Des tribunaux à la révolte : l’écrit et la médiation des élites rurales au service de la revendication paysanne dans le Saint-Empire
p. 75-86
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Texte intégral
1C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau… Depuis ces vers de mirliton, on a souvent essayé de tirer un lien de causalité entre Lumières et Révolution et, plus largement, tous les mouvements de révolte et de contestation qui l’ont accompagnée en Europe. Ce faisant, on visait non seulement les philosophes dont la réflexion critique aurait préparé et justifié la subversion de l’Ancien Régime, mais aussi plus généralement la progression de l’alphabétisation et de l’instruction. Celle-ci aurait donné aux hommes les instruments intellectuels de leur émancipation. C’est pourquoi l’Atlas de la Révolution française comporte fort logiquement un tome consacré à l’alphabétisation et à l’enseignement.
2Si l’on se tourne du côté du Saint-Empire, on pourrait proposer des interprétations analogues des grands mouvements de rébellion qui vont de la guerre des Paysans aux révoltes des années 1790. Ce qui pose le problème de la capacité technique de la réception, en milieu rural, d’argumentaires écrits poussant à la révolte ou à la contestation du pouvoir. Cette hypothèse entre en contradiction avec la vision largement répandue d’une culture populaire rurale longtemps étrangère au monde de l’écrit, et de révoltes paysannes essentiellement « réactionnaires », dressées certes contre l’exploitation seigneuriale et la fiscalité étatique mais aussi contre le processus de « modernisation » rationnelle, au sens weberien, de la société. Dans ce contexte, on souligne volontiers les marqueurs d’un outillage intellectuel assez fruste, tels la spontanéité et l’inorganisation des insurgés, l’oralité de la communication ou le recours à une symbolique imagée.
3Pourtant, dès la guerre des Paysans, les révoltés ont aussi utilisé l’écrit comme mode de diffusion et de légitimation de leurs revendications. De même, les contemporains ont affirmé que les troubles sociaux de la fi n du xviiie siècle auraient été influencés par les nouvelles de la Révolution française et les pamphlets de leurs « suppôts » en Allemagne. Là ne s’arrête pas le lien de la résistance paysanne avec la culture de l’écrit. Il concerne aussi le combat judiciaire que mènent les ruraux contre leurs seigneurs. Cette pratique, très répandue dans l’Allemagne du Sud et de l’Ouest, suppose évidemment qu’une partie du village au moins ait été capable d’entamer un dialogue plus ou moins sophistiqué par le biais de l’écrit avec les autorités et les instances judiciaires.
4C’est cet aspect particulier que je voudrais aborder ici, celui du lien entre l’entrée des campagnes dans la culture de l’écrit, par le biais entre autres de l’alphabétisation et de la scolarisation, et les formes de la contestation politique en milieu rural. Je m’appuie pour cela sur les nombreuses études que l’historiographie allemande a menées depuis les années 1980 sur les révoltes et les résistances paysannes, parmi lesquelles les travaux de Peter Blickle, Wilhelm Trossbach, Winfried Schulze, sont les plus connus1 et d’autre part sur les progrès, plus récents en Allemagne, des recherches sur l’alphabétisation et l’école rurale. Il ne s’agit donc pas d’une étude de cas, ni de la synthèse d’une recherche achevée mais de la présentation de quelques pistes de travail dans une direction assez peu suivie jusqu’ici dans l’historiographie2. Je m’en tiendrai par conséquent la plupart du temps aux généralités et à quelques exemples illustratifs.
La contestation violente et l’écrit
5Le Saint-Empire a une longue tradition de révoltes rurales violentes. Tout le monde a d’abord en tête cet énorme soulèvement qui, sous le nom de guerre des Paysans, a embrasé l’Empire depuis le Sud-Ouest jusqu’à la Saxe et à l’Autriche de 1524 à 1526. Leopold von Ranke le qualifiait de « plus grand phénomène naturel » de l’histoire allemande tandis que Marx et Engels y voyaient l’événement fondateur de la tradition révolutionnaire de leur pays. Et de fait, tous les mouvements paysans qui se sont déroulés ensuite ont été jugés à l’aune de ce cataclysme originel, chacun convoquant son souvenir comme élément d’intimidation ou de disqualification de l’adversaire. Mais peu de révoltes ont atteint ensuite ne serait-ce qu’une vaste diffusion régionale : on ne peut guère citer que les événements de 1595-1597 en Haute-Autriche, de 1633-1634 et 1705 en Bavière, de 1653 en Suisse, de 1680 en Bohème, de 1790 en Saxe. En revanche les troubles plus localisés sont quasiment innombrables3. Les temps forts en sont le début du xvie siècle, la guerre de Trente Ans, la fi n du xviiie siècle. Le phénomène connaît pendant cette période une certaine migration géographique du sud-ouest vers l’est. Il se concentre aussi dans les plus petites principautés, surtout après la guerre de Trente Ans. Ces révoltes sont menées par des communautés villageoises solidaires ; l’élite paysanne y tient cependant un rôle déterminant, même s’il a parfois été relativisé par la recherche récente.
