URL originale : https://books.openedition.org/pur/4251

Rituels politiques, sociabilités festives et contestation rurale en France, 1830-1880
p. 65-74
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1La question de la politisation des campagnes françaises au xixe siècle réapparaît périodiquement, entre nostalgie et images d’Épinal. Comment, en l’espace d’un demi-siècle, des masses rurales, souvent favorables à la monarchie et peu alphabétisées, purent-elles finir par plébisciter la République entre 1877 et 1879 ? Les explications conjoncturelles classiques ne suffisant pas, il faut chercher plus en profondeur, plus loin dans le siècle pour comprendre la mutation civique des campagnes qui leur permit d’entrer en politique et de faire évoluer les sociabilités, entre associationnisme en plein essor1 et résistance culturelle.
2Car il y eut un débat vivant, une sociabilité politique stimulante dans le monde rural2, surtout après la Restauration. Cette sociabilité embryonnaire s’exprima rarement au grand jour. Elle prit des formes détournées, dont les fêtes publiques furent la synthèse parfaite. Dans un pays qui, depuis 17893, assignait une mission civique et didactique aux fêtes, une sociabilité festive se développa, au croisement des impulsions nationales et de leur réception populaire. Elle fut faite de rituels et d’échanges entre groupes et individus qui tous eurent à faire avec des fêtes comprises par les pouvoirs successifs comme des « instruments de légitimation politique4 ».
3Par la fête, les innovations politiques pénétrèrent les campagnes, avant que les populations ne s’en emparent en créant leur propre sociabilité festive. Puis les Français, y compris les ruraux, contestèrent le pouvoir par des incidents festifs qui témoignèrent d’une réelle politisation des campagnes. Cette pratique festive au village accoutuma les masses rurales au débat, prélude à la victoire de la démocratie dans le pays.
4Pour appréhender cette réalité, nous étudierons, à partir de la monarchie de Juillet, moment de renouveau des sociabilités villageoises par le développement des sociétés politiques et ludiques locales, la nature des fêtes et de leurs rituels, faits d’outils symboliques et de lieux de rencontre. Puis nous montrerons l’appropriation des fêtes par le peuple et leur contestation, indice de politisation rurale. La fête publique, vecteur de politisation rurale, fut ensuite rationalisée par la IIIe République et le 14 juillet, devenu fête nationale en 1880, presque cinquante ans jour pour jour après les Trois Glorieuses5, phénomène parisien qui enclencha cette dynamique de politisation rurale.
La fête, instrument de conquête politique des campagnes
5La Restauration qui marqua la fin de l’épisode révolutionnaire fut l’époque du dessaisissement de la parole rurale par les nouvelles élites nobiliaires et cléricales. Entre Terreur blanche et crise économique les ruraux n’eurent guère d’occasion de reprendre la parole, y compris par la fête. L’éradication des symboles républicains et bonapartistes des campagnes par des fêtes de destruction d’emblèmes6, et la création de nouvelles cérémonies (Saint-Louis et Saint-Charles) marquées par l’expiation (anniversaire de la mort de Louis XVI), la religion la plus traditionnelle (sacre de Charles X) et la revanche (fêtes d’inaugurations de bustes royaux, fête du lys, du drapeau blanc) furent trop tournées vers le passé monarchiste, voire absolutiste, pour séduire durablement les campagnes.
6Partout, passé le succès éphémère des premières cérémonies, le nombre de fêtes s’effondra rapidement7. Dans les campagnes parisiennes comme dans l’Ouest, on constata que les fêtes politiques furent peu à peu remplacées par les fêtes patronales ou folkloriques telles des fêtes de rosières (Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, Loire, Yonne), comme si les ruraux rejetaient une parole politique trop réactionnaire pour se réfugier dans des coutumes plus consensuelles.
