« S’il fallait ne tirer qu’une seule leçon de la période de domination de notre parti ce serait celle-ci : la majorité ne constitue pas une fin en soi. Sa valeur ne réside pas dans le grand pouvoir qu’elle permet d’exercer mais en ce qu’elle offre l’opportunité d’utiliser son pouvoir limité pour réaliser de grandes choses1. »

1Ainsi s’exprimait John Boehner le 3 janvier 2007, au moment de transmettre le marteau de président de la Chambre à la première femme Speaker de l’histoire ; la Démocrate Nancy Pelosi, représentante de la 8^e circonscription de Californie. Douze ans auparavant, le même John Boehner avait assisté à une cérémonie tout aussi historique au cours de laquelle le Républicain Newt Gingrich avait été élu Speaker après quatre décennies de contrôle par le Parti démocrate. Le changement de parti majoritaire devait être beaucoup plus qu’un symbole ou qu’une marque de simple alternance démocratique. Les cadres du Parti républicain à la Chambre prétendaient vouloir faire de la reprise en main de l’institution l’instrument d’une réforme radicale du système politique américain. Vingt ans plus tard, que reste-t-il de la révolution conservatrice annoncée ?

La majorité n’est pas une fin en soi

2Les Républicains étaient devenus radicalement conservateurs du fait d’un phénomène de polarisation partisane qui accélère la lente convergence entre le mouvement conservateur et le Grand Old Party. Aux États-Unis, le parti est essentiellement une coquille vide. Sa vigueur intellectuelle, ses réseaux et ses militants proviennent de la nébuleuse d’organisations autonomes qui gravitent dans son orbite. Dans le camp conservateur, on a distingué plusieurs lignées dont chacune développe ses propres doctrines et protège ses priorités. Au fil du xx^e siècle, ces organisations se sont progressivement alignées de manière univoque derrière la bannière républicaine. Elles ont ainsi contribué à ancrer le Parti de l’éléphant dans le camp conservateur.

3Après avoir célébré l’arrivée du Président Reagan, les militants conservateurs avaient dû se rendre à l’évidence constitutionnelle et redécouvrir la puissance du pouvoir législatif détenu par le Congrès. Ronald Reagan avait ouvert la voie mais le grand soir conservateur imposait l’arrivée d’une majorité républicaine pour traduire dans la loi la volonté de réduire l’importance de l’État fédéral. Inspirée par son exemple, une nouvelle génération de Républicains plus conservateurs pose les jalons pour retrouver le contrôle d’une Chambre des représentants qui semble imprenable. Leur objectif n’est atteint qu’à la faveur d’une défaite. En 1992, le Président George H. W. Bush doit céder sa place au Démocrate Bill Clinton. Le Parti de l’âne dispose d’une majorité à la Chambre et au Sénat : il contrôle tous les pouvoirs. Il devient alors l’unique point de fixation du mécontentement populaire dans un contexte économique qui ne s’améliore que trop lentement. En novembre 1994, les électeurs choisissent de sanctionner le Président Clinton et la majorité sortante pour confier le contrôle de la Chambre et du Sénat au Parti républicain.

4Les hommes et les femmes qui font campagne pour le Parti républicain partagent une vision conservatrice du monde. Le mouvement de polarisation partisane est alimenté par le déplacement progressif de la cohorte des législateurs républicains vers la droite de l’échiquier politique. La tendance persiste au fil de la période. Dans l’ensemble et en moyenne, les Républicains du 109^e Congrès (2005-2006) sont plus conservateurs que leurs prédécesseurs du 104^e Congrès (1995-2006) qui étaient déjà perçus comme la promotion la plus conservatrice de l’histoire contemporaine du GOP.

5Nombre de législateurs Républicains élus à la Chambre en 1994 se vantaient d’être les agents d’une véritable révolution conservatrice qui devait rendre l’État fédéral économe, plus efficace et moins envahissant. Pour résoudre l’évidente contradiction entre les termes, les plus absolutistes s’appuyaient sur une définition réactionnaire du conservatisme. Il ne s’agissait pas de maintenir un statu quo insoutenable mais de débarrasser l’État de ses excroissances disgracieuses pour qu’il retrouve un rôle beaucoup plus limité et plus conforme à leur idéologie sociale et leurs théories économiques. L’idéal qui les guide serait de revenir à un équilibre institutionnel pré-New Deal où l’État laisse l’individu libre et le marché s’auto-réguler.

Pour faire de grandes choses

6De telles ambitions initiales ne peuvent que rendre décevant le bilan de douze années de majorité républicaine à la Chambre. Il serait pourtant absurde de déclarer que, puisqu’en 2007 l’État fédéral n’a pas disparu, la révolution conservatrice fut un échec. Les grands élans d’une utopie conservatrice étaient déclinés sous la forme d’un programme législatif concret de réduction du déficit, de réforme de l’aide sociale et de baisses d’impôts. Le « Contrat avec l’Amérique » concocté par les responsables de la minorité républicaine pour attirer les électeurs de Ross Perot formait la manifestation la plus visible de cette ambition. Son corollaire au Sénat (« Seven More in ‘94) reprenait, pour l’essentiel, les mêmes priorités.

7La mise en forme des projets des législateurs républicains offre un étalon symbolique à l’aune duquel il devient possible d’offrir un bilan plus juste de leurs années de domination au Congrès. Leur priorité fondamentale consistait à redresser la situation fiscale du pays. Ils déclamaient leur hostilité ancestrale envers les déficits publics, symboles des excès de l’État et sources de tous les maux économiques. Ils voulaient aussi retrouver l’équilibre budgétaire afin de satisfaire un électorat qui s’est toujours montré méfiant devant l’accumulation de la dette publique. De ce point de vue, les chiffres sont implacables. Après avoir initialement contribué à ramener effectivement le budget fédéral à l’équilibre, ils ont bien vite dilapidé les excédents brièvement accumulés en baissant les impôts et en augmentant les dépenses.

8L’échec fiscal des majorités républicaines est largement dû au fait que l’objectif d’équilibre budgétaire entrait en contradiction directe avec deux autres objectifs tout aussi fondamentaux. Le bilan des années de gouvernance républicaine permet de conclure que, s’ils abhorrent les déficits, les Républicains semblent abhorrer encore davantage les impôts. Au moment de choisir entre ces deux priorités, ils ont opté pour un vaste programme de réduction des taux et d’exemptions des impôts les plus progressifs comme les droits de succession. L’autre objectif qui rendait la poursuite de la discipline budgétaire improbable tenait à la nécessité conjuguée de se maintenir au pouvoir et de suivre la Maison-Blanche. En étendant le programme d’assurance maladie Medicare pour que les personnes âgées puissent se faire rembourser leurs médicaments, les Républicains augmentent lourdement les dépenses de l’État fédéral.

