Les logiques du pouvoir dans le monde rural : parenté, clientèles et réseaux en Terre Ferme vénitienne (1535-1629 environ)
p. 227-238
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Texte intégral
1La question des pouvoirs et des rapports de force existant dans les campagnes de la République de Venise n’a pas encore livré tous ses secrets au chercheur1. Il en est de même des liens tissés au sein des communautés rurales qui inventent et structurent le politique, dévoilent les enjeux et les rivalités liés aux logiques du pouvoir, l’existence de réseaux de parentèle et d’alliances qui créent le quotidien de chaque villageois, apparemment éloigné des dissensions des sociétés urbaines. La Terre Ferme connaît, entre 1530 et 1630, une violence nobiliaire inouïe qui envenime la vie urbaine et exaspère la classe dirigeante vénitienne qui est à la tête du vaste Stato da Terra depuis les premières décennies du xve siècle, responsable du maintien de l’ordre2. Les altercations révèlent la grave crise que traversent les aristocraties tourmentées à la fois par la hiérarchie de l’honneur, fondée sur l’ancienneté du lignage et la pureté de la Maison, et par la hiérarchie de la richesse, qui repose sur le talent et la fortune. Les populations rurales, quant à elles, censées vivre dans le calme, voire dans l’immobilisme, savent ce qui se trame dans les villes, car les nobles sont présents dans les provinces et ne manquent pas d’y prolonger leurs conflits, comme c’est le cas à Trissino, village situé à l’entrée de la vallée de l’Agno, au nord-ouest du territoire de Vicence. À ces farouches antagonismes s’ajoutent les tensions surgissant dans l’arrière-pays, en raison de la mobilité sociale intense due aux multiples opportunités économiques existant à Vicence, un des centres économiques les plus prospères du Dominio3. Ces possibilités nourrissent les ambitions de chacun de gravir les échelons de la société et d’entrevoir un accès possible dans les cercles de décision du chef-lieu provincial. Un tel dynamisme stimule l’activité menée par les élites rurales, lesquelles sont entraînées dans une logique du pouvoir qui tient compte des cadres normatifs existants, imposés par la classe dirigeante citadine détentrice à la fois du politique et de l’institutionnel, du social et du religieux, de la norme et des rites. Restreindre l’angle d’approche à la seule entité villageoise Trissino risque de compromettre la compréhension de cette microsociété, composée de 1 600 habitants environ au milieu du xvie siècle, vivant en interrelation constante avec le centre administratif de la vallée, Valdagno, dont la population s’élève à près de 3 088 individus, Vicence, le prospère chef-lieu provincial qui compte 30 000 personnes, et, enfin, Venise, la lointaine capitale. Ces échelles de valeurs multiples et variables ne peuvent occulter la « séparation juridique » qui distingue, jusqu’à la fin de la République, la Terre Ferme, fidèle au droit commun, et Venise, préférant l’application de l’arbitrium, garant de l’équité sociale4. La question du monde rural et des pouvoirs peut ainsi être reposée, en soumettant à l’examen le système de parenté, les clientèles et les réseaux, espaces relationnels dans lesquels se croisent le politique et le social.
Les familles et les pouvoirs
2Sources pourtant classiques pour les historiens, les actes notariés méritent d’être encore interrogés et peuvent apporter un nouvel éclairage sur le fonctionnement d’une société rurale traditionnellement perçue sous l’angle des transactions économiques affectant le paysan et le détenteur de la terre. Malgré le caractère officiel revêtu par l’enregistrement de l’acte, les informations qui s’y trouvent livrées rendent compte de l’existence des relations intersubjectives, fondées sur la volonté de reconnaissance et de résistance5, filtrées par les notables épris de compromis, des liens tissés par les membres d’une communauté, lieu d’échanges et de déplacements intenses entre le nord et le sud, l’est et l’ouest de la province. La prospérité que connaît Vicence se retrouve à Trissino, où s’expriment sur une échelle plus réduite les stratifications en réseaux et les modalités de la conquête des pouvoirs.
