1La France et le Chili ont une longue histoire commune. En 1830, la France devient la première puissance européenne à reconnaître l’indépendance du Chili. Plus tard, le second conflit mondial est l’occasion pour les deux pays de nouer des liens de solidarité importants. On dénombre en effet quarante-deux comités de la France Libre au Chili (sur les trois cents comités latino-américains) et celui de Santiago est l’un des plus actifs de la région. Ces liens intenses aboutissent à la mise en place d’une nouvelle politique de la France envers l’Amérique latine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sans prédilection particulière pour le Chili dans un premier temps.

2Sur les milliers de livres parus concernant de Gaulle, beaucoup traitent de sa politique extérieure. Très récemment, en 2010, l’ouvrage collectif Globalizing De Gaulle. International Perspectives on French Foreign Policies, 1958-1969, propose une ultime approche du sujet. Cependant, aucun ouvrage n’est consacré à sa politique latino-américaine. Au mieux, la question est rapidement abordée entre la politique africaine et la relation franco-américaine. Quelques articles s’intéressent au voyage de De Gaulle en Amérique latine en 1964 mais la politique de l’ancien président français envers le sous-continent à la suite de cette épopée n’est peu ou pas abordée. Pourtant, le voyage avait suscité un débat important. Un seul historien chilien, Joaquín Fermandois, a abordé la question des relations entre son pays et la France dans la deuxième moitié des années 1960 mais son approche s’est limitée à la visite de Frei à Paris en 19651.

3Les recherches ont été menées aux Archives diplomatiques françaises du ministère des Affaires étrangères à La Courneuve ainsi qu’à l’Archivo General Histórico du Ministerio de Relaciones Exteriores de Santiago du Chili. Ces sources ont pu être complétées par les mémoires de l’ambassadeur du Chili en France, Enrique Bernstein Carabantés. Les archives de la Casa Museo Eduardo Frei Montalva à Santiago et les Archives nationales françaises ont apporté la correspondance entre les deux chefs d’État. Enfin, les archives de la Fondation Charles de Gaulle à Paris ont constitué un apport conséquent pour comprendre les enjeux du voyage de 1964.

4L’objectif de cette intervention est donc de comprendre comment le Chili devient l’un des pays de prédilection du général de Gaulle en Amérique latine.

5Nous soulignerons tout d’abord l’importance des visites officielles des deux chefs d’État, Eduardo Frei Montalva et Charles de Gaulle en 1964 et 1965. Puis nous mettrons en évidence quelques aspects de la coopération entre les deux pays en insistant sur la relation entre les deux chefs d’État. Enfin, nous tenterons de mettre en lumière les différents événements qui mettent un terme à cette « parenthèse enchantée ».

La naissance de l’« axe » : les visites officielles de 1964 et 1965

6Ces visites officielles ne sont pas « exclusives » puisqu’il s’agit de tournées continentales : de Gaulle visite dix républiques latino-américaines du 21 septembre au 16 octobre 1964. Quant à Eduardo Frei, sa tournée européenne de 24 jours a lieu en juillet 1965. Il se rend en Italie, en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne.

7Ces visites sont de plus des premières. Il s’agit en effet du premier voyage officiel d’un président français au Chili et de la première visite d’un président chilien en France.

De Gaulle au Chili

8À l’origine, le Chili n’est pas explicitement cité dans la liste des pays latino-américains que de Gaulle compte visiter. L’étape chilienne est donc prévue tardivement. De Gaulle voyage au Chili au lendemain de l’élection d’Eduardo Frei, alors qu’Alessandri est encore en fonction. Cette situation est très particulière puisque le président français est confronté à deux interlocuteurs : un président en fonction et un président nouvellement élu très populaire et porteur d’un programme de réformes ambitieux.