7Les choses changèrent avec la monarchie de Juillet, surtout de 1830 à 1835, « années de liberté d’expression d’une extraordinaire fécondité8 ». Ce régime marqué par le libéralisme de ses élites urbaines (le « Roi-Citoyen » et ses conseillers) fut celui qui, paradoxalement, commença à éveiller les campagnes au débat politique. Il institua deux cérémonies nationales équivalentes : l’anniversaire des journées de juillet, explicitement libérale et bien célébrée dans les villes aux élites favorables, et la Saint-Philippe du 1er mai (date propice pour les fêtes9) mieux célébrée dans les campagnes. La première représenta les deux tiers des fêtes nationales urbaines, et la seconde les deux tiers des fêtes rurales. On y fêtait un nouveau Roi, la nouvelle conception d’une monarchie à présent constitutionnelle, manière d’accoutumer les campagnes à la pluralité des opinions10, au contrôle citoyen et au débat. Comme le dit le ministère de l’Intérieur en 1831, c’était la fête de la « patrie et du roi des Français », mais aussi d’une « famille éprise de liberté, déterminée à faire le bonheur de ses concitoyens11 », mots qui fleuraient bon les principes civiques de 1789.
8Mieux, le régime institua une fête des modifications apportées à la Charte, les 19-20 septembre 1830, caractérisée par « l’affichage de la Charte révisée dans toutes les communes, avec une grande solennité […] et l’organisation de fêtes publiques12 ». Les maires, y compris les maires ruraux comme celui du Vigan dans le Var ou de Mafflier en Seine-et-Oise, organisèrent ces cérémonies et y lurent des extraits et résumés de la constitution. Ils accompagnèrent souvent cette lecture de celle, fort édifiante pour les ruraux, du serment du Roi qui jurait de respecter les lois, les représentants du peuple et la patrie. Si l’on ajoute à ces cérémonies quelques fêtes locales autour des premières associations, de l’école et de la Garde nationale, on aura une bonne idée de l’agitation qui s’empara des campagnes autour des fêtes, même si l’élan retomba après le tournant de 1835.
9Les régimes suivants accentuèrent un mouvement qui introduisait, par la fête, de nouveaux discours politiques et de nouvelles pratiques dans les campagnes. La IIe République, surtout dans sa phase démocratique, entre février et juin 1848, fut un grand moment de sociabilité festive avec les plantations des arbres de la Liberté qui, en ville comme à la campagne13, unirent le maire et le curé autour de cérémonies civiques qui réintroduisaient le débat dans les profondeurs du pays. Les témoins des événements (Garnier-Pagès, Flaubert, Louis-Blanc) rapportèrent l’unanimité et le renouveau de sociabilité de ces instants festifs. On y honorait la patrie, les citoyens, l’Église sociale, la république, bref la démocratie dans des terres souvent sceptiques devant les « partageux ». Les villages de Grisy-Suisne, de Valence-d’Agen, de Castelanne, de Mézière-en-Gâtine, d’Irreville, de Malaunay ou Bacqueville en Normandie célébrèrent tous « une fête nationale et civique14 ».
10La fête de la célébration des votes du 20-21 décembre dite « fête du plébiscite » qui entérinait le coup d’État de « Napoléon le petit » le 11 janvier 185215 accoutuma aussi les campagnes (Bray-sur-Seine, Sèvres, Saint-Valéry-en-Caux, Bédarieux) au débat politique. Elle fut la plus célébrée16 du régime dans le monde rural où l’on vantait le suffrage universel17, habilement rétabli par le futur Empereur, et le débat sur les nouvelles institutions.
11Le Second Empire acheva l’implantation de la fête politique dans les campagnes avec la fête de l’Empereur du 15 août qui, grâce à son jumelage avec l’Assomption, en plein renouveau du culte marial, et avec la légende impériale (anniversaire de la naissance de Napoléon Ier), fut un immense succès18 surtout dans les campagnes, toutes acquises à l’ordre. « Premier essai réussi de fête nationale vraiment populaire19 », elle fut accompagnée d’autres cérémonies qui implantèrent durablement la sociabilité festive et le politique dans les campagnes, notamment les fêtes locales20, autour des associations ludiques, sportives et orphéoniques qui gagnaient les bourgs ruraux. Nous ajouterons les fêtes de victoires des armées impériales pour l’Italie, la Crimée, mais aussi celle de l’annexion de Nice et la Savoie. Certes, elles furent des odes à la personne impériale, mais elles vantaient aussi le suffrage universel, même manipulé, et des valeurs parfois héritières de la république comme la nation et la liberté des peuples.
