il était né pour se mouvoir dans des décors de cathédrale. Fils de pauvre ouvrier lorrain, Lallemand avait dans son adolescence une figure d’une rare séduction. Aussi, le cardinal Perraud le choisit-il comme suivant, en 1882, lorsqu’il fit ses visites de candidat à l’Académie ; même il lui dit gracieusement : « Mon ami je vous montre le chemin. » La princesse de la Paix ne pouvait croire qu’un prêtre de ce genre n’eût pas eu d’aventure galante. Un soir qu’elle soupait avec lui, à Juilly, en compagnie des Révérends Pères Olivier, Bouscaillou et deux autres, elle lui dit à brûle-pourpoint avec une gaillardise de vieille actrice : « Eh bien ! Père Lallemand, ça dresse toujours ? » Ça, lecteur, vous saisissez que c’est ça que vous savez, mais, disait le laquais à Don César de Bazan :

« Nous devons tous deux être fort réservés
Chut ! »

13Le Père Olivier ne comprit pas, en esprit fin qu’il était, et, avec un délicieux air ingénu, il présenta le plat : « Voici, princesse. » Le Père Bouscaillou toussa plusieurs fois et fit claquer ses mâchoires, ce qui se produisait infailliblement dans ses émotions. Quant au Père Lallemand, il ne sut pas ignorer ce qu’un prêtre ne sait pas, et il écrivit dans la suite des lettres à la vieille, qui faillirent brouiller bien des choses.

14Car la princesse de la Paix était une bienfaitrice de Juilly ainsi que le raconte dans la chapelle doctement et adroitement une inscription latine, qui est un chef-d’œuvre de l’abbé Thédénat. Elle causait volontiers avec le Père Bouscaillou qui la flattait comme une belle matière à maximes. Et c’est à son adresse qu’il a écrit qu’il est plus facile d’être princesse que d’être grande dame. N’était-elle pas une ancienne cantatrice qui avait conservé quelques allures de comédienne ? Rosina Stoltz fut souveraine maîtresse à l’Opéra, de 1837 à 1847. Puis, princesse de la Paix et comtesse de Lusignano, riche et bénie par Sa Sainteté le Pape Pie IX, elle avait enterré les siens au petit cimetière oratorien de notre parc, en attendant qu’elle vînt elle-même les rejoindre. Mais elle mourut à un moment où il valait mieux ne pas attirer l’attention sur les tombes des congréganistes. Les volontés des morts et le respect de leurs ossements n’étaient plus en sûreté sous le règne de M. Combes. Elle décéda un matin de 1903, à quatre-vingt-huit ans et demi, dans un hôtel de l’avenue de l’Opéra, et fut conduite au cimetière de Pantin. Dans la suite, M. Gustave Bord8, qui s’est constitué son historien, l’a traitée avec rigueur comme une femme étrange, possédée de la manie du mensonge et des grandeurs, comme une ambitieuse prête à toutes les machinations et à toutes les combinaisons.

15Je vis la Stoltz pendant l’été de 1900. Elle était petite, fluette, et de figure spiritualisée ; mise avec une simplicité coquette, elle marchait encore avec rapidité. L’après-midi, elle montait chez le Père Bouscaillou, et faisait de la couture chez lui, tout en devisant. « Il faut savoir raccommoder soi-même ses menues affaires, disait-elle ; et qui n’économise pas ne pratique jamais la bienfaisance. » En ces termes aussi, après la ruine de Troie et la mort de Ménélas, devait parler au grand prêtre de Sparte l’illustre Hélène, assagie par l’âge et avide de vertu, fantôme vivant et aérien, illusion d’existence. Pourtant, un soir, elle se mit à la fenêtre et chanta : « O mon Fernand ! » J’étais au jardin. Elle ne croyait pas être entendue. Nul ne répondit à cette voix d’Outre Tombe, qui avait tant remué une génération humaine.

16Mon Dieu ! Rosina Soltz, fille sans naissance, ne valait-elle pas bien la duchesse de Berry, que Chateaubriand appelait, dans le privé, « cette danseuse de corde d’Italie » ?

