La sociabilité bourgeoise dans le vignoble aux sources de la commercialisation et de la politisation du territoire rural dans l’entre-deux-guerres
p. 303-313
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Index géographique : France
Texte intégral
1Le marché des vins de Bourgogne est passé dans les années vingt d’un contrôle des négociants, proposant alors la marque privée comme garant de la qualité, un marché libéral, fondé sur des images aristocratiques des maisons de négociants (mise en scène d’un château, de l’arbre généalogique, de blason…), à un marché basé sur les appellations d’origine sous le contrôle des propriétaires. Cette mutation s’est opérée notamment grâce à l’irruption d’un petit nombre de nouveaux acteurs qui vont inventer des traditions1 vinicoles, faisant basculer l’image des vins de Bourgogne vers une qualité vigneronne.
2C’est une multitude de mondes distincts, chacun animé par sa propre logique, tous en interaction et dont l’interaction même finit par rendre pensable puis réel ce retournement du contrôle et des normes du marché initialement non programmé2. Je souhaiterais ici rendre compte de la diversité et de l’enchevêtrement de ces mondes, de ces réseaux locaux et nationaux qui sous-tendent ces évolutions. Ce faisant, nous pourrons mieux comprendre comment des répertoires et donc des possibles circulent dans l’espace social. Deux échelles se juxtaposent, une première locale, régionale, la seconde nationale. Durant l’entre-deux-guerres, à partir d’institutions stabilisées de la sociabilité locale (Chambre de commerce, municipalité, sociétés savantes, clubs touristiques…) et en bénéficiant de nouvelles institutions (Universités régionales, Région économique, École de commerce), se fonde à Dijon une alliance au sein des élites locales, autour du maire radical Gaston-Gérard et de la question territoriale et régionale, alliance à laquelle sont associée une partie des propriétaires viticoles, membres de cette bourgeoisie dijonnaise3. Ces alliances nouvelles mobilisent des élites politiques, économiques, universitaires modernisatrices et dessinent de nouveaux réseaux locaux, en dehors de la notabilité traditionnelle du xixe siècle4 ou des réseaux socialistes constitués à travers les mondes syndicaux et les expériences de socialisme municipal5. Mais ces alliances entre élites locales sont en quelque sorte préparées et rendues possibles par des évolutions nationales, expérimentées à Paris dès la veille de la Grande Guerre, au sein d’un autre milieu bourgeois, celui des journalistes et des clubs gastronomiques, dont les thématiques sont relayées par la suite dans les ministères et à l’Assemblée nationale. Cette préparation en amont des recompositions locales en fait en quelque sorte l’efficacité sociale, puisque bénéficiant de quelques « liens faibles6 » liant Dijon à Paris, les entrepreneurs modernisateurs dijonnais et bourguignons trouvent l’occasion d’un soutien et d’un pouvoir de renversement inenvisageable au simple regard des rapports de force économiques locaux. En effet, les négociants, maîtrisant au début l’ensemble de la filière viticole (par le contrôle complet de la commercialisation, de la labellisation des vins aux réseaux commerciaux ; par le quasi monopole de l’appareil de vinification puisque l’essentiel des propriétaires vendent leur raisin au négoce ; par leur fortune familiale dans un monde quasi exclusif d’autofinancement), se retrouvent finalement défaits par la propriété qui commence à bénéficier d’un travail de représentation politique autonomisée.
3Pour rendre compte de la constitution progressive de ces réseaux, reprenons chronologiquement les évolutions qui passent de Paris à la Bourgogne, articulant relations à longue distance et interactions locales.
