Mobilisation paysanne et sociabilités rurales : le mouvement dorgériste en Bretagne
p. 201-211
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Index géographique : France
Texte intégral
1Au milieu des années trente, alors que le mécontentement gronde dans les campagnes françaises, le mouvement dorgériste s’impose comme un acteur sociopolitique important suscitant les craintes des autorités civiles. Inégalement implanté à l’échelon national, il trouve dans les campagnes bretonnes un de ses bastions les plus solides et, aussi, une de ses terres d’élection depuis la mobilisation contre les assurances sociales entamée dès la fin des années vingt1. Outre l’entreprise politique menée par Dorgères, il s’agira ici d’étudier la protestation paysanne qu’il met en scène comme un phénomène majeur de mobilisation sociale dans le monde rural breton des années trente. On s’efforcera ainsi de voir en quoi la sociabilité rurale préexistante a pu fournir des cadres favorables à cette mobilisation et, corollairement, comment cette dernière débouche sur de nouvelles formes de sociabilités spécifiquement partisanes.
Sociabilités rurales et affirmations identitaires
2Le recensement des manifestations paysannes durant les années trente en Bretagne révèle l’importance de la mobilisation sociale en cours. Ce sont en effet plusieurs dizaines de milliers de paysans bretons qui se sont réunis, soit à la seule instigation de Dorgères, soit dans le cadre du Front paysan2, pour protester contre les répercussions de la crise économique et dénoncer l’incurie de la politique gouvernementale. Sans négliger l’incontestable charisme de Dorgères dans la mise en action de la protestation paysanne, l’ampleur relativement exceptionnelle de cette mobilisation à l’échelle nationale renvoie, à l’évidence, à certaines caractéristiques du monde rural breton. Plus que le poids toujours considérable des populations rurales et particulièrement paysannes, c’est la forte dimension communautaire présidant à l’organisation d’une « civilisation paroissiale » encore omniprésente qui joue ici un rôle déterminant. Dans un monde où la pratique pascale reste partout ou presque supérieure à 90 %3, la socialisation religieuse tout comme le pouvoir des clercs à dire le monde social tissent les fils d’une identité culturelle, perçue dans sa dimension collective, dont les implications politiques sont manifestes. La force du sentiment identitaire sous-jacent à la mobilisation paysanne s’inscrit, en effet, dans la culture politique dominante que constitue, dans bon nombre de campagnes bretonnes, un traditionalisme catholique construit autour de la défense d’une identité religieuse et rurale profondément antagoniste aux valeurs républicaines. L’animosité envers l’État et le monde urbain tout comme la valorisation identitaire de la paysannerie, éléments constitutifs du discours dorgériste, trouvent donc d’autant plus d’écho ici qu’ils s’inscrivent dans des schèmes de perception fortement prégnants.
3Dans ce cadre, la capacité du dorgérisme à mettre en action une fraction importante de la paysannerie bretonne réside aussi dans le fait que bien des communautés rurales peuvent se définir comme des collectivités relativement segmentées au sein de l’espace national. Plus encore que la situation géographique périphérique de la région et ses spécificités culturelles, c’est l’attitude des notables locaux à l’égard du pouvoir central qui s’avère décisive pour saisir des modalités d’intégration politique4 qui ne sont pas sans conséquences sur la réceptivité du discours dorgériste. Dans les bastions des droites catholiques, l’hostilité des clercs et des grands propriétaires fonciers, sinon au régime du moins à ses valeurs, accentue tant en pratique qu’en terme de représentations le cloisonnement du monde rural breton.
4La conjonction d’un modèle social à dimension communautaire et d’une segmentation au sein de l’espace national détermine alors un fort potentiel de mobilisation lorsque la communauté villageoise se sent, à tort ou à raison, menacée. Les événements de 1902 et 1906, suite à la loi sur les congrégations et aux Inventaires, tout comme les grandes manifestations contre les projets religieux du Cartel des gauches entre 1924 et 1926 témoignent de la vigueur de la réaction face à ce qui est perçu commeautant d’agressions externes. À chaque fois cependant, c’est bien l’identité religieuse qui a été mise en avant et nullement une identité socioprofessionnelle qui trouve peu de place dans un monde rural où la logique du champ économique peine à s’imposer face à l’emprise du religieux.