6L’écrit joue dans ces mouvements un rôle non négligeable comme instrument de légitimation. La plupart des révoltes paysannes de quelque importance voient en effet émerger, dans leur phase initiale, des textes justificatifs, manifestes ou catalogues de revendication. Les plus célèbres sont les 12 Articles paysans, formulés en février-mars 1525 à Memmingen en Haute Souabe. On en a retrouvé 25 éditions issues de 15 lieux d’impression différents, ce qui permet d’estimer à au moins 25 000 exemplaires sa diffusion en seulement deux mois et ce sur un très large territoire allant de Constance et Zürich à Magdebourg et de Worms à Breslau4. Une telle publicité écrite pour des doléances, provenant de couches sociales en principe parmi les moins alphabétisées, suggère qu’il s’agit de bien autre chose qu’un simple catalogue de revendications à destination des autorités. C’est un véritable manifeste dont les cibles sont tout autant les autres paysans que les témoins tiers, notamment les urbains, que l’on voulait gagner à la cause. L’écrit « paysan » dépasse ici le statut de cahier de doléances pour jouer un rôle d’aiguillon et d’instrument de propagande en légitimant une contestation de l’ordre établi au nom de l’Évangile, du droit naturel et divin. Il sert par là même à donner à des révoltes éclatées une unité de sens. Il faut noter enfin que ce texte a eu une réception dans la résolution finale de la diète de Spire de 1526 et dans certaines législations ou traités qui en reprenaient des éléments et des attendus : traité de Memmingen de janvier 1526 ; Landesordnungen (ordonnances de police générale) du Tyrol (1526, 1532) ou du Rheingau (1527).
7Pour exemplaire qu’il fût, il ne fut pas le seul à porter les revendications des paysans. On a par exemple retrouvé au moins 54 listes de doléances pour la seule Haute Souabe, portant comme les 12 Articles principalement sur la suppression du servage, l’utilisation des ressources communes et les droits seigneuriaux5. En fait, chaque mouvement de quelque importance passe par la rédaction de doléances. Il est difficile de savoir exactement qui tient alors la plume : il s’agit certes d’une parole collective, celle de la communauté, mais qui doit passer par une mise en forme et une traduction écrite. La question change de sens et d’intérêt avec le temps : à l’époque du Bundschuh, l’écrit est rare à la campagne et les paysans doivent souvent passer par l’intermédiaire des élites locales, clercs ou responsables de justice villageoise, artisans faisant le lien entre la ville et la campagne. Ainsi le rédacteur principal des 12 Articles, Sebastian Lotzer, était-il pelletier de son métier et il se serait fait aider, pour l’introduction et les justifications théologiques, par Sertorius Schappeler, prédicateur passé à la Réforme6. En revanche, à la fin du xviiie siècle, la maîtrise de l’écrit est d’une relative banalité à la campagne et fait partie du statut social des paysans installés qui président dans différentes fonctions au destin des communautés rurales.
8Cette évolution du statut de l’écrit est fondamentale pour apprécier sa possibilité d’inciter à la révolte et à la résistance paysanne. On a vu que les 12 Articles ont pu jouer ce rôle, mais dans le contexte exceptionnel des débuts de la Réforme, avec la médiation de leaders suffisamment instruits pour propager ensuite ce message aux analphabètes. Tandis qu’à l’époque de la Révolution française, de nombreux témoins affirment que les paysans sont contaminés par la lecture de journaux relatant les événements en France. Des agents du gouvernement en Saxe enquêtant dans les régions en effervescence rapportent que des paysans auraient assuré « qu’ils avaient à la suite de la lecture continue des journaux et d’autres feuilles publiques, formé la pensée que ce qui arrivait en d’autres lieux à l’avantage des paysans pouvait aussi avoir lieu en Saxe7 ». Un simple Häusler (locataire, sans terre et sans foyer indépendant, artisan ou ouvrier agricole) de Pinnewitz déclarait « qu’il devait en être en Saxe comme en France, et qu’ils savaient très bien à partir des journaux et des autres papiers que ça allait bien là-bas8 ». Les journaux cités sont les Bayreuther politische Nachrichten ou un certain Bauernzeitung non identifié9. À vrai dire, toute une littérature de pamphlets, de brochures, de traités, parfois tout simplement manuscrite, circulait dans la région et prenait appui sur l’exemple français. Ainsi les écrits du cordier Christian Benjamin Geißler de Liebstadt qui convoquaient le droit divin et naturel pour appeler à secouer le joug intolérable de la noblesse et à libérer le prince électeur de son influence. Pour cela il fallait, disait-il, prendre pour modèle la marche des Parisiens à Versailles, ramener Frédéric Auguste III de son château de Pillnitz à Dresde pour lui proposer un programme de réforme sous la protection d’une Garde nationale10.