3Lors de la guerre de la Ligue de Cambrai (1509-1517), la vallée de l’Agno s’est insurgée contre le prélèvement ancestral de la décime, privilège détenu par les Trissino, liberté que Venise, une fois la paix restaurée, supprima en faveur de cette famille noble qui recouvra ses droits. Néanmoins, au cours de la première moitié du xvie siècle, l’affirmation des groupes émergents, rendue perceptible par la mainmise opérée dans les rouages politiques locaux et dans certaines professions (notariat, prêtrise), ainsi que par la volonté de préserver les statuts locaux, prouvent que les notables ruraux tendent à s’imposer, voire à s’émanciper, face aux anciens lignages nobles : la voie de la résistance peut être interprétée par le biais de la médiation judiciaire, laquelle génère un échange entre plusieurs espaces de pouvoirs, Valdagno, Vicence et Venise. L’abandon d’un mode d’expression et d’échanges supposant le rejet de la violence physique, ainsi que des formes de la violence symbolique (injure), laisse la place au champ judiciaire et à l’acceptation de ses règles. Les Corps territoriaux soulignent le rôle essentiel détenu par les notabilités prêtes à engager le dialogue avec les puissants centres urbains du Dominio et le patriciat vénitien aux dépens des aristocraties traditionnelles.
Le pouvoir des notables
4La communauté villageoise est dominée par une quinzaine de familles de notables, sur les 284 feux recensés au milieu du xvie siècle, qui accaparent l’autorité politique suprême, mainmise rendue manifeste lors des assemblées (convicinie) réunissant les chefs de famille, selon un ordre hiérarchique dans lequel figurent le premier représentant du village, le syndic, puis, le chef de l’administration villageoise (« decano ») et les conseillers, et enfin, les autres membres qui ont le droit de vote.
5Sans doute enrichies dans la seconde moitié du xve siècle, parvenues à se hisser dans le monde des notables grâce à la pratique d’un métier qui n’est pas lié nécessairement à la terre (marchand, notaire, prêtrise) ou à une fonction administrative (syndic, « decano », conseiller), certaines familles disposent d’un droit de regard étendu et renforcent les liens affectifs et sociaux grâce à un jeu de devoirs et de services réciproques, de dons et de contre-dons entretenu à Trissino6. C’est ainsi que, dès les premières décennies du xvie siècle, des Maisons telles que les Bisazza, les Bressan, les Corrati, les Leoni, les Nicoletti, les Valproti composent les notabilités rurales, dominent la scène villageoise, sont à l’origine d’une fermeture sociale, de la formation d’une oligarchie, riche et imbue de ses droits, aux prétentions et à l’ambition souvent considérables, à qui est réservé l’accès aux affaires publiques, ainsi que la gestion de la compétition politique. Quelques dynasties de notaires ont même été fondées à l’époque, renforçant dès lors l’autorité de certaines familles dotées d’une arme redoutable, mais incontournable et recherchée : le savoir juridique7. Les antagonismes entre la noble famille Trissino et la communauté rendent compte, entre 1535 et 1629, de l’autorité de ces familles nouvelles qui défendent et préservent les traditions locales détournées à leurs profits. C’est ainsi que les notables s’opposent aux nobles, soit sur le plan communautaire lors des assemblées, soit sur le plan individuel et familial. Les Bressan, par exemple, sont en litige contre le noble Benedetto Bassan ; le village contre Iseppo Trissino et les siens en 1575, et, en 1580, contre les héritiers de Marcantonio Trissino, ainsi que la veuve Leonora8. Les rapports entre les élites citadines et le monde rural sont singuliers, car la possession foncière, du moins à Trissino, est loin de figurer comme un privilège nobiliaire : près de 74 % des terres du village appartiennent aux habitants, le reste revenant aux nobles et aux citoyens, écart particulier qui traduit la nature des rapports de force à Trissino, des notables dont la mainmise foncière ne paraît être en réalité qu’une des multiples facettes des pouvoirs détenus par les villageois. De telles confrontations sont nombreuses et se vérifient déjà dans le cadre des droits existants : quoique très puissants, les Trissino, dès le milieu du xve siècle, sont tenus de considérer l’autorité des élites villageoises lors de l’élection du syndic.
