1Durant les années 1960, l’économie française traverse une croissance économique sans précédent1. Cette expansion soutenue se trouve portée par la vigueur du marché intérieur, en raison de l’essor de la consommation de masse, du boom du logement et de la vigueur de l’investissement productif industriel2. Y contribue aussi un regain de dynamisme à l’exportation3. La France bénéficie, pour la vente de ses produits hors des frontières françaises, des effets positifs de la dévaluation massive de décembre 1958. Volet fondamental du Plan Rueff-Armand, elle atteint 40 %, à une époque où les prix français dépassent de 25 % en moyenne les prix mondiaux. Il s’ensuit une marge de compétitivité de 15 %. Celle-ci subsiste jusqu’en 1967, grâce notamment au plan de refroidissement de Valéry Giscard d’Estaing (1963-1964).

2Toutefois, cette reprise des exportations demeure fragile. Cela résulte d’abord de l’importance de l’inflation4. Parce que dans les années 1950 et 1960, celle-ci dépasse celle observée en Allemagne, aux États-Unis et au Royaume-Uni5, il s’ensuit un faible excédent commercial qui tourne aisément en déficit. Cette fragilité tient aussi à la nature de ces exportations. Elles sont pour l’essentiel agricoles et agro-alimentaires. De ce fait, elles entrent en concurrence avec celles d’un certain nombre de pays d’Amérique latine, comme l’Argentine. Ces exportations françaises se constituent plutôt de biens intermédiaires (sidérurgie) que de biens de consommation ou de biens d’équipement, pour l’essentiel du gros équipement. La France constitue d’abord une économie de services. L’équilibre positif de la balance des comptes est assuré beaucoup plus par les exportations de services que par celles de marchandises. Il s’agit des excédents du tourisme, et des grands travaux (supérieurs à ceux de la flotte et des assurances), des revenus des capitaux placés à l’étranger. Même s’il faut en déduire les capitaux exportés par les travailleurs immigrés en France, c’est donc l’excédent de la balance des invisibles qui confère un caractère de monnaie forte au franc jusqu’en 1967.

3Ces caractéristiques influent sur la nature des relations économiques et financières entre les économies d’Amérique latine et la France. Si le commerce extérieur français est passé, au cours des années 1960 d’une dominante zone franc à une dominante Europe, la part de l’Amérique latine dans le commerce extérieur de la France demeure faible. Cela demeure vrai en sens inverse, la France représentant peu pour les économies latino-américaines. Certes, le Venezuela tient une place particulière, à cause du pétrole, mais celle-ci tend à décliner : en 1963, ce pays représente 6,2 % des approvisionnements français, mais 2,8 % seulement en 1969. Même les grands pays d’Amérique latine pèsent peu dans le commerce extérieur français :

4La réciproque apparaît vraie également :

5Dans ces conditions, et compte tenu d’une insuffisance des études proprement économiques sur le sujet, il est nécessaire d’adopter une approche plurielle. Il convient de ne pas se limiter à l’étude des échanges de marchandises, mais de prendre en compte ceux de services et de capitaux. Par conséquent, le choix adopté est de concilier l’approche macroéconomique, à partir de l’exemple du Pérou, avec celle, microéconomique, consistant à analyser la stratégie des firmes industrielles (automobile, matériaux de construction) et, surtout de services, à travers l’exemple des travaux publics et de l’ingénierie, en se centrant sur le génie civil et l’industrie routière.

L’approche macro-économique : l’exemple du Pérou

6Le Pérou offre un bon observatoire des relations économiques et financières7, comme le montrent les travaux de Getsiva Cayo-Durand8. Il en ressort quatre tendances générales :

71. Si la France est toujours présente au Pérou, celui-ci ne constitue jamais une priorité par rapport à l’Argentine, au Brésil et au Mexique9.

82. Après la Seconde Guerre mondiale, la France n’apparaissait pas très bien placée, mais elle progresse : de treizième fournisseur du Pérou en 1947, elle monte au neuvième rang en 1966 (avec 2,1 % des exportations péruviennes)10. Malgré la progression de la valeur absolue de ses ventes, la France ne profite pas vraiment de la croissance péruvienne. En effet, les flux d’entrée et de sortie apparaissent trop faibles. Le Pérou vend à la France des minéraux (cuivre, zinc), de la farine de poissons et des produits tropicaux (café, coton, sucre). La France, quant à elle, fournit plus de produits semi-finis (sidérurgie) que d’articles finis. Elle n’est compétitive en matière de biens d’équipement ni face aux États-Unis, ni face à l’Allemagne, ni face au Japon.

93. L’implantation de la France apparaît globalement faible : même si, pendant les années 1960, le Pérou traverse une période économique assez satisfaisante, on y observe une insuffisance de l’organisation commerciale française, une carence de l’implantation industrielle (voire la farine de poisson), et une atonie des compagnies d’assurance et des investissements financiers11.

104. Le Pérou fait figure de pays à risques. Y contribuent différents facteurs12. Dans les années 1950 et 1960, le pays connaît cinq présidents de la République et deux coups d’État. Il apparaît comme très endetté et victime de son faible taux d’épargne. Enfin, la présence française se concentre sur les grands contrats d’armement (vente d’avions Mirage) et de travaux publics, avec le risque d’incidents de paiements, d’où des conditions de crédit peu compétitives avec la concurrence, notamment les Italiens13.

Le contexte : une double incertitude

11Le Pérou apparaît en effet comme un pays en voie de développement mais toujours vulnérable14.

Le Pérou : une économie peu avancée

12Pays peu avancé économiquement, tout en recelant beaucoup de richesses, le Pérou dispose d’un territoire grand comme deux fois et demi la France, mais soumis à une croissance démographique très forte. Son territoire s’organise en trois grandes régions naturelles : la bande côtière (12 % du territoire), de climat tempéré, productrice d’une agriculture d’exportation (coton et canne à sucre) ; la zone andine (28 % du total), qui recèle d’importantes ressources minérales (cuivre, plomb, or, argent, zinc, tungstène, etc.) ; la selva (60 %), riche en bois précieux, en café, cacao et caoutchouc. Résultat, le pays compte 14 millions d’habitants en 1972 contre 7,9 en 1946. En 1973 cette population se compose à 90 % de métis et d’Indiens pour la plupart très pauvres. De plus, le Pérou connaît alors une urbanisation de grande ampleur, notamment autour des grandes villes : Lima (en 1972, 3 millions d’habitants sur un total de 14 millions dans le pays tout entier)15, Callao, Arequipa, Cuzco, Trujillo et Iquitos. Enfin, le pays se caractérise par un retard culturel considérable : en 1981, 9,6 % d’illettrés, 15 % d’élèves scolarisés dans le secondaire seulement, mais aussi une association étroite de misère et de criminalité.

