L’affaire de l’Oratoire et le clergé de Rennes
p. 53-68
Texte intégral
1À la suite du voyage que Napoléon III fit en Bretagne (août 1858), M. Godefroy Brossays Saint-Marc, évêque de Rennes, reçut le titre d’archevêque1. Son siège devint la métropole de trois diocèses bretons2. Dans l’Église de France de la seconde moitié du XIXe siècle, ces nouveaux honneurs étaient assez vains. Mais le prélat mourut avec le titre de cardinal, le 26 février 1878. Son épiscopat, qui avait duré 36 ans, laissait un souvenir populaire3. Bourgeois riche des campagnes rennaises, il fit tout son ministère ecclésiastique dans la capitale bretonne, mi-partie de paysans et d’ouvriers, portant en chef une bourgeoisie à laquelle il se rattachait. Il resta l’homme de sa ville, telle qu’elle florissait au temps de Louis-Philippe. Il possédait à un degré rare ce don de gauloiserie, qui est si apprécié dans le peuple et dont les presbytères de Bretagne entretiennent encore le culte. La gauloiserie n’a ni le mordant d’eau-forte qui saisit dans l’humour, ni les dents de scie que manie le méchant, ni ce piquant agréable et ce tact exquis dont charme l’homme d’esprit, mais quelque chose de bon enfant dans la grossièreté, de drôle et de pittoresque dans le peinturlurage, de spirituel sous le rire énorme. La gauloiserie donne un air de bonhomie à des gens qui n’ont rien de bonhomme, et permet de faire entendre parfois des vérités ou des plaintes qu’il serait difficile ou imprudent de traduire d’une autre manière. La gauloiserie ordinairement se fait fête à elle-même et se déploie pour la pure volupté des propos torcheculatifs. Cette qualité qui ne plaisait qu’aux gens du terroir, mais qui leur plaisait, réussit à empêcher l’irritation qui serait née des procédés autoritaires du prélat. Il était sans pitié vis-à-vis des prêtres qui ne lui agréaient point, et, quelquefois, pour des motifs futiles. Il avait même des emportements d’aliéné. Quelqu’un s’étant permis de lui faire observer qu’il avait pris pour devise : In omnibus caritas4, il répondit : « Je n’ai jamais promis de mettre tout le monde dans mon omnibus ! »
2Avec plus de science administrative et de dignité dans ses rapports avec les prêtres, M. Place5, successeur de M. Saint-Marc, ne réussit pas à faire accepter de son clergé, si facile et si meuble, le despotisme de sa crosse. Assis sur le trône épiscopal, couvert de sa haute mitre à la française, enveloppé de sa cappa magna, qui ne tarda pas à se rougir de la couleur cardinalice, M. Place présidait à la chorégraphie liturgique avec un air princier. Mais dans son privé, il n’était guère moins solennel. Incapable de gauloiserie, il semblait ne rien comprendre aux habitudes familières des prêtres et paraissait ne jamais oublier la distance qui sépare un presbytère d’un Palais Archiépiscopal. On l’appelait « préfet en violet » et l’on répétait en riant le premier mot de la prière placeat6.
3Par passion du décorum, mais aussi par sagesse d’administrateur, qui voulait assurer à son décès la transmission rapide et sûre des biens et pouvoirs épiscopaux, il se pourvut d’un coadjuteur. Son choix tomba sur M. Gonindard7, qu’on nommait « le printemps de l’épiscopat », aimable lettré, prélat gracieux, sur lequel le vieux cardinal espérait exercer une domination absolue. De fait, M. Place eût probablement achevé sa carrière sans gros déboires, si, poussé par son secrétaire, il n’avait pas commis la faute de susciter l’affaire de l’Oratoire, qui troubla le diocèse pendant plusieurs années et qui eut du retentissement jusqu’en Amérique.
4L’Oratoire de Rennes avait été fondé en 1864 par M. l’abbé Guitton8, auteur d’un traité sur le péché originel9. Les prêtres, qui d’ailleurs n’avaient pas lu ce livre estimable, disaient que l’homme s’était relevé de sa chute, mais que le traité n’avait pas eu le même bonheur. M. Guitton voulut employer sa fortune à réunir sous un toit commun, où ils seraient délivrés de tous les soucis matériels de l’existence, quelques prêtres et quelques laïques, qui s’adonneraient aux sciences ecclésiastiques et aux sciences naturelles et profanes dans leurs relations avec la Foi. À sa mort, M. Guitton eut pour successeur l’excellent abbé Houet10, qui avait été disciple de Félicité de Lamennais.
5Les Oratoriens que j’ai connus sont l’abbé Motais11, l’abbé Robert, l’abbé Pivert, l’abbé Hamard, l’abbé Roussel. M. Motais, professeur d’Écriture Sainte au Grand Séminaire, était un apologiste fort érudit et très sincère. Son travail sur Salomon et l’Ecclésiaste l’avait signalé à l’attention sympathique du clergé français. Dans le monde des prêtres où circulent avec faveur les mots les plus invraisemblables et les traits les plus dépourvus d’authenticité, on attribuait à Renan cette confidence émue : « Je ne crains personne, sauf le loup de Bretagne. » Ce loup était l’honnête et bon M. Motais. Au séminaire, où se racontent les historiettes les plus édifiantes, on assurait qu’avant de lire l’Apostat pour le réfuter, le professeur d’Écriture Sainte se mettait à genoux dans la prière et qu’il sortait de cet exercice plein de clairvoyance et de mépris pour son adversaire. Dans ses dernières années, cet auteur si orthodoxe fut amené à croire que le déluge n’avait pas été universel. Il publia un volume sur ce sujet et fit scandale12. On parla du « déluge motaïque » opposé au « déluge mosaïque ». Un recteur de campagne composa des vers pour défendre Moïse et la Bible. Bien qu’il eût pour lui l’opinion des catholiques les plus sérieux, M. Motais fut très affecté des injures et taquineries des imbéciles ; mais la mort (18 février 1886) vint le délivrer de toute inquiétude sur la solidité des thèses traditionnelles. Il s’éteignit à Saint-Méen, sa petite patrie, plein de foi en Dieu, disant avec espérance et mélancolie : « Que serait la vie si elle n’avait un lendemain ! »
6L’héritier des papiers de l’abbé Motais fut mon concitoyen l’abbé Charles Robert13. Il utilisa les notes de son maître et poursuivit la défense de la non-universalité du déluge. Son commentaire (août 1894) sur la récente encyclique de Léon XIII relative à l’étude de la Bible, obtint un succès véritable parmi les catholiques instruits et ne fut pas sans influence dans le sens libéral.
7M. Robert s’entendait fort bien avec l’abbé Pivert14, qui avait traduit de l’italien un volume du chanoine di Bartolo intitulé Les critères théologiques. En revanche, il se défiait un peu de l’abbé Hamard, qui avait la réputation de bavarder sans mesurer la portée de ses paroles15.