17Mais le vicomte pardonnait plus facilement une insulte à la rectitude de la vie qu’un manque d’élégance. Je me demande avec inquiétude de quel mot il eût traité Henriette-Marie de Courte, princesse de Cassano, duchesse de Castellina et d’Alessano qui, voici quelques années, rédigea pour mes archives les propos qu’il tenait à son père9. Je les ai brûlés, afin de ne pas irriter les mânes de mon illustre compatriote. Certainement, il n’aurait pas « pensé mourir d’aise » en lisant ces fariboles cagotes, comme au jour où l’on raconta ses « alliances » avec le chanoine de Courte10, lequel « demeurait dans un clocher » et était le type le plus original du Chapitre malouin. À la façon dont il a peint quelques ancêtres, surtout celui qui réduisait son existence à « couvrir des pots de beurre » avec des titres nobiliaires, on peut croire qu’il eût été cruel pour les vénérables menhirs dont l’unique gloire est de s’accoter à son nom. En 1909, j’ai rencontré M. le comte de Chateaubriand, petit-fils d’Armand, ce cousin que Napoléon avait fait fusiller en 1809. Quelle buse grave ! Quel soin de ne pas tendre la main vers ce qui a la vie ! Quel merveilleux scrupule de ne choisir parmi les idées que celles qui ressemblent à des béquilles ! Quelle nature de morgue !

18Ma promenade favorite était Nantouillet qui possédait les restes d’un magnifique manoir de la Renaissance, une petite église de la même époque, dont la lumière, les proportions, la pierre rose, les sculptures, me plaisaient, et un joli bois, où j’ai passé de bonnes vêprées avec l’ami Charles. Comme Gargantua, « au seul son des pinthes et flacons il entroit en ecstase, comme s’il goustoit les joyes du paradis ». Mais il n’adorait pas moins « les belles grandes librairies en grec, latin, hébrieu, françois, tuscan et espagnol ». Élève de Gaston Paris11, il s’était attaché particulièrement à la littérature du XV^e siècle ; il connaissait en investigateur sagace Eustache Deschamps12, dont la jovialité, le sel, l’épicurisme lui plaisaient. Il a collaboré à l’œuvre de Ferdinand Brunot, dont les travaux sur la langue française font autorité, et qui ne l’a pas même inscrit dans une note de bas de la page. C’est que le Père Charles est l’homme dont on peut user et abuser. Doué d’une intelligence lucide et d’une mémoire enviable, il était organisé pour être un romaniste de valeur ; malheureusement la volonté lui manqua toujours. Les élèves l’aimaient bien, mais petits et grands, ils le faisaient marcher à la baguette. Au reste, il se prêtait avec facilité au premier venu. M. Gasc lui disait avec une rudesse amusée : « Vous êtes comme la rue qui est à tous les passants. » Nous l’obligeâmes à s’enfermer un peu pour préparer son agrégation de grammaire, qu’il passa avec succès. J’aurais voulu qu’il devînt professeur à l’Institut Catholique de Paris. C’était sa place. Là, il pouvait donner toute sa mesure, sans souffrir de cette fatigue humiliante et annihilante, qui est le lot des maîtres sans maîtrise, pour qui, les collégiens sont des harpies :

« Tristius haud illis monstrum, nec saevior ulla
Pestis13… »

19Lorsque l’Oratoire eut l’idée saugrenue de le destiner à Saint-Lô, Charles se représenta sans peine qu’on accommodait l’enterrement de sa personnalité dans la fosse aux ours. L’abbé Gasc et moi, nous le suppliâmes de ne pas gâcher son avenir. Finalement il préféra quitter la congrégation, puisqu’il était acculé à cette sortie en refusant de se soumettre au suicide normand. Après cet acte, il devait faire quelques démarches et prendre quelques décisions, auxquelles nous ne pûmes jamais l’amener. Et il a borné sa destinée à donner des répétitions. Tous les ans, il trouve moyen de me dénicher à la Bibliothèque Nationale, et tous les ans, je lui pose la même question : « Père Charles, où en est votre thèse de doctorat14 ? »

20M. Gasc était un méridional, ami un peu capricieux, bon mathématicien, musicien discret, esprit délicat et prêtre sincère, qui mêlait la lecture d’Anatole France à la récitation des matines et des laudes. Le supériorat du Père Laberthonnière à Juilly l’excéda. Il résolut de faire ses adieux à l’Oratoire en même temps que moi.

21Nous allions ensemble respirer la lumière et jouir du paysage français sur les bords de la Marne. Ou bien nous prenions un bain de musique aux meilleurs concerts de la capitale, et la harpe et le violon nous faisaient oublier tous nos ennuis.

