L’Haÿ

1De l’Oratoire, reconstitué à l’aurore de la seconde moitié du XIX^e siècle1, je ne connaissais que deux noms : celui de l’abbé Gratry2, académicien, libéral impénitent, auteur du petit livre des Sources, et celui de l’abbé de Valroger3, qui avait initié beaucoup de catholiques aux problèmes de l’exégèse. Ces deux noms m’avaient séduit, comme pleins de promesses pour la distinction d’esprit et l’activité intellectuelle qu’on devait rencontrer dans la congrégation. J’ignorais totalement que le restaurateur de celle-ci était un très digne curé de Paris, spirituel et original, l’abbé Pététot4, qui avait fini par montrer beaucoup de défiance vis-à-vis des plaisirs et curiosités de l’esprit, et qui avait voulu employer ses prêtres à la direction des petits séminaires et faire de sa société une branche collatérale de Saint-Sulpice. Néanmoins, M. Perraud5, évêque d’Autun, académicien, qui portait le titre de supérieur de l’Oratoire, maintenait le culte de Gratry et le respect des belles-lettres.

2Au moment où j’arrivais au noviciat de L’Haÿ, le directeur de la maison était l’abbé Morel. De Basse-Normandie et fils de paysans, il était d’une prudence qui était souvent de la méfiance. Il tombait dans des mesquineries qui s’alliaient à un manque d’élégance dans les manières et à une étroitesse d’horizon dans les idées. Certes, il était saint homme, mais on sentait l’effort d’un laboureur dont la charrue grince sur des cailloux. Comme il devinait à certains signes la nécessité d’en imposer aux nouveaux venus, il avait imaginé de mettre comme papier dans les cabinets, à l’arrivée des novices, des fragments d’un feuilleton qu’il avait publié jadis dans un journal local sur les éclairs, le tonnerre et le transformisme. Ce qui supposait, dans sa chambre, une collection formidable des numéros où il avait essayé sa jeune science.

3Deux auteurs servaient à la formation ascétique du noviciat. L’un, M. Olier6, mystique du XVII^e siècle, nous exposait ses rêveries sur le sacerdoce des Anges et de la Vierge. L’autre, M. Gay7, dont le style était aussi peu naturel que les considérations qu’il recelait, était un prélat qui avait témoigné de la sympathie à l’Oratoire. C’était, dans le domaine des choses spirituelles, un esprit délicat et original. Il mourut en 1892. Son dernier mot fut digne de sa belle âme : « Rien ne meurt, rien ne meurt. »

4La méditation du matin durait une heure. Mon voisin, l’abbé Alfred Roussel, dont j’ai déjà parlé, lisait, en guise de manuel d’oraison, une traduction récente de l’Évangile en sanscrit. Il approfondissait chacun des mots et chacune des phrases. « Que voulez-vous, disait-il, je ne prie bien le bon Dieu que dans ma langue ! » De mon côté, je dénichai un Évangile polyglotte (latin-grec-anglais-allemand), et je déclarai à l’Indou, qui me regardait, qu’avant de me livrer à des transports sur le texte sacré, je voulais le bien comprendre.

5En principe, nous ne devions nous arrêter à aucune pensée d’ordre profane. La théologie, par le fait même qu’elle est une forme de l’étude, nous était interdite. Notre existence devait être enclose dans la retraite, la pénitence, la contemplation des vérités éternelles. L’abbé Morel nous engageait à ne pas perdre de vue l’image de l’Enfer. Tous les jours, il récitait au milieu de nous une prière, dans laquelle il disait : « Je vois les âmes tomber dans l’abîme infernal, plus nombreuses que les flocons de neige en hiver. » Lui-même se donnait la discipline et nous invitait à en faire autant. Fermer les yeux devant une fleur lui semblait un acte de vertu, agréable au Créateur. L’application rigoureuse du programme m’aurait conduit à la folie.