Paris ou les mondes régionalistes modernisateurs de l’économie
4L’un des moments fondateurs d’une rénovation des objets du tourisme est la création, en 1913, du Club des Cents, un club d’automobilistes réunissant des hommes politiques de premier plan (notamment André Tardieu, le maître politique de Gaston-Gérard mais d’autres ministres députés sénateurs, souvent radicaux ou républicains de droite) (relation 1 dans le graphique joint), des journalistes de la presse nationale spécialisés dans la tenue des rubriques touristiques et gastronomiques (relation 2), des capitaines d’industrie, des hommes de loi et des artistes d’envergure nationale. L’objet de ce Club est véritablement de créer une gastronomie régionale pour les « auberges » provinciales, gastronomie apte à séduire les touristes automobilistes. Il s’agit de donner une tonalité villageoise, régionale, jouant de l’exotique du provincial et du rural pour l’urbain à des mets reprenant des produits locaux mais préparés selon des standards bourgeois. Le Club des Cents, composé pour beaucoup de journalistes de la presse parisienne, bénéficie d’un large écho médiatique durant tout l’entre-deux guerres et entraîne à son image une multiplication de clubs gastronomiques à Paris (Académie des gastronomes, Club des Purs Cents, Club des perdrix, Club des gastronomes régionalistes…) et dans la bourgeoisie des grandes villes de province (Club des Trente, Club Brillat Savarin, à Lyon, Bordeaux, Bruxelles…). Ce tourisme régional puise beaucoup de son inspiration au sein de la géographie vidalienne, dont certains des représentants sont membres de ces clubs touristiques et gastronomiques7. À Dijon, Henri Hauser, l’un des tout premiers élèves de Vidal de la Blache, en poste à l’Université avant guerre, est membre de la section Côte-d’Or du Club alpin français (relation 3).
5Alors que prédominaient jusqu’alors deux éléments au sein du répertoire touristique – promouvoir les sites naturels et les monuments historiques – dès la veille de la Grande Guerre viennent se greffer deux nouvelles thématiques : celle de la gastronomie régionale et du folklore, thématiques rapidement diffusées dans l’entre-deux-guerres suite à la réorganisation des mondes touristiques après guerre autour d’une structure très centralisée, avec notamment la Fédération nationale des syndicats d’initiative et l’Union nationale des associations touristiques (relation 4).
6Dans le même temps, le régionalisme économique développé notamment au sein des mondes touristiques, gagne également du terrain dans l’espace politique, toujours prioritairement au sein du mouvement radical. Ainsi, dès 1917, Étienne Clémentel, ministre radical du commerce, lance le découpage de la France en régions économiques. Ces régions sont fondées sur la base du regroupement volontaire des chambres de commerce avec une ville centre par région8. Ces réformes sont inspirées par les travaux de Vidal de la Blache et mises en œuvre au ministère par Henri Hauser (relation 5). Ce régionalisme économique d’État se veut modernisateur conciliant modernisation économique à l’heure de la taylorisation et attachement territorial. Ce mouvement est profondément républicain, radical, puisqu’il s’agit de se positionner à la fois contre la réaction politique en favorisant les innovations économiques et industrielles, signant alors un rapprochement du radicalisme avec les élites industrielles, mais également contre les mouvements ouvriéristes en proposant une industrialisation de la bonne mesure, territorialisée, loin des images de la grande industrie. La question régionale apparaît comme une possibilité de refonder un radicalisme de troisième voie entre les mouvements réactionnaires et le socialisme.
La loi de 1919 sur les appellations d’origine ou la division propriétaires négociants
7La loi de 1919 sur les appellations d’origine est le fruit d’un rapport de force nouveau, au niveau national, dans les vignobles. Suite à un fort mouvement de syndicalisation des propriétaires et des vignerons (pour la Bourgogne et, à la suite du Midi, le mouvement parti à la toute fin du xixe siècle se matérialise en 1908 avec à la création de la Confédération générale des associations viticoles de la Bourgogne, union des fédérations départementales des syndicats et associations vigneronnes9), la représentation des propriétaires et des vignerons s’autonomisent des négociants, anciennement les notables de la vigne. Cette républicanisation des campagnes10 porte un nombre toujours croissant de députés favorables à la cause de la petite propriété, initialement radicaux puis membres de la SFIO sur les bancs de l’Assemblée nationale. Au sein de la SFIO, la politique de défense de la petite propriété, initiée en 1907 au Congrès de Nancy par Compère-Morel, reste l’objet de controverses mais gagne du terrain. En amendant le texte toujours plus en faveur de la propriété avant guerre et par le vote de la loi finalement adoptée en 1919, la propriété signe une victoire fruit de ce processus à long terme et démontre son poids politique. Le critère de la qualité des vins est désormais l’unique origine géographique de la vigne au détriment de la « marque » ou de la « qualité substantielle » des vins qui étaient les chevaux de bataille du négoce.