De la famille aux réseaux sociaux
6Le système de parenté, aux ramifications étendues, mêlant affinités personnelles, lignages agnatiques et cognatiques, constitue l’une des voies obligées pour parvenir à la gestion des affaires villageoises. L’existence des réseaux inter- et intrafamiliaux existant à Trissino permet de cerner un contexte relationnel précis, sans doute rigide, supposant le respect des coutumes ancestrales, revendiqué par les familles émergentes qui sont actives dans le jeu de la compétition et dans l’appropriation des terres. La stratégie familiale est conçue sur plusieurs fronts, de sorte que les différents membres, soudés par des liens horizontaux, verticaux ou obliques, peuvent contrôler les rouages administratifs et composer le véritable groupe dirigeant local. De telles affinités apparaissent lors de la désignation d’un procureur : les familles demandent à un de leurs membres de défendre les intérêts de la Maison. Ainsi en est-il, par exemple, de Conte Fusi qui engage son fils Angelo à le représenter en justice9 ; ou de Bartolomeo Lazarini qui mandate son frère Giovanni, en 1579, contre le notaire Gian Giacomo Bisazza. Mais les liens s’étendent aussi à des réseaux plus élargis : Virgilio Frigo, en juillet 1579, sollicite les « egregios viros » Nicoletti, exerçant le notariat, maître Nicolò, ainsi que le fils de ce dernier, Giovan Maria10.
7La gestion des affaires publiques ne peut être réalisée que par une pratique sociale fortifiée par des alliances et des unions matrimoniales susceptibles de créer des solidarités interfamiliales. Lors de l’enregistrement d’un acte, les notaires sont toujours tenus de faire figurer les témoins, rendant ainsi valide la transaction effectuée. Appelés par le praticien de la justice civile, ces personnages contribuent à rendre perceptibles des réseaux de parentèle et de clientèle reposant soit sur des liens de nature économique, soit sur ceux de la parenté et de l’amitié. Suivant parfois le notaire dans ses divers déplacements, attachés au service d’un patron, sans doute des membres au rôle subalterne, ils appartiennent souvent à des familles influentes de la communauté. Procédé de l’échange de dons consentant à chaque individu de se situer dans une échelle de valeurs particulières acceptées par tous, les équilibres sociaux sont préservés et assurent à ces familles la place qu’elles souhaitent se voir enfin attribuer officiellement. Aussi les hiérarchies ont-elles subi des remaniements dont profitent les nouveaux dominants, à la fortune foncière importante et au talent reconnu.
8Les témoins dévoilent des réseaux de solidarité et d’alliances qui se retrouvent opérationnels également à Vicence, dans le chef-lieu provincial, lors du déplacement des notaires. C’est ainsi que le noble Francesco Bassan et le notable Francesco Donati figurent aux côtés de maître Nicolò Nicoletti, en janvier 1579, dans la demeure d’Alvise Trissino11. Les arbitres choisis par les plaignants lors d’une affaire délicate soulignent l’importance que revêtent les relations intersubjectives au sein de la communauté. À l’occasion d’une discorde survenue entre Bartolomeo Corrati et Domenico Nicoletti, deux arbitres ont été élus, le 8 octobre 1578 : ils mettent en évidence le rôle social détenu par ceux-ci, ainsi que l’amitié qui les réunit aux deux adversaires. Mais l’effort déployé n’aboutit pas. Après la médiation de Giovan Maria Frigo, désigné par Domenico Nicoletti, et de Bartolomeo Faggion, retenu par Bartolomeo Corrati, les plaignants sont insatisfaits et décident de s’en remettre à un troisième ami commun, Nicola Corrati12. Les parents et les amis sont censés assurer le bon fonctionnement de la société rurale et l’indispensable préservation des équilibres sociaux grâce aux interventions réparatrices réclamées par la communauté, cautionnées par les notaires.
Renforcer les liens sociaux : l’arbitrage et la médiation
9L’administration de la justice pénale en Occident a été marquée par deux traditions : d’abord, celle issue du système romano-byzantin, valorisant la fonction punitive de la sentence qualifiée de « State law » ; puis, celle de la « community law », pour laquelle la sanction est réparatrice, censée restaurer l’honneur bafoué de la victime et accabler publiquement l’auteur du méfait, l’atteinte étant en principe contenue et évaluée dans un contexte privé, résolue par la communauté elle-même, fondée sur des pratiques informelles destinées à apaiser les tensions13. Les liens établis entre les villageois peuvent alors être remis en question par de graves événements tels que le meurtre. Tous se trouvent alors confrontés à la justice officielle, laquelle instaure ses propres logiques de résolution, au détriment des codes de relations gérés par les familles elles-mêmes. Quelle est l’attitude de la communauté villageoise face à la transgression ?