6Pour me distraire un peu, je rédigeai quelques notules dont je gratifiai la Société Archéologique d’Ille-et-Vilaine, la Revue des Traditions Populaires, la Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, le Journal de Dol. Je consignai par écrit quelques récits populaires que j’avais entendus l’année précédente de la bouche d’un petit élève de Saint-Martin, qui était né à Lima, et dont la famille d’origine bretonne s’était établie au Pérou. Plus tard, l’imprimeur Mame accueillit ces Légendes Péruviennes, qu’il me paya – regifico luxu8 – trois cents francs. La minuscule brochure, dont j’eus seulement le regret de ne pas corriger les épreuves, a circulé pendant plusieurs années comme récompense enfantine dans les distributions de prix. Décidément, j’avais la manie écrivassière et livresque dans le sang. Quand nous allions à Paris, la devanture d’un bouquiniste ou d’un marchand d’estampes m’était un spectacle délectable.

7Nous assistions de temps en temps aux solennités du Carmel de l’avenue de Saxe. On sait que les religieuses de sainte Thérèse avaient été introduites en France par les soins de M. de Bérulle, fondateur de l’Oratoire. Le rôle de nos Pères dans cet événement et dans la direction des Carmélites fut un sujet d’émoi pour les Carmes : « C’est le vice de la plupart des gens de communauté, dit Racine, de croire qu’ils ne peuvent faire du mal en défendant l’honneur de leur corps. Cet honneur est une espèce d’idole à qui ils se croient permis de sacrifier tout, justice, raison, vérité. » Les moyens leur paraissent justifiés par le but qui doit être atteint, « mais c’est toujours en dirigeant bien l’intention ». Relisez la septième lettre de Pascal9, une des plus terribles et des plus parfaites. Les rancunes des Carmes avaient encore des éclats à la fin du XIX^e siècle, comme celles des Jésuites pratiquaient encore des manœuvres contre Jean-Baptiste Gault10, évêque de Marseille et l’un des plus saints oratoriens de la première moitié du XVII^e siècle. Mais j’étais incapable de m’enflammer, comme l’abbé Morel, pour les moustaches les plus vénérables du temps de Louis XIII. Sur notre fondateur lui-même il me suffisait amplement de savoir la phrase de Victor Hugo dans Les Misérables : « Sans doute, il n’est point donné à tout le monde de mourir comme le cardinal de Bérulle en disant la sainte messe, et d’exhaler son âme vers Dieu en prononçant ces paroles : Hanc igitur oblationem11 ! » De même, Thérèse de Cépéda12 m’était une chère sainte, pour avoir jeté ce cri de pitié en parlant du démon : « Le Malheureux, il n’aime pas ! » En quoi cette âme s’était rencontrée avec celle de saint Martin : « Infortuné, disait celui-ci au prince de la damnation, si tu pouvais te repentir et montrer de la bonté, Dieu te pardonnerait ! » Ce mouvement de compassion pour les fulmine dejecti13, comme s’exprimerait Virgile, est hérétique ; aussi bien ne l’ai-je entendu rapporter dans aucun sermon. Pourtant, au Carmel de l’avenue de Saxe, les prédications se déployaient magnifiquement dans toutes les dimensions. Elles ne duraient jamais moins d’une heure ou d’une heure et demie. Pour les cloîtrées n’était-ce pas une récréation pieuse et docte ? Je me souviens qu’un franciscain, plein du désir de plaire à tous, fit d’abord l’éloge de l’Oratoire, puis entreprit le panégyrique des Carmes. Fondés par le prophète Élie, ils avaient sur les hauteurs du Carmel un couvent, où la Vierge et Joseph venaient faire des retraites pour se préparer à l’éducation de l’enfant Jésus. Après ces traits de pieuse idylle, le franciscain devint dramatique au récit des souffrances de Jean de la Croix14. « Le grand Jean, du haut de sa tour s’élance… où, mes sœurs ? dans l’abîme ! Et il tombe, il tombe, il tombe… où mes sœurs ? dans le sein de la miséricorde divine ! » Je poussai un véritable soupir de soulagement à cette chute « jolie, amoureuse, admirable ».

