1Dans la très grande majorité des cas, l'accès aux fonctions qualifiées d'intermédiaires constitue le moment le plus décisif de la carrière administrative. Il survient à un âge qui évolue en fonction de plusieurs paramètres évoqués dans le chapitre précédent : l'âge d'accès aux fonctions d'employé, la durée du passage dans ces fonctions, enfin l'âge et le nombre des candidats extérieurs. Son évolution est par conséquent très variable : il tend à augmenter chez les « gradés » de préfecture (31 ans pour ceux entrés en fonction avant 1849 contre 33 ans pour ceux recrutés à partir de 1880) mais à baisser chez les conducteurs (30 ans contre 27 ans) et les percepteurs (36 ans contre 35 ans). Décisif, ce moment l'est pour deux raisons : d'abord parce qu'il clôt le purgatoire que représente, pour beaucoup, le passage par les grades inférieurs, ensuite et surtout parce qu'il inaugure l'étape souvent la plus longue de la carrière. Comment précisément analyser cette étape ? L'objectif de ce chapitre n'est évidemment pas de décrire celle-ci sous tous ses aspects ; d'autres y ont pourvu et y pourvoiront encore. Le propos est beaucoup plus ciblé : c'est, comme l'indique le titre, sur la notion même de carrière que nous voudrions réfléchir. Chacun le sait, l'étymologie tout autant que le sens commun associent à ce terme une signification fondamentalement dynamique : l'idée de mobilité est au cœur de la notion de carrière. Pour cette raison, nous focaliserons l'analyse sur le phénomène de mobilité des fonctionnaires intermédiaires, un phénomène que nous envisagerons spécialement dans son rapport à la compétence individuelle. Trois formes de mobilité peuvent être distinguées : la mobilité verticale, c'est-à-dire l'avancement, la mobilité spatiale, enfin la mobilité que nous appellerons latérale, c'est-à-dire le changement de fonction ou d'activité.

L'avancement ou la mobilité verticale

2De même que leur recrutement, l'avancement des fonctionnaires se codifie progressivement au cours du xix^e siècle. La chronologie de cette réglementation est, là encore, spécifique à chaque administration. Aux deux extrémités, on trouve les conducteurs et les secrétaires de sous-préfecture : les premiers sont répartis en classes dès 1804, les seconds ne le sont qu'en 1910. C'est pourquoi, sauf pour les conducteurs, le départ entre les périodes antérieure et postérieure à l'entreprise de réglementation est nécessaire.

La période pré-réglementaire

3Peut-on seulement parler d'avancement au cours de la période pré-réglementaire ? La question se pose en particulier pour les percepteurs, dont l'avancement passe obligatoirement par le changement de poste. Or, les sources l'indiquent, le changement de poste constitue un fait très marginal dans le Trésor avant 1839. Sur les 42 comptables ayant cessé leurs fonctions avant cette date, seuls 13 ont muté. En outre, en raisonnant à partir du montant des cautionnements, proportionnel au produit des postes, on s'aperçoit que sur huit mutations connues, seules quatre se soldent par une augmentation d'émoluments, une autre ne rapporte rien au percepteur et trois autres encore entraînent pour lui une perte financière. Il existerait donc des sortes de « déclassements » volontaires : Pierre Cadieu, par exemple, nommé en février 1831 à la perception de Balazé, demande lui-même son changement pour celle, beaucoup moins lucrative, de Domagné, qu'il obtient huit mois plus tard1. La situation des « gradés » de préfecture est très différente. En effet, indépendamment des classes, ils disposent de deux grades, ceux de chef et de sous-chef de bureau (devenus les grades de chef de division et de chef de bureau en 1853), de sorte que la promotion de l'un à l'autre ménage à elle seule la possibilité d'avancer. Surtout, l'avancement — au sein de chaque grade — est dans leur cas de règle, comme le prouve la liste des hausses de traitement portée sur le registre matricule de la préfecture. Pour autant, bien sûr, des exceptions existent : ainsi trois chefs de la préfecture et neuf secrétaires de sous-préfecture n'ont jamais été augmentés. Cela tient le plus souvent à la brièveté de leurs fonctions, mais pas toujours, comme le montre l'exemple de François Richard, qui ne reçoit aucune augmentation au cours des 12 années passées à la sous-préfecture de Vitré entre 1839 et 18512.

4Il est bien difficile de trouver quelque régularité dans l'avancement des « gradés ». Prenons l'exemple des secrétaires de sous-préfecture, dont toutes les trajectoires ont été minutieusement reconstituées. Alors que le montant annuel des augmentations est de 33 francs, 45 % des secrétaires sont augmentés de moins de 25 francs, 36 % d'une somme comprise entre 25 et 50 francs, et 19 % de plus de 50 francs. Le moins chanceux est le secrétaire de la sous-préfecture de Saint-Malo, Jacques Nogret : nommé à ce poste en 1835, il doit attendre sept ans avant de toucher une première augmentation, de 40 francs, puis encore quatre années avant d'en recevoir une seconde, de 60 francs. Ses appointements s'élèvent donc de 100 francs en 12 ans, soit de huit francs par an en moyenne. À l'autre extrémité, le secrétaire de la sous-préfecture de Vitré François Roulleaux réalise un gain de 500 francs en huit ans, ce qui représente une moyenne de 62 francs par an. Même constat en ce qui concerne le rythme des augmentations. Parfois, la première augmentation est longue à venir. Puis cela dépend : la suivante peut arriver plus vite, comme elle peut arriver plus lentement encore. À titre d'exemple, Jean Duval, secrétaire de la sous-préfecture de Fougères entre 1832 et 1869, est augmenté une première fois au bout de 6 ans, puis doit patienter pendant 15 années avant de l'être de nouveau. Parfois, au contraire, la première augmentation vient assez vite mais la cadence se tasse aussitôt : ainsi le salaire du secrétaire de la sous-préfecture de Redon, Augustin Tual, est revalorisé au bout de trois ans mais n'évolue plus ensuite pendant 17 ans. Il faut attendre 1890 pour que le nouveau sous-préfet, scandalisé par ce « traitement d'un secrétaire de début3 », lui octroie enfin une seconde augmentation. Bref, le rythme de l'avancement apparaît très irrégulier, et il n'y a en vérité qu'à la fin de la période que commence à poindre une manière de cadence dans l'attribution des augmentations.

5De là la question non moins délicate des critères. Les sources sont très peu disertes sur ce point. S'agissant des percepteurs, tout ce que l'on peut dire, c'est que l'avancement est alors conçu comme un type particulier de nomination. C'est un peu comme s'il n'y avait à cette époque que des recrutements. D'ailleurs, les deux procédures — avancement et recrutement — sont rigoureusement identiques : proposition du préfet puis agrément du ministère. Sans doute cherche-t-on ponctuellement à favoriser l'avancement proprement dit. Cette ambition s'exprime par des mesures de codification et de rationalisation, qui anticipent sur la mise à plat réglementaire effectuée plus tard par le ministère Passy. Mais toutes font long feu. À titre d'exemple, une circulaire de 1814 prétend « établir dans la partie des recettes des contributions directes le mode progressif d'avancement qui existe dans les autres parties de l'administration4 ». Aussi recommande-t-elle au préfet d'élaborer, de concert avec le receveur général et les receveurs particuliers, un état des « percepteurs qui seraient susceptibles de passer à une perception plus importante ». On ne sait rien, cependant, des critères adoptés pour établir ce classement. On ignore même si ce texte a été appliqué. Au milieu des années 1830, le préfet d'Ille-et-Vilaine Boby de la Chapelle décide à son tour de refondre le système d'attribution des postes :

D'après la règle que je me suis tracée, les perceptions d'une certaine importance seront accordées à des percepteurs déjà en fonction, qui trouveront dans cet avancement la rémunération des services qu'ils auront rendus et du zèle qu'ils auront su déployer dans l'exercice de leur emploi. Les places que leurs promotions laisseront vacantes seront accordées aux surnuméraires5...

6Les critères de l'avancement sont bien cette fois explicités : le mérite (« zèle ») et probablement l'ancienneté (« services »). Reste que le ministère, seul détenteur du pouvoir de nomination, fait lui-même obstacle à l'application du dispositif en repoussant à plusieurs reprises les propositions de Boby de la Chapelle, propositions fondées, comme l'avait annoncé celui-ci, sur la prise en compte de la compétence administrative des candidats. Un ambitieux projet donc, mais qui n'a tout au plus connu qu'une application partielle, limitée aux perceptions les moins importantes. Aussi est-il finalement impossible de se prononcer sur la nature des critères qui ont effectivement réglé l'avancement des percepteurs. L'opacité est plus grande encore en ce qui concerne les bureaux de préfecture, cela pour des raisons documentaires : les préfets, seuls décideurs en matière d'avancement, n'ont laissé aucune trace susceptible d'éclairer les raisons de leurs choix. Certes, en croisant les sources, on constate que les deux chefs de bureau qui ont été les plus augmentés, Alexandre Chèvremont et Pierre d'Oultremer du Margat, sont l'un et l'autre de futurs fonctionnaires préfectoraux, dotés d'indiscutables qualités professionnelles. De là à conclure que la compétence administrative constitue, dans les bureaux de préfecture, un critère d'avancement, il n'y a sans doute qu'un pas ; mais un pas qu'il faut se garder de franchir, tant ce type d'indice est fragile et toute généralisation injustifiée.