12Enfin, la période qui précéda la République, de 1871 à 1880, fut celle des banquets républicains, qui, dans le sillage de Léon Gambetta21, réintroduisirent le débat civique dans les campagnes en profitant de l’absence de fête nationale. À ces fêtes, véritables rituels politiques, apparurent des symboles vite récupérés par les villageois qui promurent ainsi la « politique au village ».
Outils symboliques et sociabilités festives rurales
13Chaque cérémonie apporta son lot d’outils didactiques pour promouvoir les valeurs de l’heure chez les ruraux. Elles utilisèrent des outils rituels facilement compréhensibles, à une époque où le langage politique passait par le son et l’image plutôt que par l’écrit. La période 1830-1880 imposa, par la fête, de nouvelles images emblématiques, des repères originaux et de nouveaux lieux de débat qui favorisèrent une intense vie politique rurale.
14Dans le premier domaine, à partir de 1830, la fête conforta les Trois couleurs (et une partie des emblèmes politiques républicains) jusqu’en 1871. Antithèse des emblèmes royaux, le drapeau tricolore devint le point de repère des fêtes, par sa célébration organisée par la Garde nationale (monarchie de Juillet, IIe République), par l’armée (sous tous les régimes) et dans les étendards des sociétés musicales ou sportives conviées aux cérémonies. La fête introduisit aussi à la campagne la Charte (septembre 1830), c’est-à-dire l’idée de constitution et de droits et devoirs du citoyen, idée reprise sous la IIe République avec la fête nationale de la promulgation de la constitution du 10-19 novembre 184822. Là encore le texte, surtout son préambule de huit articles, fut lu devant les mairies ou les églises. Le maire de Salles dans le Rhône poussa même la conscience professionnelle jusqu’à en lire les 116 articles à ses concitoyens médusés. Puis, l’habitude de la lecture politique lors des fêtes perdura sous l’Empire, pour le coup d’État de 1851, la proclamation du 2 décembre, la constitution de janvier 1852, les victoires militaires, les plébiscites et quelques 15 août.
15Il en fut de même lors des banquets républicains de la période 1875-1877, voire lors de l’anniversaire de Voltaire en 1878 qui fut la répétition du 14 juillet. La teneur des textes variait, mais elle faisait souvent référence au suffrage universel et accoutumait les paysans à entendre parler de politique. Une parole politique variée, de nouvelles notions philosophiques descendaient alors au village lors des fêtes et des discours qui les accompagnaient. Ces idées étaient ensuite discutées, commentées ou explicitées et elles devenaient le point de départ d’un proto-débat idéologique au village, par simple effet de sociabilité. La pratique du discours lors des fêtes prolongea ces lectures et débats dans les campagnes puisqu’il y eut, par exemple, des discours lors de la quasi-totalité des plantations d’arbres23.
16Dans le registre symbolique, la IIe République introduisit aussi l’image de Marianne au village lors des fêtes de février, après que la monarchie de Juillet ait popularisé l’image du coq lors des fêtes de la charte. La symbolique civique et républicaine se mettait en place avec les fêtes d’inauguration de bustes de Marianne et les appositions du slogan Liberté, Égalité, Fraternité sur les églises (Petit-Quevilly, Castellane, Valence d’Agen), les mairies (Montereau, Saint Férréol) ou les cafés (Sotteville) lors des fêtes de plantation. Enfin, des concepts civiques profitèrent des fêtes pour s’imposer dans les campagnes, notamment le rôle de l’État, avec des fêtes scolaires comme à la Ferté-sous-Jouarre en 1833 ou à Draguignan en 1848 et avec la présence plus affirmée des enseignants et des élèves. On pouvait ajouter l’armée tricolore ou ses substituts civils comme la Garde nationale, corps relayés par les sapeurs-pompiers sous l’Empire24 et leurs concours de pompes, sortes de fêtes locales à vocation civique dont le nombre doubla entre 1860 et 1869.