9Pour en arriver à renforcer l’une des institutions les plus fortes de cet État-Providence qu’ils ne cessent de vilipender, ils s’étaient laissés convaincre par la réalité d’un besoin indéniable de porter assistance à une part de la population en détresse. Cela ne les empêchait pas d’espérer que la résolution de ce qui constituait un véritable problème de politique publique puisse leur faire gagner quelques voix aux prochaines élections. Dans l’ensemble, leurs tentatives de réformes de l’État fédéral semblent souffrir d’un conservatisme à géométrie variable en fonction de la population ciblée. Ils parviennent ainsi à entériner une réforme drastique de l’aide sociale que touchent les populations les plus défavorisées : les mères seules qui élèvent leurs enfants avec l’aide d’allocations. Face à ce public qui vote peu et rarement en leur faveur, les législateurs républicains n’hésitent pas à se montrer très sévères. Ils n’ont pas trop de scrupules à imposer certaines de leurs convictions morales dans le débat. À l’inverse ils se montrent plus généreux, plus diplomates et plus prudents lorsqu’il faut réformer des programmes qui touchent aux personnes âgées, une catégorie de la population plus habituée à voter, et ce souvent en faveur de leurs candidats.

10Dans les faits, plutôt qu’une véritable remise en cause de l’État fédéral, on assiste à un nouvel agencement de ses priorités. Les contribuables les plus fortunés bénéficient d’une réduction de leurs impôts. Les moyens financiers des forces armées sont augmentés. Les seniors conservent leurs pensions et leurs assurances sociales. À l’inverse, le système de retraite des travailleurs actifs est discrètement écorné tandis que les programmes en faveur des populations en difficultés sont remis en cause. Afin de mieux contrôler les coûts, l’État fédéral délègue la gestion de ces programmes aux États. Le transfert de compétence permet, le plus souvent, de masquer le gel du niveau de financement.

11En ce qui concerne les politiques publiques, les douze années de domination républicaine au Congrès débouchent ainsi sur une réduction de la pression fiscale, une réorientation des dépenses et une augmentation des déficits dans un contexte de ralentissement économique et de guerre contre le terrorisme. Sans parvenir à réduire notablement le train de vie de l’État fédéral, les Républicains sont parvenus à infléchir la trajectoire de l’action étatique.

Le grand pouvoir que la majorité permet d’exercer

12Les présidences de Ronald Reagan et George H. W. Bush s’étaient révélées finalement frustrantes pour les conservateurs qui souhaitaient utiliser l’arme budgétaire pour imposer une cure d’austérité à l’État fédéral. Dans le domaine fiscal, la Constitution confie la primauté incontestable au Congrès. Le président joue un rôle éminent mais il ne peut imposer sa volonté. Les Républicains qui souhaitaient réformer le code des impôts ne pouvaient se contenter de contrôler la Maison-Blanche. Pour atteindre cet objectif, il leur fallait également s’appuyer sur des majorités à la Chambre et au Sénat ainsi les présidences des commissions des Finances et des Voies et moyens budgétaires qui leur sont associés.

13L’adoption des réformes souhaitées par les majorités républicaines nécessitait le recours à toutes les armes procédurières dont elles pouvaient disposer. De ce fait, les législateurs du GOP ont été confrontés à une nouvelle contradiction. Après avoir passé des décennies à dénoncer le joug de la majorité démocrate de la Chambre, les Républicains ont constaté que le respect de la procédure régulière et des droits de la minorité ne pouvait être qu’un objectif secondaire. Ils deviennent très rapidement experts dans l’art de faire passer des lois par le biais de Règles contraignantes et par le recours privilégié à la procédure budgétaire. Protégé par des procédures spécifiques qui restreignent le pouvoir de nuisance de la minorité, le processus budgétaire aux mains des Républicains a continué à être vampirisé pour faire adopter des réformes. La procédure de Réconciliation budgétaire fut ainsi le véhicule législatif principal qui permit de réformer l’aide social et de réduire les impôts.

14En écartant la minorité, les législateurs Républicains s’offraient les moyens procéduriers de leurs ambitions. Ils s’exposaient en même temps à une plus grande influence de leurs cadres. La dynamique vaut dans les deux chambres. À mesure que les positions respectives des partis tendaient à s’éloigner, la tentation devenait plus forte de serrer les rangs derrière les dirigeants de la majorité. C’est ainsi qu’avant même de prendre le pouvoir, les législateurs Républicains avaient accepté de déléguer une partie importante de leurs pouvoirs propres à Newt Gingrich, Dick Armey et Tom DeLay en acceptant, par exemple, de signer le « Contrat avec l’Amérique ». La confiance accordée aux leaders se traduisait par une influence accrue dans les affectations en commission et leur contrôle total sur l’ordre du jour ainsi que sur les perspectives d’amendement d’un texte. Ils interviennent à tous les moments de la procédure. D’abord au moment du dépôt de la proposition de loi. Ensuite lors de sa transmission à la, ou les, commissions compétentes, lors de l’examen du texte puis au moment de choisir s’il faut voter son renvoi en commission. Enfin pour décider de convoquer la réunion d’une commission de conciliation avec le Sénat.

Un pouvoir limité

15Pour les responsables de la majorité républicaine de la Chambre, contrôler la majorité signifiait donc contrôler le calendrier législatif et son contenu dans les moindres détails. L’importance de la délégation de pouvoir à laquelle consentaient les représentants les amenait à se montrer exigeants puis défiants. Newt Gingrich éprouve vite de sérieuses difficultés à rassembler sa majorité derrière ses arbitrages. Après l’échec d’une tentative de putsch, il est finalement remercié et quitte le Congrès dans l’embarras d’une piètre performance aux élections de mi-mandat de 1998. Il est remplacé par le discret Dennis Hastert qui se montre plus adroit dans la négociation entre les différentes factions du parti sans sacrifier le pouvoir de décision du Speaker. Son influence est notamment renforcée par le soutien très visible du Représentant Tom DeLay.

16Au Sénat, la tendance à reconnaître une influence plus grande au leader de la majorité (Majority Leader) fut contrebalancée par le désir d’indépendance de chaque sénateur. La procédure régulière fait que chacun des membres de la chambre haute, y compris ceux de la minorité, dispose des moyens de faire entendre son opposition aux desiderata des cadres républicains. Les sénateurs peuvent facilement transformer leur droit à un temps de parole illimité en une flibuste qui empêche de procéder au vote. Ils peuvent aussi utiliser leur droit d’amendement pour influer sur le contenu de la proposition en discussion devant le Sénat. Dans un contexte où les groupes républicains et démocrates sont plus unis, il y a peu de chances de voir un grand nombre de sénateurs de la minorité ralliés à la position majoritaire. Or, la banalisation de la flibuste impose de trouver une majorité qualifiée de 60 votes pour mettre fin aux débats à la chambre haute. Au plus fort de leur domination, le Parti de l’éléphant ne comptait que 54 sénateurs. Il leur fallait donc trouver le soutien de 6 sénateurs démocrates pour surmonter les tentatives de blocage de la minorité.