8Ce dernier avait deux mille francs de rente, ce qui constituait dans le clergé une fortune. Aussi faisait-il tous les ans de longs voyages et achetait-il beaucoup de livres. Il apportait à la collection de l’Oratoire des fossiles rares, et, pendant l’hiver, il rédigeait à coups de ciseaux çà et là, le récit de ses expéditions et conversations à travers l’Europe. Il batailla sur la préhistoire du Mont-Dol, à propos des découvertes qui avaient été faites par le doyen Sirodot16 ; il traduisit, entre autres ouvrages, Les Monuments mégalithiques de James Fergusson17, et défendit en toute circonstance la valeur scientifique de la Révélation. Bref, ce n’était ni un savant, ni un esprit original, mais une plume facile qui prenait part au mouvement intellectuel des catholiques.
9Quant à l’abbé Alfred Roussel18, il étudiait le sanscrit à Paris, aidé par les subsides de l’Oratoire. De haute taille, figure taillée à la hache, bouche ouverte avec la langue prête à sortir, comme celle du chien qui court, prononciation vulgaire, air bêta ou ton pédant, plaisant avec lourdeur, voilà les caractéristiques premières de cet ancien vicaire de campagne, né à Saint-Méloir-des-Ondes en 1849. « C’est un paysan des marais », me disait l’abbé Robert. Il était rusé, intéressé, égoïste, mais acharné au travail. En 1892, il publia deux volumes sur Lamennais19, formés de documents précieux qu’il s’était hâté de prendre dans la chambre mortuaire de M. Houet, à l’insu de ses confrères, et après avoir enjôlé la comtesse de Trémaudan, légataire universelle du défunt. Puis il quitta l’Oratoire de Rennes, dont il avait pris soin de ne point partager les luttes et les ennuis, et se réfugia à l’Oratoire de Paris, d’où il eut l’effronterie de réclamer de l’argent à la caisse de son ancienne congrégation. L’abbé Roussel manque de goût littéraire comme de finesse morale. La simplicité élégante est la qualité qu’il ignore le plus. Dans les conversations où il est à son aise et domine un peu, il ressemble à un fermier cossu qui déballerait le fond de ses armoires, où il y a de tout, et qui étalerait avec complaisance ses achats les plus bigarrés et de la qualité la plus douteuse. Sous le pontificat de Pie X, mon compatriote, devenu professeur à l’Université suisse de Fribourg, s’est dépouillé de son manteau de libéral, pour montrer la pureté de son orthodoxie romaine et de sa politique intransigeante. Quoi qu’il en soit, j’ai toujours estimé l’érudit laborieux dont l’amour du savoir et le souci de vivre au milieu des livres formaient le tréfonds de l’âme20.
10Ce n’est pas exagéré de dire qu’au temps de sa prospérité, l’Oratoire de Rennes était une œuvre unique dans les diocèses de France. La capitale bretonne est une ville universitaire, bien pourvue en bibliothèques, munie d’une Société archéologique dont les travailleurs éclairés pourraient tirer parti. Rien n’aurait été plus facile à un archevêque intelligent que de donner à la fondation de M. Guitton son développement naturel. On devait faire de l’Oratoire une école normale supérieure pour les collèges et séminaires de la circonscription ecclésiastique, en même temps qu’un foyer d’études spéciales pour les intellectuels du clergé. Le diocèse était assez riche en hommes de valeur et en ressources pécuniaires pour transformer l’Oratoire en maison qui eût été digne de la renaissance catholique sous l’étoile de Léon XIII.
11Loin d’avoir un si noble rêve, M. Place engouffra son amour-propre dans le projet suivant : mettre un supérieur à sa dévotion dans la petite congrégation, et, au moyen de ce supérieur, éliminer les membres qui lui déplairaient et tenir les autres dans une étroite dépendance ; et cela, pour s’introduire dans l’héritage de M. Guitton et en disposer, jusqu’au jour où la somme serait enfin grugée et l’Oratoire anéanti.
12Le 21 janvier 1890, l’abbé Hamard, que ses confrères avaient chargé de la gestion du temporel, leur déclara qu’il avait changé le secret du coffre-fort par ordre du Cardinal. Que s’était-il donc passé ?
13M. Hamard fréquentait au logis de l’abbé Richard, son condisciple, secrétaire particulier du prélat. Or, notre géologue était l’homme d’Horace : dicenda, tacenda locutus21. Il avait besoin de se mettre en vedette ; mais il était plus vaniteux, plus étourdi, plus faible que méchant. Il devint bientôt le valet de son condisciple et le portefaix de l’archevêque. Le secrétaire peignit à celui-ci, avec des traits bien calculés, la liberté des Oratoriens, leur inutilité luxueuse, l’emploi que l’administration diocésaine pouvait faire du trésor ; et il proposa son cancanier fidèle comme outil d’accaparement. Le prélat promit sa plus entière confiance à cet excellent abbé Hamard, qui pourrait être un bien digne supérieur à la mort prochaine de M. Houet et qui méritait de recevoir un jour le camail des chanoines.
14L’abbé Richard contribuait d’un cœur léger à déchaîner la guerre. Ses prévisions n’allaient pas au-delà du plaisir de vivre chaque jour. Grand, les cheveux coupés comme ceux d’un page, distingué dans ses manières comme dans sa physionomie, d’une voix agréable, bel esprit, le secrétaire mettait dans la correspondance du cardinal le quid deceat, quid non22, et trouvait pour les discours de circonstance une citation heureuse ; et c’était un suivant décoratif dans les visites officielles du prélat. Avec cela, vraie commère d’évêché, et rapporteur qui se complaisait dans l’activité de son bavardage. Ses amis savaient qu’il était un imaginatif et un sensible ; ses anciens élèves remarquaient son étroitesse d’esprit en littérature. Mais qui soupçonnait alors de quelle passion était capable ce grand noir engagé dans la polémique, et quel amusement il se donnerait à lui-même dans l’audace et la subtilité avec lesquelles il mentirait au profit de son patron ?
15Nunc ad inceptum redeo23, pour employer une expression de Salluste. À l’aveu de l’abbé Hamard on comprend l’indignation et les cris des Oratoriens. L’homme au coffre-fort fit appel à l’Autorité. En apprenant que des prêtres osaient invoquer des droits et discuter des ordres, le cardinal écuma de colère. Le 23 janvier, à quatre heures du soir, il vint à la maison oratorienne, et, comme un pion aveuglé de courroux jette à la volée autour de lui des pensums, il distribue à ceux qu’il voyait ou ne voyait pas des interdits ; « misérables, criait-il, misérables ! » Il entra dans la chambre où l’ancien disciple de Lamennais était étendu sur son lit et menaça d’excommunication l’octogénaire mourant. « En vérité, disait ensuite ce saint prêtre, le cardinal s’est comporté comme ne l’aurait pas fait un honnête païen. »
16Les Oratoriens poursuivirent devant l’Officialité l’abbé Hamard, aux fins d’obtenir la clef de leur coffre-fort. Mais il n’y a pas de code de justice pour les prêtres en conflit avec les dignitaires de l’Église. L’Officialité est un tribunal composé des hommes de l’évêque, habitués aux souplesses des courtisans qui dépendent d’un maître absolu, et qui considèrent d’ailleurs que donner tort au supérieur hiérarchique, c’est favoriser le relâchement de la piété, le désordre social, et créer un scandale fâcheux. Les garanties qu’on donne aux accusés sont réduites hypocritement au minimum. L’official était alors un vicaire général nommé Michel, qui eût proposé ses services avec enthousiasme à Torquemada24.