17À partir du Second Empire, l’idée d’association s’implanta dans les campagnes par l’intermédiaire de la fête. Sous ce régime, les fêtes locales d’associations triplèrent par rapport au régime précédent, d’abord dans les villes jusqu’aux années 1860-1862, puis dans les gros bourgs et ensuite dans les villages. Ces fêtes utilisèrent les nouvelles possibilités associatives impériales25 souvent véhiculées par les sapeurs-pompiers alors en plein essor dans le monde rural. Ce progrès permit la création de sociétés sportives et musicales, dans des villes moyennes ou les gros bourgs ruraux comme Héricy, Thann, Bolbec, Gisors, Sotteville, la Ferté ou Montereau. À la fi n de l’Empire, on releva la participation de sociétés (sportives, musicales ou autres) dans une fête sur deux, et pour la première fois, dans quelques campagnes où leur taux de présence fut presque dix fois supérieur à ce qu’il était sous la monarchie de Juillet.
18Dans ces sociétés, on pratiquait le vote, le débat, l’assemblée générale pour la gestion quotidienne, mais aussi pour la préparation des fêtes. C’était là une véritable accoutumance citoyenne au débat et à la participation publique par la fête. Ces nouveaux principes festifs créèrent des lieux de rencontres et de débats, utiles pour développer la sociabilité politique rurale. Certes, le mouvement débuta dans les villes – dans les kiosques à musique, les sièges de sociétés ou les stades – mais il s’étendit rapidement aux campagnes proches à partir de 1860, investissant des lieux polysémiques présents dans chaque commune, comme les places, les mairies, les cafés voire les églises. On se réunissait pour assister aux spectacles (les places, les stades), inaugurer des bustes (places et rues), écouter de la musique (les kiosques ou les places). Mais on pouvait aussi y boire et faire de la politique (les cafés), écrire les nouvelles maximes politiques (sur les églises, les façades de cafés), coller des affiches ou bien danser le quadrille ou la polka (les places et salles de danse).
19Ces nouveaux espaces de sociabilité permirent aux populations de se rencontrer et d’échanger mais générèrent des incidents26 qui témoignent de la naissance du débat politique à la campagne par la sociabilité festive.
Figure 1. – Présence des sociétés aux fêtes de communes rurales, 1830-1877 (en pourcentage, sur 4 835 fêtes étudiées dont 1 735 rurales).

La contestation festive ou la politique au village
20De 1830 à 1875, le rapport entre les incidents et le nombre de célébrations tripla27. Ces dérapages furent une constante pendant un demi-siècle et, s’ils restèrent en majorité urbains, ils se déplacèrent peu à peu des villes vers les campagnes, en passant par les chefs-lieux de cantons. Ces communes jouèrent un véritable rôle de relais de la contestation urbaine, dont ils importèrent les symboliques protestataires. La contestation festive eut cependant quelques spécificités dans les campagnes.
21Elle y débuta sous la monarchie de Juillet, à propos des emblèmes exhibés aux fêtes qui furent la principale cause d’incidents ruraux, aux fêtes de Juillet et du Roi, quand il fallut remplacer le blanc par le tricolore et le lys par la Charte ou le coq. Là où les ruraux attachaient une signification spéciale aux symboles les plus populaires du pouvoir, il était logique que le remplacement des images, vingt ans après les destructions d’emblèmes impériaux et tricolores, se passe mal. C’est pourquoi, entre 1830 et 1833, près de la moitié des incidents eurent lieu à la campagne.
22La IIe République fut plus contrastée. La contestation festive y fut très idéologique et largement urbaine (Paris, Melun, Rouen). Mais, dans le Midi, elle toucha aussi, dès 1848, les villages « rouges » du Sud-Est comme la Garde-Freinet et ses ouvriers du liège. Parfois les membres du clergé s’opposaient aux notables, et les campagnes, y compris celles du Nord, furent le lieu d’incidents festifs et politiques non négligeables. Cela pesa peu par rapport au nombre important d’incidents ruraux qui marquèrent les fêtes de janvier 1852, quand le monde rural, travaillé par une propagande impériale qui faisait des urbains les chantres d’un socialisme collectiviste effrayant, se livra à des destructions d’emblèmes républicains, des farandoles subversives et des pillages qui portaient la marque d’une peur de classe exacerbée.