5C’est d’ailleurs sur ce point que d’importantes mutations se produisent dans les campagnes bretonnes au lendemain de la Première Guerre mondiale. Fort du « prix du sang » payé durant la guerre, la paysannerie bretonne sort en effet du conflit avec une perception renforcée de son identité et de sa place dans la Nation. Parallèlement, les années vingt sont l’occasion d’un développement vigoureux d’un réseau d’associations agricoles, particulièrement sur le plan syndical. Dans une conjoncture où l’encadrement politique de la paysannerie constitue un enjeu de première importance entre conservateurs, démocrates-chrétiens et républicains, les syndicats agricoles connaissent une décennie de très forte expansion que symbolise la réussite de l’Office central de Landerneau5. Le triomphe du syndicat agricole communal construit alors un réseau de solidarités et de sociabilités professionnelles qui place, sur ce plan, la Bretagne comme une des régions les plus dynamiques du pays. Traduisant les aspirations d’une part croissante de la paysannerie à une modernisation de ses conditions de production et à une amélioration de ses conditions de vie, l’essor du syndicalisme agricole participe également à un renforcement de son identité professionnelle. Les nombreux congrès paysans qui scandent cette progression sont, en effet, l’occasion d’une importante production discursive qui affirme les spécificités de la paysannerie et la nécessité de défendre ses intérêts. Si l’identité professionnelle est bien souvent intégrée dans une identité rurale qui la dilue partiellement, elle n’en est pas moins affirmée avec beaucoup plus de vigueur qu’auparavant. Le phénomène est particulièrement net avec le mouvement des cultivateurs-cultivants qui, désireux d’émanciper la paysannerie des notables traditionnels, qu’ils soient conservateurs ou républicains, soulignent avec force que la cohésion du groupe mobilisé tient fondamentalement à son activité professionnelle6.
6Le développement du syndicalisme agricole en Bretagne dans les années vingt constitue donc un élément clé dans le processus d’élévation du capital de ressources des franges les plus actives de la paysannerie bretonne. Quoique l’influence de la notabilité traditionnelle y reste prépondérante, il s’accompagne de l’émergence d’élites paysannes, futurs cadres de la mobilisation sociale des années trente. Il est du reste frappant de constater que c’est justement au sein des cultivateurs-cultivants, mouvement construit sur une logique d’émancipation, que vont se recruter bien des leaders du mouvement dorgériste.
7L’entrée en mobilisation va alors être déterminée par la conjonction de multiples facteurs au sein desquels se distingue la montée des aspirations paysannes dans un monde rural dont les évolutions sont notables. Le décloisonnement socioculturel de la paysannerie bretonne effectué durant le premier conflit mondial s’accompagne en effet, dans les années vingt, d’une ouverture économique qui, progressivement, oblige à prendre en compte les impératifs du marché. Il y a ici un changement dont il faut mesurer l’importance. Si, précédemment, le champ politico-religieux imposait sa logique d’affrontements et de cloisonnement, du moins dans les campagnes soumises à l’autorité des élites sociales traditionnelles, la logique du champ économique qui tend à devenir dominante pousse à l’intégration renforcée de la région dans l’espace national. Une partie de la paysannerie bretonne entend alors jouer un rôle plus actif dans ces évolutions. Le phénomène se perçoit aussi bien sur le plan économique, à travers le désir d’accession à une certaine modernité, que sur le plan politique où s’affirme une volonté de reconnaissance auprès des pouvoirs publics. La mobilisation sociale paysanne s’engage alors avec l’intervention de Dorgères, véritable entrepreneur politique, dans une conjoncture marquée par les troubles suscités par la loi sur les assurances sociales puis, surtout, par les répercussions de la crise économique.
Mobilisation paysanne et renforcement identitaire
8La mobilisation d’une fraction importante de la paysannerie bretonne doit s’analyser, à l’instar de la mobilisation d’autres groupes sociaux, comme le moment où se construit une identité spécifique. Le groupe mobilisé se donne à voir tel qu’il se perçoit et tel qu’il entend qu’on le perçoive. La mobilisation est aussi le moment où il renforce son niveau de ressources politiques, notamment à travers la mise sur pied de nouvelles structures de sociabilité à vocation explicitement partisane : les Comités de défense paysanne.