17Petit, grêle, nerveux et sanguin, affamé d’autorité, gavé de théologie et congestionné de cléricalisme, il marchait rapidement, les mains en manchon dans ses bras de soutane, tête baissée, comme il sied à un saint éminent. Qui n’a pas entendu ce chafouin réciter la prière d’une voix exiguë, aiguë, cagote ; ce casuiste conseiller des procédés bas et des vilenies dissimulées ; ce chef pousser aux violences ; qui a manqué ce spectacle ne saura pas à quel point certains ecclésiastiques peuvent donner la nausée de leur religion. Pour lui, Paris était la Babylone qu’une pluie de soufre devrait consumer, les penseurs et les historiens de notre temps étaient un combustible pour le feu de l’Enfer. Quand M. Michel soutint que le cardinal avait droit de prendre la caisse, les Oratoriens25 ripostèrent que Son Éminence avait juré autrefois devant les magistrats civils que l’argent de M. Guitton appartenait en propre et sans conditions au légataire universel et nullement à l’administration diocésaine ; à cette réponse M. Michel éclata, disant que le serment archiépiscopal était nul parce qu’il s’adressait au pouvoir civil et qu’en conscience les clercs avaient toute liberté, pour de bons motifs, d’abuser l’État. Pour un prêtre, ajouta-t-il en terminant, il n’y a qu’une autorité véritable, celle de l’Église.
18Le dimanche de la Pentecôte, revenu la veille de Rome, le cardinal officia dans sa cathédrale. Lui qui était brouillé avec l’éloquence et qui ne prenait jamais la parole dans les églises se leva après l’Évangile, et se tourna vers les fidèles, mitre en tête, crosse en main, resplendissant et obèse des vêtements épiscopaux, le visage apoplectique d’émotion. Le vieillard cria d’une voix éraillée le récit de son voyage dans la cité papale et la réception particulièrement honorable que Léon XIII lui avait ménagée. De là, il s’élança sur les malheureux égarés, pour lesquels il invoquait la lumière et la miséricorde du Saint-Esprit. Mais, en parlant de miséricorde, il trépignait, sa crosse retentissait à coups redoublés sur le trône ; je crus qu’il allait en défoncer une planche. Enfin il s’arrêta, exténué.
19Pendant la saison d’été, M. Place commit un nouvel acte de despotisme. L’abbé Le Pailleur26, fondateur de la Congrégation des Petites Sœurs des Pauvres, une des merveilles de la bienfaisance religieuse du XIXe siècle, était retiré dans la paroisse de Saint-Pern, au noviciat de la Tour Saint-Joseph. Il était pour ces âmes pures et saintes le Père qui les avait fait naître à la vie de la charité. Aussi, le vieillard recevait-il de ses chères filles des hommages qui s’exprimaient parfois sous des formes enfantines. Le cardinal, qui entendait que l’on pontifiât jusque sur la chaise percée, fut choqué de cette simplicité bretonne. Il exila l’octogénaire en Italie, à Frascati. En même temps, il envoyait un de ses vicaires généraux examiner la caisse des Petites Sœurs et diriger la communauté27.
20Pour comble l’autocrate n’avait pris aucun soin de gagner son coadjuteur. Ce dernier, il le traitait tantôt en quantité négligeable, tantôt en domestique gênant. On allait jusqu’à surveiller la porte de M. Gonindard, pour savoir quels étaient ses amis et qui osait lui faire la cour. Si bien que le futur archevêque devint l’idole des mécontents, qui firent tout pour le compromettre dans leur cause. Il n’est pas douteux que, dans les réunions d’évêques, le Dauphin ne faisait point le panégyrique de son Redouté Père en Dieu.
21Les outlaws du clergé, qui flânent dans les rues de Rennes les restes de leur vie manquée ou qui remplissent dans les paroisses les situations inglorieuses de diacres et de sous-diacres, se montraient des agents dévoués de l’Oratoire. Parmi eux, il en était un qui avait professé l’histoire et les lettres et qui enfermait à l’occasion dans un sonnet le mordant de ses plaintes et de ses rancunes. Esprit qui avait peur de la banalité, théoricien qui s’étendait en rêves pour l’Église et la France, caractère avide de loyauté, personnalité exubérante de sève physique et lyrique, il était un vaincu qui avait souffert dans un milieu médiocre où l’on n’apprécie que les opinions moyennes, les silences et les génuflexions. Il se nommait Édouard Neveu. De belle taille, les yeux vifs, les narines ouvertes, les lèvres prêtes à décocher la flèche, il cherchait des auditeurs dans le jardin public. Les erreurs du cardinal et de son entourage excitèrent merveilleusement sa verve frondeuse. Comme le géant rabelaisien28, « il jetoit le dard, la barre, la pierre, la javeline, l’espieu, la hallebarde, enfonçoit l’arc, bandoit es reins les fortes arbalestes de passe, visoit de l’arquebouse à l’œil, affeustoit le canon, tiroit à la butte, au papeguay, du bas en mont, d’amont en val, devant, de costé, en arrière, comme les Parthes29 ».
22Les laïques s’en mêlèrent. Le 4 décembre 1890, M. Arthur Le Moyne de La Borderie30, membre de l’Institut, ouvrait son cours d’histoire de Bretagne à la Faculté des Lettres de Rennes. Par l’étendue et le sérieux de ses connaissances historiques, par la multiplicité de ses publications relatives à la Bretagne, par son action dans les manifestations les plus intéressantes du provincialisme, il était le chef incontesté de l’érudition et du patriotisme dans notre Armorique. Passionné, et d’un verbe qui coulait en couleurs, il avait des haines qui commençaient à Jules César, se poursuivaient à travers les siècles, et faisaient étale sur nos contemporains. Catholique de la renaissance romantique, il avait ressuscité l’histoire religieuse des cinq départements bretons et était l’âme des prêtres qui peuplent les sociétés archéologiques. Métropolitain du for extérieur, il était d’une richesse, d’une indépendance, d’une autorité, qui obligeaient aux ménagements les évêques du dedans. Car, à la façon des héros, il portait des coups vigoureux, et inspirait la peur en même temps que le respect. Bref, un type qu’on ne retrouvera pas demain. Il ne ménagea pas les épigrammes à la camarilla archiépiscopale, et les littérateurs les plus orthodoxes firent chorus31. Le poète Tiercelin qui dirigeait L’Hermine, cingla Richard32.