7Cela surprendra peut-être, mais on possède assez peu d'éléments sur ce qui a précisément poussé les élites politico-administratives à réglementer l'avancement dans ces deux administrations, non plus que sur le processus de réforme qui a suivi. Ce qui est peu douteux, c'est que les dirigeants du temps ont eu tôt conscience des dysfonctionnements générés par l'absence de réglementation. Dès la monarchie de Juillet, deux vices sont régulièrement dénoncés dans les sources parlementaires ou ministérielles : l'immobilisme ou le blocage, et la dérive arbitraire. Le second transparaît bien sûr moins nettement sous la plume d'élites politico-administratives attachées à leurs prérogatives. Celles-ci préfèrent énoncer le problème à l'envers, en réclamant une plus grande prise en compte du mérite personnel : « Ne serait-il pas juste que les sujets qui se distinguent dans une petite perception en obtinssent peu à peu de plus considérables6 ? », demande le marquis de Cordoue en 1839. Parfois le diagnostic se fait plus précis, plus fin, et va jusqu'à identifier des causes. Dans le Trésor, par exemple, on n'hésite pas à juger la concurrence des candidats extérieurs responsable du blocage, et à la dénoncer comme telle : « Qu'arrive-t-il trop souvent ? poursuit le marquis de Cordoue. Le percepteur capable, zélé, reconnu tel par le receveur général, reste oublié, un nouveau venu est pourvu d'une perception importante. » Bien sûr, ce genre d'analyse ne va pas au fond des choses et ignore en particulier les faits de structure (ancrage notabiliaire des percepteurs, organisation spécifique des bureaux de préfecture), et il en ira ainsi pendant longtemps encore. Néanmoins, il suffit à prouver que le problème de la réforme de l'avancement a agité les esprits tôt dans le siècle, en tout cas bien avant sa résolution finale.

8Difficile d'aller beaucoup plus loin. Dans le cas précis de la grande ordonnance du Trésor, datée du 31 octobre 1839, contraint aux hypothèses, nous avons suggéré ailleurs que trois facteurs ont probablement précipité la réforme de l'avancement : l'adhésion croissante des élites libérales aux valeurs d'équité et d'efficacité ; le rôle d'exemple joué par les régies financières, dans lesquelles les carrières ont été très préocement réglementées ; enfin, l'action personnelle du ministre Hippolyte Passy7. Pareille ana-e est encore plus difficile à mener au sujet des bureaux de préfecture, compte tenu de la diversité des chronologies locales. Dans la Meurtrie, par exemple, les premières classes personnelles voient le jour sous la Révolution8 ; en Gironde, la promotion de grade est codifiée dès 18029. Tout au plus peut-on avancer que la circulaire du 21 juillet 1859, qui enjoint aux préfets de codifier l'avancement de leur personnel, puis d'en référer au ministère pour approbation, marque un tournant dans ce processus de réglementation10. À Rennes, par exemple, c'est dans la foulée de ce texte que le préfet Paul Féart codifie pour la première fois l'avancement de son personnel. Le cas des secrétaires de sous-préfecture est encore plus mal connu. On sait seulement qu'ils sont les tout derniers à voir leur avancement règlementé. En Ille-et-Vilaine, toujours, il faut attendre 1910 pour que les dirigeants locaux (fonctionnaires préfectoraux et conseillers généraux) tranchent enfin leur sort en décidant leur assimilation aux chefs de bureau de la préfecture11.

9Quelque lente qu'ait été parfois la réforme, l'avancement des fonctionnaires intermédiaires est donc partout règlementé à la veille de la Grande Guerre. Tout le problème, à présent, est de savoir si ce travail de codification a permis d'éradiquer les deux défauts constitutifs de la période antérieure, l'inertie et l'arbitraire. Séparons les deux questions.

Une mobilité contrastée mais en hausse

L'organisation en classes

10Partout, la réglementation de l'avancement commence par la mise en place d'un système de classes. Il en est de deux types. Soit la classe est personnelle : c'est le cas pour les conducteurs et des chefs de la préfecture. Soit elle est attachée au poste : c'est le cas pour les percepteurs.

11Dans les Ponts, on l'a dit, des classes existent depuis 1804 : on en compte trois pour les conducteurs dits embrigadés12, trois pour les conducteurs non embrigadés, que l'on rebaptise auxiliaires en 183713. Ce système est modifié à deux principales reprises : le décret du 13 octobre 1851 supprime deux classes d'auxiliaires, ajoute une quatrième classe d'embrigadés et institue l'échelon de conducteur principal14 ; celui du 21 décembre 1867 crée le grade intermédiaire de sous-ingénieur15. Puis, au tournant du siècle, le principalat est à son tour subdivisé : en deux classes en 1890, en trois classes huit ans plus tard16. À la préfecture d'Ille-et-Vilaine, le règlement de 1859 prévoit l'existence de trois classes pour les chefs de division et de trois classes aussi pour les chefs de bureau17. Notons que ce choix s'accorde avec les recommandations de certains observateurs issus des bureaux tels que Frout de Fontpertuis ou Leschevin18. Deux changements interviennent à la fin du siècle. Comme la plupart de ses collègues, le préfet Leroux décide en 1890 la création d'une classe exceptionnelle pour chacun des deux grades19. L'épithète « exceptionnelle » est cependant vite abandonnée et le nouvel échelon se substitue peu à peu à l'ancienne première classe. De là vient que dans la nouvelle classification décidée en 1910 on ne parle plus que de première, deuxième, troisième et quatrième classes20. Le grade intermédiaire de sous-chef de division voit par ailleurs le jour en 190021, mais lui aussi disparaît rapidement, conformément aux recommandations contenues dans le projet de loi de 191122. Dans le Trésor, enfin, les perceptions sont divisées en quatre classes en 183923. Toutefois, la suppression de nombreux postes au début des années 1850 impose une profonde réorganisation, qui se traduit par la création d'une cinquième classe en 185724. Le nombre d'échelons reste par la suite inchangé, même si le décret de 1894 les renumérote également : les plus grosses perceptions deviennent alors hors classe, les suivantes formant les première, deuxième, troisième et quatrième classes25.

Mesurer l'avancement

12Essayons à présent de mesurer l'avancement. Prenons comme premier indicateur le temps moyen passé dans l'échelon (voir tableaux IV. 1, page 188). En ce qui concerne la préfecture, la relative brièveté de la séquence considérée (1859-1914), conjuguée à la minceur de l'échantillon, empêche de distinguer deux cohortes. Les résultats obtenus sont cependant significatifs à deux titres au moins. Ce qui frappe en premier lieu, c'est l'apparente rapidité de l'avancement. En effet, si l'on additionne les chiffres, on constate que 8 ans sont en moyenne nécessaires pour parcourir tout le grade de chef de bureau, et 11 ans pour parvenir au sommet du grade de chef de division. Dans les deux cas, c'est donc moins de temps que ne l'impose le règlement puisque le minimum théorique est de neuf ans jusqu'en 1910 et de 12 ans après cette date. Si on compare à présent les classes entre elles, on observe que l'avancement des chefs de bureau paraît s'accélérer au cours de la carrière. La situation est à première vue différente pour les chefs de division, mais la prudence est ici de mise compte tenu de la faiblesse de l'effectif. Le cas des sous-chefs de division vaut enfin d'être souligné. On constate que leur attente est exceptionnellement longue. Cela tient à deux phénomènes : la rapidité de leur avancement comme chefs de bureau et la rareté des postes de chef de division. C'est probablement là, à la limite des deux grades, que se trouve la zone la plus encombrée, celle où le risque de blocage est le plus grand.

Tableaux IV. 1 - L'avancement. Essai de mesure

Tableau IV.1.b - Les percepteurs

Tableau IV. 1.c - Les conducteurs

13Notes(1)26

14Notes(2)27

15Notes(3)28

16En revanche, pour les autres catégories, la distinction de deux cohortes est possible. Il faut seulement tenir compte de contraintes spécifiques : 1857 est la date à laquelle la cinquième classe voit le jour dans le Trésor, 1876 celle à laquelle disparaissent les conducteurs auxiliaires. On constate en premier lieu que l'avancement est ici plus lent et toujours supérieur au minimum théorique. Deux faits distinguent cependant percepteurs et conducteurs. Le premier est le temps nécessaire pour accéder à la classe butoir : il augmente fortement pour les premiers, tandis qu'il diminue légèrement pour les seconds. Le deuxième est le rapport à la durée minimale : la durée effective est près de deux fois supérieure à la durée minimale pour les percepteurs (le minimum en question passant progressivement de 9 à 12 puis à 25 ans), alors qu'elle le dépasse à peine dans le cas des conducteurs (30 ans). En entrant dans le détail des échelons, on remarque que l'avancement des percepteurs subit un ralentissement au cours de la carrière. Dans chacune des deux cohortes, c'est en effet dans les deux classes les plus élevées que l'on piétine le plus. La durée de l'attente atteint des proportions tout à fait impressionnantes : plus de 10 ans, par exemple, pour les comptables nommés après 1857. Les maxima identifiés sont spectaculaires : ainsi Louis Louyer de Villermay patiente pendant exactement 25 ans avant d'être promu à une perception de première classe en 190829. Sous ce rapport aussi, la situation des conducteurs est très différente. Dans la première cohorte, la première classe semble constituer la principale zone de blocage. On y végète plus longtemps qu'ailleurs, parfois jusqu'à 10 ans, jusqu'à 14 ans dans le cas d'un Prudent Tahier30. Pourtant, l'encombrement a disparu dans la seconde cohorte, preuve que les réformes des années 1890 ont eu un effet très bénéfique sur l'avancement.