17Il leur fallait aussi maintenir dans le rang tous les sénateurs républicains. Le besoin impérieux de ne pas perdre ne serait-ce qu’une voix augmente proportionnellement le pouvoir discrétionnaire de chaque sénateur qui serait prêt à négocier son ralliement contre l’adoption de tel amendement ou l’examen de telle autre proposition de loi. Dans le Sénat contemporain, les règles telles qu’elles sont mises en œuvre donnent ainsi un poids prépondérant aux préférences de ceux que l’on peut appeler les sénateurs pivots. Membres modérés de la majorité et de la minorité, ce sont eux qui décident du sort d’un texte en votant pour ou contre la motion de clôture des débats qui doit, le plus souvent, précéder l’adoption d’un texte. Le Sénat demeure un lieu où l’individu peut encore primer sur le collectif. Mark Hatfield, sénateur de l’Oregon, l’avait prouvé en causant à lui seul l’échec de l’amendement constitutionnel sur l’équilibre budgétaire. Son collègue Jim Jeffords du Vermont en avait offert un nouvel exemple éloquent en quittant le Parti républicain pour donner le contrôle du Sénat aux Démocrates.

18Les explications institutionnelles apparaissent dès lors incontournables pour expliquer l’écart entre les promesses ambitieuses de la révolution conservatrice que promettaient les législateurs Républicains et la réalité de ces douze années de gouvernance républicaine au Congrès. Les velléités réformistes ont été contrariées par les freins et contre-pouvoirs constitutionnels. En premier lieu au Sénat où les modérés jouissent d’une liberté suffisante pour empêcher des réformes qu’ils jugeraient trop brutales. En second lieu à la Maison-Blanche dont le locataire peut user de son droit de veto ou de la simple menace d’y recourir pour essayer d’imposer des modifications dans une proposition de loi.

19De 1995 à 2001, les majorités républicaines devaient ainsi composer avec un président démocrate. En dépit de l’esprit de conciliation qu’impose le partage du pouvoir organisé par la Constitution, elles avaient d’abord tenté de lui imposer simplement leurs préférences. Ils forcent un bras de fer autour de l’épisode de la fermeture des services de l’État fédéral à l’issue duquel ils ressortent partiellement vainqueurs du point de vue de la direction des politiques publiques mais largement vaincus dans la lutte symbolique avec le président. Faute d’avoir sous-estimé la volonté présidentielle, ils se retrouvent presque piégés par la récupération de leur rhétorique et complices malgré eux de la réélection de Bill Clinton. Le second affrontement qu’ils engagent ensuite par la voie juridico-politique de la mise en accusation se révèle tout aussi désastreux pour leur image de marque. Les deux dernières années de la présidence Clinton voient donc un président affaibli et une majorité fatiguée collaborer dans un esprit bien peu révolutionnaire pour maintenir le statu quo dans l’attente des échéances électorales de l’an 2000.

20L’accession à la présidence de George W. Bush aurait dû offrir aux conservateurs l’opportunité tant attendue d’enfin transformer les structures de l’État fédéral contre lesquelles ils pestent depuis les années 1930. Le GOP retrouve le contrôle conjugué des deux pouvoirs élus pour la première fois depuis 1952 et « Ike Eisenhower ». En dehors de la politique fiscale, la présidence Bush se révèle pourtant très décevante pour les conservateurs conséquents. C’est lui qu’on accuse d’avoir imposé la coûteuse réforme du programme Medicare mais aussi la fédéralisation de la politique scolaire avec la loi No Child Left Behind. Les législateurs républicains avaient choisi d’unir leurs destinées politiques à celles du Président Bush. Ils le suivent même lorsque les besoins de la Maison-Blanche leur imposent d’oublier ces convictions qu’ils affirmaient avoir chevillées au corps.

21La déférence avec laquelle les législateurs républicains agissent ne peut se comprendre en dehors du contexte du 11 septembre. Celui qui était déjà le chef de leur parti, est soudainement vêtu des habits du commandant en chef des armées dans une guerre contre le terrorisme. La cohésion demandée par les leaders devient une nécessité impérieuse. La dissension peut très vite être perçue comme un manque de respect à la fonction présidentielle, voire un déficit de patriotisme. Le président lui-même n’hésite pas à capitaliser sur le ralliement habituel derrière le chef des armées pour faire fructifier l’avantage électoral dont bénéficie son parti. En s’investissant de manière exceptionnelle dans les élections de mi-mandat de 2002, il s’offre la gratitude et le soutien à long terme des législateurs qu’il a contribué à faire élire.

22Au final, l’ultime limite qui semble contraindre les actions des législateurs est électorale. Ils suivent le président parce qu’ils sont convaincus que telle est la volonté de leurs électeurs. Ils avaient affiché leurs convictions conservatrices et promis un État fédéral plus frugal et mieux administré pour se faire élire. Ils persistent à en augmenter le périmètre d’action pour se maintenir au pouvoir. Si les Républicains ne parviennent pas à démanteler l’État fédéral c’est pour ne pas s’exposer à de trop graves complications électorales. Malgré tous leurs efforts, en novembre 2006, l’électorat américain refuse de leur maintenir sa confiance. Le contexte vient renforcer la tendance historique qui voit le parti du président perdre des sièges durant les élections intermédiaires de son second mandat. La guerre en Irak s’enlise et les Talibans afghans s’enracinent dans les régions frontalières du Pakistan. L’État fédéral fait montre d’une incapacité coupable lorsque l’ouragan Katrina s’abat sur la Nouvelle-Orléans. L’économie américaine ne croît que faiblement et presque entièrement sur la base d’une bulle immobilière qui ne tardera pas à éclater. Certains législateurs Républicains sont d’abord accusés puis condamnés pour corruption ainsi que d’autres comportements criminels. Le Parti démocrate profite de ces difficultés pour monter une campagne agressive de recrutement de nouveaux candidats et remporte un nombre record de circonscriptions et d’États pour récupérer le contrôle des deux chambres du Congrès. Ainsi s’achève la plus longue période de domination du Parti d’Abraham Lincoln à la Chambre des représentants depuis le départ du président Herbert Hoover en 1933.