23En vain obligeait-on les prêtres à signer des adresses de vénération au cardinal, les pasquinades circulaient sous le manteau et réjouissaient les presbytères ; en vain, au nom des séminaristes, et à leur insu, appelait-on quelques clercs à signer des protestations indignées, les séminaristes s’assemblaient par petits groupes pour se régaler des pamphlets et un jeune tonsuré faisait imprimer en cachette une satire. Ces compliments dont une cour esclave lui apportait les hommages forcés abusaient-ils M. Place ? J’en doute : il avait une grande expérience du monde. Mais ces compliments lui servaient de machine de guerre devant le public et devant Rome.
24Le 17 mars 1891, un obus tomba sur le palais de Son Éminence. Le livre de Drumont, intitulé Le Testament d’un Antisémite33, était mis en vente et rappelait dans des pages agressives que Victor Place, frère de Monseigneur, avait été condamné, en 1872, comme prévaricateur au moment où la patrie subissait le joug de la Prusse. Or, Drumont était le penseur attitré du clergé de France et des gens qui se piquaient de saine doctrine nationale et religieuse. Pendant plusieurs années, l’influence de ce publiciste de cabanon a été profonde et néfaste. Comme dans son journal (La Libre Parole), il souffletait et traînait dans la boue les évêques coupables de sagesse politique et qu’il luttait contre les habiles directions de Léon XIII, plus de cinquante prélats écrivirent leur douloureuse indignation des outrages dont on l’abreuvait34.
25L’abbé Robert crut nécessaire d’aller à Rome pour défendre l’Oratoire. Avant son départ, je lui tins à peu près ce langage :
« Mon bon ami, vous habitez dans ma ville de naissance la maison du trésorier de la cathédrale. J’en ai monté maintes fois l’escalier de pierre enclos dans la vieille tourelle qui conduit à votre bibliothèque. Ce m’est un agréable souvenir d’enfance et vos succès semblent à mes yeux ceux même de notre petite patrie. Tous les deux, nous sommes clercs, et, peut-être, les derniers clercs de cette illustre Église de Dol, qui n’existe plus, mais qui ne sera point oubliée pour s’être entêtée dans son orgueil de liberté et pour avoir résisté pendant trois cent cinquante ans aux jalousies et aux rancœurs des archevêques francs. Que de Dolois ont parcouru la route de Rome ! Puissiez-vous être plus heureux que notre Jean et que notre Henri qui moururent dans la Cité des Papes en attendant justice et pallium35 ! Revenez plutôt pour la canicule au bord de la mer.
Mais emportez de l’argent, emportez-en beaucoup, cher ami, vous souvenant du mot de Jugurtha : “Ville à vendre, si tu trouves un acheteur ! Urbem venalem et mature perituram, si emptorem invenerit”. Pardonnez-moi ce latin ; il en faut un peu à la fin des homélies36. »
26Mon concitoyen passa une quinzaine à Rome. Ses études d’Écriture Sainte lui servaient de prétexte pour aborder certains personnages. Mais il rencontra de la résistance en haut lieu. Comme le cardinal Verga refusait de le recevoir, M. Robert lui envoya quelques milliers de francs pour ses œuvres pieuses. Aussi, le 18 juin, eut-il une audience de ce personnage, qui était préfet de la Sacrée Congrégation des Évêques et Réguliers.
27Mais l’Oratoire se heurtait à une cour qui ne ressent pas les injures des autres et dont la lenteur traditionnelle à se prononcer se compliquait des ménagements dont on honore un cardinal. En outre, M. Place, qui méprisait assez le Vatican, connaissait tous les rouages de ce petit univers, et pouvait remettre en mains propres la pièce décisive, qui est « le denier de saint Pierre37 ». D’autre part, la chose qui intéressait excellemment le Pape, à cette époque, c’était la politique du ralliement à la République Française et l’organisation catholique des classes ouvrières. Or, il espérait que M. Place, auquel il avait songé d’abord pour sonner le clairon du ralliement, pouvait être encore un artisan utile de sa politique38.
28Malheureusement, la sagesse et l’influence du cardinal étaient compromises par l’Affaire de l’Oratoire. Ce clergé qu’il avait réduit non sans mal à l’observation d’une sorte de paix administrative, il avait besoin maintenant de lui offrir un peu de miel et le gâteau pour assoupir ses aboiements. Et la parole de Michel le Torquemadaire39 qui avait ouvert ses tria guttura contre la révolte oratorienne, prenait un ascendant nouveau. C’est ainsi que M. Place laissa imprimer, en septembre 1891, des leçons de catéchismes sur « les écoles mauvaises » et sur « le péché de mal voter40 » ; c’est ainsi qu’il écrivit ou souscrivit des lettres publiques de plaintes sur les actes du gouvernement ; c’est ainsi qu’il permit de prêcher dans sa cathédrale un long et stupide discours en faveur de la suppression des anciens auteurs païens dans les collèges ecclésiastiques. Les leudes du palais archiépiscopal faisaient expier au membre du Concile son péché de libéralisme41. Il faut avoir vécu dans le milieu clérical de ce temps pour savoir quel langage pouvait sortir des marais du Cocyte42, lorsqu’on parlait des libéraux, et par exemple, du cardinal Meignan43.
29L’abbé Robert veillait à tout revirement possible de l’opinion sacerdotale. Il distribuait « la vérité » en toutes circonstances, aux séminaristes, quand ils se rendaient à la cathédrale, aux vicaires et recteurs dans les agapes presbytérales, aux journalistes fleur-de-lis qu’il aimait et recherchait, aux fonctionnaires retraités et aux rentiers orthodoxes de la Société Archéologique. L’abbé Hamard essaya de soutenir son regard et ses allusions dans cette assemblée où ils ressemblaient à deux chouettes de sable, membrées, becquées, allumées de gueules et s’affrontant. Mais rien n’arrêtait le Dolois, que les canailles de l’archevêché ne purent jamais amener à l’humiliation finale.
30L’abbé Hamard ayant été nommé chanoine, le dimanche de son installation, après qu’il eut récité le credo de cérémonie, comme il regagnait sa place, le terrible Robert le prit par le camail et lui dit assez haut : « Sois content ; voilà le prix du sang de tes frères ! »
31L’homme au coffre-fort dut quitter l’asile oratorien, et après avoir été éconduit de plusieurs lieux, il vint s’abattre sur le séminaire où les professeurs, agacés de la présence de cette figure flasque, pâle, antipathique, ne lui dissimulèrent pas leur dédain. J’eus l’occasion de m’entretenir avec lui au sujet de livres. Comme il n’ignorait pas mes sentiments, il me dit un jour : « On m’accuse, mais sait-on que M. Richard vient encore de me faire signer une pièce sans me laisser la lire ? » Ce jour-là, M. Hamard me parut mériter son surnom de « Zozo ». Je me gardai de rapporter ce mot à mon ami Robert, mais je le notai comme étant grave et caractéristique.