13L’activité économique semble encore peu développée. Le Pérou se caractérise par un retard de l’agriculture. De productivité faible (2,5 % de terres arables seulement en 1980), elle fait vivre 80 % de la population en 1943. Celle-ci dépend principalement du coton pour les exportations, tandis que le riz et le maïs dominent pour l’alimentation autochtone. Le Pérou demeure aussi un pays peu industrialisé. Dépendant pour l’essentiel du capital étranger (pétrole, malgré l’existence d’une compagnie d’État, charbon), le pays souffre de son peu d’industrie lourde, en dépit de sa politique de substitution aux exportations. Il continue de dépendre du coton brut exporté vers le Royaume-Uni, le Chili, la Colombie et la Suisse, ou transformé à Lima et Cuzco. Dans ce contexte, l’énergie électrique et les transports (chemin de fer, avion, autobus) revêtent une importance cruciale.

14Entre 1959 et 1968, l’économie péruvienne traverse trois périodes distinctes16. De 1959 à 1961, le Pérou se développe sous un régime d’économie libérale et libre-échangiste. Les tendances générales apparaissent plutôt positives : continuation d’une politique fiscale équilibrée, stabilité monétaire et consolidation d’un climat de confiance. L’évolution de la composition des importations se caractérise par la croissance des achats des biens industriels de production et consommation : non seulement des machines ou des équipements, mais aussi des combustibles et matières premières nécessaires pour le développement. Entre 1962 et 1966, le Pérou connaît une évolution plus déséquilibrée, marquée par l’expansion du secteur public et le déficit grandissant du budget. Cependant, en 1962, le PIB augmente de 5,5 % en dollars constants, tandis que les exportations atteignent le chiffre record de 540 millions de dollars.

15En vue d’assurer le décollage économique, le gouvernement Belaúnde Terry donne la priorité aux constructions routières, irrigations, écoles et logements, en essayant de surmonter les grandes déficiences en infrastructures qui entretiennent la pauvreté. Malheureusement, les dépenses du secteur public privilégient le fonctionnement, d’où un manque d’investissement. En 1964, le PIB était encore en croissance (5,2 %), mais, à partir de 1965, l’économie péruvienne souffre d’un net ralentissement par rapport aux années précédentes. À partir de 1966, la balance de paiements devient largement déficitaire (- 22 millions de dollars en 1962). Entre 1967 et 1968, l’économie péruvienne plonge dans la crise par suite d’une chute de ses réserves de change. En 1967, le PIB augmente de 4,6 % mais la balance de paiements laisse apparaître des déséquilibres fondamentaux. En conséquence, les événements politiques de 1968 ont des conséquences importantes pour l’économie péruvienne.

16Il est vrai que, dans les années 1960, l’économie nationale pâtit d’un contexte politique instable. La vie politique met aux prises trois forces politiques dominantes, mais très antagonistes : l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA) d’Haya de la Torre, l’Action populaire (AP), libérale, de Belaúnde Terry, et l’Union nationale Odriísta, de Manuel Odría17. Cet affrontement partisan favorise, dans les années 1960, deux coups d’État. En effet, après la longue dictature du général Odría (1948-1956), le mandat de Manuel Prado ne va pas jusqu’à son terme normal. Il est brutalement interrompu par le premier coup d’État « institutionnel » du général Ricardo Perez Godoy, en juillet 1962. De nouvelles élections, en 1963, amènent une victoire de l’AP, au pouvoir jusqu’au coup d’État du général Juan Velasco Alvarado, survenu le 3 octobre 1968. Tenant d’un socialisme tiers-mondiste, il nationalise l’International Petroleum Company (IPC) américaine et engage la réforme agraire.

La politique économique péruvienne : forces et faiblesses

17Le Pérou apparaît en effet comme un pays à la recherche d’un modèle18. À partir de 1960, se manifeste en Amérique latine une nette volonté d’intégration, sous l’influence notamment de Raúl Prebisch, secrétaire général de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine [et les Caraïbes]). Cette intégration s’opère en plusieurs étapes. Le traité de Montevideo de 1961 ouvre la voie à un plus que doublement du commerce au sein de l’Alliance latino-américaine de 1961 à 1964. Cette première étape profite cependant beaucoup plus au Mexique (quadruplement) qu’au Pérou (doublement). Le protocole de Caracas, signé en 1969, débouche sur la constitution, le 26 mai de cette même année, du Pacte andin, premier véritable accord d’intégration régionale.

18Cette intégration économique accrue s’inscrit dans une évolution conduisant du nationalisme au libéralisme économique. Le passage, dans les années 1960, à une stratégie d’exportation, c’est-à-dire à une économie de plus en plus tournée vers l’extérieur, s’accompagne d’une dépendance grandissante par rapport au capital étranger. À partir de 1962-1963, pour y faire face et à l’initiative des militaires, le pays adopte la planification : avec l’aval de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) et de l’APRA, naît alors l’Institut national de planification. Il lance le Premier Plan de développement économique et social (1962-1971). Remis en cause par le gouvernement Belaúnde, qui prône plus d’ouverture, il s’efface devant un Second Plan (1966-1972). Mais la planification ne résout pas tout, car l’appel au capital étranger découle d’abord d’une mauvaise utilisation des ressources. À partir de 1947 (accord de Genève) et 1948 (charte de La Havane), s’engage sous l’égide du General Agreement on Tariff and Trade (GATT) une baisse concertée des tarifs douaniers. Le Pérou bénéficie dès lors de l’afflux du capital étranger : ils proviennent des États-Unis (premiers investisseurs, avec les deux tiers des capitaux), du Royaume-Uni (2), des Pays-Bas (3), de Suisse (4), du Canada (5), de France (6), de Suède (7), de République fédérale Allemande (8), du Japon (9) et de l’Italie (10).