22Le jeudi 28 mars 1901, nous nous rendîmes l’après-midi au petit théâtre du boulevard des Capucines, pour honorer littérairement le saint temps du Carême. Léo Claretie15 y devait donner une conférence sur Bossuet, éclairée par des lectures de Mounet-Sully16. L’académicien fut agréable. Le grand acteur me plut par son souci de ne point enfler la voix et d’appliquer son art à mieux faire comprendre le texte. Mais j’imagine qu’il y avait dans Bossuet à la fois plus de souffle oratoire et moins de petites habiletés de débit. Dans La Passion de Metz17, le comédien marqua d’une manière saisissante la vie du morceau qui termine le deuxième point : « Çà ! y a-t-il encore quelque crime… Qu’on l’apporte… Ah ! tout y est… Approchons-nous, chrétiens… Hélas ! moi misérable… Pleurons. » La vision de l’orateur, l’afflux de ses sentiments, les mouvements indiqués par ces débuts de phrase, furent rendus avec un naturel puissant. Il termina :

« Tous nos péchés sont sur lui, tous lui pèsent, tous lui sont à charge (Mounet-Sully en sent le fardeau, il voit le Christ plier sous sa croix, il annonce à l’assistance le passage du supplicié). Mais ceux dont le poids est insupportable (Il met dans ce dernier mot une douleur indignée et s’arrête). Ce sont ceux (Nouvelle suspension. Ah ! faites attention, la chose est d’importance) dont nous ne faisons point pénitence (et cette finale, il la murmure à l’oreille comme une confidence pénible, comme un reproche tendre et grave). »

23Pendant l’Exposition Universelle de 1900, parmi les belles matinées du Trocadéro, je consigne la séance où Mounet-Sully joua Polyeucte, M^me Bartet18 remplissant le rôle de Pauline. Bien que cette représentation ne fût que fragmentaire, elle montra dans un duel d’une beauté parfaite la puissance de la foi entêtée de son rêve et l’énergie d’un amour soutenue par la raison.

24Certes, le Père Charles goûtait ces distractions nobles, mais il prisait grandement le chapitre mémorable qui est intitulé : « Comment Pantagruel descendit au manoir de Messer Gaster, premier maistre ès arts du monde. » Il avait toujours dans sa chambre, au centre de livres dispersés et de notes disséminées, quelque jambon de Mayence et quelque bouteille de Boucingo. Au premier de l’an, il entreprit de rôtir un poulet dans sa cheminée et nous invita. Au dessert, il nous lut, enfoncé dans un fauteuil, avec simplicité, conviction, clarté, quelques passages des Contes drôlatiques de Balzac, dont je n’aurais pu supporter l’audition dans une autre bouche que la sienne qui était franche et honnête.

25Au temps des asperges, comme l’économe préférait les vendre plutôt que d’en servir aux professeurs, le Père Charles feignit d’aller réciter son bréviaire auprès du potager et cueillit les plus belles. Il les porta dans sa serviette d’érudit chez le Père Gasc, et vint me chercher. Il était environ quatre heures. Ah ! le délicieux goûter ! Nous les mîmes à cuire dans l’eau, en les assaisonnant de sel. Quand la fumée s’éleva, toute la chambre fut embaumée, tant le péché de notre ami fleurait suave. Et je dis : « Salomon qui rendit par soupçon l’enfant à sa mère, jamais ne montra tel chef-d’œuvre de prudence comme a fait ce bon Pantagruel : nous sommes heureux de l’avoir en notre pays. » Le soir, nous saluâmes l’économe avec complaisance. Le lendemain aussi :

« Ses rides sur son front ont gravé sa défaite
Sa tristesse redouble à la tenir secrète19. »

26Joinville nous apprend que le saint roi « était si sobre de sa bouche » qu’il ne se mêlait jamais de la cuisine ; ce qui était préparé : « on le mettait devant lui, et il mangeait ». Sur ce point j’ai toujours imité le roi Louis et je m’en suis fort bien trouvé. Néanmoins, je l’avoue, il était impossible aux plus spiritualisés de ne pas constater que la table de notre Malebranche était exactement le contraire de celle de Fénelon, qui était « magnifique et délicate ». Or, dans un collège, pour la bonne humeur qui entretient le bon esprit de la maison, il est capital que le réfectoire des professeurs soit un lieu de réunion agréable, où les conversations ne s’éteignent pas devant des plats mal apprêtés et insuffisants. Les Jésuites considèrent un repas convenable comme un moyen de gouvernement. Certains jours de carême, un de nos convives s’écria : « Vrai, je deviens ultramontain. À Rome, on vit d’excellents dîners ! » Le supérieur l’entendit et répondit avec colère : « Et à Rome l’on en meurt ! » Parole d’hérétique, comme nous l’a fait voir la Sacrée Congrégation de l’Index, en condamnant plusieurs ouvrages de l’abbé Lucien Laberthonnière, et, finalement, en lui faisant défense d’ouvrir les lèvres. Mais cette réponse de la Colline Vaticane ne retentit qu’au temps de Pie X. Et notre philosophe ne fait encore que d’arriver à Juilly.