17L'analyse peut être encore affinée si l'on raisonne en termes de trajectoires, ce qui impose, en contrepartie, de restreindre l'enquête aux seuls fonctionnaires restés en fonction jusqu'à la retraite. On voit bien, alors, qu'il n'y a que dans les Ponts que l'avancement présente une véritable continuité. Tous les conducteurs parvenus à la classe la plus élevée sont en effet passés par la classe de début, et, en sens inverse, sur les 30 agents de la première cohorte dénombrés à l'entrée dans la classe de début, 18, soit 60 % d'entre eux, accèdent à la classe la plus élevée. Un taux très élevé, donc, qui chute toutefois à 12 % par suite de la subdivision du principalat. La situation est très différente dans les bureaux de préfecture. A preuve, parmi les quatre chefs de division parvenus à la première classe (puis classe exceptionnelle), l'un d'eux, Jean Lemaistre, n'a même pas été chef de bureau. Sans compter que son avancement a été prodigieusement rapide puisqu'il ne s'écoule que cinq ans entre sa nomination comme chef de division en 1894 et sa promotion à la classe exceptionnelle31. Ce type de trajectoire tend, il est vrai, à se raréfier avec le temps : ainsi 88 % des chefs de division recrutés avant 1849 ont été chefs de bureau contre 97 % de ceux recrutés après cette date. En sens inverse, seulement 17 % des « gradés » parcourent intégralement les deux grades de chef de bureau et de chef de division. La situation se dégrade encore dans le Trésor. On peut même dire que la situation des percepteurs est l'exacte opposée de celle des conducteurs, puisque aucun des deux titulaires de la perception hors-classe de Rennes n'est passé par la classe de début : Louis Pernot a directement commencé sa carrière en troisième classe32, et son successeur Jacques Legrand a été nommé d'emblée à la hors-classe33. Et si l'on inverse la perspective, on découvre qu'aucun des 24 comptables passés par la cinquième classe n'atteint la hors-classe. Pour être précis, 2 percepteurs parviennent à la quatrième classe, 5 à la troisième, 13 à la deuxième, enfin 4 à la première. Voilà qui confirme ce qui a été dit plus haut : la deuxième classe constitue bien, dans cette administration, la principale impasse de la carrière.

18Ainsi il ressort, au bout du compte, que la carrière des conducteurs et des « chefs » de la préfecture est exempte de véritable blocage. Sans doute est-elle pénalisée par des moments de ralentissement, plutôt à mi-parcours à la préfecture, plutôt en fin de parcours dans les Ponts, elle n'en est pas moins ouverte et assure une vitesse d'avancement acceptable. Dans le Trésor, en revanche, la « fermeture » de la carrière au sommet ralentit et même bloque l'avancement au sein des classes immédiatement inférieures. L'encombrement y est patent.

Expliquer l'avancement

19Ces différences tiennent à un écheveau complexe de facteurs. On ne peut d'abord minimiser le rôle de la conjoncture. À plusieurs reprises, en effet, celle-ci génère un sureffectif d'agents dommageable à l'avancement. En 1849, par exemple, la réintégration des percepteurs destitués l'année précédente sature momentanément le mouvement des promotions34. De même, le vaste transfert de « percepteurs dépossédés » (telle est alors l'expression) consécutif à l'annexion de l'Alsace-Lorraine soustrait quelque deux cents postes au mouvement d'avancement35. Si l'on excepte ces moments de crise politique, le surnombre de fonctionnaires peut encore apparaître comme une conséquence, immédiate ou à long terme, de recrutements à la fois massifs et ponctuels. Ce phénomène ne concerne en vérité que les Ponts. Le maintien en fonction des nombreux conducteurs nommés au début du Second Empire freine ainsi l'avancement de leurs jeunes collègues dans les années 187036. Dans les années suivantes, l'encombrement des cadres s'accroît encore, faisant de la décennie 1880 la décennie du blocage par excellence. On voit alors les conducteurs, inquiets, multiplier les enquêtes afin d'identifier les origines de cette crise de l'avancement37. La presse générale elle-même s'en fait l'écho. Le Temps consacre un article au problème, reconnaissant que « la situation du personnel des conducteurs est [...] en ce moment très pénible38 ». L'explication précise de ce blocage conjoncturel n'est pourtant pas simple. Sans doute tient-elle à de multiples facteurs, qui jouent dans des proportions impossibles à déterminer : l'arrêt des grands travaux, la rigidité du système d'avancement, voire, comme le suggère A. Guillerme, la volonté ministérielle de faire payer aux conducteurs le soutien qu'ils ont apporté au député Cantagrel39. Dernière configuration, enfin, il arrive que conjoncture influe non pas sur le nombre des candidats mais sur celui des promotions offertes. Ce cas de figure concerne principalement le Trésor, où le nombre des perceptions ne cesse de diminuer tout au long de la période. La suppression des perceptions de ville, en particulier, a des effets directement paralysants sur l'avancement des comptables au début de la Troisième République. La profession ne s'y trompe pas40.

20Si la conjoncture peut momentanément entraver la mobilité dans le grade, elle ne fait toutefois qu'amplifier des problèmes sinon structurels, du moins chroniques. Le premier de ces problèmes est d'ordre budgétaire. Dans les Ponts, par exemple, l'examen approfondi de la répartition des fonctionnaires dans les différentes classes révèle curieusement que ceux-ci piétinent alors même que les échelons supérieurs ne sont pas encombrés. Le blocage ne serait donc pas seulement affaire de ratio entre classes ; il tiendrait aussi à des raisons financières. Telle est la conclusion à laquelle parvient le conducteur M. Hutelier en 187041. Les Annales des conducteurs réitèrent la démonstration en 1907, à une époque où le retour à une conjoncture favorable rend celle-ci inattaquable42. De même, à la préfecture, la parcimonie gouvernementale a d'insidieux effets, l'insuffisance et surtout la fixité du fonds d'abonnement menaçant constamment de geler l'avancement. A ce problème général viennent s'ajouter des problèmes plus spécifiques : l'organisation « fermée » des bureaux de préfecture notamment. Nous savons en effet que la carrière du personnel des bureaux est statutairement cantonnée dans le département. Un rien suffit dans ces conditions à bloquer l'avancement : tel chef de bureau, primé de justesse par un collègue, devra attendre des années avant que ne se libère un nouvel emploi de chef de division43. Pour bon nombre de parlementaires, la solution coule de source : il suffit d'organiser des permutations interdépartementales44 ; mais leurs efforts restent vains jusqu'à la Grande Guerre. De même, dans l'administration du Trésor, le régime des candidatures exceptionnelles est assurément la cause principale du blocage de l'avancement. Car n'oublions pas que ce régime dérogatoire, s'il s'applique en droit aux perceptions de toute classe, prive avant tout les surnuméraires des postes les plus importants. Citant un rapport parlementaire, le Mémorial des percepteurs note que parmi les percepteurs de ville en fonction en 1879, 95 ont été nommés d'office à leur poste, et que 4 autres justifient tout au plus de quelques années de service. Il conclut amèrement :

Et si on recherche quelle est la situation des percepteurs en général, on trouve que l'immense majorité, après 15, 20 ou 25 années de service n'ont pas franchi les postes de début ; les plus heureux parviennent à des perceptions de 3^e classe où ils végètent toute leur vie45.

21Encore faut-il tenir compte d'une ultime variable : l'attitude des administrations. Indiscutablement, ce sont les Ponts et chaussées qui se montrent les plus entreprenants et les plus efficaces sur le terrain de l'avancement. Sans doute sont-ils servis par l'amélioration de la conjoncture, l'achèvement des grands travaux entraînant une stabilisation des effectifs à partir des années 1890, et facilitant de facto les prévisions en matière de gestion du personnel. Là n'est pourtant pas l'unique raison : l'administration des Ponts s'affronte aussi au problème et réagit par des mesures concrètes, que ce soit en subdivisant le principalat ou en modifiant progressivement la répartition par classe des conducteurs. A la fin du siècle, au terme de toute une série de textes réglementaires, la répartition des emplois par classe devient pratiquement homogène46, ce qui contribue indéniablement à rendre l'avancement plus fluide, comme le reconnaissent plusieurs témoignages47. En revanche, les deux autres administrations recourent plutôt à des expédients. Un premier pis-aller consiste à organiser une sorte d'avancement par défaut, à l'intérieur même des classes. Dans le Trésor, cette pratique est inaugurée dès 1839 lorsque le ministère enjoint aux préfets d'organiser un mouvement de promotion au sein de la quatrième classe48. Elle se généralise par la suite et offre un substitut d'avancement aux comptables disposés à muter dans l'échelon. À la préfecture, la fixation de fourchettes de salaires, qui permet de fractionner la distribution des augmentations, donc de garantir une certaine mobilité dans le grade, procède de la même intention49. Le second pis-aller est le « saut de classe » ; il est en quelque sorte l'inverse du précédent. Si aucun texte ne régit cette pratique à la préfecture, il en va autrement dans le Trésor où la gestion de l'avancement s'effectue à une tout autre échelle. Le décret du 15 novembre 1879 dispose qu'après six années passées dans la même classe les percepteurs peuvent être désormais promus de deux échelons simultanément50. Cette mesure est maintenue par la suite, moyennant seulement l'allongement du délai d'attente51. Le troisième pis-aller, enfin, propre au Trésor, est l'« élévation sur place » (c'est l'expression d'usage). Il voit le jour en 1850 quand le ministère, constatant que la classification ordonnée 11 ans plus tôt est déjà obsolète, renonce à imposer un changement de résidence aux comptables concernés, et se résout à les élever sur place d'un échelon, à certaines conditions52. Cette mesure est elle aussi conservée par la suite. On le voit, les réformes restent donc très limitées dans ces deux administrations. Tout au plus se contentent-elles de corriger à la marge deux systèmes d'avancement que pénalisent irrémédiablement de lourds handicaps structurels. Le « statut intégral » de 1912 contient bien des dispositions destinées à rationaliser le système d'avancement des percepteurs, mais on ne peut guère lui prêter d'effet avant l'entre-deux-guerres53.