32La fin de l’année fut marquée par un coup de théâtre. On dissimulait l’état de santé du cardinal, qui était fortement ébranlé. Un mercredi, Monseigneur reçut en privé la communion, et, comme on lui apportait l’hostie, il se leva et dit avec magnificence : « Je veux aller au devant de vous, ô mon Dieu, pour vous consacrer mes derniers pas. » On n’avait donc aucune inquiétude sur le salut de son âme. Mais, pour ce chorège, restait la scène à faire, la scène publique, grandiose, émouvante. Le lendemain, jeudi 17 décembre 1891, en la fête de saint Judicaël, roi de Bretagne, comme le soleil se couchait, le coadjuteur, portant le viatique sous un riche ombrellino, précédé du vénérable chapitre, des chanoines et curés de la ville et d’innombrables séminaristes tenant des cierges à la main et psalmodiant les psaumes de la pénitence, sortit de l’église métropolitaine pour se rendre au palais épiscopal, où Son Éminence attendait dans son lit les derniers sacrements. Je n’eus alors qu’un souci : « délecter ma curiosité », en perçant de mes regards « chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement », et en me plaçant à portée de ne perdre aucun détail de ce grand tableau. Je me mis à l’entrée de la chambre cardinalice, sur le palier. L’abbé Robert et les Oratoriens vinrent s’y poster auprès de moi. Car ils étaient persuadés et le clergé de même, qu’après avoir été sanctifié de l’extrême-onction, le prélat mourant allait lever les peines canoniques et accorder le pardon universel. Or, ils voulaient être prêts à pénétrer dans la salle au premier appel, afin de se jeter à ses pieds et de répondre à sa bénédiction avec la décence du repentir et de la piété filiale. J’assénai un coup d’œil sur l’ami Robert, qui frissonnait un peu d’émotion et qui préparait les gestes édifiants. Le prélat fut communié des mains de son coadjuteur et fut oint comme un seigneur acceptant le service d’un haut vassal. Puis il fit un discours bien accentué, il déclara qu’en son âme et conscience, il n’avait rien à se reprocher, et, après avoir reçu des hommages si solennels, il congédia l’assemblée. À partir de ce moment, il se trouva mieux. Il prit un bon repos d’hiver et reparut aux cérémonies, triomphant dans son manteau rouge.
33C’est le 5 mars 1893 que M. Place rendit le dernier soupir, dans l’après-midi. « Comme il tardait à mourir », le coadjuteur (dont je cite la propre expression) se retira dans ses appartements. Aussitôt qu’il apprit sa délivrance, M. Gonindard dit à l’abbé Richard : « Maintenant, Monsieur, vous n’êtes plus rien ici ! » Les obsèques furent dignes de ce lord d’Église. Les porte-robes, les porte-écharpes, les porte-épées, toutes les puissances concordataires chamarrées se donnèrent rendez-vous à ces funérailles d’opéra. L’abbé Richard, blanc comme le linceul de son maître, suivait le corbillard qui emportait son honneur.
34Quelque temps après, M. Gonindard fit un voyage à Rome et à Paris. Le Président de la République l’accueillit avec des marques de distinction. Il rentra dans sa ville, plein des plus flatteuses et des plus hautes espérances44. Et voici que, vers la mi-mai 1893, revenant d’une tournée de confirmation, il mourut subitement en gare de Rennes45. Ce trépas ne surprit en aucune manière les courtisans de M. Place, qui avaient suivi de près le progrès de la maladie de foie et de cœur dont était atteint l’archevêque. L’événement les remplit d’une joie secrète d’autant plus vive qu’ils redevenaient les maîtres du diocèse en attendant un nouveau pontife. Toutefois, les Oratoriens les mirent dans l’embarras, en demandant l’érection d’un mausolée au martyr et au saint qui venait de descendre prématurément dans la tombe. Les vieilles filles allaient prier au sépulcre de l’onctueux prélat et quelques dames y apportaient des fleurs, tandis que la fosse de M. Place demeurait déserte. Enfin, M. Labouré46, évêque du Mans, nommé au siège de Rennes, convoqua l’indomptable Robert et ses collègues. Il leur dit, après s’être assuré l’approbation de Rome : « Messieurs, désirez-vous des places dans les paroisses de mon diocèse ; je suis disposé à vous en proposer ; tenez-vous à rester membres de l’Oratoire ; il y a une congrégation régulière de ce nom à Paris, allez-y. Voyons, Messieurs, faites votre choix. Il est entendu que vous garderez votre argent. Mais je veux votre dispersion et la paix. » L’opinion ratifia ce procédé simple. On était las. Comme dans l’Écriture : « Dixit omnis populus : Fiat, Fiat47 ! » Ainsi finit l’œuvre de M. Guitton.
35Il y a plus de vingt ans que ce dénouement s’est accompli. À l’heure où j’écris cet abrégé d’une histoire qui fut si vivante et qui tant remua ceux de ma génération, l’oubli s’est fait et les acteurs sont morts48.
36Le poète a dit :
« Tout fuit,
Tout passe ;
L’espace
Efface
Le bruit49 ! »
Notes de bas de page
1 L’évêque de Rennes comparait Napoléon III à saint Louis. Cela méritait bien récompense. Le comte de Falloux, dans une lettre d’octobre 1858 que reproduisent ses Mémoires (t. II, p. 288-289), s’exprimait dans le même temps sur le compte du prélat avec une sévérité méprisante. « M. Brossais Saint-Marc, prêtre d’une exemplaire vertu et d’un esprit piquant, mais plus prompt que réfléchi. » (p. 287).
D’après la tradition des vieux rennais, que m’a transmise notamment M. Harscouët de Keravel, antiquaire, la déesse Raison de la capitale bretonne fut Aimée Couarde, qui était fort jolie, à part les humeurs de sa jambe. Or, la belle Aimée devint la mère du futur cardinal. Le père du prélat s’était signalé par son « patriotisme ». Une sœur d’Aimée Couarde entra dans la famille Vatar, dont la piété s’unit aujourd’hui à la blancheur intransigeante des lys.
2 Le siège épiscopal de Rennes, jusque-là rattaché à la province de Tours, fut promu au rang d’archevêché par Pie IX le 3 janvier 1859, pour répondre à un désir explicite de Napoléon III. Avec Vannes, Saint-Brieuc et Quimper, Rennes forme alors la province de Bretagne.
3 Godefroy Brossays Saint-Marc (1803-1878) est issu d’une famille de la bourgeoisie rennaise liée à la dynastie des Vatar, imprimeurs à Rennes dès le début du XVIIe siècle. Ses sympathies orléanistes lui valurent d’être nommé très jeune évêque de Rennes (1841). Son action épiscopale s’exerça sur tous les fronts ouverts au long du XIXe siècle : enseignement, développement des œuvres sociales, patronages, cercles d’ouvriers. Partisan de la liturgie romaine, il encouragea aussi la reconstruction de nombreuses églises. Ses choix politiques en firent un personnage incontournable du département, lui valant le titre de « préfet violet ». Il fut créé cardinal en septembre 1875.