La fin de la majorité n’est pas une fin en soi

23La lourde défaite de 2006 apporte une ultime conclusion à une révolution abandonnée de longue date. Les Républicains sont à terre mais le conservatisme n’a pas été soudainement terrassé. Les conservateurs ne se sont pas convertis. Neutralisée à la Chambre, la minorité républicaine du Sénat est désormais libre de recourir à l’arsenal procédurier mis à sa disposition pour gêner le Parti de l’âne. L’opposition des sénateurs républicains est rendue encore plus efficace par la menace très réelle du veto présidentiel. Ces obstacles conjugués mettent à mal les timides tentatives législatives des nouvelles majorités démocrates. Tous les regards sont déjà fixés sur la course à l’investiture du Parti démocrate dans laquelle le jeune sénateur de l’Illinois ne paraît pas initialement en mesure de contrarier la candidature inévitable de sa collègue de New York, Hillary Clinton. À l’issue des primaires Barack Obama sera finalement choisi par son parti pour affronter John McCain au moment même où la finance puis l’économie mondiale implosent.

24Les victoires cumulées des candidats démocrates en 2006 et 2008 offrent temporairement au Parti de l’âne le contrôle incontesté des rênes de l’État fédéral. Certains observateurs décrivent une fin de cycle après une longue période de conservatisme ascendant2, voire un nouvel âge d’or pour les idées progressistes sur les ruines laissées par les années de domination républicaine. Ces considérations se révèlent prématurées lorsque les gains démocrates sont effacés par le succès tonitruant des candidats républicains aux élections de mi-mandat de novembre 2010.

25Le triomphe de 2008 avait été rendu possible par une conjonction d’événements cataclysmiques qui permet temporairement aux Démocrates de réaliser des scores bien meilleurs que leur moyenne habituelle. Bon nombre de sièges penchent de justesse en faveur des Démocrates. Le meilleur exemple de la fragilité de ces gains est offert par ces 49 représentants démocrates élus en 2008 dans des circonscriptions où la majorité des électeurs s’était portée sur le candidat John McCain pour l’élection présidentielle3. Contrairement à ce que pourrait laisser penser l’amplitude des changements en termes de nombres de sièges ou de grands électeurs, l’électorat reste assez stable dans sa composition démographique et idéologique4. Les électeurs conservateurs n’ont pas été soudainement conquis par les discours du candidat Obama. Ils se rappelleront très vite au souvenir des Démocrates.

26La présidence Obama s’ouvre dans une période de crise exceptionnelle. Pour tenter d’apporter des réponses politiques et mettre en œuvre son programme électoral, le nouveau président peut s’appuyer brièvement sur de vastes majorités démocrates au Congrès. L’espace de quelques mois, son parti atteint même le nombre magique des soixante sénateurs qui le met à l’abri des flibustes de la minorité. La situation se révèle pourtant loin d’être une panacée. Elle tend, une nouvelle fois, à renforcer les marges de négociation des sénateurs pivots, en l’occurrence les sénateurs démocrates les plus conservateurs5. De manière encore plus spectaculaire, dans le Massachusetts, l’élection du Républicain Scott Brown pour terminer le mandat du défunt Ted Kennedy semble porter un coup d’arrêt fatal aux réformes emblématiques du président et ses majorités6. The Affordable Care Act (ou Obamacare) est finalement sauvé par la même procédure budgétaire qui avait permis aux Républicains de faire adopter leurs plus ambitieuses réformes. Ce n’est que par le recours à la procédure de Réconciliation budgétaire que le texte peut être adopté malgré l’opposition farouche de la minorité républicaine7.

27De fait, durant la présidence Obama, les mêmes causes produisent essentiellement les mêmes effets. Les limites institutionnelles qui ont gêné les législateurs républicains et démocrates face aux présidents Clinton et Bush demeurent. Les parades que choisissent d’utiliser les leaders des partis sont similaires. Le Congrès fonctionne de manière comparable sous la direction de Newt Gingrich et Bob Dole et sous celle de Nancy Pelosi et Harry Reid.

28Écarté des responsabilités, le Parti républicain redevient entièrement libre d’attaquer sans relâche l’État fédéral. Le Président Obama se transforme très vite en catalyseur de la colère sourde d’une partie de l’électorat qui subit de plein fouet les conséquences de la crise financière sur l’économie réelle8. À la recherche d’un bouc émissaire, les esprits se focalisent initialement sur les banques qui ont bénéficié au moment le plus critique de la crise d’un sauvetage gouvernemental par le biais du programme TARP (Troubled Assets Relief Program) autorisé par une loi adoptée le 3 octobre 2008 par les majorités démocrates convaincues par Hank Paulson, le Secrétaire au Trésor du Président Bush, que l’inaction causerait l’implosion du système économique planétaire9. Le sauvetage des banques est antérieur à la prise de fonction du Président Obama mais il avait soutenu cette idée au moment de son adoption et cela suffit pour transférer la responsabilité vers l’ennemi traditionnel des conservateurs : l’État fédéral.

29Dès le 19 février, la gronde se cristallise autour de la figure improbable d’un commentateur de la chaîne d’actualité financière CNBC. En direct de la bourse de Chicago, Rick Santelli dit tout le mal qu’il pense d’un programme d’assistance aux propriétaires en difficultés pour rembourser leurs emprunts. Après avoir dénoncé ces « losers10 » responsables d’avoir souscrit des prêts qu’ils ne pouvaient pas rembourser pour acheter des maisons qu’ils ne pouvaient pas se payer, il appelle tous les contribuables qui refusent de payer pour leurs voisins à se rassembler sur les bords du lac Michigan au mois de juillet pour une nouvelle « Tea Party ».

30La diatribe de Rick Santelli déclenche un mouvement social populiste protéiforme et largement décentralisé11. Des citoyens américains se retrouvent dans l’opposition aux politiques sur un terreau idéologique propice aux thèmes conservateurs de l’opposition à l’impôt, la défense des libertés individuelles et du libre marché. Les opposants de l’Administration Obama se saisissent de toutes les initiatives démocrates, notamment la réforme du système d’assurance santé, pour dénoncer un abus de pouvoir coûteux et dangereux. Si la révolte semble spontanée, des organisations très structurées comme FreedomWorks12, financées par des généreux donateurs républicains dont les célèbres frères Koch13, font tout ce qu’elles peuvent pour souffler sur les braises. En mobilisant un électorat républicain temporairement découragé, la multiplication des groupuscules de citoyens en colère se réclamant du Tea Party joue un rôle ambigu dans le retour de la majorité républicaine à la Chambre suite aux élections de mi-mandat de 201014. Ils participent surtout à reconstruire le Parti républicain pour lui offrir une nouvelle image et renforcent la ligne clairement conservatrice en s’engageant dans les primaires républicaines pour soutenir des challengers face aux sortants jugés insuffisamment conservateurs15. Les élections de mi-mandat de 2010 deviennent le pendant de celles de 200816. Les Républicains retrouvent la majorité de la Chambre des représentants en remportant 74 sièges, une performance inédite. Ils parviennent à récupérer six sièges à la Chambre haute.