La dissension nobiliaire
10Le rôle détenu par l’aristocratie à Trissino souligne les liens complexes noués entre les membres de la communauté et ceux appartenant à la haute société de Vicence. Aux Trissino s’ajoutent d’autres Maisons telles que les Marzari ou les Bassan. Deux meurtres affectant les Trissino, le premier commis en 1540 contre Antonio Trissino, et le second, perpétré en 1581 contre Leonida Trissino, commandité par son frère Lelio, éclairent les profondes dissensions dues à l’héritage familial14. Les rivalités qui enveniment cette illustre Maison, dont les deux procès ne constituent qu’un volet d’une série de meurtres aussi violents que spectaculaires ayant marqué d’autres lignages entre 1570 et 1580, détruisent les équilibres relationnels internes. Ils dénoncent, du coup, la propre incapacité des Trissino à gérer les rivalités de façon pacifique, à éviter l’intervention des magistratures vénitiennes et à empêcher que ne soient connues les mesures d’intimidation avancées par Lelio Trissino contre certains villageois, intimidations reposant sur des rapports de force qui plongent de nombreux témoins dans le silence. Néanmoins, cette peur n’est pas en mesure de les décourager, car certains, d’abord dans l’anonymat, puis contraints par la justice à se découvrir, sont amenés à transmettre des informations, auxquelles ils doivent ensuite répondre pour confondre l’auteur des méfaits. S’instaure dès lors une interaction entre le juge, chargé de l’affaire, et les témoins auditionnés qui, pour éviter chantages, menaces et représailles, bénéficient de la protection des autorités, se font entendre non plus dans le village où réside justement le responsable des crimes, mais à Vicence, afin de libérer la parole. Révélateurs des altercations qui détruisent une partie de l’aristocratie, les crimes modifient les rapports de force habituels ou, du moins, jettent un éclairage nouveau sur les relations sociales : le noble criminel perd la caution que lui conférait son statut privilégié, puisque des membres de sa famille interviennent pour mettre fin à une situation jugée dégradante pour le lignage. La Maison noble est contrainte de régler ses comptes en justice et de se défaire d’une logique de la réparation qui était habituellement cautionnée par le puissant Collège des juges local, porte-parole des intérêts de la noblesse, ainsi que par le Consulat15. Les réparations peuvent être également réalisées par les membres de la communauté, alors qu’ils envisageaient de s’en remettre aux autorités du chef-lieu, au recteur vénitien ou au vicaire du district. Qui se pose alors comme garant de la paix sociale au village ?
La régulation des notabilités
11Détenteurs des clés des pouvoirs locaux, les notables assument un rôle considérable dans la gestion des affaires villageoises et dans les différends : Martino Michelin, mercier, père du notaire Antonio, est ainsi désigné pour estimer la dot d’Angela Clementi, promise à Francesco Vaccari ; puis, à Brogliano, il est retenu pour effectuer une démarche similaire aux côtés du prêtre Antonio Fabri, de la localité de Cornedo, et du citoyen Blasio Serafini16. Quant aux nobles, ils ne restent pas inactifs : Lelio Trissino, en 1576, est choisi comme médiateur entre Zanetto Bruschi et Michele Beltramini, au sujet d’un droit de passage sur un chemin qui aurait été usurpé par Beltramini, une affaire instruite d’abord auprès du vicaire de Valdagno, puis dans le village de Trissino. En 1580, c’est au tour de Leonardo Trissino d’être l’arbitre des conflits surgis chez les Corrati, et Alvise Trissino est, de surcroît, appelé à figurer comme le deuxième arbitre17. Ce recours au patronage noble, très fréquent, est dû à une probable dépendance économique entre l’aristocratie et certains villageois : c’est le cas de Leonardo Trissino, en novembre 1581, qui accorde une dot à la future épouse de son domestique18. Mais la paix peut être également octroyée grâce à la médiation de nobles moins prestigieux, tels les Bassan19. Une telle subordination, à la fois morale et économique, rend compte de l’autorité des grands propriétaires fonciers et de la noblesse dans le contado vicentin.
12Les dissensions qui surviennent à Trissino, impliquant les villageois, nécessitent également une intervention en mesure de rétablir la paix dans les foyers, fondée sur une logique de la réparation différente : la négociation. Les membres de la communauté sont ainsi sollicités à intervenir par ceux-là même qui ne parviennent plus à trouver un accord satisfaisant. Les difficultés sont à l’origine très fortes et ont souvent été exposées aux autorités de Vicence qui, après examen des dossiers, préféraient remettre le tout au vicaire de Valdagno, un noble vicentin chargé des affaires du district, lequel choisissait en définitive de confier la résolution du cas à des notables locaux. Dès lors, les membres les plus influents du village, les notables et leurs proches, ainsi que les notaires, interviennent pour tenter d’apaiser les oppositions parfois virulentes et trouver une issue salutaire pour tous. À qui profite la pacification réclamée, transmise d’une autorité à une autre ? Aux familles qui sont liées par le sang, mais aussi à la communauté qui cherche à instaurer un équilibre relationnel fragilisé par l’altercation verbale ou physique. La médiation figure comme un instrument efficace permettant la préservation de la structure hiérarchique sociale rendue précaire par le différend.