8Assistait à ce régal littéraire le nonce Ferrata15, qui est mort premier secrétaire d’État de Benoît XV et son éphémère collaborateur. À l’issue de la cérémonie, Son Excellence, voulant être aimable, nous dit quelques mots sur l’espoir qu’elle avait d’aplanir les difficultés relatives au cardinalat de M. Perraud, évêque d’Autun. Elle nous demanda le nom de nos ordinaires, et répondit à chacun de nous : « Boune prélat ! » Comme elle nous interrogeait sur nos études, l’abbé Roussel déclara qu’il faisait du sanscrit. « Cette langue m’est ignote16, dit le nonce, mais je sais qu’elle est précieuse pour la connaissance de la Bible. » Après cet inoffensif dialogue, dont notre Indou se pourlécha les babines, Ferrata fit la visite du monastère accompagné de l’un de nous. Aux religieuses réunies, qui buvaient ses paroles, il tint un discours dont j’ai gardé ce passage :

« Hélas ! mes sœurs, que j’ai besoin du secours de vos prières ! On murmure parfois que le nonce laisse tout passer. Mais il est si difficile d’empêcher un homme sans conscience de devenir évêque ! Encore peut-on semer des obstacles sur le chemin d’un prêtre ambitieux. Mais, quand il s’est rendu maître d’un siège épiscopal, que dire au Gouvernement pour barrer à ce prélat la route d’un archevêché ? Je vous confie mes angoisses. »

9C’est dans cette maison de l’avenue de Saxe que j’ai vu une scène digne du peintre espagnol à la fois le plus mystique et le plus réaliste. Une carmélite étant décédée, je fus chargé avec un de mes confrères de faire l’office liturgique. Après la messe, nous pénétrâmes dans le cloître pour donner l’absoute. Sur des tréteaux sans ornements était posée une bière de sapin ouverte, où gisait dans ses habits de fête, le front couronné de fleurs, la morte. Tout autour, les religieuses en brun, des cierges à la main, récitaient, car ce n’était pas tout à fait un chant – Thérèse de Cépéda redoutait la musique sur les lèvres d’une femme – la mélopée du Libera17. À la tête du cercueil se tenait une sœur avec la croix processionnelle, entourée de deux novices en blanc. J’éprouvais une étreinte douloureuse à la vue de ces fillettes que le Mystère avait attirées comme des papillons à la lampe de nuit. Avant l’ouverture des portes, la prieure s’avança et embrassa celle qui allait partir, elle l’embrassa à deux reprises et comme si elle lui confiait quelque message pour l’éternité. Puis les croque-morts couvrirent d’une planche le coffre si vulgaire pour eux et le serrèrent de courroies. Nous nous dirigeâmes avec le corbillard des indigents vers la nécropole du Montparnasse. Près de la tombe, l’oratorien égrena les prières suivant le rite du Carmel, longuement. Les fossoyeurs attendaient, ennuyés de ce traînage funèbre et pour des gens de si peu de chose ! Déjà ils donnaient des signes d’impatience. Enfin, ils descendirent au caveau, avec joie et entrain, les restes inconnus.

10À l’époque de la Semaine Sainte, on me pria de prêcher la Passion et Pâques à Bourg-la-Reine, aimable et petite ville dont Theuriet18, l’académicien, était maire. Le jour de la résurrection, le curé ouvrit sa table : des notables, des dames et des chanoines s’y assirent. Son prédécesseur avait été promu évêque. Le fait était honorable et encourageant pour le presbytère. D’ailleurs, me disait-il, les relations sont très agréables à Bourg-la-Reine et il n’y a point de pauvres !

