1Il y a plus d’un demi-siècle que Lucien Febvre et William Langer ont lancé leurs célèbres appels à ce que les historiens s’intéressent davantage à la psychologie2. Depuis lors, cette discipline a beaucoup contribué à enrichir les thématiques et l’éventail méthodologique de la recherche historique. Toutefois, comme l’indique Peter Burke, cette contribution n’a pas été assez importante pour déclencher un véritable « tournant psychologique3 », et ce malgré l’énorme impact qu’a eu ces dernières décennies sur les sciences sociales la révolution dite « cognitiviste », caractérisée principalement par le basculement du paradigme behaviouriste vers des approches plus interdisciplinaires4. Certains chercheurs parlent même d’un « tournant cognitif », ce qui se traduit notamment par le développement de nouvelles approches méthodologiques et même l’émergence de nouvelles sous-disciplines, telles que l’anthropologie cognitive et la sociologie cognitive5.

2En ce qui concerne l’histoire, bien qu’il y ait eu d’importants développements théoriques d’inspiration psychologique (notamment l’histoire des mentalités, l’histoire des émotions, l’histoire des sensibilités, et l’histoire des représentations), cette discipline n’a pas encore prêté assez d’attention aux formulations théoriques les plus suggestives élaborées ces dernières décennies, notamment dans les domaines de la biopsychologie, la neuropsychologie et la psychologie sociale. Le but de cet essai est précisément de contribuer à lancer – ou plutôt de prolonger – un débat nécessaire, en montrant comment ces formulations pourraient enrichir, rénover et même transformer les diverses épistèmês d’inspiration psychologique existant actuellement en histoire. Nous terminerons par une courte réflexion sur le potentiel et la pertinence des approches méthodologiques d’inspiration cognitive pour la recherche historique sur les Amériques et l’espace atlantique en général à l’époque moderne.

Entre la psyché et le cerveau

3Comme nous le savons, la psychanalyse a eu et continue d’avoir un impact notable sur les études historiques depuis au moins un demi-siècle. Cette influence a fomenté l’apparition de nouveaux champs de recherche (dont les psychobiographies), la création de revues spécialisées, et même l’émergence de véritables sous-disciplines, comme la psychohistoire aux États-Unis. Cette approche a été sévèrement critiquée par plusieurs historiens professionnels, qui lui reprochent principalement l’impossibilité de psychanalyser les personnages du passé. Selon Pater Gay, l’un des fondateurs de la psychohistoire américaine, il s’agirait d’un faux débat, car l’idée n’était pas celle d’imposer un quelconque déterminisme psychique, mais plutôt d’orienter les recherches en histoire6. Malgré le scepticisme manifesté par la plus grande partie de la communauté des historiens professionnels, la psychanalyse a contribué de manière importante à enrichir l’univers analytique des historiens au-delà de la psychohistoire, en jetant les bases épistémologiques qui ont permis l’émergence de champs d’étude nouveaux tels que ceux évoqués en introduction.

4Après la « crise de l’histoire » de la fin des années 1980, de nombreux historiens ont annoncé des changements profonds dans la façon dont leur discipline étudie le passé7. La linguistique, les sensibilités, la microhistoire, l’histoire culturelle, l’histoire des représentations et divers « jeux d’échelles » ont émergé ou se sont consolidés comme alternatives analytiques. Comme indiqué plus haut, les sciences cognitives sont devenues aussi une source d’inspiration importante dans ce contexte de « crise », comme on peut le constater dans le renouvellement connu par l’histoire des émotions, et dans la transition du paradigme des mentalités vers celui des représentations. Il y a également eu d’importantes formulations isolées, comme celle de la « neurohistoire » proposée récemment par Daniel Smail. Malgré son titre équivoque, car en réalité il s’agit d’une neuroanthropologie, l’ouvrage de Smail est important car c’est la première fois qu’un historien essaie de concilier son métier avec le caractère biologique des neurosciences, en faisant valoir que les changements dans le cerveau peuvent façonner l’histoire humaine dans la « très longue durée » (Deep History)8.