4 « La charité pour tous. »
5 Charles Philippe Place (1814-1893), avocat de profession, décida de s’orienter vers la prêtrise à l’âge de 39 ans. Après ses études de théologie à Rome, il fut ordonné en 1850. Attaché au diocèse d’Orléans puis à celui de Paris, il fut nommé évêque de Marseille en 1866. Transféré à Rennes en 1878, il est considéré comme un évêque modéré mais son tempérament autoritaire lui valut de nombreuses oppositions. La crise ouverte avec l’Oratoire de Rennes a des répercussions nationales. Il fut nommé cardinal en 1886. Il institua et réglementa dans son diocèse la visite canonique annuelle de toutes les paroisses et rendit obligatoire la retraite annuelle pour tous les prêtres.
6 Placeat : prière qui précède la bénédiction du prêtre à la fin de la messe : Placeat tibi, Sancta Trinitas…
7 Jean-Natalis Gonindard (1838-1893), professeur puis directeur d’une institution scolaire lyonnaise, fut nommé évêque de Verdun en 1885. Lié à Mgr Place, ce dernier le demanda comme évêque coadjuteur en raison de problèmes de santé. Rétabli, l’archevêque confina son coadjuteur aux tournées de confirmation et à la présidence de certaines cérémonies. Aimable et apprécié pour ses qualités relationnelles, il était bien connu des notables rennais.
8 Marie Guitton (1807-1893) est nommé jeune comme professeur de théologie au Grand Séminaire de Rennes. Apprécié de Mgr Brossays Saint-Marc, il est fait vicaire général de l’archidiaconé de Dol nouvellement constitué. Dès 1854, il publia un traité sur le péché originel. Il est avec le chanoine Houet l’un des fondateurs de l’Oratoire de Rennes, réunion de prêtres et de laïcs vouée à soutenir et promouvoir des travaux confrontant les questions religieuses avec la science moderne. Principal bailleur de fonds, il fut considéré comme le supérieur de cette institution. À sa mort, un conflit ouvert opposa l’Oratoire et le cardinal Place, conflit dont les péripéties furent livrées au grand public par Édouard Drumont dans Le testament d’un antisémite (1891).
9 L’Homme relevé de sa chute ou Essai sur le péché originel et les fruits de la Rédemption, par l’abbé M. J. Guitton, ancien professeur d’Écriture Sainte et de Théologie, chanoine honoraire et supérieur de l’Oratoire de Rennes, Paris, Haton éditeur, 2 vol. in 8.
10 Mathurin Houet (1807-1890) fut l’un des premiers disciples de Lamennais au sein de la Congrégation du Saint-Pierre. Il séjourna à la Chênaie, à Malestroit, maison de formation de cette Congrégation, où il travailla l’histoire de l’Église avec l’abbé Rohrbacher, et au collège de Juilly. Homme d’une haute culture, il a peu publié. À la mort de l’abbé Guitton, il lui succéda comme supérieur de l’Oratoire qu’ils avaient fondé ensemble.
11 Alexandre Motais (1837-1886), né à Saint-Méen-le-Grand, découvrit sa vocation intellectuelle auprès de l’abbé Guitton. Envoyé à Paris pour se former à l’Écriture Sainte près d’Alfred Le Hir qui fut le maître d’Ernest Renan, il suivit aussi des cours d’arabe à la Sorbonne. À son retour à Rennes, il est nommé professeur d’Écriture Sainte au Grand Séminaire (1872) où il s’efforça de relever le niveau des études bibliques dans l’établissement. Sur le terrain de la recherche, il se libéra progressivement de l’historicité des origines pour tenter de concilier au maximum l’Écriture et ce qu’on appelait alors la « science moderne ». Dans son livre Le Déluge biblique devant la foi, l’Écriture et la science (1885), il mettait en cause l’universalité du Déluge, ce qui suscita une vive controverse.
12 Al. Motais, Le déluge biblique devant la foi, la science et l’Écriture. Un vol. In 8 °.
13 Bibliographie de l’abbé Robert, dans L’Hermine de mai et d’août 1906. (Les dernières lignes de l’article de mai font allusion aux mauvais procédés de l’abbé Alfred Roussel).
14 L’abbé Pivert avait débuté dans les études par un grand amour de la scolastique. La lecture d’ouvrages modernes changea le cours de ses admirations et de ses premiers desseins. Enfin la lecture des Colonies animales d’Edmond Perrier porta le dernier coup à sa foi ébranlée. Il fit alors profession d’athéisme devant l’abbé Turmel et partit en Russie où il se maria.
15 Pierre Hamard (1847-1918), formé à l’Oratoire de Rennes, fut ordonné prêtre en 1872 et resta dans cette institution. Membre de plusieurs sociétés savantes, il publia de nombreux articles et brochures sur les questions liées à la préhistoire, dont, en 1887, Le gisement préhistorique du Mont-Dol (I. -et-V.) et les conséquences de cette découverte au point de vue de l’ancienneté de l’homme et de l’histoire locale. Il rompit avec ses confrères de l’Oratoire et se rangea du côté du cardinal Place qui le nomma chanoine en 1890.
16 Simon Sirodot (1825-1903), naturaliste de formation, s’illustra dans les fouilles du gisement préhistorique du Mont-Dol (Ille-et-Vilaine). Il fit preuve à l’époque d’une grande rigueur et d’un esprit novateur.
17 La traduction de Fergusson était entièrement ou à peu près de l’abbé Pivert, mais l’abbé Hamard déclara que l’éditeur voulait que son nom seul figurât sur la couverture, comme devant mieux attirer les regards et conquérir des lecteurs.
18 Alfred Roussel (1849-1921), membre de l’Oratoire de Rennes de 1888 à 1898, séjourna à Paris où il s’initia au sanscrit et à la littérature des Védas. En 1893, il entra à l’Oratoire de France. De 1902 à 1920, il fut professeur de sanscrit à la Faculté des Lettres de Fribourg, en Suisse. Ses travaux témoignent d’un immense labeur et d’une intelligence pénétrante. Sa compétence reconnue d’indianiste lui a valu de se voir confier officiellement la traduction de certains poèmes religieux des Védas.
19 Lamennais d’après des documents inédits, Rennes, Caillère, 1892, 2 volumes. Lamennais intime, Paris, Lethielleux, 1897. Lamennais à la Chênaie, Paris, Téqui, 1909. Lamennais et ses correspondants inconnus, Paris, Téqui, 1912.
20 Le R. P. Roussel est décédé le 6 août 1921, dans sa 73e année, à la Villa Béthanie, en Montsoult (Seine et Oise). C’est dans cette propriété, donnée à l’Oratoire par Mgr Roland-Gosselin, évêque auxiliaire du cardinal de Paris, que s’est établi le noviciat de la Congrégation qui espère reprendre vie.
21 « Parlant à tort et à travers », Horace, Épîtres, Livre I, VII (A Mécène).
22 « Ce qui convient et ce qui ne convient pas. »
23 « Venons à notre sujet », Salluste, Préface à La Guerre de Jugurtha.
24 Dominicain espagnol (1420-1498), il fut nommé inquisiteur général pour l’Espagne en 1483. Ses Instructions réglementant les procédures de l’Inquisition ont longtemps servi de référence. Victor Hugo lui a consacré un drame en quatre actes.
