La Charrue Rouge : réseaux, identités et pratiques socialistes dans le Trégor des années 19301
p. 179-189
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Index géographique : France
Texte intégral
1Les études sur la politisation en milieu rural se focalisent sur les mouvements de révoltes faisant apparaître des campagnes en luttes2. Le socialisme, marginalisé en Bretagne au regard de l’imprégnation religieuse et conservatrice de l’univers politique des paysans, se développe dans les années trente dans les milieux ruraux, adoptant des stratégies, des sociabilités et des discours politiques éloignés de ses identités classiques révolutionnaires et ouvriéristes, fondamentalement urbaines. L’étude d’un groupe de socialistes trégorrois liés par leur engagement dans le journal La Charrue Rouge, organe de liaison des comités de défense des petits paysans menacés par les ventes-saisies, permet de comprendre comment se construit et s’exprime le socialisme rural breton. La mobilisation de réseaux puissants et variés, la sécrétion d’identités spécifiques et contradictoires, l’invention de modèles politiques et de pratiques d’action qui portent les dynamiques partisanes, caractérisent la transformation du socialisme rural3.
L’aventure de La Charrue Rouge
L’implantation SFIO dans le Trégor des années trente
2La géopolitique du nord-ouest des Côtes-du-Nord est marquée par la tradition républicaine des notables radicaux depuis le début du siècle. Aux législatives de 1928, le professeur de philosophie du collège de Lannion Yves Le Lay (1888-1965) obtient seulement 6 % des suffrages. Très réduite, l’implantation socialiste, quasiment nulle dans les cantons ruraux de Plouaret, Plestin et La Roche-Derrien, touche surtout les noyaux urbains de Lannion et Tréguier. Les législatives partielles de 1930 accentuent l’impuissance des socialistes qui soutiennent dès le premier tour le radical. À cette date, les profils sociologiques des militants sfio montrent la domination numérique du monde de l’école au sein des sections dont les paysans sont absents. La surreprésentation des instituteurs est amplifiée par leur proportion forte parmi les cadres qui impulsent les actions socialistes4.
3Une série de luttes sociales entamées par les socialistes dans le Trégor entre le printemps 1932 et l’été 1933 modifie l’assise partisane. Les mouvements populaires concomitants pour la paix au sein du comité d’Amsterdam et la défense des paysans lors des résistances aux ventes-saisies créent une dynamique à gauche : l’union se fait à la base entre militants socialistes et communistes qui encadrent les mobilisations en l’absence de syndicats préexistants. Les thèmes fédérateurs des manifestations sont un vecteur puissant du développement socialiste. Dans ce contexte, l’émergence du petit paysan Philippe Le Maux (1898-1958) traduit une réorientation des socialistes en direction des masses rurales. Élu conseiller d’arrondissement en 1931, il frôle le second tour des législatives de 1932. Cristallisant le bond de la SFIO en voix, la barre symbolique des 10 % est franchie dans toute la circonscription de Lannion : les zones préalablement les plus fortes dépassent les 30 % des suffrages, et la SFIO commence à s’établir dans les campagnes. La SFIO fidélise un électorat populaire qui s’identifie au groupe émanant de La Charrue Rouge, mené par l’intellectuel Augustin Hamon (1862-1945). L’impact du journal diffusé à 1 000 ou 2 000 exemplaires une fois par mois et le statut social des militants mobilisés établi d’après un fichier de 400 abonnés, confirment la place nouvelle prise par les paysans. La Charrue Rouge contrôle même la fédération SFIO de 1932 à l’été 1933 au moment des pics de mobilisation populaire. Mais l’éclatement du groupe procède de l’incapacité à surmonter les clivages idéologiques internes : pacifisme/antifascisme, communisme/socialisme, paysans/instituteurs. En 1933, les attaques se multiplient contre La Charrue Rouge : procès pour antimilitarisme, défaite face à la majorité centriste briochine dans la SFIO et essoufflement