9Comme ailleurs en Amérique latine, le personnage de De Gaulle et sa visite sont qualifiés d’historiques. Le président français bénéficie au Chili d’une image de « libertador ». Même les communistes chiliens voient d’un bon œil sa visite car ils le perçoivent comme une grande figure anti-impérialiste et antifasciste. Salvador Allende, candidat malheureux ou Frente de Acción Popular à l’élection présidentielle, affirme à la radio pendant le voyage du président français :

« La politique du Général de Gaulle en faveur d’un resserrement des liens entre les républiques latino-américaines et l’Europe correspond à la vision d’un chef d’état qui souhaite voir l’Amérique Latine reprendre sa personnalité, jouer son rôle dans le concert universel, se libérer d’une tutelle qui pèse sur une grande partie du monde occidental et aussi, au point de vue économique, se rapprocher non seulement de l’Europe Occidentale mais aussi du monde socialiste2. »

10Le 1^er octobre, de Gaulle est accueilli à Valparaiso par Alessandri. L’entretien demeure dans un cadre formel alors que celui avec Frei dure 50 minutes, sans interprète, dans le salon du palais Cousiño. Placé au premier rang des personnalités chiliennes attribué protocolairement au Président du Sénat, Frei est au centre des préoccupations de la diplomatie française. Le dossier de préparation du voyage élaboré par les services de l’Élysée montre que l’on prévoit une nette prédominance de Frei sur Alessandri. Les thèmes éventuels envisagés pour les entretiens de De Gaulle avec Frei remplissent trois feuillets alors que ceux prévus pour Alessandri se résument à un seul feuillet3. Le compte rendu de l’ambassadeur Bernstein confirme cet intérêt : « L’entretien avec le Président Alessandri, désabusé à l’issue de son mandat, demeure dans un cadre formel. […] Plus substantielle est à coup sûr la conversation en tête à tête de cinquante minutes du général de Gaulle avec M. Eduardo Frei4. »

11Le Monde affirme dans son édition du 2 octobre que « l’étape chilienne a été la plus fructueuse jusqu’à maintenant ». Le même jour, l’éditorial du Figaro intitulé « Une Amérique Latine surprenante » consacre un paragraphe au Chili : « Si effectivement on peut parler de tourisme de Caracas à Cochabamba, on peut dire que les choses sérieuses commencèrent à Santiago. C’est là que l’expédition acquit une signification réellement politique. » Ainsi, à l’issue de cette tournée latino-américaine de De Gaulle, les présidents qui lui paraissaient devoir être invités à se rendre en France étaient M. Frei et M. Valencia5.

La visite d’Eduardo Frei en France (juillet 1965)

12Le choix de Frei pour faire de l’Europe la destination de son premier voyage à l’étranger constitue une rupture avec la tradition qui veut que le président chilien nouvellement élu se rende d’abord à Washington pour présenter son programme et recevoir le soutien officiel du puissant voisin.

13Cette visite a lieu huit mois après sa prise de pouvoir et à la veille de l’élection présidentielle française de 1965, au cours de laquelle de Gaulle brigue un second mandat. En difficulté au Parlement pour appliquer son programme de réformes, Frei est à la recherche de soutien voire de crédibilité. Il s’agit surtout pour lui de s’afficher en compagnie d’un des « grands de ce monde ». Frei affirme qu’il n’est pas venu dans l’unique but qu’on lui accorde des crédits : « L’objectif essentiel de sa visite était de poursuivre le dialogue initié avec le général de Gaulle à Santiago6. » Il apparaît malgré tout évident que son principal objectif est de présenter son programme de « Révolution dans la Liberté ».

14De même, de Gaulle, à la veille de la première élection présidentielle de la V^e République au suffrage universel direct, a besoin de mettre en évidence sa carrure diplomatique en s’affichant aux côtés d’une « figure montante ».

15Lorsqu’il se rend en Europe, Frei répond d’abord à l’invitation du général de Gaulle, une invitation que ce dernier a formulée à plusieurs reprises. Ainsi, de Gaulle écrit à Frei en mars 1965 : « Si vous trouviez la possibilité de répondre à l’invitation, que j’ai l’honneur de nous renouveler, de venir visiter officiellement Paris7. » C’est donc bien le « Grand » qui insiste pour que « le petit » vienne lui rendre visite et ce, au plus tard début juillet pour cause d’échéances électorales.

16La diplomatie française avait affirmé à l’ambassadeur du Chili qu’il s’agirait de la « visite de l’année » : le président chilien est ainsi reçu en grande pompe à l’aéroport d’Orly le 7 juillet. Il voyage à bord de la caravelle présidentielle que de Gaulle a mise à sa disposition. Le comité d’accueil qui l’attend est composé du président, du Premier ministre Georges Pompidou, du ministre des Affaires étrangères Maurice Couve de Murville, du ministre de la Défense Pierre Messmer et de l’ambassadeur de France au Chili Christian Auboyneau. Cette « affluence de personnalités » est bien plus prestigieuse que ce que le protocole exige. De même, trois entrevues en trois jours sont accordées à Frei par de Gaulle, dont deux en tête-à-tête. À titre d’exemple, le président mexicain Lopez Mateos en avait obtenu difficilement une deuxième lors de sa visite officielle un an plus tôt. De plus, à la demande de De Gaulle, Jacques Maritain8, très âgé, vient en ambulance depuis l’Alsace.