13Dans le cadre d’un compromis, les parties en litige doivent choisir ceux qui arbitrent l’affaire, aussi délicate soit-elle. Une telle possibilité est édictée dans les statuts de Vicence tout comme dans ceux de Venise, qui cherche à voir conservée la paix dans la famille, selon le more veneto. Ainsi sont désignés deux amis communs, en principe un pour chacune des parties, trois si les deux précédents n’ont pas abouti dans leurs tentatives de réconciliation. Cette procédure consolide davantage les liens sociaux à Trissino, accuse peut-être des rapports de dépendance morale chez certains, souligne la volonté des élites rurales de voir maintenues les nouvelles hiérarchies mises en place. La présence d’amis et d’alliés resserre l’esprit communautaire favorable à la famille, à la parenté et au voisinage : seule la paix est en mesure d’assurer aux grandes familles du village la place convoitée. La médiation est également dispensée par les membres de l’aristocratie, tels les Trissino et les Bassan, souvent sollicités pour résoudre des différends : ceux-ci, la plupart du temps, les reçoivent dans leurs demeures, soumettent à l’examen la cause de la dissension et se portent garants de l’affaire toujours réglée en présence du notaire.
Gérer le social et le politique : le notaire rural
Un traducteur des mécanismes sociaux
14L’affirmation des Corps territoriaux et des groupes émergents de la Terre Ferme, dès le milieu du xvie siècle, rend compte des jeux de pouvoirs et des difficultés pouvant caractériser le monde rural, prétendument écarté des grands axes des échanges et de la culture. Il reste toutefois à considérer tout un pan de la société que des études conduites sur une vaste échelle, variable, modulable, d’une province à l’autre, d’un district à l’autre, d’une localité à l’autre du Dominio, pourraient enfin mettre au jour : les notaires ruraux.
15Face aux nobles destinés à gérer le droit civil, intégrés dans le Collège des notaires, en déclin depuis les dernières décennies du xve siècle, siégeant dans les Conseils citadins, les notaires des campagnes, dont l’effectif est pléthorique, ont été occultés par l’aristocratie qui les méprise pour leurs origines souvent obscures et la concurrence qu’ils font à leurs homologues collégiaux. Cependant, qui mieux que les notaires peut traduire le fonctionnement de la vie politique des campagnes, l’existence d’une sociabilité réelle, mais parfois difficile à traduire, le lien possible entre le monde rural et le monde urbain ? Appelés à enregistrer l’acte par lequel la communauté villageoise, grâce à ses représentants officiels, cherche à défendre des droits anciens contestés par des nobles ou des citoyens, ils rédigent les procurations, instruments indispensables de défense contre quiconque tente de léser les intérêts des privés – les notables – ou ceux de la communauté. Les compromis et les actes de paix permettent de saisir le rôle significatif assumé par ces praticiens du droit civil, réclamés par les clients, appelés à cautionner une solution jugée salutaire pour les deux parties, à évaluer le montant des dots ou une transaction, autorisés à éviter la résolution d’une affaire dans les salles des tribunaux de Vicence. Les actes inlassablement enregistrés par les notaires ruraux servent finalement d’indices et de clefs de lecture possibles pour la société locale, les rapports interpersonnels, les relations inter subjectives, la notion d’individu et de conscience, l’affirmation de familles qui changent de statut et revendiquent une légitimité indispensable à leurs yeux, dans le cadre de leur communauté et, ensuite, du chef-lieu, centre des pouvoirs.