des mouvements antifascistes et paysans. L’audience du groupe se limite alors au Trégor. L’échec de Philippe Le Maux aux cantonales de 1934 sanctionne cette période de crise qui voit aussi la mise en œuvre d’une stratégie d’expansion autonome des communistes. La Charrue Rouge se relance en 1935, portée par le contexte politique national. La SFIO dépasse le seuil des 55 % dans la majorité des cantons trégorrois en 1936, signe de l’homogénéisation des scores socialistes. L’élection du premier député socialiste du département, Philippe Le Maux concrétise cette renaissance. À partir de 1937, les tensions nées des enjeux de l’antifascisme et de la question sociale déchirent à nouveau le groupe, éloignant les compagnons de route communistes. Cependant, cette mouvance complexe à l’extrême gauche de la SFIO, qui mobilise et catalyse les réseaux extrêmes de l’unité, s’avère influente. Le choix d’un modèle innovant à gauche fait du Trégor un laboratoire politique, un terrain d’expériences et d’expérimentations de l’unité, annonçant les aires d’influence ultérieures du PCF et de la SFIO. L’hypothèse est renforcée par l’amitié entre Augustin Hamon et Marcel Cachin, dont la présence est attestée aux moments clés de la vie politique de l’Ouest breton. En outre, La Charrue Rouge véhicule un socialisme doctrinal opposant systématiquement deux mondes, Capitalisme, Guerre et Religion versus URSS. Ce discours intellectuel difficile d’accès pour les paysans dévoile le décalage net entre les priorités idéologiques fixées par Augustin Hamon, les attentes politiques des Trégorrois et les efforts militants du groupe.
Un journal d’éducation révolutionnaire
4La dimension pédagogique et messianique du socialisme à la conquête des campagnes exprime une logique révolutionnaire, éduquer pour agir, renforcée par le pouvoir d’évocation du nom du groupe La Charrue Rouge qui « s’adresse aux paysans trégorrois non-politisés et dépourvus de conscience de classe ». Pour amener au socialisme cette catégorie sociale délaissée, le réseau SFIO polarisé par Augustin Hamon désire défricher le terrain pour travailler politiquement ces campagnes frappées par la précarité sociale des fermiers et métayers qui composent la majorité de la paysannerie5. Pionniers éclairés, militant au sens presque guerrier du terme – la politique à la campagne dans les années trente relevant autant des débats idéologiques que des combats partisans6 – ces socialistes laïques intègrent dans leurs références révolutionnaires une forte composante identitaire républicaine. Ce choix d’une pénétration politique à partir de la presse écrite participe de la vision que les socialistes ont d’eux-mêmes, en décalage avec le rapport des ruraux au politique (culture de l’oral). La diversité du ton utilisé alterne entre réflexions de haut niveau, autorisées par la qualité informative de cet organe d’investigation, et les passages incisifs plus directs et concrets, parfois en breton. Dès sa naissance en 1930, La Charrue Rouge se forge la réputation de « dire la vérité et défendre les opprimés », image dont la résonance est accentuée par les engagements dans l’action politique de proximité. Ce moment d’émergence d’une tendance SFIO radicale et unitaire accélère la mutation du socialisme qui cherche à intégrer politiquement des masses désorientées par les bouleversements socioéconomiques de la crise. La corrélation est forte entre l’assise socialiste, fournissant le vivier des militants les plus actifs qui produisent le message de La Charrue Rouge et la diffusion du journal dans une zone comprise entre Tréguier, Lannion et Guingamp. En se focalisant sur les enjeux de la question sociale (affrontements rouges/blancs) les socialistes déplacent à leur profit le clivage majeur de la question religieuse (rupture bleus/blancs) vers leurs thématiques favorites, se situant dans une position centrale de pivot. Sur ces bases, l’implantation des socialistes et des communistes associés à l’expérience de La Charrue Rouge, modifie durablement le paysage politique départemental jusqu’à nos jours.