5En ce qui concerne les émotions, leur étude a en effet connu une véritable explosion ces dernières années dans l’ensemble des sciences sociales, au point que certains parlent aujourd’hui d’un « tournant émotionnel », et même de l’émergence d’une nouvelle discipline à part entière : l’« émotionologie9 ». Cet essor a favorisé l’apparition d’une myriade de publications, et la formation de nombreux centres de recherche, notamment en Allemagne, en Australie et au Royaume-Uni. En histoire, selon Barbara Rosenwein, il y a aujourd’hui plusieurs tendances basées sur des postulats psychologiques différents, mais les approches cognitivistes, socioconstructionnistes et neuroévolutionnaires semblent être celles qui – du point de vue de cette médiéviste – « vont produire les résultats les plus importants dans les années à venir10 ».

6Il y a également eu des développements importants dans le domaine de l’histoire des représentations. Présentée à la fin des années 1980 comme alternative au paradigme des mentalités, qui à l’époque avait été sévèrement critiqué pour son caractère excessivement inductif et pour un manque de clarté sémantique11, l’histoire des représentations souligne l’importance de la notion durkheimienne de « représentations collectives » comme un cadre plus approprié pour l’étude des objets autrefois étudiés par l’histoire des mentalités (croyances, coutumes, valeurs, etc.). Elle s’est inspirée principalement du travail de Serge Moscovici publié en 1961, dans lequel il redéfinit le concept de représentation en lui ajoutant l’adjectif « sociale », de façon à indiquer que lorsqu’une représentation atteint un niveau social, cela veut dire qu’elle est constituée par des idées, des pratiques et des systèmes de valeurs12.

7Malgré son importance historiographique, le paradigme historique des représentations – à la différence de celui des émotions – est resté le même du point de vue épistémologique depuis la publication du très influent article de Roger Chartier en 1989 appelant à une transition de l’histoire des mentalités vers le paradigme des représentations sociales13. La raison de cette stagnation se trouve peut-être dans les réserves inhérentes au métier de l’historien envers toute systématisation, comme le reconnaissait à l’époque Alain Corbin14. Plus récemment, quelques historiens des émotions ont manifesté eux aussi leur méfiance à l’encontre des postulats développés en neuropsychologie, étant donné le caractère éphémère et la prétention universaliste de ces thèses15.

Formulations alternatives

8Bien que justifiée, cette prudence de la part des historiens des représentations et des émotions vis-à-vis des sciences cognitives ne doit pas empêcher la considération de certaines théories susceptibles d’influencer ou enrichir les méthodologies d’analyse historique. Parmi celles-ci, il vaut la peine de souligner certaines formulations théoriques issues de trois axes majeurs de recherche.

9Premièrement, les enquêtes réalisées en neuropsychologie, notamment les travaux qui ont démontré l’incidence des émotions « secondaires » ou « sociales » sur la rationalité des individus, c’est-à-dire, sur leurs actions et attitudes. Les émotions de ce type sont influencées par le contexte psychoculturel, d’où leur caractère social, et produisent des sentiments que le neuroscientifique Antonio Damasio définit comme « marqueurs somatiques16 ». Ces marqueurs agissent en donnant une « orientation » à l’interprétation d’une réalité, selon la mémoire et l’expérience sociale des individus, qui affecte la façon dont ils réagissent dans certaines circonstances. Bien que la validité universaliste de la théorie des marqueurs somatiques ait été mise en question17, elle demeure encore un repère incontournable concernant l’incidence des émotions sur la rationalité humaine.

10Deuxièmement, les recherches menées en psychologie sociale, en particulier les approches structurelles sur le thème des représentations sociales. Ces dernières sont considérées non seulement comme un trait observable en soi, mais aussi comme un « filtre cognitif » qui influe sur les interprétations de la réalité, devenant ainsi une sorte de « savoir collectif18 ». Le travail de Jean-Claude Abric sur l’existence, dans la longue durée, de « noyaux centraux » et de « zones périphériques » plus flexibles est particulièrement intéressant. Il soutient que les représentations sociales sont affectées par l’expérience personnelle lorsque les individus sont confrontés à une certaine réalité qui ne correspond pas à ce qu’ils avaient prévu, ou quand ils assument consciemment des pratiques inhabituelles afin de s’adapter à un nouvel environnement social19. Les modifications résultant de ces situations peuvent survenir seulement au niveau périphérique de la représentation, là où des « images sociales » associées à l’expérience semblent être générées, tandis que son essence ou « noyau » demeure intact aussi longtemps qu’il n’est pas remplacé par une autre représentation. Une représentation peut également disparaître complètement lorsque son incompatibilité avec la réalité qu’elle décrit devient trop évidente20.