Un interlocuteur de proximité
16Saisi comme un élément constitutif de la dynamique politique au sein du village, le processus d’ascension contribue à dévoiler les nouvelles composantes sociales avec lesquelles les élites traditionnelles, dont une partie est en crise au xvie siècle, doivent désormais compter et les reconnaître comme des interlocuteurs privilégiés, caractérisés par l’argent et les compétences : la montée en force des notaires dans le Stato da Terra, leur affirmation au sein de la communauté comme intermédiaires sociaux et agents de médiation, qui peut dépasser le cadre contractuel imposé par l’acte, permet de cerner un groupe socioprofessionnel qui s’impose dans les villages et les centres urbains mineurs, peut être appelé à gérer les pouvoirs locaux et à révéler les rapports de force. À la fois médiateur et détenteur d’un savoir technique, interlocuteur fiable entre les élites dirigeantes du village et le reste de la population, relais entre le monde rural et le monde urbain, le notaire est censé maîtriser les normes juridiques et les utiliser en fonction des besoins formulés, les interpréter et les adapter selon les exigences concrètes des affaires traitées. Le nombre de notaires actifs dans la vallée de l’Agno au xvie siècle est pléthorique : 112 sont dénombrés, pour une population totale de plus de 12 000 personnes. Trois localités se distinguent : Valdagno qui en recense 29 ; Trissino, 27 ; enfin, Cornedo, 21. L’activité économique intense que connaît Vicence et l’arrière-pays, l’émergence d’un corps de métier informel, ne dépendant d’aucune structure corporative, mais influent, peut-être très puissant, les liens établis avec les cercles de pouvoirs locaux et provinciaux, notamment par le biais des Corps territoriaux dès le milieu du xvie siècle, la volonté de sanctionner une situation grâce à l’enregistrement de l’acte notarié, la présence du praticien dans sa communauté d’origine, les contacts parfois réguliers que celui-ci noue avec la haute société vicentine expliquent, sans doute en partie, le nombre élevé de ces professionnels du droit civil.
De la campagne à la ville : ascension sociale et cercle des pouvoirs
17Issus soit de familles nobles, appartenant au Collège des notaires, rejetons élevés à cette fonction grâce à la Maison aristocratique et à l’appartenance à des cercles sociaux puissants, soit de familles dont les origines sont souvent obscures, parfois étrangères, ces notaires ruraux se caractérisent par la richesse et le talent. Ils sont insérés le plus souvent dans les réseaux de clientèles et de patronage en mesure de leur assurer leurs moyens de subsistance et leur intégration dans des cercles de connaissance indispensables pour obtenir l’accès à des familles liées aux pouvoirs citadins. Ils ne peuvent figurer comme de simples gratte-papier, trop affairés à leurs besognes quotidiennes, soucieux de n’amasser que de l’argent. Leur fonction s’avère essentielle dans la structuration du quotidien, le fonctionnement supposé harmonieux de la communauté rurale, avec les divisions sociales que les groupes émergents n’ont cessé de creuser durant le xvie siècle, aux dépens d’une partie de la paysannerie, fragilisée, vivant sous l’autorité des propriétaires fonciers, dont les notaires font eux-mêmes partie. Certains parviennent, parfois avec patience, à entrer dans le monde urbain, où se concentre une riche et influente clientèle, en contact avec les groupes de pouvoirs vénitiens. La réussite d’un praticien de la justice civile dépend de nombreux facteurs, à la fois privés et publics, notamment du patronage accordé par les élites citadines. L’élévation à la fonction de notaire est octroyée par un comte palatin, qui confère à son détenteur la légitimité nécessaire à l’enregistrement des actes, en dépit de l’ostracisme dont savent faire preuve les membres collégiaux. Tous ceux qui exercent dans les campagnes du Dominio doivent à un noble le droit de pratiquer une telle profession : à Trissino, l’illustre famille da Porto, l’une des deux plus redoutables factions de l’aristocratie qui a divisé Vicence au xvie siècle, a attribué ce titre à Iseppo Trissino en 1563 et, fort probablement, à Antonio Michelin qui figure comme un fidèle de cette Maison. Comment expliquer, cependant, qu’Iseppo Trissino doive aux da Porto la possibilité d’exercer ce métier ? Il est sans doute né d’une liaison adultérine qui lui a interdit à jamais l’admission au Collège des notaires, dont les critères de recrutement sont sévères, et le fait dès lors dépendre de la protection d’un puissant lignage de l’aristocratie, peut-être lié aux Trissino20.