25 Dépouiller Le Courrier breton et La Semaine religieuse du diocèse de Rennes, Les Nouvelles rennaises, etc.
Lettre de M. Plaine à S. E. le cardinal Place et Observations des prêtres de l’Oratoire de Rennes sur la « Note du Cardinal Place », Rennes, Duhail, 1891. Pièce parue en octobre, in 8 ° de 78 p.
Vingt-sept mois de suspense par P. Louvet, prêtre de l’Oratoire de Rennes, Rennes, Duhail, 1891, in 8 ° de 39 p.
Le Haut et Puissant baron de Capperouge. (Drame en 6 scènes. Pièce in 8o de 8 p.), Imprimerie moderne, 12, rue Victor Hugo. Les personnages sont Ricardo, maître du palais, Amardo, homme de charge, Mikelo, courtisan… etc.
Un dossier de l’Affaire de l’Oratoire a été constitué par l’abbé Robert, qui l’a légué aux bénédictins de Kergonan. Ceux-ci l’ont emporté dans leur exil en Belgique.
26 Auguste Le Pailleur (1812-1895), jeune vicaire à Saint-Servan, participa à la fondation par Jeanne Jugan des Petites Sœurs des Pauvres. Habile organisateur, il finit par éclipser Jeanne Jugan et parvint à obtenir le titre de Supérieur Général. Son comportement conduisit le cardinal Place à l’écarter en 1890 ; il finit sa vie assigné à résidence à Rome.
27 Place était soucieux de ne pas laisser la caisse filer à Rome. C’était un des derniers prélats quasi-gallicans. Il n’aimait pas le despotisme romain. Il craignait toujours que le Vatican ne menât les évêques à la trique, comme un troupeau de cochons (sur ce mot, cf. Houtin, P. Hyacinthe, III, 1924, p. 385, avec les références).
Rome, disait Saint-Simon, veut des évêques « une soumission muette de bête ».
Et Place ne goûtait pas les gémissements inutiles et batailleurs des prélats (cf. François Guédon, Une étape vers le ralliement, dans Les Lettres, février 1924, p. 176-177 sq., et Les Lettres, mars, 1924, p. 755 sq.). Il adressa à Léon XIII un mémoire qui ne fut pas sans action en faveur du ralliement de la République (cf. Cardinal Ferrata, Mémoires, 1922, p. 51). Place était bien reçu au ministère des cultes, qui lui faisait des promesses rassurantes sur l’exécution des lois de laïcité. Je me rappelle un de ses discours au Grand Séminaire : « Jamais un de mes prêtres, jamais un de mes sous-diacres ne franchira le seuil d’une caserne ; non, jamais je ne souffrirai un tel sacrilège ; d’ailleurs le ministre m’a dit… » Il voulait expliquer pourquoi il n’empêchait pas les séminaristes d’aller à la caserne. Car les séminaristes et le clergé déclaraient que les évêques devaient organiser la révolte contre la loi militaire. Place trouva le joint : Je me tais… pour sauver ceux qui sont entrés dans les ordres sacrés ! Ce discours m’intéressa merveilleusement. – C’est en 1889 que les premiers séminaristes quittèrent la soutane pour le pantalon rouge.
28 Rabelais, Gargantua, I, 23.
29 Édouard Neveu, Au grand air. Choix de poésie avec une notice par [l’abbé] F. J. Rouillot, Rennes, Imprimerie Simon, 1895, in 12 de 199 p. Voir aussi un article de Tiercelin sur l’abbé Neveu, dans L’Hermine, mars 1895, p. 309-325.
L’abbé Rouillot est l’auteur de Sonnets à Jeanne d’Arc et d’une réponse aux brochures politiques de l’abbé Charles Robert : Plaidoyer pour M. l’abbé Robert par un Rallié compatissant. Né au Creusot, M. François Rouillot était officier lorsqu’il abandonna le monde pour l’Église. Il devint aumônier de la prison à Rennes. Maître Ilari, dans un roman à clefs, aussi long qu’ennuyeux, a peint ce très digne prêtre.
30 Arthur Le Moyne de La Borderie (1827-1901) fut dans sa jeunesse un pénitent de Mgr Brossays Saint-Marc, mais, sous l’Empire, leurs positions politiques divergèrent, La Borderie opposé à Napoléon III, se situant dans le légitimisme modéré. Sa formation de chartiste lui permet de dégager les bases d’une histoire scientifique de la Bretagne. Son cours se prolongea dans les trois premiers tomes de son Histoire de la Bretagne (Rennes, 1905-1906), poursuivie par Bathélémy Pocquet.
31 Sur le caractère de La Borderie, voir les pages de Tiercelin dans L’Hermine, mars 1901 et nos suivants. Ayant remarqué, dans je ne sais quelle feuille, que notre historien était qualifié vicomte, je crus devoir lui attribuer ce titre dans la dédicace de mon opuscule sur le Tombeau de Thomas James. Le 23 mars 1895, il me remercia très aimablement dans une lettre, dont le passage suivant mérite d’être conservé : « Pourtant je suis obligé de protester contre… le titre de vicomte … Non seulement je n’y ai ni droit ni prétention, et ne l’ai jamais pris, mais je n’ai pas plus de prétentions à la noblesse. Je suis fils des vieux bourgeois de Vitré et je m’en contente… »
Ce caractère de puissance bourgeoise et catholique était marqué jusque dans les funérailles de Mme de La Borderie, qui ont eu lieu le 29 juillet 1915, à Rennes, la dite dame étant décédée dans son hôtel de la rue Saint-Louis. Un vicaire général et le supérieur du Grand Séminaire, originaire de Vitré, les curés des deux principales paroisses de Vitré étaient en habits de chœur. Dans l’assistance, un certain nombre de prêtres et quantité de religieuses.
32 Consulter L’Hermine, septembre 1891, p. 353-355 (sur l’affaire Richard et le cardinal) ; octobre 1891, p. 49-53 (sur le système Michel, note du bas de la p. 50) ; décembre 1891, p. 161-163 (sur l’Officialité et Michel, pages parfaites) ; mars 1893, p. 345-346 (la mort du cardinal ; les quatre dernières lignes sont à l’adresse de Richard). Tous ces articles sont du directeur de la revue bretonne et de sa meilleure plume.
33 Édouard Drumont, né à Paris, le 23 mai 1844, ancien élève du lycée Charlemagne, fondateur de La Libre Parole, entra dans le fracas de la renommée en 1886, par la publication de sa France juive. En 1909, il se présenta vainement à l’Académie, puis disparut de l’actualité. Il est mort au commencement de février 1917 (voir Le Temps du 6 février 1917).
34 À Rennes, chez l’imprimeur Vatar, parut une Note du Cardinal Place au sujet des attaques dirigées contre lui par l’auteur du Testament d’un Antisémite. La réponse d’Édouard Drumont à cette brochure fut donnée dans Les Nouvelles Rennaises du 8 octobre 1891.