19Surtout le Pérou souffre de l’instabilité de sa monnaie. Celle-ci connaît une série de cycles brutaux. Créée en 1922, la Banque centrale du Pérou coordonne vingt-six banques étrangères (une britannique, une canadienne, une américaine, une japonaise) ou péruviennes, dont 65 % du capital appartient aux Péruviens. Le problème est que le budget de l’État apparaît gravement et structurellement déficitaire, d’où la nécessité pour le gouvernement de recourir aux avances de la Banque centrale et aux emprunts internationaux, auprès de différents pays créanciers, à savoir les États-Unis, la République fédérale Allemande, la France et le Royaume-Uni. Il en résulte une inflation qui conduit à une succession de dévaluations. Elles surviennent en 1960 (le dollar passe de 14,95 soles à 26,82), en 1967 (1 dollar = 39,70 soles) et 1976 (1 dollar = 65 soles). Parce que la chute du cours de la monnaie dépasse en ampleur la hausse des prix, le pays manque de liquidités, d’où la nécessité de faire appel aux crédits étrangers pour équilibrer la balance des comptes.

La France : réalités et limites de la présence économique à travers les échanges de biens et de services

20Pour la France, le Pérou apparaît en effet comme un pays d’économie ouverte19.

Le Pérou : un pays devenu libre-échangiste

21En effet, à partir de 1951, le Pérou met fin aux restrictions aux importations. La situation devient plus favorable en raison de l’essor des principaux produits d’exportation. La France importe des produits primaires, surtout du coton et des farines de poisson, avec parfois des limites et des résistances (industrie française du thon), mais aussi des minéraux (zinc surtout) et des produits textiles, l’industrie textile étant la seconde du Pérou après les industries agricoles et alimentaires. De son côté, le Pérou importe assez peu depuis la France, d’où, de 1963 à 1967, un déficit structurel au profit du premier des deux pays. Les exportations françaises consistent en produits sidérurgiques (premier poste), automobiles (second rang) et appareils mécaniques (troisième). La France enregistre donc un retard sur les États-Unis, la République fédérale d’Allemagne, l’Argentine, le Royaume-Uni et l’Italie. Au Pérou, elle n’est que le neuvième exportateur : en 1960, ses ventes n’y représentent que moins de la moitié de celles du Royaume-Uni, un sixième de celles de l’Allemagne Fédérale et… le quinzième de celles des États-Unis.

22Pourtant, la France, tente d’y promouvoir ses produits, comme à la foire de Lima, du 27 octobre au 12 novembre 1967. Tel est le cas des voitures et autobus, grâce au développement sur place d’une industrie de montage. En 1966, Belaúnde Terry inaugure la chaîne de montage Industria Automotriz Peruana SA (IAPSA), mise en place par Renault et American Motor Corporation. Il s’agit de la huitième usine de Renault en Amérique latine et de la cinquième chaîne au Pérou. La France cherche à vendre des avions, surtout militaires, notamment des Mirages V (1967, 1969), et des chars de combat (78 en 1967). En définitive, les résultats français au Pérou apparaissent plutôt modestes : en 1966, la France ne représente que 2,1 % des exportations péruviennes totales. Cinq facteurs y concourent : des conditions de crédit non compétitives du côté français ; les incertitudes politiques péruviennes ; l’avantage dont bénéficient les firmes américaines et allemandes ; le peu d’intérêt porté à ce marché par les entreprises françaises ; la faiblesse des représentations commerciales.

Une logique de grands projets

23La force de l’économie française réside plutôt dans l’aptitude à mener à bien de grands projets20. Dans les années 1960, les entreprises concernées fournissent un effort réel en direction du Pérou. Les 21 et 22 juillet 1966, se crée, sous l’égide de la World Bank, un groupe consultatif pour le Pérou. Son objectif consiste à mettre en place de grands projets de développement permettant la modernisation, la croissance soutenue et le remboursement des dettes. Parmi ces grands projets, sont à citer la fourniture de caravelles, le métro de Lima et l’usine d’engrais de Los Organos, le tout en 1967. Une telle situation suscite l’intérêt de la Banque de Paris et des Pays-Bas. Depuis le début des années 1950, cette banque fournit des crédits à cinq ans aux entreprises réescomptables auprès du Crédit national. Certaines opérations s’avèrent bénéficiaires : celles promues par Delattre et Frouard, Alsthom, Fives-Lille ou Batignolles-Châtillon. Si beaucoup de ces projets avortent, il existe néanmoins quelques exceptions : la raffinerie de Pampilla (1965), la cimenterie Polysim (1967) et le port du Callao (1968), trois chantiers difficiles. Ces difficultés tiennent à différents facteurs : le poids des sociétés américaines d’ingénierie ; les tensions avec les partenaires italiens ; le refus de la COFACE de garantir les risques ; la faiblesse des études ; les intrigues et les manœuvres politiques.

Les grands projets : des succès en trompe-l’œil

24Ces mêmes difficultés expliquent que beaucoup de ces grands projets s’avèrent des succès en trompe-l’œil. De ce point de vue, trois exemples apparaissent emblématiques. Le premier est l’aménagement hydroélectrique du Canyon del Pato, lui-même conçu en vue de permettre la construction de l’usine sidérurgique de Chimbote. À l’origine, se trouve la Corporation Peruana del Santa, créée en 1943. Elle ne débute les travaux qu’en novembre 1954, pour les achever en mars 1958. Ceux-ci sont réalisés par le Consorcio de Ingenieros Contratistas Generales (CICG). Coordonné par la Société générale d’exploitations industrielles (SOGEI), il associe Neyrpic, Alsthom et la Société générale d’entreprises (SGE). Cet aménagement hydroélectrique permet en effet la mise en place des laminoirs de Chimbote. Toujours coordonné par SOGEI, ce dernier chantier associe la CICG et la Banque de Paris et des Pays-Bas. Il se réalise en deux phases : dans les années 1950, puis sous la présidence de Belaúnde Terry. Toutefois ce n’est que jusqu’en 1966 que ces travaux étaient sous pilotage français : ultérieurement, ils ont été attribués à l’Italien COSIDER.