17C’est à l’issue de cette visite qu’est décidée la création d’une Commission mixte franco-chilienne qui développera la coopération économique mais aussi politique, culturelle et technique entre les deux nations. Frei part « convaincu que la coopération entre la France et le Chili n’est pas seulement une possibilité mais un fait » et de Gaulle affirme : « Grâce à votre visite la France n’a jamais été aussi proche du Chili qu’aujourd’hui9. »

18Le ministre chilien des Affaires étrangères Gabriel Valdés affirme dans ses mémoires que les deux chefs d’État « se retrouvèrent dans une vision humaniste, démocratique et pacifique et dans un effort pour organiser un ordre mondial qui répondrait aux exigences de justice et de sécurité ». Sur un plan plus personnel, le président du Chili s’est montré touché par la « chaleur humaine, non pas courtoise ou protocolaire mais véritable10 » dont le général de Gaulle avait fait preuve.

19Ces deux visites officielles en moins d’un an marquent donc la naissance de l’« axe » Frei-de Gaulle. Lorsque Frei quitte l’Élysée, de Gaulle confirme l’intérêt qu’il porte à l’œuvre du président chilien : « Vous n’avez pas à me remercier. C’est à moi […] de vous remercier pour ce que vous êtes en train de faire pour votre pays et pour l’Amérique Latine11. »

L’« axe » Frei-de Gaulle

Une politique extérieure commune

20La France, pays développé et ancienne puissance colonisatrice, et le Chili, pays en développement, mènent malgré leurs différences, des politiques extérieures similaires dans le contexte de la guerre froide. Ils cherchent notamment tous deux à s’affranchir, dans une certaine mesure, de l’influence nord-américaine. La « politique de grandeur » du général de Gaulle trouve ainsi un écho dans la politique extérieure menée par Eduardo Frei et son ministre des Affaires étrangères, Gabriel Valdés qui affirme : « Elle [la France] est le seul pays du monde à avoir démontré que l’on pouvait se soustraire à l’influence excessive des États-Unis tout en restant en terme d’amitié avec eux12. » Dans une lettre qu’il écrit à Frei en avril 1968, de Gaulle affirme : « Dans le domaine de la politique internationale, il va de soi que nos deux pays amis ont des vues largement concordantes13. »

21La politique extérieure du Chili de Frei se caractérise par le rejet de la guerre froide. Lors de sa visite en France en 1965, il affirme : « Nous ne croyons pas que la politique des blocs soit un système stable pour la paix. Le monde ne se divise pas entre bons et mauvais14. »

De Gaulle et la Révolution dans la Liberté

22De Gaulle s’est toujours montré vivement intéressé par le programme de Frei. Avant même la venue du président chilien en France, celui-ci lui écrit le 9 mars 1965 :

« En France, tout le monde porte un vif intérêt et attache beaucoup d’importance à la grande transformation que le Chili s’est mis ainsi en mesure d’accomplir. Je me permets de vous dire que cette entreprise m’apparaît à moi-même non seulement comme décisive pour l’avenir de votre beau pays, mais aussi comme exemplaire pour l’Amérique Latine toute entière. […] Soyez certain que la France est, à cet égard, plus attentive et plus favorable au Chili qu’elle ne l’a jamais été15. »

23Tout le long de son second mandat, il ne cessera de manifester son intérêt et d’encourager le président chilien dans sa démarche. La correspondance entre les deux chefs d’État met en évidence cet intérêt. Ainsi, en 1966, de Gaulle écrit à Frei : « Il nous est particulièrement agréable d’instaurer une coopération de type nouveau avec le Chili, qui, sous votre direction, donne l’exemple du travail, du progrès et du développement dans la liberté16. »

24Deux ans plus tard, en avril 1968, de Gaulle envoie une dernière lettre à Frei, avant les événements de mai qui précipiteront son départ :