31Comme en 1994, le GOP a su profiter du retour d’une gouvernance unifié dans les mains démocrates pour se poser en opposition féroce face à une administration fédérale qu’ils décrivent comme déterminée à étendre sa sphère d’influence et étouffer les derniers semblants de liberté du peuple américain. John Boehner, le leader de la minorité avait vécu aux premières loges la lente acquisition du pouvoir aux côtés de son collègue Newt Gingrich. Sur le modèle du « Contrat avec l’Amérique », les candidats républicains font campagne sur la base d’un « Engagement envers l’Amérique » (Pledge to America) riche en illustrations et en attaques contre les actions des Démocrates mais assez léger quant aux propositions législatives17. Durant les années de majorité, il avait joué les premiers rôles avant d’être écarté. Revenu en grâce, il se fait élire leader de la majorité lorsque Tom DeLay est contraint de céder sa place à cause des affaires judiciaires pour lesquelles il sera finalement condamné. La défaite de 2006 et la décision du Speaker Hastert de ne pas se représenter lui permettent de devenir le chef de file des Républicains au 110^e Congrès. Le succès exceptionnel du GOP aux élections de 2010 fait de lui le nouveau Speaker de la Chambre des représentants.

32La victoire du Parti républicain aux élections de mi-mandat de novembre 2010 soulève les questions habituelles d’interprétation du vote. Elle peut être analysée comme la sanction des électeurs contre le parti au pouvoir tenu pour responsable des difficultés économiques. Elle peut également être analysée comme démontrant la popularité persistante des idées conservatrices auprès de l’électorat américain. Les nouveaux élus du GOP ont fait campagne contre le Président Obama mais ils ont aussi tâché de se détacher d’une part de l’héritage de la présidence Bush. Ainsi, les facettes idéologiquement discordantes que constituent l’augmentation du déficit et l’expansion de la sphère d’influence de l’État fédéral dans la santé (Medicare Part D) et l’éducation (No Child Left Behind) furent largement mises sous silence. Dans le combat électoral, le Parti républicain retrouve donc la ferveur conservatrice qu’il semblait parfois avoir oubliée dans l’exercice du pouvoir. Quelle que soit la réalité des motivations des électeurs américains, les élus républicains s’appuient sur le verdict des urnes pour clamer que la majorité du peuple soutient leurs idées. Malgré cela, la relation entre l’électorat et ses représentants demeure autrement plus ambivalente.

33Les élections de mi-mandat de novembre 2010 permettent aux Républicains de retrouver le contrôle de la Chambre des représentants et d’entamer la marge de manœuvre des Démocrates au Sénat. Le 112^e Congrès (2011-2012) est dominé par un affrontement frontal entre la Maison-Blanche et la majorité sénatoriale d’un côté et la Chambre des représentants de l’autre. Le Parti républicain avait été revigoré par l’infusion de sang neuf des Tea Party mais cette nouvelle force est aussi une faiblesse. Les citoyens qui s’associent dans ce mouvement très décentralisé professent un conservatisme radical. Ils dénoncent le Président Obama qu’ils décrivent parfois comme un dangereux traître socialiste, mais aussi le Président Bush et le Congrès républicain tous deux coupables de laxisme budgétaire.

34L’émergence des Tea Party ne pouvait être interprétée par les législateurs Républicains comme un appel à la coexistence pacifique avec le Président Obama et les Démocrates. Les hommes et les femmes politiques républicains craignent de voir ces activistes conservateurs se retourner contre eux et ainsi encourager une opposition sérieuse lors des prochaines élections primaires dans leurs circonscriptions. Être accusé d’impiété, se voir affublé du sobriquet de RINO (Republican In Name Only), peut entraîner l’excommunication de fait lors des prochaines élections. Pour s’épargner une réélection difficile, les élus sont donc encouragés à faire preuve de la plus grande pureté idéologique.

35Il faut rappeler que la dérégulation du financement des campagnes ordonnée par la Cour suprême18 permet désormais à n’importe quel groupement d’activiste de s’exprimer sans aucune limite en faveur ou contre n’importe quel candidat en s’appuyant sur une manne financière qui peut provenir d’un seul très généreux donateur. Le moindre écart à la ligne ultra-conservatrice peut ainsi être sanctionné par la diffusion d’une publicité qui dénonce le sortant comme insuffisamment dévoué à la cause. La conviction idéologique personnelle des candidats est ainsi renforcée par la peur de se voir reprocher la moindre compromission par des groupes d’intérêt indépendants. Ces groupes sont libres d’insister pour leurs priorités même contre l’intérêt des législateurs. La polarisation partisane devient alors un symptôme de l’affaiblissement des partis politiques. Le Parti républicain et le Parti démocrate doivent toujours répondre de leurs actes devant les électeurs. S’ils s’enferment dans une posture trop éloignée des préférences de l’électorat, ils seront punis dans les urnes. À l’inverse, un groupe d’intérêt ne doit répondre que devant ses donateurs. Il n’est aucunement contraint par les limites du réalisme électoral.

36Les calculs électoraux, stratégiques et politiques incitaient tous les acteurs à camper sur leurs positions en attendant l’élection présidentielle de 2012. L’intensité de la lutte partisane est d’autant plus remarquable que le président Obama a construit sa carrière politique sur les thèmes de la réconciliation nationale et de l’union19. Le résultat est un blocage quasi-total du processus législatif. En 2011, le Congrès des États-Unis a réussi à adopter seulement 90 propositions de lois (public laws20) une performance inédite depuis 1995. La procédure budgétaire régulière instaurée depuis les années 1970 a continué son interminable délitement. Aucune Résolution budgétaire n’a été adoptée depuis plus de quatre ans. Le législateur a donc choisi de légiférer sans ce document censé offrir un aperçu global de la situation fiscale pour mieux opérer les arbitrages nécessaires. L’État fédéral peut fonctionner sans Résolution budgétaire. Il ne peut pas fonctionner sans lois d’affectation des crédits budgétaires (Appropriations). L’épisode de la fermeture gouvernementale d’octobre 2013, paroxysme de la crise du processus budgétaire, en a offert une nouvelle démonstration. Dans la mesure où ce processus budgétaire dysfonctionnel est censé constituer le dernier recours devant l’impossibilité de légiférer selon la procédure traditionnelle, il devient difficile de se montrer optimiste quant aux capacités législatives du Congrès des États-Unis.