Les réseaux de la laïcité
5Le style innovant de La Charrue Rouge s’appuie sur l’expérience de militants aux engagements multiples, insérés dans les nébuleuses de la laïcité. Au centre du groupe, le parcours d’Augustin Hamon déploie une représentation du monde viscéralement anticléricale, imprégnée d’humanisme positiviste7. Les itinéraires convergents des cadres de la SFIO dans les campagnes, principalement les instituteurs, permettent de comprendre le lien profond entre les socialistes et la laïcité, ciment idéologique à prendre dans son acception la plus large à un moment où la recomposition des enjeux en Bretagne crée un espace politique favorable aux socialistes s’imposant comme les successeurs des radicaux8. Ce groupe multiforme qui agite la scène politique se refuse à heurter de front les habitudes traditionnelles des Trégorrois, dont le quotidien est scandé par la pratique d’une religion aux règles souples et collectives. Augustin Hamon identifie les premiers chrétiens à des partisans d’une idéologie progressiste du partage, en phase avec les discours socialistes fustigeant les structures d’encadrement clérical, soutiens d’une féodalité encore vivace dans les années trente. Si l’efficacité du message est difficile à mesurer, la théorie du transfert de sainteté sur la longue durée paraît stimulante, vu les marques héritées de la religion dans les campagnes rouges. Laboratoire et creuset politique, La Charrue Rouge lègue à ce territoire au tempérament révolté une identité socialiste syncrétique. Les itinéraires de ses membres montrent la diversité des filières conçues comme la mobilisation de ressources politiques par l’activation de réseaux parallèles amis. Dans cette logique d’imbrication des militances, le journal se trouve à la croisée des réseaux, à la fois lieu de rencontre des idées et des acteurs, structure d’élaboration du socialisme.
6Bras droit d’Augustin Hamon depuis 1920, Yves Le Lay est un homme double, figure traditionnelle du socialisme enseignant et dirigeant syndical national. L’approche générationnelle explique son effacement progressif à un moment charnière. Il cède en 1931 sa place de candidat de la SFIO à Philippe Le Maux, beaucoup plus jeune, qui relance un parti désireux de capter la confiance des masses paysannes.
7La trajectoire d’Armand Lagain (1900-1962) mobilise un capital militant qui s’abreuve à une multiplicité de sources. L’effet cumulatif de ses appartenances et cultures politiques attise la vitalité de La Charrue Rouge, qui tisse des liens avec une constellation d’organisations apportant un soutien précieux aux actions contestataires des socialistes. Pacifiste devenant anticommuniste, syndicaliste acharné, cet instituteur fonde aussi la CGT dans le Trégor lors des grèves de 1936 avant d’être un maire influent dans les réseaux d’élus locaux de la SFIO après 1945. Ces soubassements témoignent de l’ancrage des militants sur le terrain, condition indispensable pour représenter la foule des « petites gens ». L’action de ce pilier du camp progressiste s’inscrit dans le cadre de la vie politique au village, dominée parles tenants de l’ordre (élites, noblesse, Église). L’encadrement du quotidien par l’organisation de pratiques populaires de loisirs comme le sport9 ou les fêtes laïques révèle la continuité du dévouement militant initié depuis l’école par l’instituteur socialiste, et la nécessité de répondre aux positions conservatrices établissant des clientèles.