9Le déclenchement et l’essor de la mobilisation paysanne renvoie en premier lieu à l’action de Dorgères dont il faut rappeler qu’il n’appartient pas au groupe mobilisé, ni socialement, ni géographiquement. Originaire du Nord, publiciste, Dorgères n’arrive en Bretagne qu’en 1922 sans doute à l’instigation de Mgr Charost, le cardinal archevêque de Rennes, afin de faire pièce au mouvement des cultivateurs-cultivants7. Travaillant dans un petit journal agricole, Le Progrès agricole de l’Ouest, il en prend, à la fin des années vingt, la direction et lui donne une orientation politique de plus en plus marquée8. Son entreprise politique, Dorgères la construit alors résolument et exclusivement autour de la paysannerie. Le fait de ne pas y appartenir est d’ailleurs explicatif d’un comportement et d’une action qui « surjouent » l’identité du groupe afin de favoriser le phénomène d’identification de ses auditoires à sa personne. Car, autant pour asseoir sa légitimité que pour développer son entreprise politique, Dorgères travaille inlassablement à renforcer la cohésion du groupe tant dans son identité que dans son organisation. Pour cela, il s’appuie sur les sociabilités préexistantes et organise une sociabilité de lutte. C’est, du reste, cette articulation complexe entre l’ancien et le nouveau, le traditionnel et le moderne qui caractérise le répertoire d’action collective émergeant autour de la mobilisation dorgériste.
10Dans un premier temps, dès 1928, Dorgères s’empare de la question des assurances sociales pour imposer sa figure de tribun « paysan ». Organisant des tournées de propagande, il multiplie les réunions à l’échelle communale. Souvent appelées à la sortie de la messe, tenues dans des salles de café, les réunions dorgéristes s’inscrivent dans cet univers d’interconnaissance et dans les réseaux de sociabilité villageoise susceptibles de leur donner l’écho nécessaire. Il s’agit alors d’éveiller les consciences et de susciter des engagements parmi la paysannerie locale. Il peut également s’appuyer sur Le Progrès agricole de l’Ouest afin de populariser son combat. Les abonnés du journal lui fournissent d’ailleurs un vivier militant de première importance qui assure la circulation de l’information et amplifie son action. À un moment où le décloisonnement socioculturel du monde rural breton et les aspirations socioéconomiques de fractions croissantes de la paysannerie favorisent la lecture d’une presse professionnelle, Dorgères a bien compris l’intérêt de disposer d’un tel organe de presse dont il va s’efforcer d’accroître l’audience. Disposant rapidement d’un réseau militant dont les figures les plus emblématiques viennent des cultivateurs-cultivants, il donne alors à la mobilisation paysanne en cours un écho plus large en occupant l’espace public par l’organisation de meetings et de manifestations. Déjà à l’œuvre lors de la lutte contre les assurances sociales, la manifestation dorgériste s’impose donc, à partir de 1933, comme un cadre majeur de mobilisation sociale, au moment où la crise économique touche durement les campagnes bretonnes. C’est d’ailleurs ici que se perçoit la relative ambivalence d’une action collective qui s’insère encore dans des structures de sociabilités traditionnelles tout en engageant le monde paysan dans de nouvelles perspectives. Car si la grande ville, siège de préfecture, est parfois le lieu de la manifestation, témoignant au passage de l’élargissement des horizons de la paysannerie bretonne, ce sont néanmoins le plus souvent des chefs-lieux de cantons voire d’arrondissement qui sont retenus. Carrefours routiers, lieux traditionnels de foires et de marchés, ils se situent encore largement dans un univers de proximité. Le rassemblement dans de tels lieux constitue certes une démonstration de force mais, à la différence des manifestations organisées dans les centres urbains, elle est autant, sinon plus, tournée vers la communauté rurale elle-même que vers l’extérieur. Il s’agit d’abord, pour les paysans rassemblés, de se donner le sentiment d’une forte cohésion et donc d’une grande capacité d’action tout en les donnant à voir.