11Troisièmement, enfin, les recherches en biopsychologie et en neuropsychologie concernant la fonction des perceptions dans le processus de prise de décisions individuelles. Elles ont montré que les décisions humaines ne répondent pas simplement à la rationalité, mais sont aussi affectées par des états émotionnels, y compris les émotions secondaires, qui jouent un rôle d’« éveilleurs de la conscience » au début du processus perceptif21. Dans cette phase initiale de l’identification de quelque chose, les éléments mentaux qui la rendent possible sont sélectionnés, pour être immédiatement organisés et, enfin, interprétés. Ils peuvent conduire ensuite à l’action souhaitée tandis que, dans le même temps, d’autres possibilités sont exclues ou simplement inhibées. La nature de certaines de ces émotions peut varier selon les caractéristiques culturelles et psychologiques de chaque individu ; elles guideront initialement le processus perceptif, sans pour autant en déterminer l’issue. Selon les termes d’Alain Berthoz, les émotions établissent ainsi un cadre préparatoire à l’accomplissement d’une action, de manière comparable à ce que « la posture est au geste22 ».

Deux variables incontournables

12Ces trois axes de recherche tombent d’accord sur le fait de donner aux émotions secondaires ou sociales un rôle dans le développement de certaines attitudes. Ils coïncident également en accordant de l’importance dans la formation de ces émotions à ses traits sociaux ou culturels, acquis principalement à travers la mémoire et l’expérience, deux variables qui, d’ailleurs, ont eu traditionnellement une importance capitale dans la théorie de l’histoire. En ce qui concerne la première de ces variables, la mémoire, les travaux pionniers du sociologue Maurice Halbwachs, La Mémoire collective (1950) et Les Cadres sociaux de la mémoire (1952), ont montré aux historiens et à d’autres spécialistes de sciences sociales que les évocations du passé n’auraient pas lieu s’il n’y avait pas de besoins pour les justifier23. Ces besoins confèrent aux souvenirs une signification dont le sens dépendra du « cadre social » dans lequel ils apparaissent. Cela implique qu’un même événement peut être remémoré à différents moments et de différentes manières en fonction de la communauté et des raisons que ses membres ont de l’évoquer24.

13Ces postulats devenus classiques ont été mis à jour par les réflexions et les recherches d’autres chercheurs en sciences sociales, notamment quant à l’existence des mémoires autres qu’individuelles, la mémoire collective et l’historique. Parmi celles développées par des historiens, il vaut la peine de mentionner les travaux de Pierre Nora sur la notion de « lieux de mémoire » et, plus récemment, de James Young sur celle de « mémoires collectées25 ». Il faut ajouter à cela nombre de travaux réalisés sur des problématiques historiques plus précises, de nature mémorielle, ou qui utilisent des instruments d’analyse inspirés des théories évoquées ci-dessus. Ces dernières décennies ont vu la formulation de théories issues des sciences cognitives sur d’autres types de mémoire (épisodique, culturelle, implicite/explicite, sémantique, à court/long terme, sensorielle, souvenirs flashes, etc.)26, ainsi que sur les fonctions mnésiques du cerveau (encodage, consolidation, récupération, oubli), mais la plupart de celles-ci demeurent largement inexplorées par les historiens.