8Cette loi pose de redoutables problèmes en Bourgogne où, à la différence des grands crus bordelais, il n’existe quasiment aucun monopole, obligeant pour chaque appellation, à ester en justice pour définir les aires d’appellation comme le stipule la loi. Les négociants beaunois dominants le marché, représentés par la Chambre de commerce de Beaune et par le Syndicat des négociants beaunois, essaient de préserver le système des équivalences et des coupages, c’est-à-dire un système permettant de donner le nom d’un grand vin à tout vin développant les caractéristiques d’une appellation (relation 6). Les syndicats de propriétaires attaquent systématiquement les négociants s’appuyant sur la loi de 1919 multipliant ainsi les procès dans un climat délétère de suspicions et de fraudes. Les villages de Meursault et Nuits-Saint-Georges, dominés non plus par des négociants mais par des grands propriétaires-négociants, hésitent quelque temps (relation 16) mais adoptent finalement une attitude favorable aux appellations d’origine. La rupture est alors consommée entre d’un côté les négociants beaunois à l’attitude d’autant plus agressive qu’ils ont moins de propriété, et de l’autre des propriétaires, dont les plus grands tirent un profit de la loi des appellations d’origine d’autant plus précieux que leurs parcelles sont centrées au cœur des appellations. Ils gagnent en effet à défendre des aires d’appellation très restrictives excluant si possibles des concurrents généralement plus modestes, concentrés aux marges des grandes appellations.
La municipalité Gaston-Gérard : alliances nouvelles dans les élites dijonnaises
9Au moment où la Côte viticole se déchire sur les appellations d’origine, Gaston-Gérard, élu maire radical de Dijon en 1919, initie une politique dans la droite lignée des évolutions signalées plus haut et portées notamment par Étienne Clémentel. Alors que Gaston-Gérard était clairement une personnalité politique de gauche avant guerre11, il se rapproche des élites économiques et commerciales dès 1919. Ces dernières composent l’essentiel de sa liste municipale (relation 7) dans le cadre du Bloc national contre la montée de la SFIO et les tensions politiques (grève, scission annoncée de la SFIO). Gaston-Gérard, membre des clubs touristiques locaux, fondateur et président de la Fédération Bourgogne des syndicats d’initiative (relation 8), est particulièrement bien positionné pour mobiliser le répertoire touristique (gastronomie régionale et folklore) et la construction du territoire régional, un des fonds de commerce novateur du radicalisme d’après-guerre.
10Dans le cadre de la réforme Clémentel, cette politique municipale coïncide avec la création de la région économique Bourgogne centrée sur Dijon. Fort des relations établies dans les mondes industriels qui voient dans cette période l’avènement d’industriels de l’alimentaire à Dijon (biscuiterie, moutarde, chocolaterie, liqueur, pain d’épices…) qui tiennent la Chambre de commerce de la ville, Gaston-Gérard saisit l’opportunité de joindre ses compétences et ses relations dans le monde touristique pour conduire une politique d’image de la région bâtie autour de l’industrie alimentaire. Cette politique d’image prend alors deux orientations, mêlant répertoire touristique et connaissances des sciences sociales.
11En 1921, soit un an après la création de la région économique Bourgogne, la municipalité et la Chambre de commerce fondent la Foire gastronomique de Dijon. Tous les industriels alimentaires dijonnais y sont associés (relation 7). Cette Foire, première du genre en France, proposant la création de plats de gastronomie bourguignonne, enregistre rapidement d’importants succès en termes de fréquentation et de publicité. En s’érigeant comme une toute première mise en pratique du discours gastronomique régional, elle draine sans mal tous les journalistes parisiens des clubs gastronomiques qui reconnaissent enfin l’univers de sens gastronomique qu’ils appellent de leurs vœux et se rendent en nombre à Dijon célébrer l’initiative. Gaston-Gérard devient la coqueluche de ces mondes journalistiques parisiens qui l’intronisent avec le président de la Chambre de commerce de Dijon dans le très fermé Club des Cents (relation 11). Le Club des Cents est en retour promu président d’honneur de la Foire, conduisant à Dijon toute la presse touristique, gastronomique, parisienne.