37Les négociations extrêmement tendues autour du relèvement du plafond de la dette durant l’été 2011 et l’épisode de la « falaise fiscale » ont encore démontré le caractère systémique des dysfonctionnements21. Rappelons que la loi fixe le montant maximal de la dette que peut émettre le Trésor public américain. Chaque fois que le budget de l’État fédéral se retrouve en déficit, il faut émettre de nouveaux titres de créances qui font que l’on se rapproche du montant maximal, i.e. du plafond de la dette. Le plafond doit donc être régulièrement relevé par l’adoption d’une nouvelle loi afin de permettre de combler les déficits budgétaires passés. Ce vote est indispensable pour maintenir l’intégrité financière de la dette américaine car, si le plafond n’est pas relevé, le Secrétaire au Trésor ne dispose plus de l’autorité légale d’emprunter les fonds nécessaires pour financer les dépenses qui ont déjà été engagées. Comme en 1995, les Républicains avaient choisi d’utiliser le vote de cette loi inévitable pour soustraire le maximum de concessions au président démocrate22.

38Depuis 2011, les Républicains ont ainsi utilisé leur pouvoir sur le financement de l’État fédéral et le plafond de la dette pour tenter d’imposer au président Obama un programme d’austérité relative afin de réduire les déficits. Ces efforts ont trouvé leur consécration dans une « loi de contrôle budgétaire23 » qui a programmé des réductions importantes de la dépense publique pour les dix prochaines années via la mise en place d’un système de réductions automatiques des crédits budgétaires (sequester). Elles devaient initialement toucher presque toutes les agences et tous les programmes24 en appliquant un pourcentage fixe de réduction automatique sur tous leurs crédits. Très vite, les différents acteurs s’accordent pour tenter de neutraliser des coups de rabots à l’aveugle que le président Obama avait lui-même qualifié de « stupides25 ». Le retour de la croissance ayant permis une amélioration notable du paysage fiscal, il devenait alors possible de trouver un accord pour en suspendre l’application. Au terme de longues négociations, Paul Ryan, le président de la Commission du Budget de la Chambre, et Patty Murray, qui occupait les mêmes fonctions au Sénat, parviennent à s’entendre pour annuler la plupart des réductions de crédit et laisser les finances publiques en pilote automatique pour les deux années suivantes26. Entre-temps, en janvier 2013, les impôts des ménages les plus riches avaient été revus à la hausse, et d’autres prélèvements avaient été augmentés. Le gel des dépenses, les hausses d’impôts et une croissance continue ont permis de réduire substantiellement les déficits.

39Ce résultat s’est réalisé malgré les Républicains plutôt que grâce à eux. Dans les faits, depuis 2010, la posture jusqu’au-boutiste de la mouvance Tea Party a plutôt transféré le contrôle effectif des rennes du Congrès au Sénat et, même à la minorité démocrate. Ce paradoxe apparaît clairement dès lors qu’on observe les votes qui ont permis de sortir des différentes impasses qui jalonnent ces quatre dernières années27. À chaque fois, les défections des conservateurs les plus radicaux ont fait que le Speaker Boehner ne pouvait plus compter sur sa majorité. Il fut donc contraint de s’appuyer sur les votes de la minorité démocrate pour voter les compromis imposés par le Sénat et le président. En échange de leurs votes, les Démocrates, bien que minoritaires à la Chambre, pouvaient dicter leurs conditions28.

40Malgré leur acharnement29, les Républicains ne sont pas parvenus à remplir leur objectif politique prioritaire : l’abrogation de la réforme de la santé de 2010. Ils n’ont jamais pu imposer au président et au Sénat de se soumettre à leurs volontés. La réforme de l’immigration en constitue le dernier exemple en date. Démocrates et Républicains tentent depuis des années de négocier une réforme d’envergure de l’immigration qui compenserait un renforcement des contrôles à la frontière avec la régularisation d’une partie des quelque onze millions de personnes en situation irrégulière. Le 27 juin 2013, une majorité bipartite de 68 sénateurs (dont 14 Républicains) avait adopté une proposition de loi en ce sens30. Prenant acte du refus répété des Républicains de la Chambre de suivre l’exemple du Sénat, le 20 novembre 2014, le président Obama, arguant de son pouvoir de chef de l’exécutif, a annoncé une série de mesures permettant de suspendre les expulsions pour plus de quatre millions de personnes en situation irrégulière mais jugées comme non prioritaires. Furieuses contre ce qu’elles déclarent être un abus de pouvoir, les troupes de Boehner ont, une nouvelle fois, tenté d’utiliser l’arme budgétaire en liant le financement des activités du ministère de la Sécurité intérieure (Department of Homeland Security) au retrait des décrets présidentiels sur la suspension des expulsions. On se retrouvait donc dans une situation quelque peu absurde où les conservateurs menaçaient de ne pas voter les crédits nécessaires à la défense du territoire pour protester contre l’immigration clandestine. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, au terme d’un énième face-à-face entre la Chambre, le Sénat et la présidence, ce sont finalement les Républicains modérés du Sénat et la minorité démocrate de la Chambre qui ont fini par l’emporter sur les extrémistes du Tea Party. Le 3 mars 2015, la Chambre des représentants vote la version de la loi d’affectation des crédits adoptée au Sénat qui permet de financer les opérations du ministère jusqu’à la fin de l’année sans que ne soient évoquées les actions du président Obama envers les sans-papiers. Sur les 257 représentants qui votent ce texte, on dénombre 182 Démocrates et seulement 75 Républicains31. Là encore, le parti théoriquement majoritaire à la Chambre a donc cédé le contrôle à la minorité.

41Dans un tel contexte, les incantations à la concorde et au leadership ne peuvent suffire. La montée en puissance des conservateurs du Tea Party est venue aggraver une crise institutionnelle dans un Congrès bloqué par les effets de la polarisation partisane. Le Congrès serait, plus que jamais, le « pouvoir brisé » de l’ordre politique américain32. Si on considère qu’il s’agit d’une crise institutionnelle, on pourrait imaginer une réponse institutionnelle. La plus évidente consisterait à modifier le règlement du Sénat pour limiter la possibilité de recourir à une flibuste.