14Les oublis et les silences sont aussi devenus objets d’histoire, surtout quand il s’agit d’anamnèses négatives, comme dans les cas du « syndrome de Vichy », ou de la réduction au silence d’autres passés considérés comme « incommodants », comme dans le cas de la Révolution haïtienne27. Là aussi les sciences cognitives ont le potentiel de contribuer à enrichir notre compréhension de ces phénomènes. En effet, les nouvelles techniques d’analyse fine en psychologie cognitive ont montré l’existence de processus spécifiques à l’oubli ; il s’agirait de véritables « barrières cognitives naturelles » qui peuvent être associées aux mécanismes de la mémoire et de l’apprentissage, mais qui se structurent différemment. Bien qu’encore mal connus, les processus de l’oubli et les formulations théoriques associées (déclin naturel, de l’interface, de l’interférence, etc.)28, dont l’existence a été prouvée expérimentalement, peuvent s’avérer indispensables non seulement pour étudier les silences mémoriels d’un point de vue collectif, mais aussi individuel. On le sait, il s’agit de l’une des difficultés majeures de la recherche historique lorsqu’il faut évaluer la validité de témoignages élaborés a posteriori ; c’est bien la « fidélité de la mémoire » que Paul Ricœur a confronté aux vœux de vérité de l’historien29. En ce sens, comme le souligne Peter Burke, les travaux d’histoire orale qui suivent une approche autobiographique dans lesquels on pose les mêmes questions aux mêmes individus à plusieurs années d’intervalle, en dévoilant ainsi la « mythification » de leurs souvenirs, sont assez suggestifs sur les possibilités offertes par les approches cognitives sur cette question délicate30.

15En ce qui concerne la deuxième variable, l’expérience, Reinhart Koselleck a souligné depuis la philosophie de l’histoire l’importance de ce qu’il définit comme des « espaces d’expérience » pour expliquer les attitudes futures des individus sur la base de leurs « horizons d’espérance », c’est-à-dire un avenir devenu présent, dans lequel ils expriment leurs espoirs, leurs préoccupations, leurs désirs et, bien entendu, leurs craintes31. Pour sa part, Jean Delumeau, dont les œuvres ont été associées au paradigme des mentalités, a postulé l’existence d’un « climat d’insécurité » pour décrire le sentiment collectif d’incertitude devant l’avenir dans les sociétés modernes32. Plus récemment, d’autres historiens ont également mentionné l’importance de l’expérience dans l’étude des émotions, en proposant des notions théoriques plus générales qui tiennent compte de variables similaires, comme les « régimes émotionnels » de Barbara Rosenwein et les « communautés émotionnelles » de William Reddy33. L’importance accordée par les historiens aux climats émotionnels est également partagée par les psychologues sociaux, qui ont étudié leurs effets sur le comportement collectif des membres d’un groupe sous l’influence de « cultures émotionnelles » sous-jacentes et d’autres « atmosphères émotionnelles » plus éphémères34.

Vers une histoire cognitive (ou) des perceptions ?

16Mais les potentialités des émotions en tant que catégorie d’analyse historique sont loin d’être épuisées, en raison notamment de la haute complexité des interactions de variables mentales chez les êtres humains. Prenons par exemple l’une des théories les plus suggestives développées dans ce domaine ces dernières décennies, la théorie psychoévolutive de Robert Plutchnik. Cette théorie propose l’existence de huit émotions de base, lesquelles peuvent se combiner en paires opposées générant des émotions secondaires. Celles-ci peuvent se combiner les unes aux autres pour former des émotions différentes35. Ce modèle montre jusqu’à quel point l’enjeu est majeur pour les historiens et d’autres chercheurs en sciences sociales travaillant sur des thématiques d’inspiration cognitive, étant donnée notamment l’importance attribuée à l’incidence des émotions dites sociales sur la rationalité des individus. En ce sens, il s’avérerait indispensable de complexifier l’épistémè actuelle non seulement de l’histoire des émotions, mais aussi de l’histoire des représentations, laquelle, comme nous l’avons indiqué plus haut, se trouve en état de stagnation.

17En tenant compte des recherches portant sur les perceptions dans les différentes branches des sciences cognitives, il semblerait possible et même souhaitable de se servir de cette notion pour ouvrir une troisième voie épistémologique plus inclusive, et qui puisse englober et mettre en dialogue les historiographies des émotions, des mentalités, des sensibilités, des expériences, des mémoires et, bien entendu, des représentations. Selon le psychologue Claude Bonnet, le processus perceptif se met en marche de manière ascendante en suivant trois étapes : « codage sensoriel », « regroupement des informations », et « interprétation36 ». Cette dernière étape s’avère potentiellement importante pour notre argumentation, car c’est dans cette étape que les expériences et les souvenirs semblent se combiner pour générer des émotions sociales ou secondaires qui inciteraient ou inhiberaient, tout comme cela se produit avec les émotions de base ou primaires, les actions des acteurs sociaux dans certaines circonstances. En ce sens, que nous qualifions cette prédisposition d’« éveilleur de conscience », de « marqueur somatique » ou de « filtre cognitif », les diverses thèses issues des sciences cognitives évoquées ici, et je l’affirme en tant que non-spécialiste de ce domaine, semblent coïncider grosso modo avec le postulat précédent.