Figure 2. – Évolution des pourcentages d’incidents totaux et ruraux (1830-1875) (sur 645 incidents totaux).

23Ce mouvement contestataire progressa lentement sous le Second Empire, en grande partie à cause du succès du 15 août et du poids de la contestation urbaine après l’échec de 1851. La nouveauté fut l’extension des incidents à toutes les fêtes, nationales (la Saint-Napoléon avec le clergé comme opposant), occasionnelles (les victoires) ou associatives et locales (les orphéons). Les oppositions religieuses au 15 août impérial furent les plus nombreuses causes d’incidents dans les campagnes du Nord, tandis que dans celles du Sud, la protestation fut plus politique et « avancée » à toutes les fêtes.
24À côté de ce renouvellement, la période pré-républicaine fit pâle figure, avec peu de fêtes, hormis dans les chefs-lieux urbains, et encore moins d’incidents dans des campagnes tétanisées par la légende noire de la Commune. Seuls, quelques villages proches de Paris et plus politisés (la Ferté, Lagny) osèrent protester, par l’abstention aux fêtes, contre le rétablissement des cérémonies de prières pour l’ouverture de la session parlementaire.
25Les protestations furent souvent plus simples dans les campagnes que dans les villes. Au village, elles passaient par le refus d’aller à tout ou partie de la fête, par le port de vêtements surprenants ou par une attitude pittoresque. Elles y étaient plus folkloriques, avec des farandoles protestataires, des feux de joie, des mannequins ou des refus de sonneries de cloches. Ces incidents ruraux utilisèrent aussi moins la gamme des symboles politiques comme le drapeau, le slogan ou l’emblème28. De même, les contre-lectures ou discours y furent moins nombreux. Enfin, les chants et cris séditieux destinés à perturber le déroulement des fêtes étaient aussi prisés en ville qu’à la campagne. L’ensemble constitua un langage varié qui révélait la surprenante maturité politique de campagnes.
26Ainsi à Bellot dans la Brie, le curé refusa d’aller à la fête de juillet 1833, ce qui était, selon le maire « la simple prolongation de l’opinion que cet ecclésiastique n’a cessé d’entretenir depuis la glorieuse révolution de Juillet29 ». À Maroué en Bretagne, pour protester contre la République en 1848, les royalistes « soit les trois-quarts de la population, […] partirent tous à la lecture du cinquième article de la Constitution […] par crainte de voir arriver à la tête du gouvernement un homme qui ne défende ni la propriété, ni la famille30 ». À l’opposé, à la même fête, dans le village de Fouju, un ouvrier agricole « rad-soc », arracha la constitution des mains du maire en criant « c’est moi qui la lirai, car nous sommes tous des électeurs31 ». À la fête de janvier 1852 de Saint-Paul-les-Trois-Châteaux, les socialistes chantèrent : « À bas les aristos, vive la démocratie, vive la sociale, le temps s’approche, vive les démocrates32. » Enfin à Messy pour le 15 août 1860, « l’abstention du conseil municipal doit être attribuée […] au mécontentement devant la libre circulation des grains33 » contenue dans l’accord de libre-échange signé avec l’Angleterre.
27Ces protestations festives permirent l’expression de toutes les idéologies du siècle, dans un monde rural souvent taxé d’archaïsme. On y trouva le socialisme (sous la IIe République et l’Empire dans le Sud-Est), le légitimisme (dans l’Ouest, sous l’Empire ou Juillet), le républicanisme (Région parisienne, Second Empire, période pré-républicaine), le libéralisme politique et économique (Normandie, Sud-Ouest), le cléricalisme (sous l’Empire dans l’Ouest et l’Est) et le laïcisme (la Garde sous la monarchie de Juillet). Ces conflits opposaient souvent le maire au curé34 et illustraient la résistance cléricale à une sécularisation d’inspiration urbaine. Ils montraient aussi que les idéologies sociales et la laïcité perdurèrent dans les campagnes, même pendant les périodes les plus répressives de l’Empire ou de l’Ordre moral. Dès lors, on comprend que les élections aient fini par sacrer, là aussi, les républicains dans les années quatre-vingt.