11On m’envoyait fréquemment à Sceaux pour dire la messe dans une communauté. La route me plaisait. J’y respirais l’air pur du matin, dans ce charmant décor naturel et ouvragé des environs de Paris. Je tirais de ma poche quelque volume de Shakespeare, qui fut pendant plusieurs années mon dramaturge de compagnie, et je vivais en marchant des minutes de flânerie délicieuse.

12Non que je sois abusé sur le mérite de celui que Voltaire nommait Gilles et que d’Alembert appelait Magot, et que je me sois abandonné aux dithyrambes d’esprits hirsutes. Quand les personnages de Shakespeare ne sont pas fous ou grotesques dans leurs actions, ils sont bizarres ou bouffons dans leurs paroles, et les pages les meilleures sont tachées de préciosités ou de facéties à ravir de jeunes épicières ou des cabaretiers. L’on est porté trop souvent à lui dire comme lady Capulet à la nourrice : « Assez, assez, je t’en prie ! Enough of this ; I pray thee, hold thy peace ! » Malgré ces défauts épais comme broussailles en forêt, il y a dans l’œuvre shakespearienne un jaillissement de poésie profonde, des coulées d’éloquence, une sève de vie dans les caractères, une richesse de création scénique, qui assurent au bourgeois de Stratford-on-Avon, avide au gain et buveur, la palme toujours verte du génie.

13Les pièces auxquelles je me suis arrêté, et dont je ne suis plus sorti, sont César, Hamlet et Macbeth. J’en ai su de nombreux passages par cœur. À vrai dire, Julius César avait mes préférences. J’y reconnaissais les qualités et le genre de Shakespeare dans une construction aussi classique qu’elle pouvait l’être sur les bords de la Tamise, vers la fin du règne d’Élisabeth. Quant à Hamlet, prince tourmenté de pensées, qui est jeté dans l’action, il m’attirait par sa tristesse et son ironie, ses défiances et ses hésitations, où je me retrouvais d’une manière singulière. Je lisais Macbeth comme un roman de la féodalité écrit par un poète de la nature et un maître du théâtre, dans une langue curieuse, puissante, quoique compliquée de bel esprit. Que de fois je me suis récité à moi-même : « Demain, demain, demain, c’est ainsi que de jour en jour, à petit pas, nous glissons jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit sur le livre de nos destins… Éteins-toi, courte chandelle, éteins-toi. La vie n’est qu’une ombre qui se promène, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite sur le théâtre pendant l’heure qui lui est accordée, et dont on n’entend plus parler ensuite. C’est un conte dit par un idiot, un conte plein de tapage et de fureur, qui ne signifie rien, – signifying nothing. » Seul Pascal rend de tels sons à mon oreille. « Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer… Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie et tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. »

14Sceaux est un lieu évocateur du XVIII^e siècle littéraire et seigneurial. Parfois, nous avions la faveur de passer l’après-midi dans le parc de M^me la marquise de Trévise19. Ce m’était un vif agrément de vivre un peu dans ces derniers vestiges du passé le plus élégant de la France. L’année précédente, j’avais commencé de lire Saint-Simon et je savais que la duchesse du Maine avait fait de Sceaux le théâtre de sa magnificence et le rendez-vous « de la cour et de la ville ». Elle y jouait elle-même Athalie, le chef-d’œuvre dont M^me Maintenon admirait « la beauté ». Elle y jouait « d’autres pièces, plusieurs fois la semaine. Nuits blanches en loteries, jeux, fêtes, illuminations, feux d’artifice, en un mot fêtes et fantaisies de toutes les sortes, et de tous les jours ».

15Parmi nos promenades d’été les plus intéressantes, je dois une mention à celle de Port-Royal-des-Champs. Un lettré peut-il manquer de se rendre en pèlerin d’histoire à la vallée solitaire où les âmes les plus ardentes convergèrent jadis et ne point porter ses dévotions au puits et au noyer de Pascal, et à l’endroit qui reçut le cercueil de Racine ? Dans la petite église de Magny, mes doigts ont touché avec vénération le carré de marbre noir qui marque la tombe de Mère Agnès de Sainte-Thècle20, abbesse qui tant fut inquiète du « salut » de son cher neveu. D’avoir respiré cet air dans le lieu des Grandes Ombres, d’avoir traversé ces bois où Racine enfant lut Homère, Sophocle, Euripide, il me semblait que j’étais plus français et plus chrétien.