18Par ailleurs, elles semblent toutes corroborer les formulations théoriques élaborées par Koselleck, en particulier sa notion d’« horizons d’attente », en y ajoutant une base psychologique et en leur donnant une dimension émotionnelle. Cela enrichit également les cadres analytiques utilisés par d’autres historiens qui travaillent sur des émotions, des mentalités, des sensibilités ou des représentations sociales, en justifiant et même en donnant davantage d’importance aux situations qui se déroulent dans le « temps court », en visant d’abord à reconnaître et ensuite à contraster des exceptions individuelles ou minoritaires aux comportements collectifs. Tout comme la sociologie cognitive, qui critique toute catégorisation groupale ou identitaire faite a priori, qu’elle soit ethnique, raciale ou nationale, l’histoire pourrait bénéficier ici d’une approche cognitive en les étudiant en tant que « représentations culturelles collectives ». En ce sens, le sociologue Georges Brubaker propose notamment l’utilisation de « schémas », c’est-à-dire de structures mentales partagées, au lieu de catégories, comme moyen d’étudier d’une manière plus précise les cognitions particulières des individus. La raison derrière ce choix, ajoute-t-il, se trouve dans le fait que les groupes « ne sont pas des choses dans le monde, mais des perspectives sur le monde ; pas des réalités ontologiques, mais épistémologiques37 ».

Cognitions atlantiques

19Combien la psychologie a contribué à enrichir les études du passé dans les soixante dernières années ne fait aucun doute. L’impact de la révolution cognitiviste, sur la consolidation de l’histoire des représentations et la révision à laquelle ont été soumis les paradigmes des émotions et des mentalités, semblent se situer dans la continuité de cette tendance. Tous ces courants ont en commun d’avoir assimilé avec succès les nouvelles théories psychologiques, en les incorporant à la boîte à outils de l’historien sans pour autant tomber, à la différence de la psychohistoire, dans des déterminismes d’ordre cognitif ou psychique. Il ne s’agit pas pour autant d’une influence homogène, car tandis que l’histoire des représentations est devenue un paradigme partagé par des historiens travaillant sur toutes les époques, la plupart des recherches historiques actuelles sur les émotions portent sur le Moyen Âge. Un élargissement de ce domaine de recherche vers les époques moderne et contemporaine, comme est en train de l’opérer l’équipe de recherche de l’Institut Max Planck en Allemagne38, pourrait s’avérer particulièrement fécond, étant donnée l’abondance des sources primaires disponibles, ce qui constitue un avantage considérable pour mener des recherches sur des sujets historico-cognitifs.

20L’espace atlantique, et notamment les territoires américains, pourraient s’avérer potentiellement fructueux en ce sens, dans la mesure où la mentalité des sociétés d’ordres européenne s’y croise avec le phénomène de racialisation entamé dans le cadre de la reconquête des royaumes musulmans de la péninsule Ibérique et par le processus d’expansion européenne outre-mer à partir du xv^e siècle. Ce phénomène se caractérise par l’apparition de nouveaux acteurs socio-raciaux, avec des statuts rigides basés sur le lignage, selon la tradition statutaire tardo-médiévale. Cela se produit d’abord en Espagne, avec l’augmentation des populations morisques et des Nouveaux-Chrétiens, et ensuite dans les « nouveaux » mondes colonisés avec l’émergence de nouvelles catégories issues de la construction d’altérités originaires, dans les cas des Amérindiens et des Noirs, ou métissées, dans les cas des Castas, des « Gens de couleur » et d’autres secteurs de sang-mêlé, devenus désormais les nouveaux subalternes des Amériques. Ce processus s’accompagne de la formation de nouvelles identités et notions socio-raciales, dont celle de la « blancheur » associée aux Européens ou aux élites euro-descendantes nées dans les colonies pouvant prouver, notamment dans le cas hispanique, la « pureté » de leurs lignages. À cela, il faut ajouter les centaines de milliers d’Européens de diverses origines culturelles qui, pour des raisons variées, se rendent tout au long de l’époque moderne aux Amériques.