8Le duo Maria Le Maux (1896-1977) et Yvonne Gouriou (1899-1987) montre que la notion de genre, peu utilisée pour appréhender la manière d’être en politique à la campagne, permet d’isoler les spécificités des femmes socialistes, véritables figures de l’autour en politique. Les profils des deux institutrices éclairent la carrière de Philippe Le Maux. Par le biais de sa sœur Maria, qui l’amène à entrer en politique, il rencontre Augustin Hamon, qui construit patiemment son lancement en politique10. Fidèle soutien au moment des épreuves, Maria se substitue à l’épouse tout en restant cantonnée à des rôles politiques ingrats : si la lutte des classes est mal acceptée dans le monde social extérieur, l’idée de lutte des places reste impensable pour les femmes au sein du parti. Yvonne Gouriou, la marraine de La Charrue Rouge un temps amante et confidente de Philippe Le Maux, remplit la fonction politique féminine par excellence, celle de l’attention sociale, sa conversion au communisme faisant suite à un voyage en URSS pour le Secours rouge international en 1932. La rupture politique consommée, la passion irrationnelle des sentiments voire le flot de la parole féminine, sont des arguments avancés par Augustin Hamon pour la juger sévèrement11. Ces déceptions humaines réciproques contribuent à freiner l’unité politique, entamée localement au plan militant.
La Charrue Rouge, organe de liaison des comités paysans
9Ce réseau dirigé par des socialistes en dissidence mobilise le Trégor et s’impose avec Philippe Le Maux, symbole de la promotion du socialisme paysan breton12.
Les réseaux paysans CGPT (Confédération générale des paysans travailleurs)
10Par-dessus les partis, La Charrue Rouge est en phase avec le mouvement de révolte populaire qui touche l’Ouest des Côtes-du-Nord. Malgré la proximité du pays de Morlaix de Tanguy Prigent13, la greffe du syndicat d’affiliation socialiste exclusive, la CNP (Confédération nationale paysanne) ne prend pas dans le Trégor. Le pragmatisme et la précocité du développement des résistances aux ventes-saisies sont les facteurs décisifs du choix de Philippe Le Maux et Yves Augel14 d’investir les structures CGPT préexistantes. Lors de la création de la CNP en 1933, les impératifs concrets d’efficacité les conduisent à rester dans le syndicat émanant du PCF mais localement dirigé par des socialistes. La fracture géopolitique du département fondée sur des réalités sociolinguistiques resurgit de façon spectaculaire dans les implantations respectives de la CGPT puissante à l’Ouest dans le pays bretonnant et de la CNP seulement présente dans le pays gallo à l’Est. Les contacts établis dans les comités paysans CGPT entre militants SFIO et PCF posent les jalons d’une union de la gauche, condition des victoires progressistes dans le Trégor au xxe siècle. Réaction spontanée à la crise qui frappe de plein fouet la petite paysannerie, la manifestation du Mené-Bré en 1932 à la Saint-Michel, date du paiement des baux, marque le commencement d’un vaste mouvement de résistance aux ventes-saisies : ce rassemblement débouche sur la création de comités paysans, syndicats de défense des paysans. Ces structures hétéroclites à objectif limité, répondre aux situations d’urgence des menaces d’expulsion, se délitent à partir de 1934 puis disparaissent avec la timide reprise économique.
La trajectoire politique de Philippe Le Maux
11Avant 1930, la réticence de ce paysan face à la politique15 peut s’expliquer par une culture politique façonnée par son appartenance paysanne secrétant des représentations de répulsion qui l’éloignent de la politique méprisée. Son attirance pour l’efficacité immédiate, lui qui ne jure que par le palpable, s’illustre dans sa réaction de découragement à l’automne 1934 lorsqu’il démissionne de tous ses mandats après son échec aux cantonales. Son engagement politique date de son mandat municipal à Brélévenez en 1925 et procède d’une volonté de corriger les inégalités sociales par l’action, ce qui lui rend insupportable le sentiment de vacuité que lui donne la politique. Soucieux d’adapter la SFIO aux réalités socioéconomiques du Trégor, Augustin Hamon observe la mutation de la droite qui fait le choix inspiré de présenter un candidat paysan, Yves Le Cozannet. Il recherche un paysan en vue de 1936, pour « éclaircir l’obscur sentiment de classe des paysans » et contrer le redéploiement des cléricaux. Le tournant de la carrière de Philippe Le Maux se situe en octobre 1931, juste avant l’effervescence populaire des résistances aux ventes-saisies. Il développe un programme concret de lutte contre les inégalités appliqué aux situations locales. Les réussites de La Charrue Rouge et de son protégé confortent Augustin Hamon dans sa stratégie.