11La réussite de l’entreprise dorgériste tient sans nul doute à la faculté de son leader à percevoir et amplifier les aspirations des paysans bretons et à les mettre en action. Elle est inséparable d’une mise en forme discursive autant que symbolique dont l’objectif est d’affermir l’identité du groupe social mobilisé, condition d’un engagement résolu dans la lutte. Tout autant qu’une forte dimension idéologique, l’entreprise dorgériste développe ainsi une approche normative, fortement articulée autour d’une composante identitaire, qui vise à définir la paysannerie comme un groupe social stigmatisé. Il faut insister sur l’efficacité mobilisatrice d’une telle définition. Si elle joue en premier lieu sur les complexes socioculturels, fortement intériorisés, des paysans à l’égard du monde urbain, elle renvoie aussi à une altérité culturelle régionale aux composantes multiples que les contacts croissants avec l’extérieur renforcent.
12L’intégration renforcée de la région dans l’espace national au lendemain de la guerre accentue, en effet, la réceptivité des paysans bretons à tout discours qui souligne leur marginalisation. L’État et son action politique sont désormais envisagés comme des enjeux fondamentaux comme le montre clairement la protestation orchestrée par Dorgères contre les assurances sociales. La vigueur de la réaction paysanne en Bretagne à l’égard de cette loi tient à ce qu’elle constitue pour beaucoup de paysans la découverte d’une rationalité administrative, jusqu’ici fort lointaine, perçue comme l’instrument d’une domination extérieure. L’ingérence de l’État et de ses fonctionnaires au sein de l’exploitation familiale, à travers les modalités d’inscription dans les caisses d’assurance9, est particulièrement mal vécue tant elle est ressentie comme une intrusion dans une intimité jugée en dehors de leur champ d’investigation. Mais c’est évidemment avec la crise économique que le sentiment d’une marginalisation sociale et politique prend toute sa force. Tout le discours dorgériste vise alors à montrer que les politiques menées sont aux services de groupes opposés à la paysannerie. Déjà développée dans la critique de la politique libérale de Flandin, cette analyse prend encore plus d’acuité dans la dénonciation de l’action du Front populaire censée répondre uniquement aux intérêts du monde ouvrier et du salariat urbain.
13Attaché à révéler la stigmatisation de la paysannerie par les pouvoirs publics, Dorgères cherche aussi à renforcer son potentiel d’action en mettant en scène une « fierté paysanne » chargée d’inverser les logiques sociales en cours. Le travail de définition du groupe comme un groupe stigmatisé fonctionne bien en corollaire d’une volonté d’en renverser les effets. Il s’agit pour Dorgères de lui construire une identité positive afin de briser son apathie supposée et de « transformer des bovidés inertes en taureaux furieux10 ». Si ce processus passe par le rappel insistant de la place primordiale de la paysannerie dans la Nation, il opère de manière tout aussi efficace par la valorisation de son identité. Puisant dans l’univers culturel des paysans, Dorgères joue sur le registre affectif et pulsionnel. L’organisation des manifestations paysannes est ainsi l’occasion de magnifier le travail de la terre par toute une mise en scène (charrettes décorées, gerbes de blé…). Les fourches disposées parfois auprès des tribunes jouent sur le même registre tout en exaltant la force du groupe. La capacité de Dorgères à transcender les complexes socioculturels de la paysannerie en exaltant son univers de référence et en fustigeant ce qu’elle perçoit comme des valeurs dominantes explique très largement l’écho de ses interventions dans le monde paysan et le charisme qu’il en retire. Rien n’est sans doute plus agréable aux auditoires paysans que la « mise en boîte » opérée par Dorgères à l’égard de ses contradicteurs, professionnels de la parole, que sont les parlementaires ou les instituteurs. La violence verbale qu’exprime un langage viril, souvent imagée, l’attraction qu’elle exerce auprès d’auditeurs exaspérés par les conséquences de la crise économique, l’impression de puissance que ces derniers retirent des foules paysannes rassemblées dégagent un potentiel d’action que Dorgères s’efforce d’utiliser comme arme politique. La place de la violence dans la geste dorgériste s’explique bien fondamentalement par une dimension réactive face aux souffrances sociales liées à la crise et à une dépréciation identitaire perçue avec de plus en plus d’acuité.