18Les Nicoletti, au même titre que maître Michelin, témoignent d’un parcours professionnel brillant, mais sans doute peu atypique à l’époque, et d’un accès dans le sérail de la noblesse de Vicence. Issu d’une famille pour qui la pratique du notariat paraît essentielle, Giovan Battista Nicoletti est actif à Vicence, figurant comme un homme de confiance pour les riches marchands locaux ou ceux qui y séjournent. Il s’insère de la sorte dans des cercles sociaux plus étendus. S’il persiste pourtant à travailler dans son village d’origine, où exerce déjà son père et vit sa famille, fidèle à de multiples réseaux qu’il doit savoir utiliser, il n’en demeure pas moins qu’il intervient dans les groupes de l’aristocratie, ainsi que dans ceux des négociants, dont le rôle est primordial à Vicence et les contacts avec les grands centres européens du commerce intenses. Quant à Antonio Michelin, originaire de la Valteline que son père avait quitté, il est parvenu à tisser des liens sociaux et professionnels l’autorisant à côtoyer l’aristocratie urbaine, réussite peut-être facilitée par la caution que les da Porto ont dû lui apporter. L’argent amassé, la fierté qu’il a ressentie pour sa réussite professionnelle et son insertion à Vicence, où il se fixe en 1567, peuvent expliquer qu’il ait choisi de se faire ensevelir à l’église de San Lorenzo, une des plus prestigieuses du chef-lieu.
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19Les villageois cherchent à affirmer leur autorité face à l’aristocratie traditionnelle ; ils se fondent sur la richesse et la compétence pour obtenir la reconnaissance sociale à laquelle ils tiennent et se démarquer des groupes de la communauté marginalisés au cours du xvie siècle. Ils optent souvent pour une politique caractérisée par la prudence, puis par la liberté de parole, lorsque celle-ci se trouve sollicitée par les autorités à l’occasion de procès criminels. Les actes notariés, notamment les compromis, aident à cerner les logiques relationnelles cautionnées par les autorités officielles, celles de Vicence et de Valdagno, puis par les notaires, véritables intermédiaires sociaux, soucieux de faire respecter les hiérarchies sociales, imposées par les groupes émergents qui sont parvenus à accaparer les pouvoirs locaux et à les gérer à leurs profits.
Notes de bas de page
1 Il convient de citer les ouvrages pionniers dirigés par Claudio Povolo sur le monde rural : Povolo Claudio (dir.), Dueville. Storia e identificazione di una comunità del passato, Dueville (Vicence), 1985, 2 vol. ; id. (dir.), Lisiera : Immagini, documenti e problemi per la storia e cultura di una comunità veneta. Strutture, congiunture, episodi, Vicence, 1985 ; Annali Veneti. Società, cultura, istituzioni, I, 1984, numéro consacré aux communautés rurales de la Terre Ferme vénitienne. De même, les recherches conduites par Sergio Zamperetti sur les Corps territoriaux ont contribué à dégager une dynamique nouvelle régissant le monde rural vénitien aux xvie et xviie siècles : Knapton Michael, « Il territorio vicentino nello Stato veneto del ‘500 e primo ‘600 : nuovi equilibri politici e fi scali », Cracco Giuseppe et Knapton Michael (dir.), Dentro lo « Stado Italico ». Venezia e la Terraferma tra ‘400 e ‘600, Trente, 1984, p. 33-115 ; Zamperetti Sergio, « Per una storia delle istituzioni rurali nella Terraferma veneta : il contado vicentino nei secoli xvi e xvii », Cozzi Gaetano (dir.), Stato, società e giustizia nella Repubblica veneta (sec. xv-xviii), Rome, 1985, vol. II, p. 59-131 ; id., « I sinedri dolosi. La formazione e lo sviluppo dei Corpi territoriali nello Stato regionale veneto tra ‘500 e ‘600 », Rivista storica italiana, 99 (1987), p. 269-320 ; id., I piccoli principi. Signorie locali, feudi e comunità soggette nello Stato regionale veneto dall’espansione territoriale ai primi decenni del ‘600, Trévise/Venise, 1991 ; Povolo Claudio, L’Intrigo dell’Onore. Poteri e istituzioni nella Repubblica di Venezia tra Cinque e Seicento, Vérone, Cierre, 1997 ; Fornasa Silvano et Zamperetti Sergio (dir.), Castelgomberto. Storia di una comunità rurale dal Medioevo all’Ottocento, Castelgomberto (Vicence), 1999 ; Trivelli Giorgio (dir.), Storia di Trissino, dai primi insediamenti all’età contemporanea, Trissino (Vicence), 2003, p. 95-181.