❦
28Ainsi, bien avant la IIIe République, les campagnes françaises se politisèrent tout au long du xixe siècle par la fête. En partant des villes, les fêtes, grâce à de nouvelles thématiques comme les lectures officielles ou les loisirs, impulsèrent une nouvelle sociabilité festive dans les villages et les bourgs. Les nouveaux lieux de rencontres, les outils didactiques et symboliques ne furent pas l’apanage des villes. La pratique festive, véritable rituel officiel, généra rapidement sa propre contestation.
29Polysémiques et divers, les incidents aux fêtes rurales jouèrent sur toute la gamme idéologique. Ils démontrèrent que les campagnes se politisaient en profondeur, par des canaux originaux que les élites négligèrent longtemps. Il fallut la période 1870-1877 pour que ce mouvement de politisation par la fête éclate au grand jour, lors des campagnes de banquets républicains dans le Sud-Ouest et la grande région parisienne.
30La République n’eut alors plus qu’à théoriser et standardiser les 14 juillet villageois, pour que les campagnes puissent enfin jouir d’une fête laïque devenue lieu de débat politique et civique. Cette fête, le monde rural l’avait bâtie empiriquement, en s’appropriant toutes les occasions festives depuis 1830 et en conservant ainsi le goût de la politique et du débat au village.
Notes de bas de page
1 Voir Agulhon Maurice, « Les associations au village depuis le début du xixe siècle », Agulhon Maurice et Bodiguel Maryvonne, Les Associations au village, Arles, Actes Sud, 1981, p. 9-38.
2 Pour mieux cerner la diversité du monde rural, nous avons étudié, aux Archives nationales (série F1C1 et BB) des départements du Nord du pays comme l’Alsace, le Centre, l’Yonne, l’Oise, la Seine-et-Oise et quelques-uns du Sud (Gironde et Aude). Puis nous avons étudié aux Archives départementales (série M) les campagnes normandes, celles de la Somme, des Côtes-du-Nord, de Seine-et-Marne pour le nord de la Loire. Pour le Sud, ce furent le Gers, le Tarn, la Drôme, le Lot, le Rhône, le Var, les Bouches-du-Rhône et le Gard.
3 Voir Ozouf Mona, La Fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1976. Le titre I de la Constitution de 1791 précisait que « des fêtes publiques entretiendront la Fraternité entre les citoyens et les attacheront aux lois ».
4 Corbin Alain et al., Les Usages politiques de la fête aux xixe-xxe siècles, Paris, Presses de la Sorbonne, 1994, p. 9.
5 Le 14 juillet devint fête nationale par la loi des 6-7 juillet 1880.
6 Voir Garrigues Jean, Images de la révolution. L’imagerie républicaine de 1789 à nos jours, Paris, Du May, 1988, p. 49-52.
7 Dans cinq départements (Seine-et-Marne, Loiret, Seine-Inférieure, Eure, Rhône) le nombre de cérémonies baissa de plus d’un tiers entre 1815 et 1830, avec une nette césure à partir de 1824, date de la mort de Louis XVIII.
8 Agulhon Maurice, « 1830 dans l’histoire du xixe siècle français », Agulhon Maurice, Histoire vagabonde, t. II, Paris, Gallimard, 1988, p. 46.
9 Sur les fêtes traditionnelles de Mai voir Van Gennep Arnold, Manuel de folklore contemporain, t. II : Cérémonies périodiques et saisonnières, Paris, Picard, 1958. Sur les fêtes civiques du mois, Ozouf Mona, La Fête…, op. cit.
10 Le maire du village d’Arbresle dans le Rhône parla en mai 1831 de « fête du monarque-citoyen, […] roi populaire qui combattit pour la Liberté » (Arch. dép. du Rhône, 1 M 168-169).
11 Lettre du préfet aux maires, avril 1832, Arch. dép. du Rhône, idem.
12 Décret instituant la fête, 15 août 1830.
13 Il y eut des fêtes d’inauguration dans les deux tiers des communes du Sud, notamment le Sud-Est, et une commune sur deux dans le Nord.