42En 2005, la majorité républicaine était passée tout près d’une réforme radicale qui aurait empêché la minorité de pouvoir utiliser la flibuste lorsque le Sénat considérait des nominations. Le 21 novembre 2013, la majorité démocrate du Sénat, exaspérée par l’obstruction systématique des sénateurs du GOP contre les nominations du président Obama a décidé d’appuyer sur la gâchette de l’« option nucléaire ». Usant du pouvoir que possède une majorité des sénateurs pour modifier l’interprétation du règlement, le leader démocrate Harry Reid est parvenu à faire modifier le seuil à partir duquel une motion de clôture des débats peut être adoptée. Là où il fallait une majorité des 3/5 pour mettre fin aux discussions, une majorité simple sera désormais suffisante. Cette ré-interprétation drastique du règlement concerne l’examen de toutes les nominations présidentielles soumises à l’avis et consentement du Sénat à l’exception des juges la Cour suprême33. La réforme a permis aux Démocrates de confirmer plusieurs dizaines de nominations34. Emmenée par le Sénateur Mitch McConnell, la minorité républicaine du Sénat a protesté en vain contre ce passage en force35. Dans les récriminations réciproques, le Sénat était donc entré dans une nouvelle ère. Il est encore trop tôt pour savoir si cela n’était qu’un premier pas vers la disparition totale de toutes les possibilités de flibustes mais, alors que les Républicains n’ont récupéré leur majorité sénatoriale que depuis quelques semaines, certains cadres, agacés par l’obstruction des Démocrates, parlent d’étendre ces nouvelles règles à toutes les propositions de lois36.

43Les blocages de la procédure régulière sont vus comme un outrage à la volonté majoritaire par la majorité en place. À l’inverse, la minorité qui exerce ses droits peut voir dans le recours à la flibuste la marque du bon fonctionnement de la démocratie aux États-Unis. Rendre le processus législatif plus efficace impose de limiter en partie l’expression pluraliste. Dans la recherche de l’équilibre entre liberté d’expression et capacité de décision, l’importance de la seconde est plus souvent mise en exergue. Les difficultés à adopter des propositions de lois sont ainsi souvent citées en exemple comme un motif essentiel de la défiance des citoyens américains envers leurs assemblées représentatives. Une étude montre pourtant que, de fait, plus le Congrès agit et plus il est impopulaire37. L’inaction et la paralysie deviendraient alors un bon moyen de corriger la courbe de popularité de l’institution.

44Sans tomber dans l’aporie, il est très tentant de considérer que les dysfonctionnements du Congrès américain ne font que refléter les contradictions de l’électorat. Les électeurs américains se déclarent hostiles à la confrontation politique, mais, à mesure que les partis luttent agressivement pour la conquête du pouvoir, ils participent davantage aux élections. Ils veulent maintenir les prestations sociales dont ils bénéficient, mais préféreraient ne pas augmenter les impôts qui servent à les financer, au moins ceux qui les concernent. La contradiction devient presque ubuesque lorsque des membres du Tea Party réclament que l’État fédéral « ne touche pas » à leur Medicare38, un programme financé et administré par ce même État fédéral. On retrouve ainsi les limites de la représentation décrites déjà par Edmund Burke ou John S. Mill. On ne peut se contenter d’une conception trop limitée de la démocratie représentative où les élus se font les porte-parole indifférents des volontés même absurdes de leurs électeurs39. Si la crise du Congrès est une crise de la démocratie américaine, il devient beaucoup plus difficile d’imaginer qu’un quelconque remède institutionnel permette de la surmonter.

Révolution ou révolution ?

45Les Républicains ont changé le Congrès pour répondre aux attentes des électeurs qui demandaient un changement radical sans être tout à fait convaincu de son contenu concret. L’institution du Congrès a contraint les Républicains à ne pas révolutionner le système politique américain afin de mieux répondre aux exigences de ce même électorat. Les nombreuses contradictions de la révolution conservatrice qu’ont tenté d’amorcer les majorités républicaines du Congrès de 1995 à 2007 doivent beaucoup aux pulsions ambivalentes d’un électorat pusillanime devant lequel elles s’étaient engagées à changer l’État fédéral pour mieux le préserver.

46De manière plus cynique, on pourrait aussi voir dans l’écart entre les discours révolutionnaires et les actes la preuve que les élus républicains se seraient « vendus ». L’extension de la couverture maladie aux médicaments aurait été un cadeau aux compagnies pharmaceutiques. Le bénéfice disproportionné des baisses d’impôts pour les foyers les plus riches serait le retour sur investissement des généreuses donations des milliardaires en faveur des candidats. La crise du Congrès serait due à la corruption des élus que rend possible le système actuel de financement des campagnes. Le statu quo favoriserait les sortants qui peuvent monnayer leur influence passée pour alimenter leurs fonds de campagne. Cette situation rend toute réforme d’envergure politiquement improbable à l’heure où la Cour suprême a décidé de libéraliser complètement la communication politique. La voie de la révision constitutionnelle devient alors la seule piste envisageable pour redéfinir la place de l’argent dans la vie politique. Malgré les efforts de certains groupes d’activistes40, la probabilité de voir adopter un amendement constitutionnel sur le financement des campagnes semble aujourd’hui assez faible.

47La révolution conservatrice est une révolution réelle au sens où il y a un changement notable dans l’organisation institutionnelle et l’orientation de certaines politiques publiques. Elle est également révolution au sens astronomique du terme, un retour en arrière, car, poursuivant l’électorat, elle finit par défaire ce qu’elle avait construit et renier les idées qui lui avaient permis d’atteindre le pouvoir.

48Comme nombre d’autres mouvements politiques avant et après eux, la frustration finalement engendrée par l’arrivée des Républicains du Congrès est une conséquence logique de la somme irréaliste des attentes qu’ils avaient décidé de s’imposer à eux-mêmes pour convaincre les électeurs. Malgré leurs tentatives, il n’y a pas de refondation profonde de l’institution et de réformation du corps politique. Il n’y a eu « que » l’alternance, une première peut-être insatisfaisante mais déjà suffisante dans un système bipartite. Le Congrès s’en trouve désormais plus polarisé, plus fracturé et moins efficace mais, par-delà ses fonctions législatives, il se doit d’être le théâtre des contradictions qui traversent la société américaine. Le président dispose du luxe de pouvoir concentrer sur sa personne le symbole d’une volonté majoritaire univoque. L’expression de la volonté populaire au Congrès est nécessairement bien plus composite et complexe. Loin des ambiances feutrées d’autres époques, le Congrès contemporain est plus ouvert sur la société américaine. Il est donc exposé à ses coups de sang et ses attentes irréalistes. Chaque scrutin est revêtu d’un enjeu à la mesure des questions en suspens et des défis à relever. Les électeurs devront déterminer si le système peut demeurer en déséquilibre stable.