16Notre petit bourg de L’Haÿ était libéral. Les commerçants appréciaient la présence des communautés. D’ailleurs celles-ci savaient faire les générosités utiles. On nous autorisait volontiers à déployer sur la voie publique nos processions de la Fête-Dieu. Mais aucun habitant n’y participait et, sur le parcours, aucun drap tendu. Quand nous passions avec le Saint-Sacrement, les buveurs attablés au café n’enlevaient pas leur chapeau et continuaient leur conversation ; l’ouvrier occupé au nettoyage des réverbères n’interrompait pas son travail. Ni déférence, ni hostilité. Mais l’abbé Morel comptait sur la beauté du spectacle liturgique et sur la piété de nos chants pour convertir la population et les Parisiens en goguette sur nos hauteurs.

17Vers la fin de l’année nous vîmes M. Perraud21, membre de l’Académie Française, et Supérieur nominal de l’Oratoire. Grand, maigre, figure ascétique, il parlait avec une facilité séduisante et une simplicité du meilleur ton, qui sentait la nourriture des lettres classiques. Les expressions outrées et dissonantes n’étaient pas de son goût. Un oratorien qui voulait le flatter en le comparant à Mascaron22, le fâcha. Il est sûr que l’évêque d’Autun, qui a conservé le style universitaire, ne ressemble pas au vieil évêque d’Agen, qui avait de la rhétorique et de l’éloquence. À parler franc, il manquait non pas de conviction mais de chaleur. On sait que dans la vie privée il paraissait un iceberg. Une dame qui venait de lui faire visite disait plaisamment : « Je n’ai passé que cinq minutes avec lui, le temps d’attraper un rhume. » On lui reprochait à l’Oratoire de ne jamais descendre de l’altitude de son Moi. À nous autres novices il montra moins de sympathie que le nonce Ferrata. Pour qu’il se dégelât, il lui fallait la présence de Normaliens. Alors, il mettait les mains dans les poches, faisait un peu l’étudiant, et répétait deux ou trois anecdotes. On les savait à l’avance et l’on pouvait se donner le malin plaisir de se pousser du coude les uns les autres au déclic attendu. Voilà son petit ridicule, avec la roupie hivernale dont il ne s’apercevait pas assez vite. La Semaine Religieuse de son diocèse ayant annoncé avant le Journal officiel sa nomination de cardinal, le gouvernement en prit ombrage et le prélat dut se contenter de rester, durant de longs mois, cardinal in petto. La blessure lui fut cuisante. On l’avait félicité aussitôt après la publication de sa Semaine Religieuse, et comme les effets ne suivaient pas l’annonce, il éprouva un dépit dont j’ai vu la trace non dissimulée dans une lettre qu’il écrivit. Plus tard, au collège de Saint-Lô, je l’ai entendu célébrer – avec la terrible roupie (c’était en hiver) – son cardinalat. « Maintenant, nous dit-il en exorde, que je suis entré dans les conseils secrets de l’Église… » Je n’en croyais pas mes oreilles. L’abbé Thédenat23, oratorien, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, écrivain délicat autant que bon érudit, me disait un jour en souriant : « Pour lui faire plaisir, quand je lui écris, je termine mes lettres à la manière italienne : Je baise votre pourpre sacrée ! » M. Perraud est un bel exemple d’orgueil chez un homme d’une austérité non feinte et d’une foi intègre.