27À peine installé dans sa chambre, il me dit : « Je viens avec un programme et un état-major. » Le programme consistait à ne tenir aucun compte des habitudes juliaciennes, à n’avoir aucun égard vis-à-vis des personnes, à mécontenter l’ancien personnel en lui témoignant du dédain et en le chargeant de corvées inattendues, en un mot à mépriser les contingences en vue de « l’Action ». Qu’était-ce que « l’Action » ? Nous l’ignorions, mais on se proposait de nous le faire savoir petit à petit, en nous infusant la nouvelle philosophie. L’essentiel, tout d’abord, était de nous discipliner et de nous réduire à l’état de terre glaise entre les mains du divin Potier, qui nous donnerait les formes utiles à son dessein. Quant à l’état-major, il était composé de quelques nouveaux maîtres dont le plus brillant était le Père Desvallée.

28C’était un Normand qui avait été élevé à Saint-Lô. Petit, jeune, intelligent, esprit éveillé et parole facile, il était orgueilleux, paresseux, et dépourvu de tact. Jadis, il avait écrit dans le Bulletin Critique20 un article où il traitait sans superstition Thomas d’Aquin, mais avec une sorte d’idolâtrie Lucien Laberthonnière. Cet article avait provoqué le courroux du cardinal Perraud, en bousculant ses idées traditionnelles. Il se donna la peine de réprimander l’auteur par lettre communiquée à toutes les maisons de l’Oratoire. L’Académicien traitait le coupable de « professeur de Landerneau ». On devine que cette algarade unit étroitement le maître et le disciple. C’est pourquoi l’abbé Desvallée, professeur de philosophie, comme il seyait, s’employa bientôt à convertir les Juliaciens à l’immanentisme, puisqu’il faut appeler le système par son nom. Il leur dit que le Père Laberthonnière était si clairement un chef intellectuel de notre époque, que, parmi ses adeptes, se rangeait M^lle Lucie Félix-Faure, fille de l’ancien président21. Pour un peu, l’on déclarait que la Troisième République allait reconnaître son philosophe dans l’immanentiste oratorien. De fait, l’abbé Laberthonnière était un partisan de la démocratie, telle que l’entendait M. Marc Sangnier qui dirigeait le Sillon22. Et dans ce groupement social, notre Malebranche a trouvé de jeunes disciples enthousiastes. Bref, le Père Desvallée explique si parfaitement à nos éphèbes le monde des réalités, qui est dans la pensée et qui jaillit des profondeurs de l’être, et le monde des apparences, qui est dans le mouvement des choses et les bruits de la vie que perçoivent nos sens trompés et trompeurs, qu’une après-midi d’hiver, nos gens au patinage sur l’étang, et le surveillant, membre de l’État-Major, gonflant en vain ses joues sur son sifflet, pour mettre fin aux jeux, comme on amenait le supérieur dans le but de briser d’autorité cet essai de rébellion, les élèves répondirent avec désinvolture à Lucien Laberthonnière : Mon Père est-il possible que vous vous passionniez ainsi pour le monde des apparences et que votre esprit se trouble dans ce conflit d’ombres frivoles ? Ah ! mon Père,

« Que ce discours grossier terriblement assomme23 ! »

29Et nos glisseurs retournèrent polir la glace, en criant : « Vive Mademoiselle Lucie ! Vive Lucie ! » Pour les indociles et les impertinents, on fut obligé d’avoir recours à l’un de ces anciens maîtres, chez qui le raisonnement n’avait point banni la raison.