9Mais cet aspect de l’utilisation de l’écrit au profit de la revendication paysanne dans le contexte de révolte est finalement assez secondaire et en tout cas assez tardif par rapport au rôle essentiel et précoce qu’il a joué dans la résistance judiciaire.
La judiciarisation des conflits
10En effet, la pratique violente de la revendication paysanne tend à reculer pendant la période moderne au profit du recours aux tribunaux. Justement parce que la guerre des Paysans a appris à ceux-ci que la confrontation militaire avait toutes les chances de tourner au désastre et que les gouvernants, craignant toujours le retour de ce bouleversement traumatique, veillent à laisser au mécontentement cette soupape de sécurité11. Ce mode de résistance n’est pas exclusif d’autres formes d’actions plus violentes et ne met pas les paysans à l’abri de l’arbitraire. Mais d’une façon générale, on assiste bien à une juridification de la société et à la judiciarisation des conflits (Verrechtlichung)12. Le xvie siècle est le moment où se fixent par écrit les coutumes et les droits des communautés vis-à-vis de leur seigneur, et où sont prises par les principautés des mesures de protection des paysans (par exemple le Code du Tyrol de 1526 déjà cité, ou le Meierrecht dans le Brunswick révisé à la diète de Salzdahlum en 1593). Les procès paysans se multiplient ensuite dans ce cadre pour contrer les violations seigneuriales du droit des communautés ou l’aggravation des prélèvements et des corvées. Les archives témoignent par dizaines de mètres linéaires de leur nombre infini et de leur durée interminable. Le tribunal supérieur de Saxe électorale à Dresde avait, en 1789, 230 procès pendants entre des communautés paysannes et leur seigneur13. La petite principauté d’Hechingen en Wurtemberg est célèbre pour avoir été en procès contre ses seigneurs les Hohenzollern pendant pratiquement tout le xviiie siècle, sans parler des siècles précédents. Ce qui veut dire que les participants de part et d’autre portaient ces conflits de père en fils. En Hesse, à Florstadt et Isenburg, on emmenait les enfants aux assemblées communautaires pour les initier à cet héritage qu’ils auraient à reprendre un jour14.
11Lorsque le conflit était suffisamment important et établi pour être porté devant les tribunaux, la communauté déposait plainte devant notaire, mais des particuliers pouvaient s’y joindre pour témoigner des dommages subis en propre : les paysans d’Hohenaschau en Bavière déposèrent ainsi en 1660 un libelle réunissant 29 plaintes de communautés et 264 de particuliers15. Dans les procès des paysans de l’évêché d’Hildesheim ou de la principauté d’Hechingen à la fin du xviiie siècle, des dizaines de communautés représentant des milliers de paysans se sont associées dans un procès contre leur gouvernement.
12Les paysans cherchaient naturellement un arbitrage supérieur à celui de leur seigneur. La configuration politique et constitutionnelle de l’Empire le permettait souvent. D’une part, les principautés territoriales en plein développement étatique trouvaient là une occasion de faire sentir leur poids et leur légitimité face aux pouvoirs seigneuriaux ; d’autre part l’Empire avait des institutions judiciaires qui permettaient de sortir de l’étouffant face à face territorial : le tribunal de la Cour de Vienne (Reichshofrat), et surtout la Chambre impériale (Reichskammergericht) de Wetzlar, tribunal indépendant des États. Ainsi il était possible de saisir une instance extérieure au conflit, notamment lorsque le seigneur se confondait avec le prince territorial. La contrepartie de cet avantage était la nécessité de prendre en charge le défraiement de représentants auprès de ces cours lointaines, soit par exemple pour des Hessois devant la cour de Vienne à 1 000 km de chez eux, et d’entretenir une correspondance sur une longue distance.