22La réglementation joue donc de manière complexe et contrastée sur la mobilité. On a le sentiment qu'ancienneté et efficacité vont ici de pair, du moins est-il indiscutable que c'est dans les Ponts, là où la codification est la plus précoce, que l'avancement est le mieux organisé. Ceci étant, partout l'inertie recule, à mesure même que se multiplient classes et échelons et que se fractionne ainsi le cours de la carrière.

La lente reconnaissance du mérite personnel

23Seconde question à présent : la réglementation de l'avancement garantit-elle une plus grande équité entre les fonctionnaires ?

La lutte contre la faveur

24Il est du moins certain que des mesures sont prises dans ce sens. L'Administration fixe d'abord une durée minimale de passage dans chaque classe. Dans le Trésor et dans les bureaux de préfecture, cette mesure figure dans le premier texte réglementant l'avancement (respectivement l'ordonnance du 31 octobre 183954 et le règlement de septembre 185955), qui fixe cette durée minimale à trois ans dans les deux cas. Curieusement, elle est un peu plus tardive dans les Ponts : il faut attendre 1851 pour que soient obligatoirement requises trois années de service dans les première et deuxième classe, et seulement deux dans les autres56. Par la suite, cette durée minimale est partout augmentée. À la préfecture, le règlement de 1910 la porte à quatre années pour l'ensemble des classes57. Ailleurs, son allongement varie en fonction des échelons. Dans le Trésor, ce sont les classes intermédiaires qui sont les plus touchées : dans la deuxième classe, la durée minimale passe à cinq ans en 1887, à six ans en 1894, puis à huit ans en 1912, et elle s'élève parallèlement à sept ans dans les première et troisième classes. En fait, seule la quatrième classe ne connaît aucun changement58. Dans les Ponts, le phénomène est au contraire limité au principalat, surtout depuis que le décret du 3 janvier 1894 a égalisé les temps de passage dans les autres échelons. Pour accéder à la première des deux classes du principalat créées en 1890, l'Administration exige ainsi 25 ans de grade et cinq ans de service comme conducteur principal, chiffres portés à 30 et 10 ans en 189859. Cette évolution ne doit certes pas tromper, dans la mesure où elle traduit avant tout le souci de réguler la mobilité des fonctionnaires à l'intérieur du grade ; il n'empêche, le risque d'arbitraire se trouve réduit d'autant.

25En second lieu, l'Administration rationalise le rythme de l'avancement en distinguant deux régimes de promotion : les promotions au choix et les promotions à l'ancienneté. À vrai dire, cette innovation ne concerne que les Ponts et le Trésor, les Ponts à partir de 1888, le Trésor à partir de 1907. Dans un premier temps, le ratio choix/ancienneté est proportionné à l'importance de la classe. Dans les Ponts, la part du choix est échelonnée de 20 % pour les promotions à la troisième classe, à 80 % pour l'accès au principalat60. Dans le Trésor, les chiffres vont de 33 % (au plus) pour les promotions à la troisième classe, à 75 % (au plus) pour l'accès à la hors-classe61. La seule entorse à la règle concerne l'élévation à la première classe du principalat, entièrement accordée à l'ancienneté à partir de 190062. Cependant, dans l'une et l'autre administration, cette gradation est rapidement abandonnée au profit d'un taux unique : 33 % de promotions au choix dans les Ponts (hors toujours l'accès à la toute première classe63), et 37 % (au plus) dans le Trésor64. Cette évolution est instructive : elle confirme l'analyse de G. Thuillier selon laquelle le choix se trouve définitivement supplanté par l'ancienneté à la veille de la Guerre65.

26Enfin, des tableaux d'avancement sont institués. Cette mesure étant inséparable de la précédente, elle ne concerne, elle aussi, que les conducteurs et les percepteurs. Dans les Ponts, c'est plutôt d'unification qu'il faudrait parler, dans la mesure où il a toujours plus ou moins existé un tableau par inspection. Ce système était cependant vicié par sa très grande inéquité. À titre d'exemple, si l'on en croit l'enquête statistique publiée en 1889 par les Annales des conducteurs, la part des avancements oscillait à cette date entre 4 % et 26 % selon les inspections66. De là vient que, dès 1881, Cantagrel s'est employé à réclamer la création d'une liste unique. Il est suivi aussitôt par la presse et la profession67. L'administration accède à cette requête en 1888. Les inspecteurs généraux doivent dès lors élaborer deux listes distinctes, l'une à l'ancienneté et l'autre au choix. Toutes les listes sont ensuite synthétisées sous la forme de deux tableaux généraux, la responsabilité du tableau au choix — le plus difficile à établir — étant confiée à la commission déjà chargée de l'avancement des ingénieurs, tenue d'auditionner soigneusement l'ensemble des inspecteurs avant de statuer68. Dans le Trésor, le problème de l'avancement se pose, nous le savons, en termes très spécifiques. Jusqu'au début du xx^e siècle, du fait qu'elle implique presque toujours une mutation, la promotion n'est accordée qu'aux percepteurs qui en ont fait la demande. Celle-ci est d'abord examinée par les responsables locaux, puis transmise à la direction du Personnel, qui s'assure de la compétence du candidat auprès de la direction de la Comptabilité publique69. Malheureusement, nous ignorons tout du travail de classement effectué ensuite. Tout juste sait-on que, jusqu'en 1913, le comptable a le droit de refuser le poste qu'on lui propose70. Ce système n'est réformé qu'à l'extrême fin de la période. En 1907, sont d'abord institués des tableaux de classement départementaux, au choix et à l'ancienneté, que le ministère arrête après vérification71. Puis, en 1912, la liste unique voit le jour. C'est là le signe d'une rupture majeure, et pas seulement au regard de l'avancement, car, comme le note justement le ministre de l'époque, Lucien Klotz, la nationalisation de la procédure « n'était réalisable qu'autant que les percepteurs renonceraient à leurs anciennes habitudes de n'accepter leur avancement que dans un court rayon autour de leur résidence actuelle72 ». Dés lors, les propositions émanant des commissions départementales sont toutes examinées par une commission centrale, qui les fond en un tableau unique73.

La persistance de la faveur

27Cet arsenal de mesures ne suffit cependant pas à éliminer tout favoritisme. Certes, à l'intérieur de l'administration, les marques de faveur laissent rarement des traces, et il est donc très difficile de les repérer. Les sources consultées sont si laconiques qu'il est impossible de prouver, par exemple, que la proximité physique entre le fonctionnaire et son supérieur (ainsi lorsque le premier travaille dans le cabinet ou le bureau du second) favorise ipso facto son avancement. Tout au plus peut-on affirmer, au vu de la lutte engagée contre elle par l'administration centrale au début du xx^e siècle74, que la « bienveillance »75 des chefs de service n'est pas un mythe. Nous connaissons évidemment beaucoup mieux la faveur émanant de l'extérieur de l'administration, grâce aux lettres de recommandation. Nous possédons exactement 66 lettres ayant spécifiquement trait à l'avancement. Elles émanent majoritairement d'élus (63 %), puis de fonctionnaires, d'un rang toujours plus élevé (21 %), enfin de parents. Il n'est évidemment pas rare que ces réseaux se superposent : ainsi en 1833, lorsque le préfet de l'Orne Eugène Mancel intervient auprès de son collègue d'Ille-et-Vilaine pour hâter la promotion de son beau-frère, le percepteur Pierre Rozy de la Gouvrière76. Encore mieux loti, Joseph Letestu reçoit en 1868 le soutien de son cousin par alliance, l'ancien ministre et vice-président du Sénat Paul Boudet77.

28S'il est certes difficile de saisir l'évolution des pratiques clientélaires à partir de ce seul corpus, deux faits peuvent être néanmoins tenus pour certains. Le premier est l'existence, peut-être même le développement, sous la République, de vastes réseaux de protection coiffés par un petit nombre de parlementaires influents : le député René Brice, par exemple, ou bien son collègue et ministre Félix Martin-Feuillée, qui va jusqu'à recommander « en groupe » ses obligés78. Le second est l'intériorisation très poussée du comportement de solliciteur chez certains fonctionnaires. Un conducteur tel qu'Alexis Lhotellier, par exemple, recourt systématiquement à un ou plusieurs élus pour accélérer ses promotions de classe79. À en croire les contemporains, l'omniprésence et l'efficacité de ces interventions ne font aucun doute. En 1879, Marcel Barthe déclare tout net que « si un candidat est bien apparenté, s'il a de puissantes protections, il peut arriver, quels que soient les obstacles, avant tous ceux qui ont consacré à leurs services dix, quinze, vingt et vingt-cinq ans80 ». Peu après, son collègue Adolphe Lelièvre confirme que nombreux sont les percepteurs qui ont indûment « parcouru [...] grâce à des parentés précieuses ou à des protections puissantes, tous les degrés de la hiérarchie81 ». La profession acquiesce. De telles accusations sont sans doute beaucoup plus rares dans les Ponts, mais cela ne prouve évidemment pas que ce type de faveur n'ait aucun cours dans cette administration. Quant à savoir si les condamnations dont les recommandations extérieures font l'objet de la part du ministère sont efficaces, les sources manquent pour le dire. Compte tenu que les principales réformes visant à limiter l'exercice du choix sont partout très tardives, tout juste peut-on supposer que le reflux de la faveur, s'il existe, ne constitue pas une réalité tangible avant l'extrême fin de la période.