25Le second projet concerne la réalisation du complexe chimique d’Olmos. Celui-ci suppose de mener à bien de très importants travaux : 20 kilomètres de tunnel dans les Andes, à quoi s’ajoute un barrage destiné à capter l’eau. Face à la concurrence allemande, les Français obtiennent ce chantier. Destiné à la mise en valeur agricole, par irrigation, il fait l’objet d’une concurrence entre firmes françaises : d’une part Campenon Bernard associée à une société italienne, de l’autre Sainrapt et Brice. Grâce à un financement de la Banque de Paris et des Pays-Bas, les travaux sont en fait réalisés, de 1966 à 1970, par un consortium français (40 %), italien (40 %) et péruvien (20 %). Quant au troisième projet, il concerne l’aménagement hydroélectrique de Vitarte. Comportant le creusement de 10 kilomètres de tunnels, il met aux prises, lors de l’attribution du marché trois groupements : Parsons Company (États-Unis) ; De Reymond et Concrete Corporation (filiale de SOGEI), une association américano-française soutenue par la Banque de Paris et des Pays-Bas ; un groupement italien. En fin de compte, la réalisation en est coordonnée par SOGEI pour la partie technique et Paribas pour la partie financière.

26Les entreprises françaises de génie civil multiplient les tentatives. Elles s’intéressent d’abord aux ports : ainsi celui du Callao. Il est modernisé et agrandi, entre 1962 et 1968, par le consortium Palacios-Société de construction des Batignolles, auquel participent les Entreprises Marcel Courbot, la Société anonyme Hersent, l’entreprise péruvienne Serra et qui s’appuie sur un ingénieur-conseil américain. En dépit de difficultés techniques, le résultat s’avère positif, ce que souligne la World Bank. Les entreprises françaises s’intéressent aussi à l’eau et à l’électricité. À partir de 1951, Degrémont œuvre à l’amélioration et à l’équipement du réseau de distribution d’eau de Lima. Entre 1953 et 1957, Neyrpic et la Banque de Paris et des Pays-Bas coopèrent à la réalisation de la centrale hydroélectrique d’Arequipa, tandis que SOGEI et Alsthom, avec le soutien de Paribas, installent une centrale thermique au Callao.

27Les grands projets concernent aussi l’industrie. Les firmes françaises sont présentes dans l’affaire des frigorifiques du Pérou, édifiés au Callao et dans les autres ports du Pérou de 1951 à 1956. Elles contribuent aussi à la construction d’une raffinerie de métaux, entre 1958 et 1960. Elles livrent une usine d’engrais à Cuzco, de 1961 à 1963 : elle est l’œuvre commune de Fives-Lille, chef de file, de sa filiale Solemca, de la Société alsacienne de construction mécaniques et de la Société chimique de la grande paroisse, une société de droit belge. Enfin Fives-Lille fournit l’intégralité des équipements nécessaires à la modernisation de la sucrerie de Cayalti, en 1967 et 1968.

28Mais ces grands projets peinent à masquer les difficultés rencontrées par les entreprises françaises dans les biens de consommation, à l’exception du luxe21. Ainsi, en 1957-1958, la France paraît sur le point de fournir 2 000 Simca Ariane 8 à la Cooperativa de Consumo, qui réunit tous les chauffeurs du service public des taxis de Lima. C’est un échec, en raison des pressions exercées par l’ambassade américaine sur les autorités péruviennes. Les établissements Monoprix essuient aussi un échec, en 1963-1964, suite à la faillite de leur filiale péruvienne. À l’inverse, Dior s’installe à Lima avec succès en 1968 dans le secteur de la haute couture, rayonnant même depuis le Pérou vers l’ensemble du pays du Pacte andin. En définitive, la vision du ministère français des Affaires étrangères apparaît plutôt pessimiste : malgré les efforts de coopération, malgré des débouchés réels, l’influence américaine semble trop forte. Les résultats déçoivent. Les affaires péruviennes conduisent à des engagements très lourds pour la COFACE. Mais la France n’est pas le seul pays à essayer des déboires : les Allemands perdent aussi plusieurs affaires : usine d’engrais de Cuzco, marché des autobus Bussing, projet hydroélectrique du Mantaro.

Les entreprises françaises en Amérique latine : plus de réussite dans les services que dans l’industrie

29L’économie française, en Amérique latine aussi, apparaît plus compétitive dans les services que dans l’industrie22. Celle-ci n’est cependant pas dépourvue de points forts.

L’industrie française : deux points forts

30Elle fait preuve de compétitivité notamment dans l’automobile et les matériaux de construction.

L’automobile

31Pour l’industrie automobile française, dans les années 1960, l’Amérique latine constitue une cible23. En 1962, Peugeot réussit sa percée dans cette zone géographique, notamment en Argentine. L’entreprise le doit à une stratégie d’exportation cohérente et structurée : politique de gamme, organisation de réseau de distribution et d’après-vente, accroissement de la compétitivité en matière de prix. S’affirme une culture technique française qui inspire la concurrence (Fiat, Volkswagen), avec notamment la R16, lancée en 1968, et la 304 Peugeot, créée en 1969. Dès 1959, Renault s’installe au Brésil, afin d’y constituer une capacité de production de 25 000 voitures par an : 75 % des investissements sont couverts par l’envoi de machines usagées prélevées dans les ateliers de Billancourt. Peugeot et Simca suivent cet exemple. Trois facteurs au moins y contribuent : l’existence de liens culturels amplifiés par la vague anti-américaine ; l’inversion des saisons entre le nord et le sud, qui permet de réduire les effets saisonniers ; l’espoir d’une union économique à l’échelle du continent sud-américain.