L’avenir du conservatisme

49Le 6 novembre 2012, Mitt Romney sortait vaincu de son duel avec le président sortant. Le candidat du Parti républicain n’était pas parvenu à convaincre au-delà de la base électorale du GOP. Son passé de consultant à Wall Street et ses commentaires dédaigneux envers les 47 % des Américains non imposables au titre de l’impôt sur le revenu41 ont renforcé l’image d’un parti des riches. Face au premier président Afro-Américain, il s’est aussi enfermé dans une posture de parti des blancs. Pour rassurer une frange de son électorat ulcérée par la porosité de la frontière avec le Mexique, Mitt Romney s’était déclaré favorable à l’érection d’une clôture électrifiée et résolument hostile à toute réforme permettrait une quelconque régularisation pour les immigrés clandestins installés depuis des années aux États-Unis. Cette position ultra-conservatrice a eu des conséquences désastreuses dans les urnes. Les discours et les politiques anti-immigrants des Républicains font que les électeurs dits « Hispaniques » se détournent largement de leur parti42. Cela constitue un problème sérieux car les citoyens issus de l’immigration de l’Amérique Latine constituent une part grandissante de la population américaine et donc du corps électoral. Une future victoire électorale du GOP au niveau présidentiel pourra difficilement se construire sans eux. Malgré cet état de fait démographique, les conservateurs continuent de faire montre d’une attitude très hostile sur les questions d’immigration, ce qui entraîne des questionnements sur la viabilité du parti pour les élections présidentielles. L’évolution démographique conjuguée à la répartition géographique des Démocrates dans les grands États de l’union semblent offrir un avantage structurel au Parti de l’âne dans le collège électoral43.

50À l’inverse, en ce qui concerne le contrôle du Congrès des États-Unis, l’avantage est aux Républicains. Depuis 2009, les Républicains ont accumulé un nombre impressionnant de victoires dans les élections dans les États. Aujourd’hui, le GOP est majoritaire dans près de 2/3 des assemblées législatives d’État44. Au-delà des implications politiques au sein de ces États, il faut souligner les conséquences au niveau national. Dans la plupart des États de l’Union, ce sont les assemblées législatives d’État qui sont chargées du découpage électoral des circonscriptions pour la Chambre des représentants. Le parti majoritaire dans l’assemblée législative de l’État a logiquement tendance à profiter de ce pouvoir pour améliorer ses performances électorales. Les redécoupages ayant lieu à la suite du recensement décennal, la prise de contrôle par le GOP au tout début de la décennie se révéla particulièrement fortuite. De manière particulièrement frappante, en 2012 le Parti démocrate a recueilli une majorité des suffrages au niveau national mais le Parti républicain l’emportait dans une majorité des circonscriptions, renforçant même son contrôle de la Chambre des représentants45. L’avantage que confère le redécoupage doit pourtant être nuancé. En effet, la domination du Parti démocrate au sein des populations urbaines entraîne une forte concentration de ses électeurs dans un petit nombre de circonscriptions où les candidats démocrates l’emportent très largement. À l’inverse, les électeurs républicains sont mieux répartis sur le territoire ce qui leur permet de dominer, de justesse, dans un plus grand nombre de circonscriptions46. Grâce à cet avantage structurel, le Parti républicain peut donc espérer conserver le contrôle de la Chambre des représentants au moins jusqu’à la prochaine vague de redécoupage après le recensement de 2020. En ce qui concerne le Sénat, l’avantage que les Républicains sont parvenus à obtenir lors du scrutin de 2014 risque fort d’être remis en cause en 2016. La participation accrue des électeurs démocrates en cette année présidentielle conjuguée à une carte des États en jeu beaucoup plus favorable pourrait permettre au Parti de l’âne de retrouver la majorité47.

51Quelles que soient les fortunes électorales du Parti républicain lors des scrutins à venir, on peut s’interroger sur la capacité de ses membres à surmonter leurs différends pour gouverner le pays. En effet, les divisions au sein du camp républicain constituent sans doute la principale menace qui pèse sur l’avenir des Républicains. Depuis son émergence en 2009, l’influence du mouvement du Tea Party ne se dément pas. Déterminés à prendre le contrôle du parti, ces militants avaient frappé un grand coup le 10 juin 2014 lorsqu’ils ont contraint Éric Cantor, chef de la majorité républicaine de la Chambre, à une retraite anticipée après sa défaite lors de la primaire républicaine dans sa circonscription. Son vainqueur, David Bratt, un professeur d’économie qui avait reçu le soutien de quelques figures des médias conservateurs, l’avait emporté en attaquant sans relâche le numéro deux de son propre parti. Il accusait Éric Cantor d’être plus proche des grandes entreprises et de Wall Street que des entrepreneurs et des PME mais surtout d’avoir tenté de négocier un compromis avec les Démocrates sur la réforme de la politique d’immigration. La tactique des militants du Tea Party consiste à infléchir la ligne politique du Parti républicain soit en soutenant et en faisant élire des gens plus proches de leurs idées radicales lors des primaires, soit en menaçant les sortants républicains de le faire à la prochaine élection s’ils ne votent pas dans le sens attendu. Cette influence insidieuse est sans doute la plus importante et la plus difficile à mesurer.

52L’affrontement entre les Républicains proches du Tea Party et l’aile plus modérée du GOP est particulièrement visible et féroce à la Chambre des représentants où le leadership de John Boehner est sans cesse remis en questions par la frange la plus radicale de sa majorité48. Aujourd’hui, les tensions sont telles que les deux camps financent ouvertement des spots de campagnes qui attaquent leurs adversaires dans leurs circonscriptions49. Si la lutte est intense, il faut noter que les désaccords ne portent pas tant sur la ligne politique que sur la stratégie à adopter face au président Obama. Le Speaker demande à sa majorité de reconnaître le principe de réalité des freins et contre-poids constitutionnels qui pèsent sur leur action dans un contexte de cohabitation avec un président démocrate. De leur côté, les conservateurs du Tea Party sont convaincus qu’une opposition totale et systématique représente le seul moyen de faire plier les Démocrates. Ils pensent même qu’il s’agit d’un devoir envers leurs électeurs. On retrouve ainsi la tension originelle qui fonde le paradoxe de la révolution conservatrice. Dans la vision des conservateurs, leurs électeurs, excédés par ce qu’ils considèrent comme les errements tragiques du Léviathan fédéral, leur ont confié un mandat pour le mettre au pas. Dès lors, les dysfonctionnements institutionnels qu’entraîne la poursuite de cet objectif ne constituent pas une faute politique mais bien une vertu. L’idéologie anti-étatique permet de justifier une opposition forcenée qui peut sembler irrationnelle. Pourtant, dans la logique des révolutionnaires conservateurs, rendre l’État fédéral ingouvernable, c’est déjà gouverner.