12Dès 1932, Philippe Le Maux prend une autre dimension en créant localement un syndicat CGPT16. Au gré de ses interventions énergiques qui empêchent les ventes-saisies, il est propulsé porte-parole d’une communauté sur la défensive. Il séduit les Trégorrois en alliant adroitement la simplicité de ses origines et son talent oratoire fondé sur un parler juste et direct, des qualités qui caractérisent ce charisme rural. Défenseur respecté des petits, reconnu et attendu, il assiste, un peu étonné, à sa propre ascension politique. Les représentations lui accolent l’image d’un justicier qui partage les conditions difficiles de vie de la majorité. Incarnation ultime de cette proximité physique et culturelle, ce représentant des petits fermiers parle le breton, vecteur politique efficace pour les socialistes. Philippe Le Maux devient le redouté Fulupik Ar Mô, son nom de lutte en breton. Ce désir de parler au nom des paysans silencieux se concrétise par sa victoire historique de 1936, véritable coup de tonnerre puisqu’un petit paysan jeune se substitue aux élites, notables républicains et conservateurs, comme représentant politique de la communauté rurale. Le caractère subversif de cette élection, dont la trace est perpétrée dans les mémoires de gauche, plus que l’aboutissement sur le long terme du processus de républicanisation, conclut dans les urnes un cycle de mouvements contestataires. Ce formidable espoir des paysans et des socialistes repose sur la possibilité de porter des projets de loi par l’intermédiaire du député paysan. Sa vision du monde rural, diffusée dans un opuscule programme de 1936, Propos d’un paysan sur l’organisation socialiste en Bretagne, rencontre un écho favorable17. La centralité idéologique de la petite propriété détonne dans les discours économiques socialistes, ce qui peut expliquer l’impact secondaire des réformes agraires engagées nationalement par Georges Monnet. Cette occasion manquée d’une rencontre entre projet politique et aspirations paysannes ouvre la voie à Tanguy Prigent, autre héros rare du socialisme paysan breton, dont les lois après guerre règlent la question du fermage et des baux. Le déplacement du député de la périphérie trégorroise vers Paris entraîne un glissement politique. Philippe Le Maux découvre au Palais-Bourbon un univers politique (références, usages) étranger à ses habitudes bretonnes. Sa verve devient silence, son obstination et ses revendications se heurtent au fonctionnement parlementaire18. Un peu désorienté une fois les réformes de l’été 1936 achevées, il se rapproche de l’entourage du pacifiste intégral Louis L’Hévéder (1899-1946), député socialiste de Lorient dont le père paysan vit à Minihy-Tréguier, preuve du poids des solidarités du lieu, des « pays ». Perdu dans un monde qui le dépasse, désespéré par l’inutilité de son mandat voire de son emploi du temps, son fatalisme traduit un désenchantement de la politique.
13Le contenu inattendu d’une carte postale adressée à sa sœur le 10 juillet 1940, « Laval aura les pleins pouvoirs pour réformer la constitution. Marianne est morte, tuée par les bourgeois19 », pose une question fondamentale : pourquoi ce paysan si populaire dans tous les sens du terme, si attaché aux valeurs socialistes les plus à gauche a-t-il voté les pleins pouvoirs à Pétain ? La réponse tient assurément à la complexité de l’itinéraire de ce modeste paysan emporté par la tourmente de cette période. Oublié de la mémoire socialiste, sa carrière politique s’arrête sur ce traumatisme qui ronge cet homme brisé se réfugiant dans la déchéance sociale de l’alcool jusqu’à sa mort. Dimension décisive des comportements et des sociabilités en milieu rural, l’alcool accompagne toutes les étapes du processus politique. Si Philippe
14Le Maux s’insurge contre les « bolées gratuites » offertes par les notables à leurs paysans en échange d’un vote favorable, il est aussi réprimandé pour ses pratiques festives lors de meetings ou de victoires arrosés20. Partageant la consommation populaire (excessive) de cidre ou de vin des paysans bretons, il se démarque d’un Augustin Hamon marqué par les théories hygiénistes.