29À la question posée plus haut la réponse sera donc nuancée. Indéniablement, le mérite personnel est de plus en plus reconnu comme le seul critère légitime de l'avancement, et tout laisse à penser qu'il règle de plus en plus les promotions dans les faits. C'est dans les Ponts, nous l'avons vu, que cette évolution est la plus aboutie, du fait notamment de la plus grande technicité des fonctions remplies. Pour autant, la faveur n'est pas entièrement éradiquée, loin s'en faut, et continue de faire obstacle à la rationalisation définitive des systèmes d'avancement, en particulier dans le Trésor et les bureaux de préfecture.

Le déplacement ou la mobilité spatiale

30Si, contrairement à l'avancement, le déplacement n'est pas à proprement parler constitutif de la carrière, il n'en constitue pas moins, au vu des faits, l'une de ses caractéristiques majeures. Aussi bien est-il nécessaire de chercher à évaluer tant son importance que les transformations qui l'affectent au cours de la période considérée.

Le test des origines géographiques

Vue d'ensemble (voir les cartes IV. 1, pages 199 et 200)

31Nous connaissons les lieux de naissance de 492 fonctionnaires, soit de 89 % d'entre eux. A l'échelle nationale, le tropisme exercé par le département d'Ille-et-Vilaine est patent : 272 individus (soit 55 %) sont nés dans le département, et 380 (soit 77 %) ont vu le jour dans l'ouest du pays82. L'intensité du phénomène varie néanmoins selon la profession considérée. Les « gradés » de préfecture forment de loin le groupe le plus enraciné : 65 % d'entre eux sont natifs d'Ille-et-Vilaine et 83 % de l'Ouest, les chiffres étant de 54 % et 75 % pour les percepteurs, de 51 % et 76 % pour les conducteurs. Remarquons que plusieurs spécificités contrarient à la marge ce modèle général. S'agissant des percepteurs, on observe une légère surreprésentation des individus natifs de la région parisienne et de l'Est. Cette double particularité tient vraisemblablement au régime des candidatures exceptionnelles, qui profite plus spécialement aux nombreux solliciteurs que le pouvoir compte ou même attire dans la capitale, ainsi qu'aux anciens militaires, dont le quart nord-est est le principal pourvoyeur au xix^e siècle. Dans les Ponts, ce sont plutôt les natifs des départements littoraux qui sont sur-représentés. Le phénomène est très marqué dans l'Ouest : 15 conducteurs proviennent des Côtes-du-Nord, 12 du Morbihan, 9 du Finistère et autant de la Manche. L'effet exercé par la présence des travaux portuaires sur la vocation professionnelle des fonctionnaires des Ponts est donc une nouvelle fois confirmé. En revanche, on ne retrouve pas ici la surproportion d'originaires du Nord et de l'Est identifiée par A. Guillerme83.

32Précisons qu'une vingtaine de fonctionnaires ont vu le jour hors de l'hexagone et ne sont donc pas représentés sur ces trois cartes. Ils se répartis sent en deux groupes. D'abord une dizaine d'étrangers, dont sept conducteurs polonais. Ces derniers sont tous de jeunes libéraux réfugiés en France à la suite de la répression russe de 1831, qui, chose importante, vont rester dans les Ponts jusqu'à leur retraite. Le second groupe est composé de fils d'officiers nés dans des territoires conquis ou en cours de conquête. Ce phénomène vaut surtout pour l'époque napoléonienne, mais il perdure après 1815 ainsi qu'en témoigne l'étonnante destinée du chef de division Jean de Chaigneau, né à Hué, capitale de la Cochinchine, où son père était consul84. La part globale de ces fonctionnaires d'origine extra-métropolitaine décline précocement, signe, sans doute, que le retentissement social des conflits politico-militaires tend à s'amenuiser avec le temps.

Cartes IV. 1 - Origines géographiques des fonctionnaires intermédiaires

33Il peut être instructif de changer d'échelle. Si nous ciblons l'analyse sur les 272 fonctionnaires nés en Ille-et-Vilaine, nous découvrons que la localisation des communes de naissance est beaucoup plus dispersée chez les percepteurs que chez les autres. Cela tient certainement au fait que les ruraux sont plus nombreux dans l'administration du Trésor. Nous constatons d'ailleurs que seuls 26 % des percepteurs sont nés à Rennes, contre 37 % des conducteurs et 49 % des « gradés » de préfecture. D'autre part, s'agissant des Ponts, nous retrouvons à l'échelle départementale le phénomène de sur-représentation des natifs de régions côtières. Pour mémoire, l'actuelle commune de Saint-Malo, à l'époque partagée entre Paramé, Saint-Malo et Saint-Servan, voit naître en tout 23 conducteurs. En comptant aussi le Cancalais Edmond Quintin et le natif de Saint-Enogat Charles Maigné, il ressort qu'exactement un conducteur sur quatre est né dans une commune littorale.

Les dimensions du déracinement (voir les cartes IV.2, pages 202, 203, 204)

34Ces différentes aires de recrutement évoluent au cours du xix^e siècle. À l'échelle nationale, les transformations sont extrêmement contrastées. Dans les Ponts, c'est une dynamique de rétrécissement spatial que l'on observe : la part des conducteurs natifs d'Ille-et-Vilaine s'élève de 44 % parmi ceux recrutés avant 1849 à 60 % parmi leurs successeurs, celle des originaires de l'Ouest de 67 % à 94 %85. À première vue, l'aire de recrutement des « gradés » de préfecture subit la même évolution : la part des natifs du département passe dans cette administration de 64 % à 73 % et celle des originaires de l'Ouest de 82 % à 92 % ; mais, à bien la considérer, cette légère hausse est due avant tout à la quasi disparition des agents d'origine extra-métropolitaine au cours de la seconde moitié du siècle. Si l'on s'en tient aux seuls natifs de l'hexagone, la continuité est au contraire patente. À l'inverse, c'est une dynamique d'élargissement que l'on observe pour les percepteurs : alors que tous les comptables de la première cohorte sont nés dans le quart nord-ouest du pays, ceux de la seconde cohorte proviennent de l'ensemble des régions françaises sans exception. Pour être précis, 78 % des percepteurs recrutés avant 1849 ont vu le jour en Ille-et-Vilaine et 91 % dans l'Ouest, contre seulement 37 % et 56 % de leurs successeurs.

35Ces changements s'expliquent aisément. La relative stabilité de l'aire de recrutement des bureaux de préfecture n'est au fond que le reflet, inscrit dans l'espace, de leur immobilisme statutaire. Inversement, certains changements réglementaires expliquent la diversification des origines géographiques des percepteurs. Ainsi il est clair que le régime des candidatures exceptionnelles institué en 1839 profite essentiellement à des horsains disposés à se déplacer en échange des places offertes. De même faut-il rappeler que la titularisation des surnuméraires s'effectue depuis 1894 « dans toute l'étendue du territoire, sans distinction de département86 ». Un autre facteur joue encore : la progressive démocratisation de la profession. Il faut bien voir en effet que pour les notables du premier xix^e siècle l'avancement ne présente le plus souvent aucun avantage. De là les nombreux refus - admis, on l'a dit — qu'ils opposent aux propositions de déplacement. Jean-Baptiste Helye, par exemple, décline la perception de Bais en 1827, au motif que « faisant [la perception de Domagné] depuis vingt-trois ans, et sa femme étant du pays même, il désirait y rester plutôt que d'aller faire un nouvel établissement ailleurs87 ». Sitôt toutefois que les comptables se recrutent dans des milieux sociaux plus modestes, l'avancement devient une nécessité, et partant le déplacement s'impose. Le cas des conducteurs est encore différent. Les modifications statutaires ne sont pour rien cette fois dans la dynamique spatiale observée. Celle-ci s'explique plutôt par les écarts de développement économique internes du territoire français : alors que les premières générations de conducteurs sont recrutées dans le nord et l'est de la France, là où sont initialement localisés les besoins, le lancement de grands travaux d'équipement dans l'Ouest entraîne aussitôt de massifs recrutements dans cette partie du pays.

Cartes IV. 2. a-b - Évolution des origines géographiques des fonctionnaires intermédiaires. Les « gradés » de préfecture

Cartes IV. 2. c-d - Évolution des origines géographiques des fonctionnaires intermédiaires (suite). Les percepteurs

Cartes IV. 2.e-f - Évolution des origines géographiques des fonctionnaires intermédiaires (suite). Les conducteurs

36L'analyse à l'échelle départementale a globalement valeur de confirmation. On note, par exemple, que le nombre de conducteurs d'origine malouine s'accroît fortement tout au long du siècle. Pour être précis, il passe de 4 dans la première cohorte à 18 dans la seconde. D'unipolaire qu'elle était au début, la géographie du recrutement devient ainsi peu à peu bipolaire : Malouins et Rennais de naissance représentent 32 % et 27 % des conducteurs de la seconde cohorte nés en Ille-et-Vilaine. Sans doute faut-il y voir la conséquence de la mise en chantier du port de Saint-Malo à partir de 1836. Notons aussi que, dans le Trésor, l'essor de la mobilité se traduit par la dissociation définitive du lieu de naissance et du lieu de travail : alors que dans la première cohorte 17 percepteurs exercent leurs fonctions dans leur commune natale, on n'en compte plus qu'un seul dans la seconde. Abel Hardouin, né en 1840 à Noyal-sur-Vilaine puis titulaire de la perception du même lieu entre 1871 et 1881, peut être ainsi considéré comme le dernier percepteur pleinement ancré dans sa localité88. C'est là un véritable bouleversement historique, dont on imagine aisément l'incidence sur la pratique du métier.

