Introduction de la deuxième partie
p. 153-154
Texte intégral
1De même que l’adhésion résolue de Théodore Roosevelt à la doctrine de Monroe portait en germe une tutelle généralisée des États-Unis sur les Amériques, sa vision des équilibres géopolitiques de la planète laissait présager les efforts qu’il déploierait en faveur de la paix lors de conférences futures. Mais ses contemporains étaient plus enclins à souscrire à l’« hémisphérisme », conforme au vieux réflexe isolationniste, qu’au « mondialisme », qui allait à son encontre – et restaient fidèles à ce provincialisme à l’échelle d’un continent dont le vingt-sixième président devrait tenir compte dans l’élaboration de sa politique étrangère. S’il claironna son bilan à propos de l’isthme de Panama, il plaça sa politique européenne sous le signe de la discrétion. Outre les contraintes de l’opinion publique, il lui faudrait s’accommoder des limites du potentiel militaire américain et moduler en conséquence ses exigences diplomatiques, en Asie notamment.
2Le diplomate gardera intacts ses présupposés racistes dans ses relations avec les peuples inférieurs, et sa bonne conscience quant à la mission civilisatrice des États-Unis aux Philippines. Son mépris pour les « races faibles » et « incompétentes » explique ses emportements bellicistes vis-à-vis des Philippins, des Colombiens ou des Chinois, qui contrastent avec la pondération relative qui prévalut dans ses rapports avec les nations « civilisées ». Son agressivité sera souvent inversement proportionnelle à la force de l’adversaire. Perspicace dans son évaluation des équilibres géopolitiques, conscient des mutations qui guidaient « la marche du monde », il méconnaîtra systématiquement l’intensité du ferment nationaliste parmi les peuples colonisés ou vassalisés. Sa Realpolitik novatrice, toute de mesure et de retenue, n’ira pas sans quelques notoires égarements impérialistes ; il apparaît de ce fait comme une sorte de Jekyll et Hyde de la diplomatie.
3Cette ambivalence peut s’expliquer dans le fond par le dualisme d’une démarche qui combine innovation et tradition. La « politique du gros bâton » traduit une conception moderne de la défense et une volonté d’élargir la mission des États-Unis. Théodore Roosevelt est au début du siècle le précurseur d’une nouvelle diplomatie « internationaliste », marquée par le réalisme. Le champion de la « préparation militaire » et de la paix armée est conscient du cadre planétaire de la sécurité des États-Unis, des dangers que leur font courir les appétits de puissance des autres nations expansionnistes, de la nécessité de préserver un certain équilibre des impérialismes dans le monde, et des limites imposées par une opinion publique isolationniste, malgré son engouement passager pour l’expansion outre-mer. Mais le vingt-sixième président intègre également dans sa vision du rôle et de l’avenir de l’Amérique la vieille idéologie « exceptionnaliste », ethnocentrique et universaliste. Résultent de cet accord total avec le passé expansionniste du peuple américain son républicanisme conquérant et son œuvre civilisatrice, une sorte d’idéalisme parfois dévoyé — l’épisode philippin entachant un bilan par ailleurs exceptionnel. L’on peut certes arguer des errements tragiques de ses successeurs pour rehausser l’originalité de sa contribution à la politique étrangère des États-Unis à l’orée du vingtième siècle. Ce serait oublier que la diplomatie du « gros bâton » allait aussi ouvrir la voie à ces errements1.
Illustration 4. – Macauley : A « Bone in His Teeth » (New York World, 18 décembre 1907).

Reproduit avec l’aimable autorisation de la Theodore Roosevelt Collection (Harvard College Library).
Notes de bas de page
1 Voir Ricard Serge, « Theodore Roosevelt : Imperialist or Global Strategist in the New Expansionist Age ? », Diplomacy and Statecraft, vol. 19, n° 4, décembre 2008, p. 639-657.
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