Les pratiques unitaires de résistance aux ventes-saisies : formes et interprétation
15Ce mouvement précède la capitalisation électorale socialiste, signe de la rationalité des révoltes collectives liant radicalisation, action directe et prolongements politiques de la contestation sociale. La cartographie comparée des résistances aux ventes-saisies et des progressions socialistes fait apparaître la correspondance des implantations. La portée de ces révoltes unitaires fait de La Charrue Rouge, porte-parole, relais et instigateur des luttes contre les ventes-saisies, la véritable matrice de la gauche trégorroise, communiste et socialiste. Ces événements récurrents entre 1932 et 193421 mettent en exergue les interactions entre violence et politique, et permettent d’établir un récit type analysant le déroulement et les motivations des acteurs des résistances aux ventes-saisies.
16Menacée d’expulsion faute de pouvoir acquitter les baux dus, une famille en position fragile est à l’origine d’un rassemblement de la communauté rurale et des leaders syndicaux conservateurs et révolutionnaires sur la base d’un consensus autour de valeurs acceptées comme l’entraide, la solidarité locale. Le bloc agraire ressoudé arrache un sursis par un silence solidaire ou une enchère dérisoire en forme de défi insolent lancé aux institutions officielles incarnées par les huissiers perçus et décriés comme les agents déstabilisateurs d’une société bouleversée par les difficultés économiques. Ultime signe de la fierté paysanne, la terre revient à celui qui la travaille durement en attendant une prochaine vente-saisie qui peut aller à son terme dans un contexte tendu par la présence de la loi relayée par la force armée. Enjeu politique, la vente-saisie met aux prises parfois directement des acteurs antagonistes désirant la même issue face à un ennemi commun, la justice modernisatrice donc blessante et étrangère car urbaine et socialement élevée. Le désespoir social vécu comme une agression injuste contre la communauté rurale à l’unité mythifiée, est le moteur des comités paysans. L’efficacité des luttes22 préservant un statu quo est limitée par la rencontre temporaire entre ces forces opposées.
17L’interprétation des événements nécessite une lecture par les symboles politiques de la révolte. Les convictions des acteurs combinent altérité des représentations politiques (culture révolutionnaire) et référence aux usages anciens immuables, produisant un double refus de la modernité, traumatisante par les changements générés. La dualité de l’acception « résistance », empêcher ou freiner une évolution/s’opposer à l’inacceptable, est ainsi ambiguë. La protestation initiale du petit exploitant amplifiée par les signes de contestation collective, devient une manifestation matérialisée par le rassemblement et l’écho sonore : invectives, cris de douleur des femmes et enfants concernés. La répétition des émeutes, face-à-face violents et limités dans le temps, fissure l’unité et le calme de l’ordre social de la collectivité. Trois phases distinctes scandent le mouvement de résistance aux ventes-saisies : la montée en puissance des révoltes en 1932-1933, les temps d’incertitude angoissés de la confrontation entre petits paysans et gros propriétaires, médiatisée par les huissiers (1933) et l’exaspération faisant place à la résignation devant les dépossessions en 1934-1935. Ces configurations de conflit reposent sur la double dynamique de l’opposition et du désordre qui produit de la violence. Cette situation anormale pour une communauté rurale à la recherche d’une stabilité rassurante révèle la brutalisation des rapports sociaux. L’expression des marges du bloc agraire en position sociale fragile se fait sur le mode de la radicalisation en s’adressant à de nouveaux représentants, socialistes et communistes issus du même milieu, détenteurs d’une légitimité fondée sur la confiance dans la capacité de ces spécialistes politiques à résoudre immédiatement les situations tragiques du quotidien. Une stratégie de violence et d’action directe éloignée des pratiques de culture républicaine (dialogue, réflexion, loi) est mise en œuvre par les socialistes paysans dans l’effervescence de la crise. Cette transgression politique suscite de nouvelles modalités de mobilisation qui passent par une mise en scène ponctuée par des discours simples de refus des inégalités. La ritualisation de ce spectacle participe de la dynamique des résistances aux ventes-saisies. L’intimidation par le regard, la pression physique du nombre donnent aux petits paysans une impression inhabituelle de force, accentuée par les gestes de provocation envoyés aux autorités qui s’achèvent par la célébration de victoires provisoires (défilés, slogans, cris) si la famille conserve la ferme.