14 Maire de Grisy-Suisne, Arch. dép. de Seine-et-Marne, 1 M 649. Les discours y furent toujours civiques et démocratiques. Voir Dalisson Rémi, Les Trois couleurs, Marianne et l’Empire. Fêtes libérales et politiques symboliques, 1815-1870, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2004, p. 176.
15 Elle fut célébrée le 1er janvier dans les chefs-lieux urbains.
16 Elle représenta à elle seule 45 % des fêtes de la IIe République, même si elle honorait le césarisme.
17 Sur le poids du suffrage universel dans les campagnes, voir Corbin Alain, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Paris, Flammarion, 1998.
18 Il représenta les deux tiers des fêtes rurales du régime.
19 Ménager Bernard, Les Napoléon du peuple, Paris, Aubier, 1986, p. 153.
20 Certes, elles furent souvent urbaines, encore peu nombreuses (10 % des fêtes, à cause du succès marial du 15 août), mais plus d’un tiers eut lieu dans les campagnes, soit cinq fois plus que sous la monarchie de Juillet.
21 L’exemple le plus célèbre est le banquet de 1872 à la Ferté-sous-Jouarre, village Seine-et-Marnais où le discours de Léon Gambetta eut un retentissement national.
22 Voir Lalouette Jacqueline, « Célébrer la constitution. La fête du 19 novembre 1848 dans l’Allier, le Cantal, la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme », actes du colloque d’Aurillac Fidélité républicaine et monde rural, Haute-Auvergne, Mémoire 7, 2001, p. 111-141.
23 Il y en eut lors de 75 % des fêtes de plantations, et dans un village sur deux.
24 Ils furent présents dans 70 % des fêtes impériales et dans 55 % des fêtes impériales rurales.
25 Voir le décret de 28 mars 1852 sur les associations mutualistes.
26 Par incident, nous entendons événement politique, religieux ou symbolique qui fit dévier le cours de la fête et remonta au moins jusqu’au préfet.
27 Il y eut des incidents dans 4 % des fêtes de la monarchie de Juillet contre 12,5 % à la fin de l’Empire, avant la baisse des années 1875.
28 Ce mode de protestation fut cependant le premier (21 % des incidents) dans les campagnes.
29 Arch. dép. de Seine-et-Marne, M 10183. Dans les villages de Collonges, Jarnioux, Touzon, Chanelet, la Garde refusa d’aller au Te-Deum de la fête du Roi par « esprit laïc ».
30 Arch. dép. des Côtes-d’Armor, 1 M 375. Maire au préfet, novembre 1848.
31 Arch. dép. de Seine-et-Marne, M 101179.
32 Arch. dép. de la Drôme, 4 MP 98. Sous-préfet au préfet, novembre 1848.
33 Arch. dép. de la Seine-et-Marne. Maire au préfet, 16 août 1860, M 6897.
34 Cet antagonisme, révélé par la fête, structura toute la vie villageoise pendant le siècle.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Sociabilité et politique en milieu rural
Ce livre est cité par
- Cardona, Aurélie. Chrétien, Fanny. Leroux, Benoît. Ripoll, Fabrice. Thivet, Delphine. (2014) Dynamiques des agricultures biologiques. DOI: 10.3917/quae.cardo.2014.01.0241
- (2021) Nouvelle sociologie politique de la France. DOI: 10.3917/arco.frina.2021.01.0263
- Aubert, Gauthier. (2015) Révoltes et répressions dans la France moderne. DOI: 10.3917/arco.auber.2015.01.0223
- Tanguy, Jean-François. (2015) Une figure oubliée du monde rural : le garde particulier des châtelains de l’Ille-et-Vilaine sous la IIIe République. Histoire & Sociétés Rurales, Vol. 44. DOI: 10.3917/hsr.044.0027
- Baggioni, Vincent. Cacciari, Joseph. (2020) La fabrication de l’« acceptabilité sociale » des parcs photovoltaïques au sol. Espaces et sociétés, n° 178. DOI: 10.3917/esp.178.0137
- Barrault, Lorenzo. (2013) Des négociations collectives de l'action publique entre concertation et contestation. Revue internationale de politique comparée, 20. DOI: 10.3917/ripc.204.0103
Sociabilité et politique en milieu rural
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Sociabilité et politique en milieu rural
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3