35 L’auteur fait allusion à Jean II de Dol, frère de saint Gilduin, élu archevêque de Dol en 1107, mort à Rome la même année avant d’être sacré, inhumé dans l’église Sainte-Sophie, et à Henri, élu en 1187 et mort à Rome l’année suivante. Dans la seconde moitié du IXe siècle, pour répondre au souhait de Salomon, roi de Bretagne, Dol revendique le titre de métropole, en voulant émanciper les évêchés bretons de la province de Tours. Rome, un moment, accorda le pallium à l ‘ évêque de Dol. Innocent III mit fin au débat en juin 1199, en déclarant que l’évêque de Dol n’aurait plus le pallium et serait soumis comme tous les autres évêques de Bretagne à la métropole de Tours.
36 « Ville toujours prête à se vendre et à périr rapidement si elle trouve un acheteur », Salluste, La guerre de Jugurtha, 35.
37 Dans ses dernières années, Léon XIII était devenu extrêmement amoureux de l’argent, ce qui ne l’empêchait pas de faire du gaspillage. L’évêque de Laval s’était présenté avec son vicaire général, l’abbé Barrier, chez le cardinal Rampolla, secrétaire d’État, celui-ci leur dit : « Laissez ici le denier de Saint-Pierre. – Éminence, nous serions heureux de l’offrir au Saint Père lui-même en témoignage de notre vénération filiale. – Gardez-vous-en bien, répondit Rampolla, ce serait perdu pour le trésor de l’Église. » Le propos m’a été rapporté par l’abbé Barrier.
38 12 novembre 1890, le cardinal Lavigerie reçoit l’escadre française, et dans un toast fameux, demande l’adhésion « sans arrière-pensée » à la République. 15 mai 1891, encyclique de Léon XIII sur la condition des travailleurs. 16 février 1892, encyclique du Pape aux Catholiques de France pour s’unir dans l’ordre et le respect des institutions établies. Une lettre de Rampolla adressée à l’archevêque de Rennes, au sujet de l’encyclique Rerum Novarum, témoigne (Journal de Rennes, 22 juin 1891) du désir qu’on avait à Rome de tenir dans le cardinal Place un appui pour la politique du Saint Siège.
39 C’est le surnom souvent donné par François Duine à l’abbé Michel pour qualifier son autoritarisme.
40 Supplément au Catéchisme diocésain, Rennes, Imprimerie Vatar (in 16 de 4 p.). Deux leçons intitulées, l’une « Les devoirs des parents par rapport à l’éducation de leurs enfants », l’autre « Les devoirs des chrétiens comme citoyens ». Ce « supplément », poursuivi « comme d’abus », fut condamné et retiré des « catéchismes ». D’ailleurs, les enfants des écoles publiques refusaient de l’apprendre. Le statu quo antea fut maintenu jusqu’en 1909. Vers la fin de cette année-là, on publia une nouvelle édition du catéchisme diocésain, avec des questions sur les écoles, sur le vote, sur les conséquences de la loi de Séparation.
41 Mgr Strossmayer, qui était le grand seigneur et l’esprit le plus intéressant du parti anti-infaillibiliste épiscopal, fut une fois couvert de huées par la majorité vaticane. Quand le silence se fut rétabli, une voix s’éleva dans l’assemblée : « Ego te non condemnabo ». Cette voix était celle de M. Place.
L’archevêque Saint-Marc plaisantait volontiers sur la piètre figure de l’épiscopat breton au concile de 1869. « Nous n’étions pas forts, disait-il en riant ; nous n’étions pas forts ! L’un de nous voulut cependant faire un discours. Il ouvrit ses deux bras et cria de toutes ses forces : “Quando Christophus Columbus discooperuit Americam”. On eut tant de jeu à l’entendre, tant de jeu, qu’on se croyait au paradis ».
42 Fleuve des enfers, décrit tantôt comme un affluent de l’Achéron, tantôt comme un bras du Styx. Virgile en fait le fleuve principal des enfers.
43 Henri Boissonnot, Le Cardinal Meignan, Paris, Lecoffre, 1899.
44 Gonindard, Œuvres choisies. Avec notice biographique par le R. P. Ollivier, des Frères prêcheurs. Portrait, Lyon, Vitte – Le Père Ollivier qui irrita le président Félix Faure, par son discours maladroit et sa mimique offensante à Notre-Dame de Paris, lors du service solennel pour les victimes du Bazar de la Charité, était de Saint-Malo, et de la plus haute famille de la ville, disait-il en riant, puisque son père était sonneur de cloches et habitait dans la tour. Ce brave homme devait avoir une conscience sûre, s’il faut en croire la dialectique de Shakespeare, dans son César, car il avait pour métier de raccommoder les vieilles âmes… de chaussures (a mender of bad soles !). Le style parlé du Père Ollivier ne valait pas mieux, assez souvent, que celui du savetier de la pièce anglaise. Ce religieux malouin avait un talent littéraire avec les audaces et le manque de goût des anciens prédicateurs. Aussi lorsqu’il prononça l’oraison funèbre de M. Gonindard, dans la Cathédrale de Rennes, il eut des hardiesses agressives vis-à-vis de l’ancienne cour de M. Place qui ont été éliminées dans le texte écrit. D’ailleurs, le ton et le regard et le geste ajoutaient singulièrement de l’acide à sa parole.
45 Devenu archevêque de Rennes à la mort du cardinal Place, Mgr Gonindard mourut subitement en gare de Rennes au retour d’une confirmation dans le doyenné de Combourg, après deux mois de responsabilité du diocèse.
46 Guillaume-Marie Labouré (1841-1906), formé au séminaire de Saint-Sulpice, revint dans son diocèse d’Arras pour enseigner et ensuite diriger le petit séminaire de la ville. Évêque du Mans en 1885, il fut transféré à Rennes en 1893 et créé cardinal en 1889. Pendant les inventaires consécutifs à la loi de Séparation, il donna l’exemple de la soumission en laissant ouverte une porte de la cathédrale.
47 « Tout le peuple dit : Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il ! », Le Livre de Judith 15,10.
48 Le chanoine Pierre Hamard mourut le 27 octobre 1918. Il habitait dans l’ancien hôtel de Blossac. Là, il donnait pension à des jeunes gens, tenait table, leur montrait la lanterne magique, leur commentait L’Almanach du Pèlerin, leur distribuait des images de Notre-Dame de Pontmain. Il avait aussi quelques élèves de latin. Telles étaient ses principales occupations. Grand, maigre, noir, toujours en désaccord avec quelqu’un, il se sentait honni et fui. Il était né rapporteur, comme disaient les collégiens. Et il était étonné que les victimes de sa sottise ne lui témoignassent pas de la reconnaissance. Il se disait incompris ! Pour son panégyrique (qui, cependant, laissa filtrer quelques rayons de vérité) voir la Semaine religieuse de Rennes, 9 novembre 1918 sq.
49 Victor Hugo – Les Djinns, poème du recueil Les Orientales.
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