32Les quatre constructeurs français s’installent donc en Amérique latine, en particulier en Argentine et au Chili : plus de vingt usines sont ainsi créées sur le continent entre 1958 et 1967. Renault, par exemple, caresse l’espoir d’une grande politique internationale bâtie sur la complémentarité de sept usines spécialisées dans les fabrications d’amont et capables de livrer au meilleur prix les usines européennes. De son côté, Peugeot, au début de 1970, envisage l’installation d’une grande usine au Brésil afin de réexporter en Europe des voitures produites au moindre coût. C’est un échec, car le groupe recule devant les risques d’instabilité politique et, de manière plus générale, devant ceux inhérents à toute implantation à l’étranger.

33En définitive, Citroën et Peugeot apparaissent plus prudents que Renault et Simca. D’abord avec le soutien de Fiat, Simca, notamment en Amérique latine, devient, à partir de 1968, l’une des marques les plus en pointe de la stratégie mondiale du groupe Chrysler : certains modèles Simca sont assemblés sur tous les continents. De son côté, Renault, dans sa volonté d’être la firme pilote, souffre d’un manque de ressources financières. La société prend des risques importants. Elle est même expulsée du Brésil en 1967, parce qu’incapable de contrer les offres avantageuses de Ford à son partenaire local.

Les matériaux de construction

34Les matériaux de construction constituent un second point fort de l’industrie française. Le secteur apparaît dominé par deux cas opposés. Le premier est l’actuel Saint-Gobain24. La compagnie résulte de la fusion de l’ancien Saint-Gobain avec Pont-à-Mousson, au sein de SGPM. Pont-à-Mousson s’est intéressé depuis longtemps à l’Amérique du Sud, avec, en 1937, la fondation, au Brésil, de la Companhia Metalurgica Barbará vouée à la fabrication de tuyaux en fonte centrifugée, et, la même année, de la Brasilit pour la fabrication de tuyaux en ciment, puis, à partir de 1940, de produits en fibro-ciment. Saint-Gobain n’arrive que beaucoup plus tard avec le rachat, en 1960, de Santa Marina, une entreprise fondée, en 1896, pour la fabrication de bouteilles.

35Lafarge a connu une implantation plus difficile25. Pourtant l’entreprise y est connue dès la fin du xix^e siècle, grâce à ses exportations de chaux. En 1920, la SA des Ciments de Lafarge et du Teil, envisage la création d’une usine de fondu, l’un de ses produits phares. En 1948 et 1950, la société, envoie deux missions : la première a pour but de rechercher de la bauxite, nécessaire à la fabrication du ciment blanc ; la seconde, vise à l’implantation éventuelle d’une cimenterie. Néanmoins, l’opportunité majeure s’ouvre en 1958. À cette date, Adolf Marcus, un homme d’affaire d’origine roumaine, vend à Lafarge une participation dans la Companhia Meneira de Cimento Portland (Comimi). Il s’agit d’exploiter la cimenterie de Matosinhos, conçue par Lafarge.

36Le démarrage s’avère difficile. La démission du président de la Comimi, le général Torres, conduit à l’arrivée de Jean François à la direction générale. Trois facteurs contribuent à ce changement : le démarrage difficile de Comimi ; la construction d’une seconde cimenterie ; la nécessité d’engager d’importants capitaux. Évincé, Torres essaie d’obtenir du gouvernement militaire la nationalisation de la société. La menace cesse à partir de 1968, quand le Brésil retrouve la voie de la croissance. Néanmoins, pour la Comimi, l’amélioration ne devient réellement sensible qu’à partir de 1973-1974 avec le rachat des parts de Torres et la distribution des premiers dividendes.

Les services : positions anciennes et fortes des entreprises françaises de travaux publics

37Même si l’intérêt des entreprises de travaux publics semble diminuer relativement (mais non dans l’absolu) dans les années 1960 par rapport à la décennie précédente, elles conservent des positions fortes26. Tel est le cas notamment en Argentine et au Brésil.

Un héritage ancien : Hersent et Batignolles

38Un certain nombre d’entreprises bénéficie d’une très ancienne implantation. Tel est le cas de la maison Hersent en Argentine27. Depuis 1902, elle y est très présente à travers la Société du port de Rosario (SPR), qu’elle contrôle, jusqu’en 1968-70, date à laquelle elle se transforme en Financière de Rosario. L’origine de cette implantation réside dans l’obtention des travaux et de l’exploitation du port de Rosario, le second d’Argentine et, ceci, jusqu’à sa nationalisation en 1946. À partir de cette date, la SPR se mue en un puissant groupe financier présent dans toute l’économie du pays : ainsi l’alliance avec Pechiney, dans les années 1950, afin de produire du carbure de calcium. Cette activité puissante et diversifiée se poursuit au moins jusqu’au milieu des années 1960.

39Au Brésil, c’est la Société de construction des Batignolles (SCB) qui domine28. Implantée dès 1907, elle y demeure très active jusqu’à sa transformation, en 1968, en SPIE Batignolles, et même au-delà29. En 1907, elle y a constitué une filiale : la Société de construction du port de Pernambouc (SCPP), dont le contrôle est alors partagé entre la famille Goüin et l’entrepreneur Edmond Bartissol, et qui exploite le port de Bahia, le second plus important du Nordeste30. En 1934, se forme la Brasilia Obras Publicas (BOP) contrôlée par la SCB et la SCPP. Si, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, la BOP traverse une période de difficultés financières, les choses changent entre 1951 et 1954, car la société retrouve la voie d’une croissance vigoureuse : réalisation de la route de Caï près de Porto Alegre, des silos du port de Rio Grande do Sul et, surtout, de 1953 à 1958, construction du barrage de Fandango (SCB + BOP + Entreprises Léon Ballot + NMH, une entreprise néerlandaise). La SCB édifie le barrage, mais aussi des écluses et y introduit le procédé des hausses Aubert.