12La politique d’image gastronomique de la ville conduite par la municipalité et la Chambre de commerce passe également par le recrutement d’universitaires pour légitimer la place encore fragile de Dijon comme capitale régionale et gastronomique. Pour ce faire, grâce à la réforme de l’Université créant les chaires régionales financées par les pouvoirs locaux, la municipalité recrute un historien régionaliste, Gaston Roupnel (relation 9), chargé de tracer la filiation gastronomique éternelle de la région et de Dijon. La Chambre de commerce finance la chaire d’un géographe vidalien, celle de Georges Chabot qui lui conduit les travaux sur la Bourgogne contemporaine reprenant traits pour traits le discours des pouvoirs locaux (relation 10)12. Le discours régionaliste se pare de l’autorité universitaire sortant alors des cercles réduits des sociétés savantes, bénéficiant ici d’une réforme, l’université régionale permettant d’engager à l’université des personnalités régionalistes au parcours atypique comme Gaston Roupnel – qui n’est ni normalien (80 % des postes universitaires en 1910 sont tenus par des normaliens), ni agrégé, sans publication scientifique reconnue au moment de son recrutement mais dispose d’une solide réputation d’écrivain régionaliste avec plusieurs romans à succès –, ou encore permettant de s’attacher les services d’un universitaire au parcours canonique (normalien, élève de Vidal de la Blache) pour bénéficier du programme vidalien de monographie régionale et savante.
13Dès les débuts de la Foire gastronomique, Gaston-Gérard essaie de convaincre les négociants beaunois d’exposer à sa Foire. Ces derniers refusent craignant l’ombre que porterait cette Foire à la vente des vins des Hospices de Beaune, véritable marronnier commercial, premier jour où l’on goûte les vins de l’année, jour de fixation des cours de l’année, vente qui est programmée quelques jours après la Foire. Depuis le milieu du xixe siècle, la bourgeoisie beaunoise, composée essentiellement de négociants, fréquente peu les cercles dijonnais en créant des institutions spécifiques de sociabilité, avec une Chambre de commerce séparée, une section du Club alpin français et de l’Automobile Club autonome, avec une société savante, la Société d’histoire et d’archéologie de Beaune également peu reliée aux mondes savants dijonnais, avec des enfants qui ne fréquentent pas l’Université dijonnaise ni l’École de commerce de Dijon (relation 17 et 18). Il y a de fait une coupure dans la bourgeoisie régionale entre Beaune et Dijon. Gaston-Gérard invite alors les centres outsiders (Nuits-Saint-Georges, beaucoup plus proche de Dijon que de Beaune, et Meursault) à venir exposer à la Foire en invités d’honneurs. Des relations de proximité se tissent avec quelques grands propriétaires négociants de Nuits-Saint-Georges (Camille Rodier et Georges Faiveley notamment) et de Meursault (relation 14).
14En 1924, le comte Lafon créé la Paulée de Meursault. Ce dernier, propriétaire par alliance d’un grand domaine, président de la section Côte-d’Or et Morvan du Club alpin français (relation 13), ami de Gaston-Gérard avec lequel il multiplie les excursions touristiques (relation 14), importe alors le modèle du folklore touristique, qu’il maîtrise particulièrement bien comme voyageur excursionniste dans les Pyrénées desquels il ramène des matériaux ethnographiques pour des conférences à Dijon13. Pour donner corps à la notion d’usages locaux, loyaux et constants au fondement de la loi de 1919, il puise dans ce modèle folklorique les éléments d’une image vigneronne et authentique des vins. Pour ce faire, il réinvente complètement une tradition mettant en scène l’image du paysan rêvé par les urbains-bourgeois en quête d’exotisme, l’image développée du provincial au sein de la thématique de la gastronomie régionale14. La Paulée de Meursault réunissant principalement des propriétaires favorables aux appellations est rapidement un succès, dès 1925, grâce à la présidence de Gaston-Gérard et la venue des journalistes parisiens de son réseau. Le comte Lafon devient un invité d’honneur régulier des personnalités du Club des Cents (relation 15) qui font de lui le champion bourguignon du bien boire, du bon produit. De même, la Revue du vin de France, également proche de la thématique régionaliste, plébiscite les efforts de ce nouveau marketing traditionaliste perçu comme le moyen de détrôner les négociants trop discrédités par les fraudes sur les appellations. La Revue du vin de France crée en 1933 une Paulée de Paris à l’image de celle de Meursault pour tenter de relancer les ventes autour de l’imaginaire du vigneron et du propriétaire garant de la qualité.