21En ce sens, le caractère multiracial des sociétés américaines, ainsi que l’intense circulation d’individus qui s’y déroule en raison de leur emplacement dans l’espace atlantique, donne lieu à une énorme diversité de « schèmas cognitifs ». Cela offre d’importantes possibilités analytiques pour l’étude, contrastée ou comparée, des cognitions des individus vivant dans ces sociétés. Établir un état de l’étude de ces questions s’avère une tâche compliquée, car il n’y a pas une historiographie cohérente des mondes atlantiques, ni même sur d’autres régions politiques ou culturelles moins étendues. Il y a néanmoins des domaines d’étude qui pourraient servir de points de départ pour une telle historiographie, formés par des travaux réalisés par des historiens intéressés par les méthodologies d’inspiration psychologique. En voici quelques exemples.

22Depuis les années 1950, les historiens de l’esclavage, notamment aux États-Unis, se sont intéressés de plus en plus aux séquelles résultant des tortures psychologiques imposées aux esclaves. À l’époque, plusieurs historiens commencèrent à décrire l’esclavage comme un système pénitentiaire qui infligeait de graves dommages psychologiques à ses victimes, et dans lequel les esclaves n’avaient pratiquement pas d’espace pour développer leurs propres vies sociales et culturelles. Dans son ouvrage Slavery (1959), Stanley Elkins compare ce système aux camps de concentration nazis pour expliquer l’émergence du « Sambo », l’esclave « docile », en termes similaires aux distorsions traumatiques résultant de l’holocauste39. Les formulations réductionnistes d’Elkins provoquèrent de vives critiques de la part de la communauté des historiens, ce qui a donné lieu à une importante diversification des études sur l’esclavage, autant en termes de thématiques que de choix de sources primaires. Malgré les critiques, parmi les œuvres plus importantes de ce tournant historiographique se trouve Slave Community de John Blassingame, publié en 1972. Cet ouvrage s’attache encore à appliquer une approche behaviouriste pour élargir et complexifier la typologie des personnalités des esclaves, tout en montrant que l’autorité du maître n’est pas absolue, ce qui ménage aux esclaves une certaine « indépendance psychologique40 ». Plus récemment, Nell Painter, dans son travail Southern History Across the Color Line, prolonge cette tradition historiographique d’inspiration psychanalytique principalement pour expliquer les dégâts psychiques causés aux Blancs comme aux Noirs par l’esclavage dans le Sud étatsunien41.

23En ce qui concerne l’Amérique latine, il y a naturellement des travaux qui font partie, ou qui peuvent êtres associés, au paradigme de la psychohistoire. Néanmoins, la plupart des études portant sur des thématiques psychologiques à l’époque moderne appartiennent principalement à l’historiographie des mentalités. En effet, à partir des années 1980, d’abord au Mexique puis dans d’autres pays de la région, cette tendance historiographique a trouvé un terrain fertile étant donné la saturation engendrée par les récits nationalistes. Ainsi, de nombreux travaux commencent à apparaître depuis les années 1980 qui portent notamment sur la vie quotidienne des acteurs sociaux pendant la période coloniale, et qui traitent des questions aussi diverses que la famille, la sexualité, les émotions, les imaginaires, les sentiments, la religiosité, et les femmes – bien que beaucoup de ces derniers répondent également à l’influence des études du genre de l’École de Berkeley42. Cette tendance thématique s’est poursuivie après la crise de l’histoire de la fin de la décennie, mais en suivant de nouveaux repères méthodologiques avec la consolidation du paradigme des représentations sociales, ainsi que de l’histoire culturelle, et l’émergence de l’histoire des sensibilités ; à laquelle, par ailleurs, se rattachent la plupart des travaux du présent ouvrage.