2 Povolo Claudio, op. cit., passim ; Faggion Lucien, « Disordini in una famiglia dell’aristocrazia vicentina : i Trissino nella seconda metà del ‘500 », Actae Histriae, 10 (2002), p. 285-304 ; id., « Saint-Office, familles et conflits à Venise, le cas d’Alessandro Trissino (1540-1560 env.) », Audisio Gabriel (dir.), Inquisition et pouvoir, Aix-en-Provence, 2003, p. 119-130 ; id., « Les notabilités rurales dans le nord-est de l’Italie au xvie siècle : les notaires, entre élites locales et aristocratie urbaine », Aubert Paul, Chastagnaret Gérard et Raveux Olivier (dir.), Construire des mondes. Élites et espaces en Méditerranée, xvie-xxe siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2005, p. 103-118.
3 Demo Edoardo, L’« anima della città ». L’industria tessile a Verona e Vicenza (1400-1550), Milan, Edizioni Unicopli, 2001 ; Panciera Walter, L’Arte matrice. I lanifici della Repubblica di Venezia nei secoli xvii e xviii, Trévise, Canova Editore, Fondazione Benetton Studi Ricerche, 1996 ; Mola Luca, Mueller Reinhold C. et Zanier Claudio (dir.), La Seta in Italia dal Medioevo al Seicento. Dal baco al drappo, Venise, Marsilio, 2000.
4 Povolo Claudio, L’Intrigo dell’Onore, op. cit., passim.
5 Honneth Axel, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2002.
6 Caille Alain, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Paris, La Découverte/MAUSS, 2005 (nouvelle édition augmentée ; 1re éd. 1994) ; Godelier Maurice, L’Énigme du don, Paris, Fayard, 1996.
7 Au xvie siècle, quatre familles du village Trissino se sont illustrées dans le notariat : les Bisazza (trois membres, entre 1507 et 1613) ; les Bressan (deux frères, de 1532 à 1561) ; les Faggion (trois générations, de 1507 à 1575) ; les Nicoletti (quatre membres, de 1554 à 1623). Néanmoins, les Bassan, famille noble, comptent deux notaires ayant exercé, entre autres, dans ce village. Dans la première moitié du xviie siècle, les Gemo s’imposent et se distinguent avec quatre membres.
8 Archivio di Stato de Vicence (abrégé en : Arch. Stato de Vicence), Archivio Notarile (abrégé en : Arch. Not.), N. Nicoletti, registre 7939, 1576, f° 24 v° ; 12 avril, f° 120 v° ; 1580, f° 27 r°.
9 Arch. Stato de Vicence, Arch. Not., N. Nicoletti, registre 7939, 1er septembre 1579, f° 90 v°-91 r°.
10 Arch. Stato de Vicence, Arch. Not., N. Nicoletti, registre 7939, f° 86 r°.
11 Arch. Stato de Vicence, Arch. Not., N. Nicoletti, registre 7939.
12 Arch. Stato de Vicence, Arch. Not., A. Michelin, registre 8337, 24 mai 1580, f° 40 v° ; 17 juillet 1580, f° 49 r°-40 v°.
13 Langbein J. H., Prosecuting Crime in the Renaissance : England, Germany, France, Cambridge, Harvard University Press, 1974 ; Povolo Claudio, op. cit., passim ; Van Caenegem R., I Signori del diritto. Giudici, legislatori e professori nella storia europea, Milan, 1991 (trad. it.) ; id., Introduzione storico al diritto privato, Bologne, 1992 (trad. it.).
14 Archivio di Stato de Venise, Avogaria di Comun, Miscellanea Civile e Penale, p. 71.
15 Faggion Lucien, Les Seigneurs du droit dans la République de Venise. Collège des Juges et société à Vicence à l’époque moderne (1530-1730 env.), Genève, 1998, passim.c
16 Arch. Stato de Vicence, Arch. Not., A. Michelin, registre 8337, 25 novembre 1576 ; f° 86 v° ; N. Bisazza, carton 760, sans numérotation.
17 Arch. Stato de Vicence, Arch. Not., A. Michelin, registre 8337, 7 décembre 1576, f° 49 r°-49 v° ; 31 mai 1580, f° 43 r°.
18 Arch. Stato de Vicence, Arch. Not., A. Michelin, registre 8338, novembre 1581.
19 Arch. Stato de Vicence, Arch. Not., N. Nicoletti, registre 7939, 20 juin 1579 ; 27 décembre 1581.
20 Arch. Stato de Vicence, Arch. Not., I. Trissino, registre 8304, voir le protocole figurant au début du volume.
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