18Ces affrontements expriment une représentation du monde rural qui donne à voir son unité à l’extérieur. L’idéologie du socialisme paysan formulée par Compère-Morel au niveau national intègre les caractéristiques majeures de l’agrarisme dominant, articulé autour de la notion de bloc agraire23, indissoluble hiérarchie équilibrée et consentie des rapports sociaux entre propriétaires et exploitants. Ce consensus avec des forces réactionnaires comme le dorgérisme explique la réunion des mécontentements et la symétrie des réponses à la crise à gauche et à droite en dépit de la contradiction des objectifs politiques. Les divergences ressurgissent une fois la menace commune disparue, prenant la forme d’une course de vitesse entre socialisme et agrarisme24 pour le contrôle des masses paysannes. Dans ce combat déséquilibré, les paysans socialistes s’imposent là où ils ont mené les résistances aux ventes-saisies.
❦
19La crise socioéconomique qui bouleverse le Trégor au début des années trente déclenche un profond renouvellement des pratiques politiques, la SFIO intégrant la petite paysannerie, clé de toute majorité politique dans ce milieu rural. Le groupe de La Charrue Rouge diversifie les objectifs et les modes d’action socialistes antérieurs, captant une partie de la révolte populaire des résistances aux ventes-saisies avec l’élection en 1936 du paysan socialiste Philippe Le Maux. L’expérience politique fondatrice de La Charrue Rouge produit et incite la rencontre des réseaux adjacents et/ou imbriqués au socialisme : matrice des courants communiste et socialiste de l’après 1945, configuration ouverte qui rassemble des réseaux sociaux hétérogènes et contestataires, laboratoire des modalités et des conceptions modernes de l’action politique en milieu rural, creuset des valeurs polarisantes de la gauche républicaine et révolutionnaire25. Le réseau de La Charrue Rouge agit comme un catalyseur de la gauche qui se transforme et s’adapte à la situation politique nouvelle des années trente sous le double effet des identités et des pratiques socialistes les plus extrêmes.
Notes de bas de page
1 Ce travail se base sur la maîtrise soutenue en 2000, La Charrue Rouge d’Augustin Hamon et Philippe le Maux, un socialisme d’extrême gauche dans le Trégor (1931-1937), université Rennes 2, 258 p. et sur le DEA mené en 2005, Les Réseaux socialistes bretons (1936-1981). Identités et pratiques des élus socialistes en Bretagne des années 30 aux années 80, université Rennes 2, 224 p.
2 Dossier « Campagnes européennes en lutte(s), xixe-xxe siècles », Histoire et Sociétés, n° 13, janvier 2005.
3 Les sources de cette recherche sont diverses : collection de La Charrue Rouge, fonds Hamon du CHT (Centre d’histoire du travail) de Nantes, archives privées de la famille Le Maux, archives départementales des Côtes-d’Armor.