30Parmi ceux qui avaient dû s’en aller afin de faire place à l’État-Major, je dois une mention au Père Delpeuch, que notre nouveau supérieur détestait cordialement et qu’il fit exiler à Saint-Lô. Laberthonnière n’était pas un fourbe. Delpeuch l’était. Avec cela, il avait subi dans sa jeunesse l’influence du Père Vaudon24, qu’on renvoya de Juilly et qui est aujourd’hui un personnage dans une autre congrégation. Ce Vaudon, qui a de belles parties de psychologue et de lettré, était victime, à un degré terrifiant, de cette erreur des sens que l’Antiquité, dans un dialogue cynique, a exaltée comme la passion des disciples de Socrate. Delpeuch garda quelque chose du genre grec. Après une année passée au milieu des Saint-Louais, dont la vulgarité lui déplut, il vint revoir son Juilly et tenta de se rapprocher du Père Laberthonnière. Il est à l’heure actuelle vicaire-général de Beauvais25. C’était vraiment un homme de belle mine et de manières distinguées, un esprit délicat, et l’ambition qui le dévorait avait du moins ce résultat appréciable qu’elle l’obligeait à surveiller ses nerfs.

31Durant la fièvre franco-européenne de 1899, l’abbé Delpeuch avait pris pour cible le Père Couture, qui avait étudié de près l’affaire Dreyfus et qui tenait pour l’innocence de l’accusé. Mon compatriote – puisqu’il était de Vitré et que je l’y retrouverai dans quelques années – n’était pas dépourvu d’esprit critique. D’ailleurs, il aimait contredire. Son défaut était de croire qu’il découvrait la lune et de communiquer sa découverte avec un petit air de supériorité. Il avait aussi la marotte de répéter les mêmes histoires. De belle taille, il se considérait comme un bel homme. Rien ne lui causait plus de plaisir que d’être regardé quand il nageait. En chaire, il prenait des poses plastiques et récitait correctement des pages de style fleuri. À table, on entendait le glouglou des boissons qui prenait la route de son œsophage et le claquement de sa langue contre le palais dans le travail de la mastication, puis, tout à coup, un éclat de rire en trompette, qui menaçait de projectiles salivaires les assiettes des voisins. Il riait ainsi à ses pensées et pour annoncer qu’on allait rire. Puis il nous servait quelque facétie de Pogge26 ou une petite allégorie contre les puissances dont nous n’étions pas contents. Assis à deux ou trois pas de Laberthonnière, il nous raconta une fois que, la nuit précédente, il avait rêvé qu’il était « logé sous les tuiles », et que sans doute Jupiter lui avait envoyé ce songe par la porte de corne, puisque sa journée avait été si ennuyeuse qu’on pourrait bien la nommer dans sa biographie la « journée des Tuiles ». « À ce propos, ajouta-t-il, je me souviens que je fus jadis dans une gargote des faubourgs où je mangeai fort mal chez un patron assez drôle » ; aussi bien ce lieu s’appelait-il le « restaurant du père La Tuile ». Ce dernier trait obtint du succès. On le faisait redire sans cesse à l’auteur qui le ressassait avec complaisance. Les élèves eux-mêmes connurent l’anecdote et s’en gaudirent. C’est pourquoi, à la fin de l’année, notre Malebranche exila mon Vitréen dans je ne sais quelle maison.

32Pascal a distingué l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. Si l’esprit de finesse est l’art d’observer, le don de sentir, le pouvoir de juger « droit et juste », sans souci des définitions et des principes, la science de vivre avec les hommes pour en obtenir le bien qu’ils peuvent faire et le plaisir qu’ils peuvent donner ; si, au contraire, l’esprit de géométrie est celui qui se nourrit d’axiomes et de théorèmes, celui qui prend l’homme pour « une proposition » à situer dans une philosophie, quitte à employer la méthode de Procuste pour soumettre au système les êtres vivants qui voudraient se débattre, on peut assurer que le Père Laberthonnière, encore qu’il eût étudié Pascal et qu’il célébrât l’esprit de finesse, offrait un remarquable exemplaire de l’esprit de géométrie.