13Ces interminables procédures généraient une formidable paperasse, qui était certes gérée par des professionnels mais dont une bonne part avait tout de même son origine au village. Un fait divers des prodromes de la Kuckshäger Krieg dans les environs de Hanovre, rapporté devant la chambre de justice impériale de Wetzlar, vient l’illustrer : le gouvernement de Schaumburg-Lippe, qui tentait en 1784 de faire rentrer un impôt extraordinaire très élevé sous la menace des armes, fit investir en son absence la ferme d’un métayer qu’il soupçonnait d’être en contact avec un juriste de Hanovre, précisément en vue d’attaquer en justice le gouvernement : les soldats voulaient à toute force trouver chez lui des archives et des papiers compromettants. Ce faisant, ils malmenèrent sa femme provoquant une fausse couche, ce qui fut cité comme preuve de tyrannie barbare par l’avocat des paysans devant la chambre de Wetzlar16. À cette occasion, le représentant du gouvernement devant le tribunal dressa pour sa défense un tableau des lieux et des occasions où se tramaient selon lui les conjurations paysannes : dans la banlieue d’Hanovre, une taverne appelée L’Ours noir où les paysans s’arrêtaient après être allés vendre en ville leurs victuailles, attirerait toutes sortes de profiteurs, joueurs de cartes, trafiquants et… solliciteurs de procès. Parmi eux un certain Sattler, juriste, dont les soldats cherchaient la trace écrite de la collusion lors de cette perquisition musclée. Ce tableau, digne du roman noir, d’une auberge louche où grouille un monde interlope17 exprime en fait la hantise des autorités devant ces actions en justice qu’elles considèrent toujours comme de la rébellion. Elle illustre aussi à sa façon la collaboration obligée des paysans avec des intermédiaires diplômés.
14Certains juristes pouvaient effectivement se faire une spécialité de ce genre d’affaire et les autorités les craignaient. Le publiciste Rudolph Zacharias Becker qui s’était consacré à l’éducation du peuple aux Lumières à travers un célèbre petit livre didactique et attrayant18, dans une tentative de prophylaxie de l’esprit révolutionnaire, mit en scène pour les dénoncer un de ces avocats marron (Winkeladvokat), agitateurs du peuple. Dans l’histoire, celui-ci réussit avec la complicité de l’aubergiste à séduire quelques paysans sous l’emprise de l’alcool, puis les encourage à refuser toutes corvées et redevances et à prendre d’assaut le château du baron régnant sur le village, qui, en homme des Lumières, ne veut pourtant que leur bonheur. Au dernier moment, le pasteur réussit à dissuader les paysans ameutés de commettre cette mauvaise action en leur démontrant que les redevances et services ne sont que la contrepartie de la terre que le seigneur a concédée à leurs ancêtres et en leur rappelant les malheurs de la guerre des Paysans. Les meneurs sont arrêtés par les dragons. Cette histoire édifiante et absurde à la fois (pourquoi un avocat dont le métier est de conduire des procès conseillerait-il une action violente ?) dénie aux paysans des raisons mais aussi une volonté propre de s’opposer au seigneur. L’esprit de rébellion ne saurait venir que de l’extérieur du village. Becker récuse en fait l’explication des révoltes par les idées éclairées : c’est précisément parce qu’ils manquent encore de Lumières que les paysans de Mildheim sont accessibles aux idées révolutionnaires.
15La réalité est évidemment toute autre : ces procès sont décidés par la communauté qui jure souvent solidarité face aux rétorsions prévisibles et ils sont confiés par l’assemblée à la diligence des notables villageois et à des députés permanents. Ces représentants mandatés par la communauté traitent avec des juristes qu’ils engagent et défrayent pour leur travail. Ce sont des personnes tout à fait honorables, avocats ou fonctionnaires, parfois même universitaires. Et la chancellerie impériale créa dans la foulée des réformes éclairées un service dit des « avocats des sujets » auprès de la Cour de Vienne, qui soutenait notamment les causes des paysans. Tous ces modes d’action supposent une certaine alphabétisation du monde paysan et son entrée dans la culture de l’écrit. Qu’en était-il ?