37En résumé, les « gradés » de préfecture forment la catégorie la plus enracinée : leur aire de recrutement est concentrée et de surcroît très stable, à l'image de leurs homologues des mairies89. Cela tient principalement à leur statut d'employé. Les deux autres groupes, composés de fonctionnaires d'État, sont globalement moins enracinés. Néanmoins, nous l'avons vu, l'évolution de leurs aires de recrutement les oppose : alors que les percepteurs connaissent un déracinement brutal, les conducteurs, eux, tendent à s'enraciner de plus en plus. Au fond, c'est un peu comme si cette analyse reflétait l'inégale modernisation des trois administrations étudiées : dans la plus moderne, les Ponts, le déracinement a déjà eu lieu ; dans la plus archaïque, les bureaux de préfecture, il est encore à venir ; enfin, dans le Trésor, qui justement se modernise à l'époque, il est en cours.

Les migrations administratives

38Si instructive soit-elle, la précédente analyse est malgré tout d'une portée limitée. En effet, non seulement la simple comparaison entre un lieu de naissance et un lieu d'activité ne permet pas de conclure au caractère professionnel du déplacement, mais la mobilité n'est que très grossièrement caractérisée : on ne saisit la trajectoire du fonctionnaire qu'à deux moments donnés de son existence, tandis que le trajet proprement dit, lui, échappe à l'analyse. Voilà pourquoi il convient de recentrer celle-ci sur les migrations administratives90.

Statisme et mouvement

39Posons qu'une migration se caractérise en premier lieu par le nombre de déplacements effectués. De ce point de vue, ce sont les « gradés » de préfecture qui, sans surprise, se révèlent les plus sédentaires : 98 % d'entre eux n'effectuent aucun déplacement au cours de leur carrière. A vrai dire, sur 62 individus, seul le chef de division Théodore Petit échappe à la règle : avant d'arriver en Ille-et-Vilaine, en 1843, il a été successivement chef de bureau à la préfecture de l'Aveyron et secrétaire de la sous-préfecture de Joigny91. Les conducteurs se classent en seconde position : 55 % d'entre eux ne changent jamais de résidence. Précisons que les carrières courtes ne sont pas sur-représentées dans cet échantillon et que le calcul n'est donc pas biaisé. De toute façon, l'examen des trajectoires individuelles prouve que longévité professionnelle et sédentarité n'ont rien d'incompatible dans les Ponts : Edouard Crespin de Tréogat, Marie Pierre Gobaille, Adolphe Létivant et Edmond Quintin, pour ne citer qu'eux, exercent leurs fonctions de conducteur pendant plus de 40 ans sans jamais quitter Rennes92. Enfin, les percepteurs ferment la marche : seuls 36 % d'entre eux n'effectuent aucun déplacement au cours de leur carrière. Ce surcroît de mobilité des percepteurs s'observe aussi dans la plus grande fréquence de leurs déplacements : ceux-ci ont lieu en moyenne tous les 5 à 6 ans, alors qu'ils se produisent tous les 9 à 10 ans dans les Ponts.

40Le phénomène évolue de manière contrastée. Pour les percepteurs, le changement est flagrant : la part des sédentaires chute de 51 % dans la première cohorte à 18 % dans la seconde, tandis que la durée moyenne dans la résidence est divisée par deux (un peu plus de huit ans contre un peu plus de quatre ans). Dans les Ponts, si la part des sédentaires est constante, la durée moyenne dans la résidence diminue : elle est de 11 ans et quatre mois dans la première cohorte, de huit ans et trois mois dans la seconde. Le cas des « gradés » de préfecture est une nouvelle fois le plus difficile à traiter. En toute rigueur, on ne peut pratiquement rien en dire, vu qu'une seule trajectoire de migrant a été complètement reconstituée. Cela dit, quatre autres « gradés » migrants apparaissent en pointillés dans les sources, qui, tous, sont en fonction dans la seconde moitié du siècle : le chef de division Jean Deleuze, arrivé de Lozère en 1876 puis reparti sept ans plus tard dans les Bouches-du-Rhône93, son collègue Albert Peyraud, en poste au Mans jusqu'en 1882, enfin les secrétaires de sous-préfecture Edmond Roy94 et Pierre Colas95, qui ont préalablement exercé les mêmes fonctions, l'un dans la Vienne et dans l'Eure, l'autre à Dunkerque. Pareil constat autorise à poser — très prudemment — l'hypothèse que dans les bureaux de préfecture aussi la pratique du déplacement tend à s'intensifier dans la seconde moitié du siècle.

Grands et petits périples

41Une migration peut ensuite se caractériser par l'aire parcourue. Compte tenu du faible nombre de mutations effectuées par les « gradés » de préfecture, l'analyse est ici restreinte aux percepteurs et conducteurs. Selon ce nouvel indicateur, ce sont les conducteurs les plus nomades, et non les percepteurs comme précédemment. Les chiffres sont clairs : 56 % des percepteurs ne se déplacent qu'à l'intérieur de l'Ille-et-Vilaine et 76 % dans la seule zone ouest, contre respectivement 26 % et 56 % des conducteurs. Un second calcul le confirme : 23 % des percepteurs transitent par au moins trois départements et 10 % par au moins trois zones, contre respectivement 46 % et 16 % des conducteurs. Le record de mobilité est détenu par le conducteur d'origine moulinoise Gilbert Couppery. Au cours des vingt années que dure sa spectaculaire pérégrination, il séjourne dans pas moins de 13 départements, qui plus est répartis dans cinq des sept zones que compte le découpage : l'Ouest (à trois reprises, pendant huit ans en tout), le Centre (à trois reprises, pendant six ans en tout), l'Est, le Sud-Est et le Nord (pendant deux ans dans chaque zone)96. Ajoutons que le périmètre migratoire des conducteurs déborde les frontières de l'hexagone : 3 agents compris dans cet échantillon, 11 si l'on y inclut ceux dont les carrières ne sont pas complètement connues ou achevées en 1914, quittent momentanément la métropole, essentiellement pour les colonies. Deux destinations prévalent : l'Afrique du nord, par où transitent cinq conducteurs, et l'Indochine, où trois autres séjournent, surtout sous le gouvernorat modernisateur de Paul Doumer. Alfred Le Goff, que nous retrouvons, est ainsi employé pendant deux ans à l'arsenal de Saïgon97. On ne repère en revanche aucun colonial parmi les percepteurs.

42Dans les deux cas, cependant, l'aire migratoire tend à s'élargir. C'est particulièrement net dans le Trésor : si 88 % des percepteurs recrutés avant 1849 circulent seulement à l'intérieur de l'Ille-et-Vilaine et 91 % uniquement dans la zone ouest, les chiffres tombent à 38 % et 65 % pour leurs successeurs. Le même phénomène s'observe dans les Ponts, dans des proportions il est vrai atténuées : entre les deux cohortes, le premier taux chute de 29 % à 23 % le second de 65 % à 50 % Tout ceci livre une conclusion importante : la fréquence des déplacements n'est aucunement corrélée au périmètre parcouru. En clair, si les percepteurs se déplacent plus souvent que les conducteurs, les conducteurs vont plus loin que les percepteurs. L'exemple d'Edouard Harrault le prouve : alors qu'il détient, ex aequo avec deux autres, le record de mobilité parmi les percepteurs recensés dans le fichier (huit postes), il ne quitte jamais l'Ille-et-Vilaine et parvient même à éviter deux des six arrondissements que compte le département98.

Arrivées, départs, retours : la question des itinéraires

43Une migration peut enfin se caractériser par sa ou ses directions. La limites de cette enquête ne permettant pas de prendre en compte, comme il le faudrait en théorie, l'ensemble des déplacements effectués par les fonctionnaires, y compris les déplacements de proximité, nous nous bornerons à examiner ici les flux inter-départementaux. L'échantillon se trouve par conséquent réduit aux migrants ayant transité par au moins deux départements, ce qui, en écartant toujours les « gradés » de préfecture, fait 75 fonctionnaires, à savoir 37 percepteurs et 38 conducteurs.