14La mobilisation dorgériste en posant comme enjeu essentiel l’action de l’État participe ainsi fortement à un puissant travail de politisation. Elle s’accompagne de toute une analyse critique des politiques menées et d’un programme de revendications économiques. Surtout, une fois l’alliance entre Dorgères et l’Union nationale des syndicats agricoles (UNSA) mise en place dans le cadre du Front paysan, elle dégage un projet politique alternatif à une République parlementaire décriée par son incapacité à résoudre la crise et récusée dans ses fondements. Appuyé sur le métier et la famille c’est-à-dire sur les structures de socialisation et de sociabilité les plus immédiates, le modèle corporatif prôné par Dorgères n’est pas sans pouvoir de séduction sur les masses paysannes tant il pose l’appartenance professionnelle comme vecteur privilégié d’intégration politique.
Mobilisation paysanne et émergence d’une sociabilité partisane
15L’essor du mouvement dorgériste renvoie donc aux caractéristiques du groupe mobilisé et, en même temps, à l’entreprise politique de Dorgères. Outre l’aptitude de ce dernier à s’ériger en porte-parole charismatique d’une paysannerie engagée dans un processus de radicalisation politique, la réussite de son action tient aussi aux formes de sociabilité militante qu’il réussit à instaurer. Puisant, dans un premier temps, dans la sociabilité professionnelle existante, notamment sur le plan syndical, le mouvement dorgériste dégage rapidement ses propres cadres et, plus difficilement, une structure partisane spécifique. Il faut souligner sur ce point combien cette mise en place est tributaire autant de la stratégie de Dorgères que des possibilités d’action militante en milieu paysan. Malgré le succès de la mobilisation paysanne, les difficultés que rencontrent Dorgères pour implanter le Parti agraire dans la région, dans les années 1930-1932, à un moment il est vrai où son influence est encore relative, sont instructives. Construire une nouvelle organisation politique dans un champ partisan fortement structuré autour du clivage entre « blancs » et « bleus » s’avère une gageure. L’échec de cette tentative qui tient aussi aux divergences croissantes entre Dorgères et les dirigeants du Parti agraire le force alors à abandonner ce projet. S’il se contente pendant un temps d’être à la tête d’une protestation paysanne encore faiblement organisée, la montée des tensions politiques dans les campagnes liée à l’aggravation de la crise agricole puis à la victoire du Front populaire le pousse à s’investir plus résolument dans la construction d’une organisation partisane. Il semble bien que la volonté de mieux structurer les engagements paysans corresponde à son désir d’élever le niveau de ressources sociopolitiques dont il peut disposer alors que la concurrence s’avive dans le champ de la contestation radicale du régime.
16À partir de 1935, Dorgères donne donc un nouvel élan aux Comités de défense paysanne forgés dans la lutte contre les assurances sociales. Il peut compter pour cela sur les élites qui ont émergé au sein de la mobilisation paysanne tant chez les cultivateurs-cultivants, à l’instar de Jean Bohuon, que parmi les figures directement issues de la mobilisation dorgériste à l’exemple de Henri Robichon ou de Joseph Divanac’h. Les Comités de défense paysanne s’avèrent finalement correspondre beaucoup mieux qu’une organisation partisane comme le Parti agraire aux structures sociales et aux capacités de militance de la plupart des paysans. S’appuyant sur une sociabilité paysanne fondée sur le lien local et l’interconnaissance, ils se développent autour du principe d’une forte autonomie des groupes locaux et d’une grande souplesse de fonctionnement. Par la suite, cependant, une sociabilité militante spécifique se met en place à travers la création de comités cantonaux et, surtout, de comités départementaux qui réalisent une certaine centralisation. La souplesse du fonctionnement des comités reste cependant la règle et, à vrai dire, Dorgères n’aura jamais la volonté de construire une organisation solidement hiérarchisée et rigoureusement structurée. L’activité de ces comités reste intermittente, en fonction des disponibilités militantes peu nombreuses que laisse le travail de la terre. Elle repose essentiellement sur les cadres du mouvement qui trouvent dans l’emploi de salariés agricoles ou dans le surtravail de leur femme le temps nécessaire à un engagement très contraignant. Il n’empêche que c’est bien le développement de cette sociabilité militante qui autorise le mouvement dorgériste à mettre sur pied des modalités d’encadrement et d’action plus novatrices. L’essor des Chemises vertes, dont le premier congrès national se tient en décembre 1935 à Bannalec dans le Finistère, témoigne de la volonté de Dorgères de disposer d’une force de frappe, facilement mobilisable, et d’accentuer la discipline interne du mouvement. Organisée sur le plan partisan, la mobilisation paysanne débouche alors sur des actions plus ambitieuses qui dévoilent la singularité de la geste dorgériste11. Outre des interventions plus énergiques contre les adversaires du mouvement, elle s’accompagne également d’une volonté de régulation des mécanismes du marché comme l’atteste l’affaire du pétrolage des petits pois de Pleuven, au sud de Quimper, en juin 1938, par des militants dorgéristes chargés de faire respecter la grève des approvisionnements des conserveries. Ce type d’action n’est pas sans impliquer une discipline renforcée du groupe, préalable à une plus grande efficacité. Il montre aussi que l’intégration grandissante d’une partie de la paysannerie, notamment dans les régions de maraîchage et de primeurs, dans les mécanismes du marché favorise l’engagement dans la mobilisation tant les contraintes imposées par la crise agricole sont particulièrement mal vécues. La geste dorgériste anticipe, ici aussi, sur certaines modalités d’intervention ultérieures du monde paysan breton confirmant qu’elle constitue bien un moment important dans l’évolution du répertoire d’action collective de ce groupe social.