24En reprenant le sujet des émotions, il existe une grande diversité d’études associées ou non aux paradigmes précédents. Comme c’est le cas pour l’ensemble de l’historiographie sur cette thématique, il s’agit de travaux qui portent notamment sur la peur : du diable, de la violence, de l’au-delà, des catastrophes, des révolutions, etc. Pour le cas des Amériques durant l’époque moderne, la plupart porte sur les craintes que les élites ont des secteurs subalternes : les Indiens et les plèbes au Pérou, les Indiens au Mexique, et les Noirs aux Caraïbes et dans d’autres sociétés esclavagistes43. Certaines de ces dernières thématiques ont donné naissance à d’importants domaines de recherche, comme on peut le constater avec la « peur de l’africanisation », principalement dans le cas de Cuba, et avec ce qu’il convient d’appeler le « syndrome d’Haïti », c’est-à-dire la crainte de voir éclater des révolutions comme l’haïtienne, menées par des secteurs subalternes, dans d’autres sociétés esclavagistes.

Un laboratoire historico-cognitif

25Cette dernière phénoménologie offre un laboratoire idéal pour conduire des recherches historico-cognitives, car il est possible de trouver des manifestations dudit syndrome dans la quasi-totalité des sociétés esclavagistes du monde atlantique, et même au-delà (du Chili jusqu’en Virginie, et de la Nouvelle-Espagne jusqu’en Afrique du Sud). Cela met en évidence l’impressionnante homogénéité émotionnelle de ce vaste espace géohistorique, et plus spécifiquement la formation d’un « climat d’insécurité » associé aux événements survenus dans la colonie française de Saint-Domingue (Haïti actuel). Mes recherches sur les facteurs donnant naissance à ce climat, ainsi que sur les diverses manifestations qui attestent son existence, montrent que ce climat n’émerge pas du vide. Il s’agit en fait d’une véritable « éclosion » émotive, résultant notamment de la perte de la sensation de sécurité relative vis-à-vis des masses subalternes, dont les Blancs avaient joui jusqu’au violent effondrement de la ci-devant prospère colonie française de Saint-Domingue44.

26Mais peut-être plus intéressantes encore pour l’argumentation de cet essai sont les exceptions, c’est-à-dire des individus dont les attitudes semblent aller à l’encontre de ce cadre émotionnel. Il s’agit notamment d’hommes venus d’ailleurs et qui par conséquent, n’ayant pas eu la même expérience de vie que les Blancs locaux, développent des perceptions différentes des réalités locales. C’est le cas du révolutionnaire Francisco de Miranda, qui en 1812, en tant que commandant en chef des forces républicaines durant la guerre d’Indépendance vénézuélienne, décide soudainement de capituler, erronément convaincu que les esclaves s’étaient rebellés au nom du roi. Il prend cette décision contre d’autres patriotes blancs, qui jusqu’alors l’avaient appuyé inconditionnellement, et qui l’arrêtent ensuite pour trahison. Il y a aussi le cas du gouverneur écossais de la Jamaïque, le comte de Balcarres, qui peu de temps après son arrivée en 1795, mobilise les forces sous son commandement dans le but d’écraser une insurrection massive de Noirs marrons. Il était convaincu qu’il s’agissait d’une conspiration tramée par l’ennemi français depuis Saint-Domingue. Cette décision contraste avec l’attitude prudente manifestée par les Blancs de l’île, qui préfèrent négocier plutôt que de se battre étant donné les défaites que les Marrons leur avaient infligées lors d’un précédent conflit similaire, et en craignant le déclenchement d’une révolution semblable à l’haïtienne.

27Afin de comprendre les raisons qui incitèrent Miranda et Balcarres à prendre ces décisions, nous devons prendre en compte leurs expériences précédentes : en tant que proche de la Gironde, Miranda avait vécu les excès de la Terreur en France, où il avait également eu connaissance des « horreurs » de Saint-Domingue. On constate désormais sa préoccupation pour empêcher les débordements des révolutions radicales, jusqu’au point d’affirmer qu’il serait préférable que les colonies demeurent un siècle de plus sous l’oppression de l’Espagne, plutôt qu’elles ne subissent le même sort que Saint-Domingue. Dans le cas de Balcarres, avant de passer à la Jamaïque, il avait été gouverneur de l’île de Jersey, au large de la côte de Normandie. Cette période coïncide avec le déclenchement de la guerre contre la République française et l’instauration du régime de la Terreur, ce qui a forcé de nombreux aristocrates français à chercher refuge sous sa juridiction. Grâce à eux, et par d’autres moyens de renseignement, il était devenu conscient du radicalisme de la Révolution française ainsi que des projets d’exportation de la révolution comme moyen d’attaquer les intérêts des ennemis de la République française.