Alphabétisation, résistance et politique en milieu rural
16L’instruction généralisée dans la religion, qui suppose une alphabétisation minimale de la société rurale est devenue après la Réforme un objectif plus ou moins commun des Églises par ailleurs opposées. Il est traditionnel de souligner l’avance protestante en la matière mais cette réalité incontestable doit être nuancée par le contexte économique et social qui joue tout autant : il est des régions catholiques dans le Sud-Ouest qui surpassent de loin sur ce point des contrées protestantes du Nord-Est. Quoi qu’il en soit, la pression des Églises et des autorités princières pour promouvoir une instruction minimale à des fins de piété et de discipline sociale est sensible dès le xvie siècle et redouble après le traumatisme de la guerre de Trente Ans. Un certain nombre d’États prennent alors des législations d’obligation scolaire, la Saxe-Weimar et la Saxe-Gotha en tête (1619, 1642), la Prusse plutôt en fin de cortège (1717)19. Les recherches sur l’alphabétisation (qui se heurtent à l’absence de signature des registres paroissiaux avant l’état civil napoléonien) relèvent les effets de cette politique à travers de forts taux de signature dans certaines campagnes à la fin du xviiie siècle20. Sans pouvoir rentrer ici dans le détail des statistiques, deux enseignements de base peuvent être rappelés. D’une part le lien évident de cette capacité avec la stratification sociale villageoise : dans la région d’Hildesheim, 86 % des gros paysans (Vollbauer) mais 70 % des petits paysans (Kotsassen) signent (contre 89 % des artisans) ; dans la marche côtière d’Oldenburg le rapport est de 98 % à 53 % (ici pour les domestiques). D’autre part, la persistance de très forts contrastes régionaux : la comparaison des régions pourtant voisines de Minden-Ravensberg et de Paderborn (Nord-Ouest) révèle des taux de signature s’échelonnant de 50 % près de la Weser à 75 % près de Minden et à 86 % dans la région protoindustrielle pour la même catégorie sociale des paysans propriétaires (Landwirte)21. Étienne François a démontré à partir de l’appareil statistique du royaume de Prusse, qui s’étend largement d’Ouest en Est, qu’il existait en Allemagne une structure comparable à la ligne Saint-Malo/Genève en France, allant ici du Nord au Sud, de Stralsund à Dresde22. Elle se retrouve dans les contrastes de la densité scolaire : 100 % des villages ont une école dans la Börde d’Halberstadt contre 28 % en Prusse orientale, les statistiques dessinant un dégradé continu d’Ouest en Est.
17Ce contraste entre un Ouest avancé et un Est attardé coïncide avec une opposition fondamentale des régimes seigneuriaux et des statuts de la paysannerie : celle qui oppose la Grundherrschaft (seigneurie foncière traditionnelle sur censives ou métayage) à la Gutsherrschaft (seigneurie domaniale où sévit encore le « second servage » ou Leibeigenschaft). Or il se trouve que la très grande majorité des actions de résistance paysanne sont issues de la première région. Ceci peut s’expliquer par une sujétion plus grande des paysans à l’Est par rapport au Sud-Ouest et au Centre de l’Allemagne mais aussi par la faiblesse de leurs structures communautaires. Car ces structures jouent un rôle essentiel dans toutes les actions de résistance, qu’elles soient violentes ou judiciaires. Les travaux de Peter Blickle ont fait justement émerger cette notion de communalisme à partir de la description du fonctionnement des institutions villageoises communautaires du Sud-Ouest23.
18Or, de cette structure communautaire émerge une élite paysanne qui est amenée à statuer sur les affaires du village, à répondre aux demandes de l’administration, aux impôts, voire à collaborer au tribunal. La constitution juridique saxonne exige par exemple que les tribunaux seigneuriaux soient formés d’un administrateur nommé par le seigneur, d’un juge et de quelques échevins (Schöppen) pris parmi les paysans aisés (Vollbauer, Nachbarn). Dans le Brunswick, les Bauermeister sont tenus de conserver un exemplaire de l’ordonnance de police générale « à cette fin que, non seulement ils se pénètrent eux-mêmes de cette ordonnance et en deviennent instruits et expérimentés, mais aussi que chaque paysan puisse, aussi souvent que nécessaire, aller chercher des informations24 ». Pour faire face à ces obligations, les principaux chefs de famille amenés à exercer l’une ou l’autre de ces fonctions ont dû acquérir une certaine maîtrise de la communication écrite.