44En prenant pour critère le rapport au département natal, trois principaux types d'itinéraire se dessinent. D'abord les itinéraires qu'on peut qualifier d'indifférents, entendons ceux qui n'incluent à aucun moment le département natal du fonctionnaire. On en trouve 29. Leur part se monte à 29 % chez les conducteurs et à 41 % chez les percepteurs. Ensuite, les itinéraires dans lesquels le fonctionnaire commence sa carrière dans son département natal et l'achève ailleurs. Le mouvement décrit est alors un mouvement de départ ou d'éloignement. On compte 27 itinéraires de ce type, leur part s'élevant à 35 % chez les percepteurs et à 37 % chez les conducteurs. Evidemment, ici, selon que le fonctionnaire est ou non natif d'Ille-et-Vilaine, le séjour dans ce département occupe une position variable au sein du parcours. S'il y est né, cette position est la première : le percepteur Léon Boyer, par exemple, né en 1853 à Saint-Aubin-du-Cormier, reste 11 ans en Ille-et-Vilaine, mute en Seine-et-Marne en 1889, puis, après 5 ans passés dans ce département, transite successivement par le Nord et la Loire, avant d'achever sa carrière à Marseille en 191099. Si, en revanche, le fonctionnaire est né dans un autre département, cette position peut être tout aussi bien intermédiaire que finale. Dans le troisième type d'itinéraire, c'est l'inverse : le fonctionnaire commence sa carrière hors de son département natal mais la termine dans celui-ci. Le mouvement décrit est donc cette fois un mouvement de retour. Ce type de parcours semble gagner en importance au cours de la période considérée : sa part s'élève de 1 % à 12 % entre les deux cohortes ; mais il concerne surtout les conducteurs. Ici aussi, selon que le fonctionnaire est ou non natif d'Ille-et-Vilaine, le séjour dans le département test occupe une position variable dans l'itinéraire : position initiale, par exemple, pour le percepteur dinannais Victor Barbé, qui demeure trois ans à Domagné, où il a été nommé à la fin de son surnumérariat, puis rentre dans les Côtes-du-Nord en 1893100 ; position terminale, en revanche, pour le conducteur redonnais Léon Dubois, qui commence sa carrière dans la Haute-Loire en 1874, mute un an plus tard dans la Loire-Inférieure, enfin revient en Ille-et-Vilaine en 1878101 etc. En dehors de ces trois principaux types, on trouve deux configurations plus marginales, auxquelles ressortissent les huit parcours restants : l'itinéraire en boucle — croisement des types 2 et 3 — dans lequel le fonctionnaire à la fois commence et finit sa carrière dans son département natal, et celui dans lequel il ne transite par ce dernier qu'en cours de carrière. L'un et l'autre sont généralement associés à une aire migratoire restreinte.

45Le principal enseignement de cette typologie est que le phénomène de retour au pays demeure minoritaire. Si on les additionne, les itinéraires des types 3 et 4 ne concernent en tout que 15 fonctionnaires, soit seulement un cinquième de l'échantillon. Certes, les chiffres indiquent que la tendance au retour est en hausse au cours de la période : la part de ces itinéraires passe de 11 % dans la première cohorte à 26 % dans la seconde ; néanmoins, dans l'attente d'une étude approfondie sur ce point précis, la minceur de l'échantillon recommande la prudence.

Essai de synthèse

46On le voit, l'étude des migrations administratives a le grand mérite d'affiner, de préciser, voire de corriger à la marge les conclusions tirées de l'examen des origines géographiques. Reprenons les choses dans l'ordre. Dans le cas des percepteurs, l'étude des migrations a essentiellement valeur de confirmation : l'augmentation de leurs déplacements, sous le double rapport du nombre et de l'étendue, est le corrélat de leur déracinement. C'est pourquoi il faut conclure que ce sont toujours les mêmes mécanismes institutionnels et sociaux qui jouent : le fait que les percepteurs doivent — presque toujours — muter pour avancer explique que leurs migrations sont plus fréquentes que celles des conducteurs, et sans doute aussi que leurs itinéraires sont globalement plus indifférents au département natal. La moindre extension de leur aire migratoire trouve en revanche son explication dans d'autres facteurs, notamment le plus grand nombre de postes et la répartition plus homogène de ces postes au sein du territoire. De la même manière, il est logique que l'enracinement des « gradés » de préfecture ait pour corrélat l'extrême rareté de leurs déplacements. Là aussi, c'est toujours la même explication qui joue, à savoir leur statut d'employé. Concernant leur mobilité, dont on se rappelle qu'elle tend sans doute à s'accroître au cours de la seconde moitié du siècle, une hypothèse est permise. En examinant à la loupe les déplacements effectués par les quatre « gradés » migrants de la seconde cohorte, on s'aperçoit que pour deux d'entre eux au moins — Edmond Roy et Jean Deleuze — ces déplacements sont liés aux mutations de leurs supérieurs hiérarchiques. Ce constat invite à penser qu'un « gradé » de préfecture s'attache parfois au service d'un fonctionnaire préfectoral. Dès lors, on peut imaginer que la géographie des migrations des « gradés » de préfecture est — au moins partiellement — tributaire de celle du corps préfectoral, et que l'accroissement de la mobilité des « gradés » des bureaux dérive mécaniquement de l'augmentation de la mobilité des préfets et sous-préfets, qui est pour sa part attestée.

47Reste le cas des conducteurs, à première vue le plus difficile à interpréter puisque leur enracinement et leur mobilité semblent paradoxalement s'accroître l'un et l'autre. Il faut tout de suite remarquer que le reflux de l'extranéité n'est aucunement contradictoire avec une légère baisse de la sédentarité : il y a plus d'hommes du cru, ces hommes migrent un peu plus qu'avant, et voilà tout. Sous ce rapport, la différence avec les percepteurs s'explique toujours de la même manière : dans les Ponts, le découplage existant entre l'avancement et le déplacement rend ce dernier moins nécessaire, donc moins fréquent. Ce point est important car il infirme catégoriquement l'idée que le changement de classe d'un conducteur entraîne de facto son changement de résidence. Tous les calculs le prouvent. Que l'on songe au Rennais Adolphe Sion : recruté comme conducteur auxiliaire en 1835, il obtient l'embrigadement deux ans plus tard, accède au principalat en 1852, enfin devient sous-ingénieur en 1868102. Sion a donc rapidement gravi tous les échelons de son grade sans avoir jamais quitté Rennes. Par ailleurs, il est facile d'admettre que le reflux de l'extranéité s'accorde assez bien avec le fait que les itinéraires indifférents sont moins nombreux dans les Ponts, ainsi qu'avec le fait que l'importance de ces itinéraires ne décline manifestement que dans cette administration. C'est donc en définitive l'extension de l'aire migratoire qui fait le plus problème. A la réflexion, on peut penser que deux principaux facteurs additionnent ici leurs effets. Le premier est l'inégale distribution géographique des besoins, donc des postes. Celle-ci varie en effet non seulement à petite échelle, puisque les postes sont essentiellement concentrés dans les villes, et cela de plus en plus à mesure que s'achève l'équipement routier du territoire, mais aussi à moyenne échelle, c'est-à-dire d'une région à l'autre. Le second est l'autorité absolue que possède le ministère en matière de mutation. C'est là une condition sine qua non pour que les transferts de personnel nécessités par l'évolution des travaux soient optimisés sous le double rapport de la rapidité et de l'efficacité. C'est là aussi une différence fondamentale avec le mode de gestion en vigueur dans le Trésor, du moins jusqu'en 1913. Ces deux particularités, d'ailleurs indissociables, expliquent certainement que les migrations des conducteurs sont en moyenne plus lointaines que celles des percepteurs. Par voie de conséquence, si l'on fait l'hypothèse que l'enracinement grandissant des agents des Ponts va de pair avec un plus grand attachement au pays (ce que semble indiquer leur propension au retour au pays), il faut admettre que, par suite des conditions propres à leur carrière, cet attachement est plus contrarié qu'ailleurs.

48Il ne fait donc aucun doute que la mobilité spatiale des fonctionnaires intermédiaires tend à s'accentuer au cours de la période étudiée, selon des modalités et dans des proportions il est vrai variables. Encore vaut-il la peine de noter combien le rapport entre mobilité spatiale et compétence administrative est difficile à préciser. Les témoignages ne manquent pas, certes, qui célèbrent l'enracinement et la sédentarité, au nom de l'influence sociale qu'ils fondent et de la connaissance intime du local — linguistique par exemple — qu'ils procurent au fonctionnaire, mais une analyse critique fait apparaître leur caractère toujours très circonstanciel et très personnel, et partant invite à relativiser leur signification. Disons mieux : si tous ces témoignages ont un sens, ce n'est semble-t-il qu'en creux, en tant qu'ils trahissent le sentiment de crainte généré chez leurs auteurs par la modernisation administrative présente ou à venir. Preuve supplémentaire, il n'existe quasiment aucune trace d'un discours opposé. C'est là peut-être le plus curieux : la mobilité administrative, source d'expérience et de neutralité, victorieuse dans les faits, est en fin de compte peu célébrée dans l'administration intermédiaire.

La mobilité latérale

49Reste à examiner une troisième et dernière forme de mobilité : la mobilité latérale. Comme on l'a dit, celle-ci désigne le changement de fonction, et elle n'est donc possible que pour autant qu'existe une division du travail génératrice de spécialisation. Cela exclut de l'analyse les percepteurs et les secrétaires de sous-préfecture, adonnés à une tâche généralement invariable. Pour les deux catégories restantes, les « gradés » de préfecture et les conducteurs, l'étude du changement de fonction, si elle est possible, n'en demeure pas moins difficile dans la mesure où, contrairement à la classe, la fonction remplie par un agent n'est pas systématiquement mentionnée dans les sources individuelles.

Dans les bureaux de préfecture

50Dans les bureaux de la préfecture, la mobilité latérale est synonyme de changement de service, aussi, pour la mesurer, faut-il en principe reconstituer l'ensemble des affectations de chaque agent au sein de l'organigramme des bureaux. Le problème est qu'il est impossible d'identifier au sein de chaque division les attributions propres à chaque bureau, de sorte que, s'il a existé une mobilité interne aux divisions, de bureau à bureau donc, celle-ci demeure insaisissable, en Ille-et-Vilaine tout du moins. Aussi ne pouvons-nous raisonner ici qu'à l'échelle de la division, et c'est d'ailleurs dans ce sens, et dans ce sens seulement, que le terme service sera entendu.