15Cette période courant de 1925 à 1935 correspond à l’apogée politique de Gaston-Gérard qui devient député, puis secrétaire d’État, chargé notamment des questions relatives au tourisme et à la publicité (relation 19). Gaston-Gérard est l’une des grandes personnalités des mondes touristiques et publicitaires et étoffe d’autant ces réseaux d’influence. Il en fait bénéficier en retour ces réseaux locaux structurés autour de la Chambre de commerce et des grands propriétaires et négociants de la Côte de Nuits et de Meursault. Ces stratégies distinctives de grands propriétaires des centres concurrents de Beaune engagent une progressive coupure du lien entre le négoce nuiton et le négoce beaunois (relation 15) structurée précédemment autour du syndicat négociant. Les nuitons constituent un négoce propriétaire quand les beaunois, du moins ceux qui contrôlent les institutions de représentations du négoce (Chambre de commerce, Syndicat des négociants bourguignons [relation 18]), sont avant tout des négociants aux propriétés limitées.
16Ces stratégies distinctives seront rendues encore plus visibles en 1929 quand se déclenche la crise économique perçue prioritairement comme une crise commerciale, crise particulièrement précoce pour les grands vins produits d’exportation. Pour réagir, les propriétaires et négociants – à l’initiative principalement des négociants nuitons, plus proches des mondes journalistiques parisiens depuis l’entremise de Gaston-Gérard, mais également mieux formés notamment à l’École de commerce de Dijon, école qui là encore bénéficie du rôle pionnier de Gaston-Gérard dans la diffusion de techniques publicitaires en France, le fondateur d’une commission publicité et propagande collective à l’Assemblée nationale (relation 15) – tentent de développer une campagne publicitaire collective, sur les canons de ce qui ce nomme alors la publicité rédactionnelle. Celle-ci consiste en l’achat de journalistes et d’articles d’informations générales déguisées pour promouvoir un produit de luxe15. Cependant, rapidement, face aux coûts trop élevés de cette publicité rédactionnelle et la multiplication des free rider ne payant pas les sommes réclamées par l’Union du commerce et de la Viticulture bourguignonne, les propriétaires et négociants abandonnent ce projet publicitaire trop ambitieux.
17Dès 1933, l’impératif publicitaire se fait plus urgent avec la fin annoncée de la prohibition aux États-Unis ouvrant des perspectives de reconquête commerciale. La réponse publicitaire des négociants et propriétaires nuitons est de reprendre le chemin ouvert par la Paulée de Meursault en le systématisant. En 1934, ils créent la Confrérie des Chevaliers du Tastevin de Nuits-Saint-Georges. Cette tradition viticole inventée s’inscrit dans le moule de la gastronomie régionale avec la mise en scène d’un village éternel, de vignerons authentiques, mise en scène qui remporte immédiatement un grand succès médiatique avec la venue des journalistes parisiens, américains, anglais, belges, suisses… là encore grâce aux réseaux de Gaston-Gérard16.
18Ce modèle d’un marketing traditionaliste, « la nouvelle charte de la qualité » comme le souligne L’Illustration17, s’institutionnalise progressivement. En 1935 est votée la loi des Appellations d’origine contrôlées et est institué le CNAO (Centre national des appellations d’origines), qui reprend le modèle des usages locaux, loyaux et constants. Pour les vins de haute qualité, se développent la mise en bouteille et la vente directe à la propriété. Le propriétaire devient le garant de la qualité. En 1937, à l’Exposition internationale de Paris, le Pavillon de la Bourgogne est à l’image de la Confrérie des chevaliers du Tastevin mettant en scène dans un caveau modernisé les attributs du vigneron, les tonneaux, les outils de la vigne, le tablier… L’image bourguignonne est désormais celle d’une région gastronomique et vigneronne plus qu’aristocratique. La Champagne et le Bordelais, qui ont engagé leur trajectoire marketing plus tôt, reste deux régions viticoles plus fortement marquées par le répertoire marketing du xixe siècle, un modèle aristocratique.
19Ce modèle fait école à la Libération pour embrasser l’ensemble de l’économie alimentaire de luxe : un bon produit se doit d’être de terroir, traditionnel18. On compte pas moins de 100 confréries à l’image de la Confrérie des chevaliers du Tastevin en 1970 pour 800 aujourd’hui. Ce n’est que très récemment que cette trajectoire traditionnelle de la qualité française s’étiole sous la pression de la concurrence internationale diffusant un modèle alternatif, plus technologique, autour de la notion de cépage contre celle d’origine19.