33Afin de nous convertir, il nous distribuait ses brochures. Il nous recommanda spécialement son article intitulé L’Apologétique et la méthode de Pascal. J’eus l’impression que l’auteur ne nous apprenait rien de nouveau27. Il prétendait que le penseur de Port-Royal avait créé l’apologétique de l’immanence, apologétique qui s’appuie sur la profondeur et l’étendue du sentiment religieux, aux dépens des preuves métaphysiques, qu’on méprise, et des preuves historiques, qu’on néglige. Assurément Pascal peint d’une manière saisissante les faiblesses et les grandeurs de notre nature, l’explication religieuse de cet état troublant, l’harmonie du christianisme avec nos besoins de certitude, de justice, de bonheur ; mais il réservait à la démonstration historique tout le soin dont il était capable, car il en comprenait l’importance, comme Bossuet, comme l’Église. Qu’importe, en effet, la beauté philosophique d’une croyance qui repose sur la Bible, si celle-ci n’est pas vraie ? Vous tirez une doctrine subtile et perspicace du conte du Petit Poucet. Je rends hommage à votre intelligence et à vos bonnes intentions, mais quelle doit être ma réponse si vous m’enseignez que votre doctrine découle uniquement du conte du Petit Poucet et qu’elle vaut exactement autant que lui ? Le problème fondamental est donc un problème d’exégèse. C’est précisément parce que les immanentistes ont compris les difficultés de la question d’histoire qu’ils l’ont rejetée dans l’ombre. Laberthonnière était ignorant comme une carpe dans le domaine historique et le théologique. Néanmoins, le travail de M. Loisy sur Les mythes babyloniens et les premiers chapitres de la Genèse, publié pendant l’été de 1901, le confirma dans cette idée que le catholicisme romain ne pouvait guère compter sur l’érudition biblique ; il fallait évidemment, pour le conserver, avoir recours à la philosophie de l’immanence, et l’amener en même temps à recevoir des leçons de cette philosophie et à s’épurer de bagatelles païennes et de crédulités magiques. Sur le succès futur de cette entreprise, notre Malebranche avait un trésor d’illusions tenaces. Un jour, l’abbé Bricout, qui est le contraire d’un naïf, et qui dirige la Revue du Clergé Français, seule revue ecclésiastique libérale qui ait réussi à franchir les Dardanelles et le goulot du « pidisme28 », vint à Juilly et dit à mon homme au cours d’une conversation : « Je crains que nous ne soyons obligés de céder beaucoup de terrain pour nous fortifier solidement. L’Évangile même a des endroits épineux et ses miracles devront s’expliquer comme les autres. » J’étais un des rarissimes auditeurs de cette sentence, car je m’attachais aux pas de mon supérieur avec curiosité, me demandant jusqu’où l’instinct hérétique le conduirait.

34Le Malebranche désirait se faire jour dans l’Université. Aussi bien procédait-il de l’agrégé Maurice Blondel qui, le 7 juin 1893, avait soutenu en Sorbonne une thèse de doctorat intitulée L’Action : Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique29. Cependant, mon philosophe se présenta deux fois au concours de l’agrégation, et échoua deux fois. Ses amitiés universitaires furent M. Georges Goyau30 qui épousa M^lle Lucie Félix-Faure, M. Georges Fonsegrive31, directeur de La Quinzaine, M. Édouard Le Roy32, professeur de mathématiques au lycée Saint-Louis, qui s’est montré le disciple le plus pénétrant et le plus fidèle de M. Bergson, dont il est devenu, l’an dernier, le suppléant au Collège de France, M. Victor Giraud, disciple de Brunetière, qui s’est appliqué d’une manière rare à l’étude de Pascal, Chateaubriand, Sainte-Beuve et Taine. Au total, son influence dans le monde universitaire a été limitée étroitement. Le Bulletin des professeurs catholiques de l’Université, dont le fondateur, M. Joseph Lotte, professeur au lycée de Coutances, est mort face à l’ennemi, le 27 décembre 1914, connaissait à peine Laberthonnière et relevait principalement de l’enseignement de Bergson. Avec cela, ce périodique, si courageux et si curieux, qui réunissait plusieurs centaines d’adhérents, était pidiste sincèrement, mystiquement, hiérarchiquement. Or, le même jugement ne saurait être porté sur les Annales de philosophie chrétienne33, dont notre Malebranche devint le directeur, et qui furent supprimés par Sa Sainteté, en 1913. Cette revue intéressante était reçue à la Bibliothèque Universitaire de Rennes et avait deux ou trois lecteurs. Mais la dite Bibliothèque ne possède aucun volume de Laberthonnière, comme je l’ai vérifié les jours derniers.