19On rencontre couramment dans les archives des témoignages de la bonne signature et écriture de ces notables paysans25. Ici se retrouvent les contrastes mis en évidence par les travaux sur l’alphabétisation rurale. La strate la plus instruite des paysans correspond essentiellement à ce groupe des « voisins » qui, dans le village saxon ou brunswickois constitue l’élite dirigeante multifonctionnelle. Elle est constituée de tenanciers d’un manse complet ou d’un demi-manse (Voll- et Halbhüfner) cependant que les petits paysans en font plus rarement partie, sans parler des locataires (Häusler) qui en sont exclus (mais qui sont parfois bien alphabétisés quand leur métier l’exige). La multifonctionnalité de ce groupe dirigeant qui s’investit dans la gestion des comptes de l’église, des travaux agricoles, dans les rapports avec l’administration, la répartition des impôts, la collaboration au tribunal, le conduit à être en contact permanent avec des documents écrits tels que circulaires, documents de la législation, pièces de procès, de comptabilités et à rencontrer les représentants de la culture savante que sont les fonctionnaires princiers, le clergé, et le personnel judiciaire. Ils sont de ce fait les médiateurs et informateurs obligés du village. Ils doivent aussi conserver sa mémoire, et pas seulement sous forme orale car les doléances paysannes s’inscrivent toujours dans une très longue histoire d’usages et de droits acquis, qui peut être reconstituée par des archives restées aux mains des communautés. Ces compétences qui impliquent la manipulation de la mémoire, ainsi que la maîtrise de la lecture, de l’écriture et du calcul sont mises au service de toute la communauté et de la résistance contre l’Autorité. En échange, elles confèrent à cette minorité paysanne un pouvoir durable et un certain prestige social.
20On peut se demander si ces nécessités ont conduit une plus grande partie de la population paysanne à rechercher un approfondissement de l’alphabétisation. Wolfgang Schmale le conteste, considérant que l’alphabétisation n’a pour le reste de la population que peu d’utilité : seule cette oligarchie paysanne y a intérêt, ne cherchant d’ailleurs pas à aller au-delà de ses compétences mais se cantonnant à une division du travail avec les spécialistes (avocats, Amtleute). Cette division repose en grande partie sur la confiance mais elle peut avoir aussi des vertus tactiques car elle permet de se défausser en cas de problème en prétendant l’incompréhension et le malentendu. Il y a quantité de disputes de ce type dans les actes où les paysans soutiennent ne pas avoir été bien informés. On constate même parfois au xviiie siècle que des parents refusent de laisser leurs fils apprendre à écrire pour qu’ils ne soient pas pris plus tard comme juges ou échevins, ou que des paysans aisés refusent ces fonctions en alléguant qu’ils ne savent pas écrire. Mais ils s’opposent aussi à des seigneurs qui veulent faire nommer un juge analphabète. C’est que le compromis entre résistance et obéissance à l’Autorité est de plus en plus difficile à trouver pour ces notables. Pour autant, on ne peut écarter l’idée que l’alphabétisation ait pu avoir une plus grande attractivité dès lors qu’elle s’attachait à désigner des élites « accessibles » à une paysannerie en ascension sociale26.
21Les liens de l’alphabétisation avec le politique sont aussi confirmés par la discussion qui eut lieu après la guerre de Trente Ans en Saxe sur les corvées seigneuriales imposées aux enfants. Aspirant à exercer un absolutisme local, les seigneurs fonciers voyaient d’un mauvais œil la mobilité géographique et intellectuelle croissante des paysans et cherchaient à empêcher l’émigration des ruraux vers les villes et l’intervention des bourgeois dans l’environnement rural. Sous couvert des ordonnances de police générale, ils voulaient imposer les corvées seigneuriales aux enfants, sous prétexte d’empêcher l’oisiveté de la jeunesse et de la mettre au travail, ce qui provoqua divers procès et des débats devant le Landtag27. Les avocats et juristes de l’Université qui défendaient les ruraux dans ces occasions reprochaient aux seigneurs d’empêcher ainsi l’instruction des jeunes paysans, parmi lesquels il y avait beaucoup de « bonnes intelligences » utiles à l’Église et l’administration et prophétisaient une fuite des cerveaux très dommageable au pays.
22Enfin, si la forte alphabétisation des paysans saxons a maintes fois été alléguée comme facteur de la révolte de 1790, on a moins réfléchi aux effets de soumission à l’autorité que celle-ci a pu à l’inverse produire, et ce dès les Lumières. Celles-ci avaient un projet moins émancipateur qu’on ne l’imagine parfois28. Le contrôle social et politique du peuple en restait une des raisons d’être, comme le montre l’exemple déjà cité de Zacharias Becker ou le libelle de Karl August Tittmann qui préconisait dès l’école une instruction du peuple au Code pénal et à la distinction entre le juste et l’injuste29. C’est pourquoi une alphabétisation limitée aux élites paysannes telle qu’elle fonctionnait la plupart du temps à l’époque moderne suffisait à renforcer la capacité de résistance du peuple, alors que l’alphabétisation élargie du xixe siècle a peut-être paradoxalement contribué à créer le « Sujet allemand » du Sonderweg.