La sociabilité source de notabilité et d’innovation
20La sociabilité que l’on évoque ici semble sous contrôle politique tant la municipalité de Dijon et Gaston-Gérard paraissent au cœur des réseaux évoqués. C’est en effet autour de la refondation radicale par le territoire que localement Gaston-Gérard aimante les élites modernisatrices et républicaines. C’est grâce aux réseaux à longue distance de Gaston-Gérard – réseaux politiques et institutionnels qui le conduisent à un rôle national, réseaux associatifs et mondains qui le mènent au cœur des mondes journalistiques – que le maire de Dijon offre aux propriétaires viticoles des centres dominés de la Côte viticole les moyens d’un retournement des positions établies du marché des vins. Localement, ce sont ainsi les mondes sociaux les mieux connectés à Gaston-Gérard qui bénéficient de la plus rapide ascension dans l’entre-deux-guerres : les universitaires régionalistes (érudits et vidaliens) trouvent des postes grâce à la politique locale et en retour dotent l’entreprise politique de Gaston-Gérard d’une légitimité savante et scientifique ; c’est également le fait des industriels de l’alimentaire qui jouissent d’un formidable outil de promotion avec la Foire gastronomique ; ce sont enfin les grands propriétaires qui puisent dans le répertoire touristique et dans les méthodes publicitaires les moyens d’une refonte du marketing des vins bourguignons autour de l’appellation d’origine, de l’image vigneronne et traditionnelle, autour du propriétaire garant de l’authentique. À l’inverse, l’échec des négociants beaunois est avant tout un échec relationnel, coupé qu’ils sont des innovations sociales portées par les réseaux de Gaston-Gérard, un échec politique, n’ayant pas su fréquenter les cercles construits autour du nouveau notable local et des mondes sociaux les plus innovants, un échec culturel, n’ayant pas su saisir l’opportunité du répertoire régionaliste. En conduisant cette sociologie des innovations, on comprend que leur réussite dépend pour beaucoup des positions et trajectoires des personnes alliées redémontrant le caractère collectif des innovations. Cette marque sociale de l’innovation en fait son incertitude puisque portée par une étoile d’interdépendance, elle agrège un ensemble de mondes sociaux qu’aucun des acteurs prenant part à ce jeu social ne saurait maîtriser.

Notes de bas de page
1 Nous reprenons ici la célèbre formule d’Hobsbawm Eric et Ranger Terence, Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, 328 p.
2 Laferté Gilles, La Bourgogne et ses vins : image d’origine contrôlée, Paris, Belin, 2006, 320 p.
3 Laferté Gilles, « L’homme politique, l’industriel et les universitaires : Alliance à la croisée du régionalisme dans l’entre-deux-guerres », Politix, 2004, n° 67, p. 45-69.
4 Halevy Daniel, La Fin des notables, Paris, Grasset, 1930.
5 Dogliani Patricia, Un laboratoire de socialisme municipal : France, 1880-1920, thèse pour le doctorat d’histoire contemporaine, université Paris X, 1991, 662 p. ; Lefebvre Remi, « Le conseil des buveurs de bière (1892-1902). Subversion et apprentissage des règles du jeu institutionnel », Politix, n° 53, 2001, p. 87-116.
6 Granovetter Mark, « The Strength of Weak Ties », American Sociological Review, 78, 6, 1973, p. 1360-1380, traduit dans Granovetter Mark, Le Marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, 240 p.
7 Cette question est très largement exposée dans Bertho-Lavenir Catherine, La Roue et le stylo, comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999. De même voir Baudelle Guy, Ozouf Marie-Vic et Robic Marie-Claire (dir.), Géographes en pratique (1870-1945). Le terrain, le livre la cité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, 390 p.
8 Veitl Philippe, Les Régions économiques. Clémentel et l’invention de la région des alpes françaises, Grenoble, thèse pour le doctorat de sciences politiques, 1992 ; Chatriot Alain, « Les “régions économiques” d’une guerre à l’autre : aménagement du territoire, discours, projets et pratiques », Caro Patrice, Dard Olivier et Daumas Jean-Claude (dir.), La Politique d’aménagement du territoire : racines, logiques et résultats, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, 360 p.
9 Voir le travail de thèse en histoire à l’université de Bourgogne sous la direction de Serge Wolikow en cours de rédaction d’Olivier Jacquet.