18Au nombre des personnes que j’ai connues au noviciat je mets l’abbé Laveille24, qui est aujourd’hui monsignor et vicaire-général de Meaux. Il avait quitté son diocèse de Coutances à cause de quelques petits grabuges avec l’évêque Germain, celui que Gambetta appela un jour « le toréador », en considération de son port d’athlète et du clairon de sa voix. L’abbé Laveille parlait en chaire agréablement et écrivait d’une plume facile. Il est aujourd’hui un des auteurs considérés du catholicisme. Son orthodoxie est solidement établie. Son ultramontanisme est à l’abri des soupçons. Il avait la prudence d’un Normand, mais il ne commettait pas de méchanceté et ne manquait pas de franchise. La gaieté ne lui faisait pas défaut. Dans la suite, il est devenu plus solennel et ses confrères l’ont surnommé : « la Basilique ! »

19Entre les novices, il y en eut un qui essaya de pénétrer dans mon intimité. Las ! me disait-il, j’ai passé des Jésuites aux Oratoriens. Heureux ceux qui n’hésitent pas sur le chemin qui les mène ! Mais il faut plaindre ceux qui cherchent en gémissant ! Il était atrabilaire, quoique jeune, et il avait des sautes de caractère décourageantes. « Vous avez reçu le sacerdoce à vingt-trois ans, s’écriait-il, moi aussi ! Quelle folie ! De quels engagements nous sommes-nous liés ? Seule l’expérience quotidienne nous l’apprendra. Ils me pèsent déjà ! La Nature se venge des serments que j’ai prononcés contre elle. Et les objections se multiplient à mes yeux et me fatiguent. À l’heure actuelle, il est aussi difficile de croire qu’il fut jadis difficile de ne pas croire. » Je lui rappelais le mot de Pascal : « La maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut savoir. »

20Une fois que nous causions sur ce thème pendant l’absence des autres, le père Potron entra subitement dans la cour. C’était un franciscain mirae simplicitatis et innocentiae25, ainsi que le qualifiait le martyrologe. Pour le récompenser de son activité dans les missions orientales, le Saint-Siège l’avait créé évêque in partibus infidelium26. Mais ce titre ne lui avait point enflé le cœur de vanité. Il restait toujours lui-même : un bonhomme. Comme à cette époque il habitait Bourg-la-Reine, il nous rendait visite pour se distraire, et il s’entretenait volontiers avec moi de la Bretagne, dont il était originaire. Ah ! je vous surprends en conférence particulière, s’exclama-t-il, en levant les mains au ciel. Cela ne vaut rien. Numquam duo, saltem tres27 : voilà un principe de la vie de la communauté. – Monseigneur, lui répondis-je, nous étions ici pour vous attendre ; c’est la Providence qui a ménagé cette bénie rencontre, puisque nous discutions sur un problème que Votre Grandeur a qualité pour résoudre. – Quel ? – Nous nous demandions si entre toutes les congrégations dont Dieu a enrichi la sainte Église, l’ordre de Saint-François n’était pas préférable ? – Croyez-moi, ne songez pas à l’excellence des autres ordres, mais à l’excellence du vôtre. On a des ennuis partout. Quitter une religion pour entrer dans une autre, n’est pas un moyen d’augmenter sa joie dans le monde ni sa gloire dans le paradis. Quand l’évêque fut parti, je dis à mon collègue : « La vérité nous a parlé par la bouche du père Potron », comme il est déclaré dans l’Évangile qu’elle parle par la bouche des innocents : « Quitter une religion pour entrer dans une autre n’est pas un moyen d’augmenter sa joie dans le monde ni sa gloire dans le paradis ! »

21Mais le novice resta peu de temps à L’Haÿ. Il s’éloigna un matin je ne sais où. Le mât n’était pas encore brisé, mais si miné de fentes profondes qu’il menaçait la voilure. Qu’est devenu ce prêtre ? Puisse les flots et les vents n’avoir pas été trop orageux à son navire incertain !

22Mon noviciat prit fin avec décembre 1894. Les Oratoriens m’envoyèrent au collège de Saint-Lô, qui avait besoin d’un professeur de seconde.