4 Pour des notices développées sur ces instituteurs socialistes, cf. Prigent Alain, Les Instituteurs des Côtes-du-Nord sous la IIIe République. Laïcité, amicalisme et syndicalisme, Les Sables-d’Or, Astoure, 2005, 272 p.
5 La maladie de la pomme de terre qui touche les primeurs du littoral et la crise de surproduction du lin dans la région de Lannion entraînent une hausse brutale des fermages dans ce monde de petites exploitations (5-10 hectares en moyenne).
6 En réponse à l’ostracisme subi en raison de croyances politiques déviantes, Augustin Hamon baptise sa maison Ty-an-Diaoul (la maison du diable). Le slogan dévastateur de la campagne de dénigrement en 1928 « à bas Le Lay, vive le pinard » montre aussi l’exclusion profonde des socialistes des sociabilités traditionnelles.
7 Prigent François, « Les mondes d’Augustin Hamon, itinéraire d’un intellectuel socialiste breton oublié : engagements, trajectoires, identités », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 113, n° 2, p. 117-134.
8 Sainclivier Jacqueline, « La Bretagne socialiste, héritière des Bleus laïcs et catholiques », Les Bleus de Bretagne de la Révolution à nos jours, Saint-Brieuc, Fédération des Côtes-du-Nord, 1989 (rééd. 1991), p. 157-164.
9 Il est dirigeant de l’équipe communale comme son ami instituteur socialiste Georges Voisin (1895-1945) dans le patronage laïque de Guingamp (Prigent François, « Football, socialism and money. En Avant de Guingamp, from state schoolteachers to Didier Drogba, 1912-2004 », Socialist History, n° 31, 2007, à paraître).
10 Deux cultures se font face dans leurs relations ambivalentes, exacerbées par la confrontation de ces caractères bien trempés.
11 Lettre du 29 novembre 1935 à Marcel Cachin. CHT, fonds Hamon, HAM 52.
12 Les relations entre SFIO et monde paysan sont analysées dans Lynch Édouard, Moissons rouges. Les socialistes français et la société paysanne durant l’entre-deux-guerres (1918-1940), Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2002, 484 p.
13 Son beau-frère Marcel Hamon (1908-1994) futur député communiste participe à La Charrue Rouge traduisant l’Internationale en breton. Ce recours à la chanson populaire en 1936 marque les imaginaires locaux.
14 Il passe dès 1935 au PCF qui contrôle la CGPT à Guingamp avec Francis Marzin (1904-1967).
15 Berger Suzanne, Les Paysans contre la politique, Paris, Seuil, 1972, 352 p.
16 Dont il est vice-président national en 1934.
17 Il ira même jusqu’au commissariat d’agriculture de Moscou. Lettre du 17 novembre 1934 d’Augustin Hamon à Maria Le Maux. CHT, fonds Hamon, HAM 50.
18 Il n’a pas su ou pu prendre la parole dans les cercles décisionnels, signe d’une dépréciation identitaire, d’un manque de confiance et de légitimité des représentants paysans.
19 Archives de la famille Le Maux.
20 Incident de la nuit du 5 mai 1932 après son demi-succès électoral. Arch. dép. des Côtes-d’Armor, 3 M 135.
21 Ce passage s’appuie sur les recensions de La Charrue Rouge complétées par la liasse 1 M 359 (Arch. dép. des Côtes-d’Armor).
22 Article en breton de Philippe Le Maux, « On va plus loin avec un bâton en main qu’un chapeau », La Charrue Rouge, n° 52, 1932.
23 Concept central de la thèse de Bensoussan David, Combats pour une Bretagne catholique et rurale. Les Droites en Bretagne dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 2006.
24 Des coups sont échangés au meeting de Bégard en janvier 1936 entre Tanguy-Prigent, Marzin, Le Maux et Dorgères.
25 Prigent François, « Le Front populaire dans le Trégor : laboratoire, rupture, mobilisations », Recherche Socialiste, n° 36, 2006, p. 63-74.
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Éric Roulet
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2008