28Il y a bien entendu d’autres circonstances événementielles qui peuvent avoir affecté les décisions prises par Miranda et Balcarres, ainsi que certains aspects de leurs personnalités difficiles à saisir dans les sources primaires (dont les séquelles de possibles traumatismes infantiles, leurs valeurs militaires, leur masculinité, etc.). Néanmoins, il semblerait que c’est surtout leurs expériences de vie proches de la Révolution française et loin des sociétés esclavagistes caribéennes, ainsi que leurs visions contrastées sur Saint-Domingue, qui grosso modo leur fit avoir une perception différente et, par conséquent, prendre des décisions qui semblaient logiques à leurs yeux, mais considérées comme hâtives, voire erronées, par les Blancs locaux45.

⁂

29Les recherches et formulations récentes en neuropsychologie et en psychologie sociale montrent que la collaboration avec les sciences cognitives peut accéder à une nouvelle étape, non seulement parce qu’elles affectent les bases épistémologiques des paradigmes historiques d’inspiration cognitive existants, mais aussi parce qu’elles sembleraient ouvrir la voie au développement de nouveaux outils d’analyse historique. Les deux cas évoqués dans la section précédente en constituent un bon exemple, car ils montrent bien le potentiel analytique de contraster schémas cognitifs dans le « temps court », ainsi que, et j’insiste sur ce point, le besoin de concilier les sciences cognitives avec les postulats évoqués plus haut de Reinhardt Koselleck. Il s’agit sans doute d’un terrain accidenté, car les risques déterministes, les tentations psychoréductionnistes et de systématisation sont toujours là. Dans le cas des neurosciences, le risque semble plus élevé car il s’agit d’une discipline qui étudie les processus mentaux du point de vue anatomique et moléculaire. Néanmoins, c’est peut-être la discipline cognitive dotée du plus grand potentiel, principalement en raison des nouvelles approches expérimentales qu’elle est en train de développer, basées notamment sur des études d’imagerie cérébrale de haute technologie, telles que le PETscan et l’IRMf, lesquelles, malgré leur caractère descriptif et leurs fins diagnostico-thérapeutiques, sont utilisées pour étudier des problèmes d’intérêt pour les historiens : la mémoire, les émotions, la cognition sociale, la prise de décisions, etc.

30De toute évidence, en suivant Barbara Rosenwein, les neurosciences en sont à leurs balbutiements, ce qui, pour les mêmes raisons, est le cas de l’histoire des émotions46, une affirmation qui pourrait d’ailleurs être étendue à tous les paradigmes actuels d’inspiration neuroscientifique ou cognitive en sciences sociales. Malgré leur caractère précoce et les risques épistémologiques, le potentiel expérimental des neurosciences oblige les chercheurs en sciences sociales, y compris les historiens, travaillant ou pas sur des sujets d’inspiration psychologique, à prêter davantage d’attention au paradigme « moniste » en neuropsychologie, en incorporant, par exemple, dans leurs réflexions des ouvrages aussi suggestifs que L’Homme neuronal de Jean-Pierre Changeux, qui établit que le cerveau conditionne les représentations du monde, et L’Hypothèse stupéfiante de Francis Crick, où il lance sa prémisse déjà devenue classique : « Tu n’es rien d’autre qu’un paquet de neurones47. »

31Mais les historiens ne devraient pas se contenter de considérer les sciences cognitives simplement comme des disciplines auxiliaires. Au contraire, ils peuvent à leur tour contribuer grandement à enrichir la palette de la recherche en psychologie expérimentale. Par exemple, ils pourraient apporter leur savoir-faire pour développer de nouveaux protocoles et expérimentations d’imagerie cérébrale et d’autres types, portant sur le rôle des représentations sociales et d’autres notions connexes qui agissent durant la dernière facette du processus perceptif. Un autre champ potentiellement fructueux de recherche pourrait être celui de l’interaction entre les expériences collectives et les différentes mémoires, en étudiant des situations sociales spécifiques cognoscibles par les sujets. Une telle collaboration bidisciplinaire favoriserait le développement réciproque d’outils théoriques pour expliquer le passé, et nous éclairer davantage la nature biologique particulière qui rend l’histoire possible.