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23En conclusion, l’émergence d’une revendication paysanne structurée et relativement efficace est donc bien liée à la capacité au moins des chefs et représentants de la communauté de maîtriser la communication écrite.
24Cette exigence minimale qui suffit à engager efficacement des actions en justice est largement dépassée au xviiie siècle dans la partie occidentale et centrale de l’Empire, où il apparaît qu’une assez large part de la population rurale est réceptive à la presse et à une littérature de propagande au moment de la Révolution française. L’écrit est alors un vecteur de la résistance paysanne élargi à une grande partie de la population.
25Mais d’un autre côté, on peut supposer que l’alphabétisation et la contestation paysanne par le droit et la justice entretiennent une relation de causalité réciproque. Contrairement à une vision monocausale de l’histoire de l’éducation qui ferait de la religion et du contrôle ecclésiastique le seul moteur de l’alphabétisation, il apparaît que la gestion courante des communautés paysannes par elles-mêmes et le recours fréquent au judiciaire pour résister à l’exploitation seigneuriale et étatique ont pu constituer des incitations à une instruction minimale des cadres de la société paysanne. Ainsi s’explique sans doute cette superposition troublante entre Grundherrschaft, fortes communautés paysannes, résistances judiciaires ou révoltes fréquentes, et fort niveau d’alphabétisation.
Notes de bas de page
1 La bibliographie est pléthorique et ne saurait être citée, même de façon sélective, dans le cadre imposé à cet article. On en retrouvera l’essentiel dans Blickle Peter, Unruhen in der ständischen Gesellschaft 1300-1800, München, Oldenburg, 1988, et du même (dir.), Résistance, représentation et communauté, Paris, PUF, 1998. Voir aussi Holenstein André, Bauern zwischen Bauernkrieg und Dreissigjährigem Krieg, München, Oldenburg, 1996 et Trossbach Werner, Bauern 1648-1806, Munich, Oldenburg, 1993.
2 Schmale Wolfgang, « Der Januskopf der Alphabetisierung : Kursachsen in der frühen Neuzeit », Bödeker Hans Erich et Hinrichs Ernst (dir.), Alphabetisierung und Literalisierung in Deutschland in der frühen Neuzeit, Tübingen, Niemeyer, 1999, p. 349-366, a déjà esquissé ce thème.
3 Il y aurait eu selon certains relevés 66 révoltes d’importance en Allemagne, 48 en Haute-Autriche (danubienne), 36 en Autriche inférieure entre le xvie et le xviiie siècle. À une échelle inférieure, une région comme la Hesse enregistre 55 soulèvements paysans entre 1648 et 1789. Compilation par Blickle Peter, Résistance…, op. cit., p. 36-37, 118.
4 Schulze Winfried, Deutsche Geschichte im 16. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1987, p. 96-98.
5 Ibid., p. 97. Voir aussi Buszello Horst, Der Deutsche Bauernkrieg von 1525 als ideologischer Bewegung. Mit besonderer Berücksichtigung der anonymen Flugschrift « An die Versammlung gemeiner Pawerschaft », Berlin, Colloquium-Verlag, 1969.
6 Le frère de Lotzer qui l’a probablement aidé à disparaître après les événements sous une fausse identité était docteur en médecine, ce qui ne situe pas précisément la famille dans le monde paysan.
7 Stulz Percy et Opitz Alfred, Volksbewegungen in Kursachsen zur Zeit der französischen Revolution, Berlin, Rütten & Loening, 1956, p. 23-30.
8 Ibid., p. 46.
9 Wagner Michael, « Der sächsische Bauernaufstand und die französische Revolution in der Perzeption der Zeitgenossen », Berding Helmut (dir.), Soziale Unruhen in Deutschland während der französischen Revolution, Göttingen, Vandehoeck & Ruprecht, 1988, p. 149-165, ici p. 152.
10 Ibid., p. 153-154.
11 Il y a d’ailleurs toute une littérature juridique ou politique sur les façons d’éviter ou de contrer les séditions (Blickle Peter, Résistance…, op. cit., p. 47).
12 Ce fut d’abord la thèse de Winfried Schulze, voir discussion dans Blickle Peter, Unruhen…, op. cit., p. 89-91
13 Blickle Renate, Ulbrich Claudia et Bierbrauer Peter, « Les mouvements paysans dans l’empire allemand 1648-1806 », Mouvements populaires et conscience sociale, colloque de l’université Paris VIICNRS, Paris, 24-26 mai 1984, Paris, Maloine, 1985, p. 21-29.