10 Vigier Philippe, « La République et les paysans », Politix, 15, 1991, p. 7-11 ; Lynch Édouard, Moissons rouges : les socialistes français et la société paysanne durant l’entre-deux-guerres, 1918-1940, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2002.
11 Jolly Jean (dir.), Dictionnaire des parlementaires français. Notices biographiques sur les ministres, députés et sénateurs français de 1889 à 1940, 8 vol., Paris, PUF, 1960-1977. Plus généralement, sur la situation politique dans la période en Bourgogne, Levêque Pierre, « Du Second Empire à la Ve République », Richard Jean (dir.), Histoire de la Bourgogne, Toulouse, Privat, 1978.
12 Veitl Philippe, « Un géographe engagé. Raoul Blanchart et Grenoble, 1910-1930 », Genèses, 13, automne 1993, p. 98-117.
13 Voir par exemple, Lafon Jules, « Mes Pyrénées », Bulletin de la section Côte d’Or et Morvan du Club alpin français, n° 24, 1913 ; Lafon Jules, « L’Andorre à dos de mulet », Bulletin de la section Côte d’Or et Morvan du Club alpin français, n° 22, 1911.
14 Laferté Gilles, « La mise en folklore des vins de Bourgogne : la Paulée de Meursault », Ethnologie française, n° 3 juillet-septembre 2003, p. 435-442.
15 Chessel Marie-Emmanuelle, La Publicité, naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS Éditions, 1998, 252 p. ; pour donner quelques exemples des campagnes projetées pour le vin, voir Chevrier Félix, « L’œuvre de propagande vinicole française », Revue du vin de France, janvier 1933 ; Baudoin Raymond, « Résoudre la crise par la propagande », Revue du vin de France, janvier 1930, p. 7-9 ; Pr Mathieu, « La propagande du vin », Revue du vin de France, octobre 1930, p. 18-24 ; Farge André, « Une campagne de publicité vinicole », Revue du vin de France, août 1929, p. 7-8 ; Baudoin Raymond, « La Bourgogne et ses vins », Revue du vin de France, septembre 1928, p. 3-5 ; Farge André, « Un plan de publicité pour augmenter la consommation du vin », Revue du vin de France, janvier 1930, p. 9-11.
16 Laferté Gilles, « Un “folklore” pour journalistes : la Confrérie des chevaliers du Tastevin », Ethnologies comparées, « Pays, Terroirs, Territoires », n° 8, printemps 2005 (http ://alor.univ-montp3. fr/cerce/r8/n.8.htm).
17 « La tenue des discours, le ton de la cérémonie et des paroles échangées révèlent une mesure, un tact, un goût spécifiquement français. On célèbre les vertus de notre race et de notre terroir et, en évoquant le passé, on prépare l’avenir. Le Tastevin grandira. Il franchira les limites de sa province, il essaimera par toute la France viticole et contribuera sans doute à fonder cette charte des vins qui défendra nos vignes et nos chais contre les malfaçons et la fraude. Il faut louer MM. Faiveley et Rodier, du Syndicat de Nuits, d’avoir fondé une confrérie, digne sœur des compagnonnages et des corporations de jadis. » Et de conclure : « Le temps du Téméraire est oublié ; aujourd’hui, c’est la Bourgogne qui a conquis la France. Que dis-je, c’est le monde qu’elle a annexé ! » (Cadhilac Paul-Émile, L’Illustration, 15 décembre 1934, p. 554-555).
18 Pour le vin voir par exemple Chaudat Philippe, Les Mondes du vin. Ethnologie des vignerons d’Arbois, Paris, L’Harmattan, 2003, 250 p. ; pour d’autres produits alimentaires, Abdelmalek Ali Aït et Chauvigné Christian, « “Faire l’andouille à Guéméné”. La confrérie des “goustiers de l’andouille” entre marketing et célébration identitaire », Ruralia, 8, 2001, p. 121-140.
19 Garcia-Parpet Marie-France, « Le terroir, le cépage et la marque : stratégies de valorisation des vins dans un contexte de mondialisation », Cahiers d’économie et de sociologie rurales, 60-61, 2001, p. 149-180 ; Garcia-Parpet Marie-France, « Le marché de l’excellence : le classement des grands crus à l’épreuve de la mondialisation », Genèses, 56, 2004, p. 72-96.
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