17Sur ces bases, le mouvement dorgériste connaît à partir de 1935 et notamment dans les années 1936-1937 un développement remarquable. Tous les départements bretons ont alors leur Comité de défense paysanne. Si l’on s’en tient à la tenue des réunions et des manifestations et aux quelques données chiffrées dont nous disposons, des zones de force apparaissent nettement autour du bassin de Rennes, de la Cornouaille finistérienne, particulièrement du pays bigouden, du Vannetais oriental, de la presqu’île guérandaise et du pays de Châteaubriant en Loire-Inférieure. Cette implantation révèle au passage combien la mobilisation paysanne sous la bannière du dorgérisme réussit partiellement à transcender les clivages partisans de la région. Certes, les zones de faiblesse du dorgérisme que sont, essentiellement, le Trégor finistérien et la partie occidentale des Côtes-du-Nord, montrent sa difficulté à s’établir dans les bastions de la gauche bretonne, où l’agitation paysanne, du reste, n’est pas moins vive mais derrière, cette fois-ci, les militants communistes et socialistes dont la figure de proue est Tanguy Prigent. Néanmoins, même si la plupart de ses zones de force correspondent aux bastions de la droite catholique, son implantation en Cornouaille finistérienne témoigne de sa capacité à s’implanter dans des terres de tradition républicaine. Cet essor indéniable du dorgérisme dans la région peine cependant à être estimé précisément car les sources sont lacunaires et les chiffres avancés par Dorgères fantaisistes. Les autorités préfectorales choisissent bien souvent de s’en tenir au nombre des abonnés au Progrès agricole de l’Ouest pour déterminer le nombre d’adhérents du mouvement, estimation sans aucun doute a minima mais qui souligne le rôle de la presse dans la structuration du mouvement dorgériste. Nonobstant ces informations lacunaires, on peut penser qu’au moment de leur apogée, entre 1935 et 1937 et selon une chronologie variable, les Comités départementaux bretons regroupent chacun plusieurs milliers de paysans, peut-être plus de 10 000 dans les cas du Finistère et de l’Ille-et-Vilaine. En certains endroits, une dynamique de type communautaire paraît même s’être mise en place à l’exemple de Pleuven où la quasi-totalité de la paysannerie du village est membre du comité local derrière la figure du maire Jean Chalony. On note d’ailleurs ici comment l’engagement d’une notabilité locale peut favoriser l’adhésion des paysans.
18C’est, du reste, un aspect auquel Dorgères a été particulièrement attentif tant il est susceptible de fortifier son entreprise politique. L’alliance avec les notables agrariens quoique parfois difficile, a ainsi été un élément très favorable à l’essor du mouvement dorgériste en Bretagne. Outre qu’elle légitime le combat mené en lui donnant une dimension quasi institutionnelle, la participation à la protestation paysanne de responsables syndicaux dotés de mandats professionnels à l’instar du comte de Guébriant, président de l’Office central de Landerneau et de la Chambre d’agriculture du Finistère, permet à la mobilisation paysanne d’emprunter des réseaux de sociabilité professionnelle solidement établis.