40La BOP demeure prospère jusqu’aux années 1960, construisant barrage, silos, ponts et, surtout, le barrage de Bom Retiro31. Une partie importante de l’ouvrage est réalisée depuis 1959, lorsqu’en 1964 le marché est résilié. Néanmoins, l’activité se poursuit au Brésil, sous l’égide de SPIE Batignolles. Il faut dire que la SCB, puis SPIE Batignolles élargit alors ses perspectives. La grande affaire de l’époque réside dans l’extension du port du Callao. Financés par la BIRD, les travaux pâtissent d’un contrat mal rédigé, d’où la difficulté à définir les obligations respectives du maître d’œuvre et du maître d’ouvrage. Le chantier, réalisé de 1961 à 1968, l’est par un consortium géré par la SCB (voir supra). En dépit de l’opposition constante entre le maître de l’ouvrage et l’entreprise, une solution amiable finit par être trouvée. Grâce à l’appui de la National City Bank, la SCB a mené à bien, de 1945 à 1950, les travaux du port de Guayaquil en Équateur, à quoi s’ajoute un certain nombre de prospections en Argentine et en Colombie.

Un leader : Grands Travaux de Marseille

41En Argentine et au Brésil, la société des Grands Travaux de Marseille (GTM) apparaît comme l’un des principaux concurrents de la SAH et de la SCB32. Les GTM sont présents en Argentine dès 1907 et, au Brésil, depuis 191333. Sans avoir jamais totalement quitté l’Argentine, ils y opèrent un retour en force dans les années 1950, avec la construction, de 1953 à 1956, du port minéralier de San Nicolas, à Buenos Aires. À la même époque, les GTM travaillent au Venezuela (centrale thermique de San Lorenzo en 1954), à Haïti (travaux routiers de 1953 à 1955) même si la situation s’y dégrade à partir de 1956, et à Cuba. L’entreprise y connaît l’un de ses plus grands succès techniques, avec le tunnel sous le chenal d’accès à la Baie de La Havane, réalisé de 1955 à 1958. Ce chantier constitue un tournant dans l’histoire de la construction des tunnels grâce à l’usage du béton précontraint (cinq caissons immergés en pleine mer).

42Ce développement se poursuit dans les années 1960. Certes, l’entreprise se heurte à des difficultés. Tel est le cas à Cuba, avec la révolution castriste : ce n’est qu’en 1964 que les GTM perçoivent le règlement des travaux de la centrale thermique de La Havane. Il en va de même au Nicaragua, où la firme édifie le barrage-poids de Mancotal. Financé par la World Bank, ce projet s’avère inexécutable dans les conditions prévues par le maître d’œuvre. Il faut refaire toutes les études, d’où la perte importante enregistrée par GTM en 1964. Toutefois, les réussites l’emportent. En Argentine, la société des GTM construit, de 1960 à 1967, le complexe sidérurgique de San Nicolas, la station de traitement des eaux de Concordia et la tour de réfrigération de la centrale thermique de La Plata.

43La principale réussite des GTM se trouve au Brésil. Dès 1954, l’entreprise s’est implantée dans les minerais Goiás, avec la livraison de la première tranche de la station de traitement des eaux de Guandu. En 1956, suivent deux nouveaux contrats : un réservoir souterrain pour l’alimentation en eau de Rio de Janeiro et l’aménagement de la chute de Cachoeira Dourada. Surtout 1956 voit la création de la Companhia de Estudos Execuçao de Obras (CECOB), dont les deux premiers exercices s’avèrent convenables. La CECOB se renforce durant les années 1960. Dès 1958, elle obtient deux marchés importants : la construction de la centrale thermique de Tubarao et, surtout, le réseau d’adduction d’eau de Rio de Janeiro. Puis, au début des années 1960, elle rachète deux filiales de la Société lyonnaise des eaux et de l’éclairage (SLEE), à savoir EBA et EBEO. Ensuite, elle se réoriente vers l’ingénierie, après avoir achevé les chantiers engagés à Rio, ceci afin d’éviter les risques d’une rentabilité incertaine. Cette réorientation vers l’ingénierie n’était pas une exception.

Les services : dans les travaux publics, arrivée de nouveaux compétiteurs

44L’une des raisons de ce repli vers l’ingénierie tenait à la montée de la concurrence française, notamment de la part des Entreprises Campenon Bernard34.

Campenon Bernard, leader du béton précontraint

45Fondées en 1920 par Edme Campenon (1872-1962), les ECB se sont imposées, dès l’entre-deux-guerres comme un constructeur de grands ouvrages en béton (ponts et barrages), grâce notamment à leur collaboration avec l’ingénieur Eugène Freyssinet (1879-1962). Après la Seconde Guerre mondiale, les ECB lancent une grande offensive vers l’Amérique du Sud. La percée s’opère d’abord, entre 1946 et 1952, au Brésil. Dès 1946, les ECB concluent une alliance avec la Companhia Nacional de Construçaos Civis e Hidraulicas. En résulte la construction du pont du Galion, de 1947 à 1950. À cette dernière date se constituent les Empresas Campenon Bernard Estudos e Obras (ECBEO).

46L’activité des ECB se poursuit principalement au Brésil : pont de Joazeiro, édifié de 1950 à 1953, port de Victoria, à la même époque, puis bases navales de Niteroi et de Recife, et, surtout, livraison du barrage d’Ernestina (1950-1953), le premier réalisé entièrement en béton précontraint (14 mètres de haut pour 400 de large). Plus tard, les ECB livreront le pont de Niteroi, gigantesque ouvrage de 9,5 kilomètres de long, construit de 1969 à 1971. L’entreprise s’intéresse aussi à l’Uruguay, où elle exécute le pont de Mercédès (1955-1961) et le barrage de Ricon de Baygorria (1956-1960).

47Les ECB s’imposent de manière précoce en Colombie. Dès 1952, elles y forment les Empresas Campenon Bernard de Columbia (ECBC). C’est un réel succès. Avec leur maison mère, les ECBC construisent le port de Santa Maria sur la mer des Caraïbes, de 1953 à 1958, le barrage d’Anchicaya, entre 1953 et 1956, suite à la reprise efficace d’un ancien chantier déjà engagé, puis, de 1960 à 1962, la centrale de haute chute de Guadalupe III et la galerie d’amenée de la centrale de Salto II. Toutefois, c’est au Venezuela que les ECB livrent leurs réalisations les plus prestigieuses. Elles s’y implantent dès 1958. Leur succursale y édifie, sur l’autoroute de liaison Caracas-La Guaira, trois célèbres viaducs, en béton précontraint. Réalisés en 1952 et 1953, ils constituent alors les plus grandes voûtes en béton de toute l’Amérique latine (respectivement 152, 146 et 138 mètres de portée). En résulte, dans l’immédiat, la constitution des Empresas Campenon Bernard de Venezuela (ECBV). On leur doit la jetée-est de la barre de Maracaibo (3,25 kilomètres de brise-lames en enrochement), construite de 1954 à 1956, puis, de la fin des années 1950 au tournant de la décennie suivante, le barrage-usine de Macagua numéro 1 sur le Rio Caroni, destiné à fournir l’électricité au complexe sidérurgique de Ciudad Bolivar.