35Le nom de la théorie chère au supérieur de Juilly impose à mon oreille, par suggestion de consonance, une expression qui fut inventée ou lancée par Gambetta, celle de « Justice immanente ». Elle remplit la bouche des Dreyfusistes pendant l’Affaire. Combien de fois Clemenceau, toujours ministre ou démolisseur de ministres, n’a-t-il pas usé de cette locution ? Je l’ai entendue de nouveau pendant la guerre. La « Justice immanente » guettait l’Empire Germain pour en assurer l’écrasement définitif et notre triomphe. Que le croyant ait confiance dans la Providence qui s’intéresse aux destinées humaines et qu’il affirme que la Justice divine aura son heure, je l’écoute, il fait un acte de foi dans l’activité de Dieu au milieu des hommes et dans les corrections que le Créateur apporte au mal dès ici-bas ; que l’agnostique, de son côté, s’en remette au déterminisme universel et déclare qu’on ne viole pas impunément les lois de la nature humaine non plus que celles de la nature physique, sans préjuger en rien le succès ou la défaite des réclamations de la morale, je l’écoute, l’histoire nous montre amplement que la force seule crée et consacre le droit, ce qui ne signifie pas d’ailleurs que le sentiment du droit n’aide pas au développement de la force comme le sentiment de la force aide à la conviction du droit ; mais qu’un athée vienne chanter une Justice, sorte d’entité platonicienne, qui produit par sa vertu propre des vengeances où l’ordre est rétabli et le vice châtié, je ne vois plus qu’un imbécile solennel qui s’enivre d’une auguste niaiserie, un singe en habits pontificaux dans une cathédrale désaffectée.

36Laissons plutôt Pascal résumer cette petite discussion : « Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. » Puis, la justice « est sujette à disputes : la force est très reconnaissable et sans dispute ». Si donc l’on convient que « la justice est ce qui est établi » l’on aura la paix « qui est le souverain bien ». Est encore à découvrir le Pape, l’Empereur, le Prince, le Ministre, à qui aient fait défaut des raisons ou des juristes, des plumes ou des évêques pour démontrer la légitimité de ses actes, leur accord avec la volonté des dieux et le bien des peuples. Il n’y a qu’un crime : celui de « manquer son coup » ! C’est là le crime contre l’Esprit, qui ne sera pardonné ni en ce monde ni dans l’autre.

37Mes frères, voici que j’élève sur vous le commandement essentiel qui ne trompe pas : « Soyez forts. »

38Le souvenir du Père Laberthonnière m’induit ainsi en tentation de philosopher. Mais sa présence n’invitait pas les professeurs à cette gymnastique innocente de l’esprit. Aussitôt qu’il paraissait d’un côté, on fuyait de l’autre. Son État-Major était un objet de dérision. Le bruit courut alors dans les maisons de l’Oratoire que je serais nommé préfet des études, à la rentrée d’octobre, parce que j’étais le seul, disait-on, qui pût se faire accepter des élèves et du personnel, et le seul qui fût agréable à l’ancien régime sans être déplaisant au nouveau. On reconnaissait mes qualités professionnelles, ma loyauté, mon caractère sociable : j’avais lieu d’être satisfait, puisque ces éloges me vengeaient de l’indigne traitement de Saint-Lô. Maintenant, pensais-je, je peux m’en aller honorablement.

39Sur ces entrefaites, je fus appelé à Dol auprès de ma mère. Elle mourut le dimanche de la Pentecôte, 26 mai 1901, à deux heures et demie de l’après-midi. Dans la matinée de cette journée douloureuse, elle s’excusa de me donner la peine de lui présenter un verre d’eau ; à midi, elle me pria de veiller à ce que mon père eût sa tasse de café ; dix-huit minutes avant de rendre le dernier soupir, elle sourit des yeux au prêtre qui venait lui réciter les prières des agonisants. Je suivis son cadavre au cimetière comme l’avare pourrait suivre son trésor.

40Quand je revins à Juilly, l’abbé Laberthonnière ne sut pas trouver un mot du cœur à mon adresse. Seulement, comme quelques jours après, il m’imposait à l’improviste, avec un sans-gêne de garde-chiourme, une nouvelle charge, je lui fis une rebuffade, qui ouvrit une large plaie dans son orgueil. L’administration oratorienne résolut d’abord de sévir contre ce mouvement réflexe de self-preservation. Mais les choses se calmèrent. Et ce fut heureux car j’étais dans un état de souffrance morale à tout braver.

41Vers la fin de l’année scolaire, le cardinal Perraud ordonna de lire dans nos maisons une lettre où il exprimait le désir que notre société ne sollicitât pas l’Autorisation gouvernementale et qu’elle prononçât elle-même sa dissolution. Au fond, l’évêque-académicien souhaitait que notre association disparût avec lui et il jugeait que ce geste des siens en face d’une tyrannie serait d’une distinction significative et ornerait sa biographie. À la suite de la lettre cardinalice, le Père Nouvelle fit donner lecture des motifs pour lesquels il voulait demander le titre de Congrégation autorisée, et il nous priait de voter sur ce point par écrit.