« Je me réjouis de voir, sous votre impulsion, le peuple chilien déployer, dans les domaines les plus divers, notamment dans ceux de la culture, de l’expansion industrielle et du progrès économique et social, un effort qui est suivi en France avec le plus vif intérêt. Vous pouvez être assuré de la sincérité des vœux que je forme pour que vous meniez à bien la tâche que vous avez entreprise et qui doit conduire votre pays dans la voie du progrès17. »

25Cette coopération prend des formes diverses : de la participation à la réforme agraire (envoi d’experts), à la création d’une école d’administration, à la construction du métro de Santiago ou à la création de maisons de la Jeunesse et de la Culture (dans le cadre de la « Promoción Popular »).

La fin de l’« axe » Frei-de Gaulle

26Lorsque le nouvel ambassadeur de France au Chili, René de Saint-Légier, présente ses lettres de créance au président Frei en mai 1969, ce dernier lui fait part du « grand choc » que lui a causé le départ de De Gaulle, seul homme d’État européen qui se soit vraiment intéressé à l’Amérique latine et qui ait « compris le Chili18 ».

27L’ambassadeur du Chili en France considère que le Chili était le pays de prédilection de De Gaulle en Amérique latine et que cette préférence était liée à la relation particulière que le président français entretenait avec son homologue chilien : « Le Général connaissait notre pays et l’appréciait. Il admirait la politique de Frei, un des rares chefs d’État qu’il considérait comme un ami19. »

28Le gouvernement chilien s’inquiète des conséquences de la démission de De Gaulle sur les relations entre les deux pays. En effet, le nouveau gouvernement français de Georges Pompidou est jugé peu favorable à la politique latino-américaine du Général. Ainsi, dès la remise des lettres de créances de Saint-Légier, Frei lui demande si « l’impulsion qu’il a donnée aux rapports franco-chiliens sera conservée20 ».

29La démission du général de Gaulle est aussi l’occasion d’un dernier échange de correspondance avec le président chilien. Frei entre en contact avec de Gaulle au lendemain de sa démission et le Général lui répond dix jours plus tard :

« J’ai été très touché de votre message et de l’accent si amical que vous lui avez donné. Croyez bien que je n’oublierai pas les excellentes relations que nous avons entretenues […] Je souhaite de tout cœur que la coopération franco-chilienne, objet de nos communs efforts, se maintienne vivante et féconde21. »

30L’axe Frei-de Gaulle est définitivement dissous suite au décès du général de Gaulle le 9 novembre 1970. Le gouvernement chilien décrète trois jours de deuil national et la Chambre des députés rend hommage à l’ancien président français.

31La visite officielle de De Gaulle au Chili en septembre 1964 dans le cadre de sa grande tournée latino-américaine marque l’origine de la constitution de l’« axe » de Gaulle-Frei. Cette rencontre est décisive puisque, grâce à elle, le Chili passe du statut de pays parmi d’autres en Amérique latine à l’un des deux pays de prédilection du président français dans la région, avec le Mexique. De Gaulle souhaite recevoir au plus vite le nouveau président chilien en France. Frei se rend ainsi en visite officielle à Paris, dans le cadre d’une grande tournée européenne, en juillet 1965. Ces deux rencontres en moins d’une année ouvrent la « parenthèse enchantée » des relations franco-chiliennes.

32Ces deux pays du bloc occidental vont, dans le contexte de la guerre froide, se retrouver dans une politique extérieure commune : le rejet des hégémonies et plus particulièrement la volonté de se distinguer de la superpuissance américaine.

33La France renforce parallèlement sa politique de coopération et participe au programme de « Révolution dans la Liberté » d’Eduardo Frei. Cependant, elle a pleinement conscience qu’elle ne possède pas les moyens de supplanter les États-Unis au Chili, notamment car elle manque de moyens financiers.

34En 1969 et 1970, la démission de De Gaulle et l’arrivée du gouvernement d’« Unité Populaire » au pouvoir au Chili vont mettre un terme à cette « parenthèse enchantée ». Malgré les déclarations de bonnes intentions de part et d’autre, la coopération ne se poursuit pas aussi intensément que dans la deuxième moitié des années 1960. C’est surtout à partir de 1972 que les relations franco-chiliennes se détériorent, annonçant l’absence de prise de position du président français Georges Pompidou à la suite du coup d’État militaire du 11 septembre 1973.