Priorité au Mexique : la Société générale d’entreprises

48Dans les années 1950, d’autres firmes de premier plan s’intéressent à l’Amérique latine35. Tel est le cas de la Société générale d’entreprises (SGE) au Mexique. En 1950, elle s’associe avec le groupe Rigal (Dragages travaux publics, Entreprises de grands travaux hydrauliques et Régie générale des chemins de fer) en vue d’enlever le marché des travaux de la chute de Patla sur le Rio Grande pour Mexlight36. Il en découle la constitution de l’Empresa de Construciones Generales (ECG), dont le capital se partage entre des intérêts mexicains (52 % du total) et français (48 %). La part française se répartit entre SGE (22 %), le groupe Rigal (22 %) et Compagnie auxiliaire d’entreprises de chemin de fer (4 %). La société rencontre des difficultés avec le maître d’ouvrage mexicain sur le chantier de Patla, d’où la mise des travaux en régie, mais mène à bien une série de chantiers routiers. En 1954, la dévaluation brutale du peso conduit à la mise en sommeil de la société. Mais, deux ans plus tard, en 1956, la reprise économique conduit au rachat de l’entreprise à son principal actionnaire Juan Larrea : désormais SGE détient 43 % du capital social tout comme Dragages travaux publics tandis que la CAECF est montée à 8 %.

49Dans les années 1960, la situation demeure fragile. Certes, à partir de 1958, les ECG réalisent d’importants travaux d’assainissement, de voierie et, surtout, d’installations de lignes à haute tension37. Elles prennent une part décisive à la construction du périphérique de Mexico ainsi que de l’autoroute Mexico-Queretaro. Elles posent ainsi, de 1962 à 1966, 937 kilomètres de lignes à haute tension, dont 280 à 380 kV (ligne Infernillo-Mexico), et interviennent en tant qu’ingénieur conseil de beaucoup d’autres. Il s’ensuit une série d’augmentations de capital, notamment en 1960 et 1966. Le succès se poursuit ensuite : en janvier 1968, création du groupement Electro-Metro, dont les ECG sont l’un des chefs de file avec le groupe mexicain ICA ; en décembre 1970, lancement de la Companhia de Ingeniera y Promocion Industrial SA (CIPISA), qui devient la filiale locale d’ingénierie d’ECG et de la SGE.

Arrivée de concurrents : CGEE, Dumez, Colas

50En matière de travaux d’électricité, de génie civil ou de voierie, ces succès favorisent l’arrivée de concurrents français. Dans l’installation électrique, le principal est la Compagnie générale d’entreprises électriques (CGEE), filiale de la Compagnie générale d’électricité (CGE)38. Dès 1954-1955, elle pose 420 kilomètres de lignes haute tension en Uruguay, puis se tourne, en 1957-1958, vers la Colombie et le Pérou. En 1961-1962, elle œuvre en Colombie et au Mexique, puis, 1964 et 1965, en Uruguay, au Paraguay et au Guatemala, enfin, au cours des exercices 1969 et 1970, au Nicaragua et en Uruguay. Dans le génie civil, l’arrivée de la Société Dumez date de 1961, avec la création, au Brésil, d’une filiale active, Construtora Dumez SA39. Elle y livre de nombreuses constructions industrielles et certains ouvrages d’art de haute technicité. À partir de 1969, elle se concentre sur São Paulo et sa région, suite à la fermeture, à cette date, de l’agence de Rio de Janeiro. Avec moins de succès, Dumez avait tenté de prendre pied à Haïti, à partir de 1962 et à travers Robaco, filiale commune avec la Société routière Colas (SRC), en vue de réaliser des travaux routiers.

51La Routière Colas (aujourd’hui Colas) s’est elle aussi intéressée au Mexique, mais avec moins de succès que SGE40. À partir de 1964 en effet, ECG, SGE et DTP négocient avec la SRC, avec pour objectif la réalisation de chantiers en association, puis la création d’une filiale commune. Un an plus tard, en 1965, se constitue TPR, filiale de SRC, qui, au Mexique, participe à un appel d’offres international. La même année, à l’automne, ECG et Routière Colas fondent la société Pavimentos Mexicanos (PAMEXSA), leur filiale commune. Elle se heurte assez vite à des difficultés, du fait de la nécessité de préfinancer les travaux des communes avales et urbaines. Fin 1967, PAMEXSA déclare une perte de 6 à 7 % (rapportée à son chiffre d’affaires). Les mesures de remise en ordre s’avèrent infructueuses : en juin 1968, la société accuse des pertes encore importantes, malgré l’augmentation de son chiffre d’affaires. En conséquence de quoi, la SRC cède sa part (36 % du capital) à trois de ses filiales, à savoir Colas Martinique (28 %), Colas Guadeloupe (9 %) et Colas Guyane (9 %). Ces mesures permettent un redressement éphémère au premier semestre 2009. Certes l’entreprise limite désormais son activité à celle de ses usines d’émulsion, mais ce choix s’avère vite décevant. L’exercice 1969 démontre l’échec de PAMEXSA. De manière logique, en décembre 1970, la Routière Colas se retire définitivement de l’entreprise et du Mexique.

Importance des activités d’ingénierie

52Comme le montre l’exemple des Grands Travaux de Marseille, les risques des marchés latino-américains conduisent nombre de firmes françaises à se replier sur l’ingénierie41. De fait, la Société d’études et d’équipement d’entreprises (SEEE), filiale d’ingénierie des GTM réalise de nombreuses études en Argentine et au Brésil, en particulier, en 1963 et 1964, celle de l’usine hydroélectrique du Rio Chacon, en Argentine.