42On sait comment les événements politiques rendirent inutile la soumission. Au Parlement, l’éloge qui fut fait de l’Oratoire ne servit de rien. Le 25 mars 1903, le bulletin de Juilly annonça le départ prochain des Pères34. Notre Malebranche fut recueilli par M^lle de La Grandière, fille de l’ancien gouverneur de la Cochinchine, oratorienne dévouée dont il devint un quasi-chapelain35. C’est au domicile parisien de cette vestale distinguée et pleine de bonté, que se tenaient les réunions des dames affiliées à l’Oratoire. Pendant qu’elles travaillaient de leurs doigts pour les pauvres, un oratorien leur adressait la parole sainte. Et nos immanentistes répandaient parmi elles le goût de la vie intérieure et les initiaient à l’Apologétique. Ainsi, M. l’abbé de Saint-Cyran avait-il dirigé les religieuses de Port-Royal. Dans le Finistère, au Loctudy, notre Abbesse avait une maison de campagne où elle invitait pendant les vacances ceux que le Père Nouvelle lui recommandait. Toujours en quête de l’auberge où l’on ne paie pas, l’abbé Alfred Roussel, avec son aplomb de paysan madré et l’air bonhomme, s’introduisit dans la place et s’y mit à l’aise ; en fin de compte, il calcula qu’on lui devait encore de la reconnaissance, lorsqu’il eut publié dans L’Hermine (en 1906) une notice sur le vice-amiral de La Grandière.

43Parmi ceux à qui je tiens à présenter mes adieux avant de quitter la Congrégation, le Révérend Père Largent avait sa place. Plusieurs fois j’avais eu l’occasion de causer avec ce professeur de l’Institut Catholique de Paris. Homme aimable et loyal, naïf, disaient ceux qui se croient malins, la sérénité de son âme n’avait été entamée ni par les objections de la critique, ni par les vilenies de l’existence. Une mémoire étonnante fournissait à sa conversation les traits les plus divers, depuis le temps d’Arius jusqu’à celui d’Alphonse Daudet. Cas d’une insigne rareté, il était fin lettré en même temps que bon théologien. Prédicateur exquis, sincère, original, qui n’avait rien de commun avec les ténors et les polichinelles des chaires de la capitale, il eût été parfait, sans un bredouillement qui fatiguait les auditeurs. Les jaloux et les malicieux s’efforçaient d’avoir de l’esprit en l’appelant « l’argent doré36 ».

44Le seul évêque que j’aie vu à Juilly est M. Le Roy, supérieur des Missionnaires du Saint-Esprit37. Originaire du diocèse de Coutances, il y avait laissé d’excellents souvenirs. Observateur judicieux et humoristique, ses missions en Afrique ont inspiré sa plume facile et intéressante. Ce prélat est une des figures originales et sympathiques de notre époque. Il célébra la messe avec mon calice, dont la patène représente le bienheureux patron de ma petite patrie, avec cet exergue digne d’un clerc dolois du Moyen Âge : Sanctus Samson archiepiscopus Dolensium. La légende de ma chère église natale me semblait reprendre jeunesse, fleur et feuillage, aux mains croyantes et pures de cet évêque missionnaire, qui avait voyagé comme nos vieux saints celtiques.

45Si je m’attarde aux portraitures, c’est qu’elles offriront un tableau du clergé plus exact. Les caractères, en tant que produits et sources des faits, les découvertes, en tant que faits sortis de l’érudition ou des sciences, les discussions en tant que figurations intellectuelles des faits qui naissent, luttent, marchent, les récits, en tant qu’images des faits accomplis, voilà l’histoire. Mais les déclamations qu’on décore du titre d’idées générales, sont des passe-temps d’orateurs ou d’ignorants farcis de lectures.

46Finissons. En juillet 1901, toutes les circonstances me poussaient à sortir de l’Oratoire. Je mis de la coquetterie à terminer élégamment mon séjour à Juilly. Je voulais découdre sans déchirer. Je remplis mon devoir de professeur avec un soin minutieux, jusqu’au bout ; je ne dis devant personne un mot qui fût défavorable à l’abbé Laberthonnière. Puis je franchis le seuil du collège, le sourire aux lèvres, mais le cœur serré.

47Qu’allais-je devenir ? Je n’en savais rien.