❦
19À la fin des années trente, la mobilisation dorgériste est cependant entrée dans une phase de déclin incontestable. Le phénomène est très net à l’échelon national où les dissensions avec la direction de l’UNSA se sont aggravées sur la question des allocations familiales au point d’en arriver à une situation de conflit larvé. Surtout, l’amélioration relative de la situation économique dans les campagnes prive le mouvement dorgériste d’un puissant facteur de mobilisation. Enfin, sur le plan politique, l’échec du Front populaire rend plus difficile l’action de Dorgères. La mobilisation paysanne n’a pas été cependant sans produire ses effets, notamment en Bretagne où elle s’est avérée puissante. L’émergence d’élites paysannes dans le cadre de nouvelles modalités d’action collective en est sûrement un des aspects les plus importants. Un certain nombre de paysans ont ainsi réussi à s’imposer sur la scène sociopolitique régionale, accédant à des postes de responsabilités syndicales et, parfois, se faisant élire dans les Chambres d’agriculture. On les retrouvera aux côtés des notables agrariens dans l’aventure de la Corporation paysanne sous Vichy sans que les tiraillements déjà apparents dans les années trente disparaissent totalement.
20Pour autant, tout relatif qu’il soit, le déclin du mouvement dorgériste en Bretagne est aussi une réalité. En dehors des facteurs explicatifs généraux précédemment évoqués, il doit se lire au regard de la résistance de certains réseaux de sociabilité traditionnels. Plus encore que l’attitude parfois ambivalente des notables agrariens, il faut insister ici sur l’enjeu qu’a représenté l’attitude du clergé dans une région où son influence est considérable. Or, engagé dans l’aventure de la Jeunesse agricole catholique (JAC), le clergé breton a exprimé, quoique de manière souvent discrète, une ferme opposition au mouvement dorgériste dont il désapprouve les violences et, surtout, dont il critique la dimension non confessionnelle. De fait, sans être absolue, l’étanchéité entre la JAC naissante et le mouvement dorgériste s’est maintenue limitant l’influence de ce dernier auprès d’un vivier de jeunes paysans engagés dans d’autres modalités de mobilisation. Enfin, les clivages partisans ont également lourdement pesé sur le développement du mouvement dorgériste. Les réseaux de sociabilité paysanne construits autour des gauches socialistes et communistes constituent ainsi un obstacle rédhibitoire à son extension dans l’ensemble de la Bretagne.
Notes de bas de page
1 Sur le dorgérisme en Bretagne et l’émergence de la paysannerie sur la scène politique régionale, je renvoie aux chapitres xiii et xiv de mon livre, Combats pour une Bretagne catholique et rurale. Les droites bretonnes dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 2006, 658 p.
2 Rappelons que le Front paysan, établi en juillet 1934, conclut l’alliance entre les Comités de défense paysanne de Dorgères, le Parti agraire de Fleurant Agricola et la puissante Union nationale des syndicats agricoles.
3 Lagrée Michel, Religion et cultures en Bretagne, Paris, Fayard, 1992, 602 p.
4 Voir sur ce point les analyses pertinentes de Berger Suzanne, Les Paysans contre la politique, Paris, Seuil, 1975, 342 p.
5 Le nombre de syndicats locaux de l’Office central, dirigé par le comte de Guébriant, passe ainsi de 39, pour 3 700 syndiqués, en 1919 à 463, pour 38 400 syndiqués en 1930, après la fusion avec l’Union syndicale des Côtes-du-Nord.
6 Sur les cultivateurs-cultivants dont l’aventure singulière est de première importance pour notre sujet, voir l’article précurseur de Barral Pierre, « Aspects régionaux de l’agrarisme français avant 1930 : les syndicats bretons de cultivateurs-cultivants », Le Mouvement social, 1969, n° 67, p. 147-161.
7 Sur Dorgères, l’ouvrage de référence est désormais celui de Paxton Robert, Le Temps des Chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural (1929-1939), Paris, Seuil, 1996, 314 p.
8 Sa prise de contrôle du journal n’est pas facile à fixer mais se situe sans doute en 1927. Il en prend officiellement possession en 1933.
9 La loi oblige les chefs d’exploitation à déclarer toutes les personnes travaillant sur l’exploitation y compris les membres de leur famille.
10 Le Progrès agricole de l’Ouest, 19 novembre 1933.
11 Voir sur ce point et dans une perspective géographique plus large la description de cette geste à travers cinq « exploits » dans Paxton Robert, op. cit., p. 117-192.
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