53Cependant, en Amérique latine, l’ingénierie s’identifie à titre principal à trois grandes sociétés. La première est la Société générale d’exploitations industrielles (SOGEI), qui, en Argentine notamment, participe à la conception et la réalisation de nombreux projets de production ou transport de l’électricité. Technip, de son côté, s’est imposée dans le parapétrolier42. En 1963, la société engage de nombreuses affaires au Mexique, en particulier un gros contrat d’un montant de 12,5 millions de francs avec Pemex. L’année suivante, elle obtient la commande d’une usine d’aromatique, toujours au Mexique. Enfin, il convient de souligner l’activité de sa Société technique pour l’utilisation des procédés Freyssinet (STUP Freyssinet)43. Créée en 1943 à l’initiative des Entreprises Campenon Bernard et d’Eugène Freyssinet (voir supra), la STUP étudie des ouvrages aussi fondamentaux pour les ECB que le pont du Galion au Brésil ou les viaducs de Caracas. Elle s’implante même au Brésil grâce à Carlos Freire Machado, qui prend la direction de la filiale locale. C’est le point de départ d’une percée, réalisée entre 1963 et 1981 et que symbolise la plate-forme routière de Brasilia, construite à partir de 1960. Aujourd’hui encore l’influence du génie civil français demeure importante en Amérique latine de manière directe ou à travers le relais de grandes entreprises espagnoles (ACS, Dragados, Ferrovial, etc.).

Conclusion

54Dans ces conditions, il peut être intéressant de s’interroger sur l’impact du voyage du général de Gaulle en Amérique latine. De ce point de vue l’exemple du Pérou paraît tout à fait révélateur. Comme dans d’autres pays d’Amérique latine, ce voyage s’est déroulé dans « une atmosphère… particulièrement chaleureuse et enthousiaste44 », à la fois en raison des « sentiments francophiles de dirigeants et des élites », mais aussi de « l’enthousiasme, plus frustre et instinctif » des foules indiennes envers « l’homme qui se dresse contre le destin45 ». Tant le général de Gaulle que son homologue péruvien, Belaúnde Terry, ont insisté sur « la nécessité de stabiliser les prix des produits de base à des niveaux satisfaisants », « de voir les courants commerciaux et d’aide technique se développer non seulement entre la France et les pays latino-américains, mais aussi entre l’Europe et l’Amérique latine46 », notamment dans le cadre d’une « éventuelle action commune franco-allemande sur le plan de l’aide au Pérou et à l’Amérique latine47 ». Ils ont convenu de la création de « centres régionaux d’action civique » pourvus « d’ateliers de base destinés à la formation technique de cadres moyens et d’ouvriers spécialisés48 ». La visite du général de Gaulle au Pérou se déroule dans un contexte favorable au développement des relations économiques et financières. En octobre 1964, un certain nombre de projets apparaissent susceptibles d’intéresser l’industrie française :

Tableau 3. – Projets de travaux ou d’équipement susceptibles d’intéresser l’industrie française.

Source : Arch. dipl., annexe à la note de l’ambassadeur de France au Pérou à son Excellence monsieur le ministre des Affaires étrangères, Lima 19 octobre 1964, Perspectives économiques, p. 2.

55Ces projets se concentrent sur les points forts de l’ingénierie française : l’industrie pétrolière et parapétrolière, les travaux d’hydraulique, d’adduction et de distribution des eaux, les transports. Est même envisagée une participation aux travaux du métro de Lima (Banque de Paris et des Pays-Bas, Société parisienne d’entreprises électriques). En revanche, il apparaît plus difficile de s’imposer dans les grands équipements sidérurgiques (extension de l’usine de Chimbote, grâce à l’intervention de Delattre et Frouard, du groupe Schneider). S’ajoutent à ces perspectives celles de fournitures de matériels divers, mais surtout militaires (8 hélicoptères Alouette III de Sud-Aviation, 12 obusiers AMX, 24 mortiers Brandt 120 légers produits par SOMUA et Brandt) ou destinés aux lignes d’aviation nationale (Líneas Aéreas Nacionales SA ou LANSA), tous contrats à réaliser en 1964-1965.

56Le voyage de général de Gaulle permet le bon aboutissement des deux protocoles financiers, entre la Banque de Paris et des Pays-Bas d’une part, l’Union des mines de l’autre et tous deux avec le Banco Minero du Pérou en vue de permettre l’équipement scolaire et universitaire du pays49. S’ajoutent à cela un certain nombre de projets relevant de la coopération technique50. Il s’agit de l’étude d’une usine pétrochimique pour la fabrication d’engrais intégrants (SACM ou Société alsacienne de constructions mécaniques), de la réorganisation des services postaux de Lima (mission Boulet de 1960), de l’irrigation de la vallée de Jequetepeque et de la construction de barrages ad hoc (SEURECA, filiale commune de Degrémont et Pont-à-Mousson), de la mise en exploitation de mines de charbon (SOFREMINES) d’où le protocole financier avec l’Union des mines, du chemin de fer Tambo del Sol-Pucallpa, en direction de la forêt amazonienne (SOFRERAIL), de l’installation d’un laboratoire d’hydraulique à l’université nationale des Ingénieurs (SOGREAM) et de la formation de professeurs à l’université des ingénieurs de Lima. Il existe en effet au Pérou un grand besoin de formation de cadres techniques.

57En définitive, l’exemple du Pérou apparaît tout à fait représentatif des points forts et des points faibles de la présence économique de la France en Amérique latine. En dehors des produits de luxe, dont le succès ne cesse de se renforcer, l’industrie française exporte peu, sinon de gros équipements (turbines, locomotives, avions), des matériels militaires (avions, hélicoptères ou chars). En revanche, elle paraît beaucoup plus forte dans le génie civil (adduction et distribution d’eau, génie portuaire, grands ouvrages, tels que ponts ou barrages, installations électriques ou travaux routiers). Néanmoins et de plus en plus, les risques inhérents aux grands chantiers, en dépit de la couverture assurée par la COFACE, conduisent à privilégier l’ingénierie51. En fait dans les années 1960 et en Amérique latine, la France apparaît de plus en plus comme un grand pays exportateur de services.