14 Ibid., p. 24. Trossbach Werner, Soziale Bewegung und politische Erfahrung. Bäuerlicher Protest in hessischen Territorien, 1648-1806, Weingarten, Drumlin, 1987.
15 Blickle R., Ulbrich C. et Bierbrauer P., art. cit., p. 25.
16 Hauptmeyer Carl-Hans, « Die Bauernunruhen in Schaumburg-Lippe 1784-1793. Landesherr und Bauern am Ende des 18. Jahrhunderts », Niedersächsisches Jahrbuch für Landesgeschichte, 49, 1977, p. 149-207.
17 En réalité Johann Friedrich Sattler n’était pas un obscur personnage mais avait été antérieurement conseiller référendaire à la chancellerie de Bückeburg et connaissait bien pour cette raison les arcanes du gouvernement de Schaumburg-Lippe.
18 Das Noth- und Hülfsbüchlein oder lehrreiche Freuden- und Trauergeschichten des Dorfes Mildheim, Gotha, 1788. À travers l’histoire du village idéal de Mildheim, il délivre aux paysans divers conseils éclairés. Le récit suivant, inspiré par la révolte de Saxe, ne parut que dans le tome 2 en 1799 (daté 1798). Wagner M., art. cit., p. 159-160.
19 Le Cam Jean-Luc, « Obligation scolaire, lutte contre la violence et discipline sociale au sortir de la guerre de Trente Ans dans l’Allemagne protestante », Violence et société en Bretagne et dans les pays celtiques, colloque Brest, 18-20 mars 1999, Brest, CRBC, 2000, p. 523-539. Cela touche aussi des États catholiques comme par exemple l’évêché de Paderborn à partir de 1663.
20 Bödeker Hans Erich et Hinrichs Ernst (dir.), Alphabetisierung und Literalisierung in Deutschland in der frühen Neuzeit, Tübingen, Niemeyer, 1999 ; Hofmeister Andrea, Prass Reiner et Winnige Norbert, « Elementary Education, Schools and the Demands of Everyday Life : Northwest Germany in 1800 », Central European History, vol. 31, n° 4, p. 329-384.
21 Prass Rainer, « Preußisch-gewerblicher Vorsprung und katholisch-ländliche Rückständigkeit ? Zur Alphabetisierung in Minden-Ravensberg und Corvey-Paderborn », Bödeker Hans Erich et Hinrichs Ernst (dir.), op. cit., p. 69-93, en part. p. 82.
22 François Étienne, « Premiers jalons en vue d’une approche comparée de l’alphabétisation en France et en Allemagne », Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités, Mélanges Robert Mandrou, Paris, 1985, p. 481-494 ; idem, « Alphabetisierung und Lesefähigkeit in Frankreich und Deutschland um 1800 », Berding Helmut, Francois E. et Ullmann Hans-Peter, Deutschland und Frankreich im Zeitalter der französischen Revolution, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, p. 407-424.
23 Blickle Peter, « Kommunalismus. Begriffsbildung in heuristischer Absicht », Blickle P. (dir.), Landgemeinde und Stadtgemeinde in Mitteleuropa. Ein struktureller Vergleich, München, Oldenburg, 1991, p. 5-38. Sur cet aspect voir Blickle Peter, Résistance…, op. cit., p. 244-247.
24 Circulaire accompagnant la Landesordnung de 1647, Niedersächsisches Staatsarchiv Wolfenbüttel 40 Slg 2191, f° 50.
25 Schmale Wolfgang, art. cit., p. 355-359.
26 Dillmann Edwin, Schule und Volkskultur im 18. und 19. Jahrhundert, Cologne, Böhlau, 1995, p. 313-314, souligne que ce sont moins les contraintes de la modernisation de la société que l’aspect de prestige social de l’instruction qui ont joué un rôle prépondérant dans l’adhésion progressive à l’école.
27 Schmale Wolfgang, « “Den faulen Müßiggängern, soviel alß möglich steuern” : Zur Rechtskultur der kursächsischen Ritterschaft in der Epoche des Absolutismus », Sächsische Heimatblätter, 42, 1996, p. 77-83.
28 Cf. Demel Walter, Vom aufgeklärtem Reformstaat zum bürokratischen Staatsabsolutismus, Munich, Oldenburg, 1993.
29 Tittmann Karl August, Ueber den Unterricht des Volks in den Strafgesetzen auf Schulen, Leipzig, Kramer, 1799 ; Schmale Wolfgang, « Der Januskopf… », art. cit., p. 364-365.
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