Une inertie dominante

51Une pesée globale permet tout de suite d'observer que parmi les 43 agents dont la carrière est à la fois complètement connue et achevée en 1914, 27 (soit 63 %) n'ont jamais changé de service, 11 (soit 26 %) ont effectué un changement, et cinq (soit 11 %) en ont réalisé deux103. Ces résultats sont instructifs. Ils établissent qu'un « gradé » reste généralement attaché au même service durant toute sa carrière, et ce, quelle que soit la durée de celle-ci : François Juloux, par exemple, qui détient le record de longévité dans le grade de chef de division (31 ans) n'a jamais quitté le bureau — puis la division — des travaux publics, tout comme Auguste Gosselin, qui détient le record de longévité dans le grade de chef de bureau (26 ans)104. La mobilité, si elle existe bien, n'est donc le fait que d'une minorité de « gradés ». Ajoutons qu'elle varie peu. Certes, si on raisonne par rapport au dernier grade atteint, on constate que 18 des 24 chefs de bureau n'ont jamais muté, ce qui n'est vrai que pour 9 des 19 chefs de division. Cependant, un examen approfondi révèle que cinq chefs de division ont en fait changé de service lors de leur promotion de grade, et cinq autres après. Par conséquent, si l'on ne considère que la stricte mobilité dans le grade, on trouve que seuls cinq chefs de division ont réellement muté. Dans ces conditions, les chiffres redeviennent comparables : 75 % des chefs de bureau et 74 % de leurs supérieurs n'ont jamais changé de fonctions ; et on peut donc affirmer que la mobilité ne subit en réalité aucune variation selon le grade. Elle n'évolue pas davantage avec le temps puisque parmi les 18 « gradés » recrutés avant 1849, 7 (soit 39 %) ont muté au moins une fois, contre 9 parmi les 25 entrés en fonction à partir de cette date (soit 36 %).

Des structures et des hommes

52Il faut l'avouer, les logiques sous-jacentes à cet ensemble de flux ne se laissent pas facilement identifier, d'autant que les contemporains sont fort peu diserts sur le sujet. Il est particulièrement délicat d'évaluer le rôle que joue ici la compétence individuelle. Pour essayer d'y voir clair, le plus simple est encore de partir d'une étude de cas : la recomposition de l'organigramme des bureaux de la préfecture de Rennes entre 1889 et 1893. Au cours de cette brève période, deux principaux remaniements ont lieu, qui n'entraînent pas moins de 11 mutations (Voir page 214, figure IV.1). Le premier remaniement est provoqué par les départs, coup sur coup, de deux chefs de division : Louis Gernigon est mis en congé à compter du 1^er janvier 1890105, Albert Peyraud quatre mois plus tard. Logiquement, deux séries de promotions pallient aussitôt leurs absences : Auguste Cazo et Théodore Jourdan sont nommés chefs de division, Alexis Arribard et Jules Soyer chefs de bureau. Ce mouvement hiérarchique s'accompagne d'un second flux, quant à lui latéral : Hippolyte Abraham, Auguste Badier-Duclos et Charles Danion qui, eux, n'avancent pas, changent pourtant tous trois de service. Trois ans plus tard, le départ d'Auguste Cazo, nommé au poste d'inspecteur des Enfants assistés, provoque le second remaniement106. Celui-ci se traduit également par un important chassé-croisé de promotions et de mutations : Emile Rouault remplace Auguste Cazo, Théodore Jourdan remplace Emile Rouault, Jules Soyer est promu chef de division pour remplacer Théodore Jourdan, Hippolyte Abraham remplace Jules Soyer, enfin Gontran Maugé est promu chef de bureau pour remplacer Hippolyte Abraham. Il n'y a que la permutation entre Auguste Badier-Duclos et Charles Danion qui échappe à cet enchaînement. Cette étude de cas livre deux leçons. La première est l'importance décisive de la conjoncture : on le voit, ces cascades de mutations sont toutes générées par le départ d'un ou de plusieurs chefs de division. On peut donc affirmer que la mobilité a pour fonction principale de remédier aux perturbations subies ponctuellement par l'organisation administrative. Deuxième leçon, la polyvalence des « gradés » paraît très grande. Au cours de ces deux remaniements, presque tous ont en effet changé de service : sur les six individus présents à la fois dans le premier et le dernier organigramme, pas moins de cinq ont muté, dont trois ont d'ailleurs retrouvé leur position initiale en fin de course. En vérité, seul Emmanuel Denniel, attaché à la division des finances depuis 1877, a conservé les mêmes fonctions. Voilà qui paraît corroborer ce jugement d'Adalbert Frout de Fontpertuis : « un bon chef de bureau aux affaires communales [est] parfaitement apte à faire un bon chef de bureau aux travaux publics, et vice-versa107 ».

Figure IV. 1 - La mobilité interne dans les bureaux de la préfecture. Zoom sur les années 1889-1893

53Une analyse en perspective longue invite cependant à nuancer cette conclusion. Elle montre en effet que le taux de mobilité varie fortement selon le service considéré : il est de 30 % dans le service des travaux publics, 44 % dans le service des finances, 59 % dans le service de l'administration générale, et même 77 % dans le service de l'administration communale. Ces différences s'expliquent à coup sûr par l'inégal degré de technicité des fonctions exercées. On peut en effet supposer que les services des finances et des travaux publics requièrent des compétences plus spécialisées, probablement plus longues à acquérir, et partant moins conciliables avec la mobilité. L'examen de la formation des « gradés » corrobore du reste cette idée : il n'y a en effet que dans ces deux services que leur spécialisation est parfois antérieure à leur entrée dans les bureaux, comme nous l'avons vu avec Jean Lemaistre et Claude Roussan. Il en va sans doute de même pour le bureau militaire, souvent dirigé par d'anciens officiers ou sous-officiers : le capitaine Auguste Bugniard sous la monarchie de Juillet108, le sergent Firmin Trouvé109 et le quartier-maître René Guyot au tournant du siècle110. Le phénomène est également attesté dans d'autres départements, en Côte-d'Or par exemple111. A l'inverse, on peut penser que les services de l'administration générale et de l'administration communale, parce qu'ils font appel à des compétences plus générales, « fixent » moins le personnel. Cela dit, moindre technicité ne signifie évidemment pas moindre compétence. La direction du service de l'administration générale, par exemple, qui affirme progressivement sa prééminence sur les autres à mesure qu'il se politise, s'impose peu à peu comme la fonction la plus stratégique et la plus éminente des bureaux, et nécessite forcément, dans ces conditions, une expérience administrative dûment éprouvée.

54La mobilité latérale des « gradés » de préfecture n'est donc certainement pas un phénomène aléatoire. Si ténus que soient les indices à notre disposition, nous pouvons d'ores et déjà tenir pour acquis le rôle clé de la conjoncture dans la chronologie des mutations, et faire d'autre part l'hypothèse que la compétence individuelle, curieux mélange de spécialité et de polyvalence, détermine largement ces mouvements de personnels. Le rapport entre mobilité latérale et avancement n'est, lui, que partiel. Si le nombre de mutations effectuées par un agent n'est aucunement corrélé à la vitesse de son avancement, en revanche la nature de ses fonctions l'est manifestement. Du moins verra-t-on bientôt que parmi les quatre chefs de service appelés à remplir les fonctions de secrétaire général de la préfecture, trois ont dirigé la division de l'administration générale, ce qui n'est certainement pas fortuit.

Dans les Ponts et chaussées : bureaux et chantiers

Des flux nombreux et variés

55La mobilité latérale constitue un phénomène autrement plus complexe dans les Ponts et chaussées. Il faut dire que dans cette administration les notions de « service » ou de « type de service » varient fortement en fonction de l'échelle d'observation. On peut d'abord distinguer entre le service ordinaire, dédié à l'entretien, et les services spéciaux, constitués à l'occasion de grands travaux. Sur l'ensemble de la période étudiée, on constate que 50 % des conducteurs ont été à la fois attachés à un service ordinaire et à un service spécial, que 28 % n'ont jamais quitté le service ordinaire, et que 22 % n'ont jamais quitté les services spéciaux. Notons au passage que le flux des mutations semble surtout dirigé des services spéciaux vers le service ordinaire. A cette échelle, la mobilité est donc un fait, sinon dominant, du moins courant. On peut ensuite distinguer entre les différents types de services spéciaux. En ne considérant, par commodité, que les trois principaux (navigation intérieure, littoral et chemin de fer), on trouve que 81 % des conducteurs n'ont appartenu qu'à un seul type de service, que 15 % en ont connu deux, et que seulement 4 % ont transité par les trois. Cette fois la mobilité apparaît donc faible, et la trajectoire d'un conducteur comme Alexandre Brulay de Beauvais, qui passe successivement 22 ans dans un service littoral, 3 ans dans un service de navigation, et 12 ans dans un service de chemin de fer, doit être considérée comme marginale112. Enfin, si l'on affine encore l'analyse et que l'on distingue, au sein d'un même type de service spécial, les services eux-mêmes, on découvre que les mutations ne concernent que 24 % des conducteurs et qu'à cette échelle aussi la mobilité constitue donc un fait minoritaire.

56Encore existe-t-il un second clivage, opposant cette fois les conducteurs exerçant des fonctions dites actives, c'est-à-dire travaillant sur le terrain, à leurs collègues des bureaux. Autrement dit, dans les Ponts, la mobilité latérale ne se limite pas au changement de service : elle prend aussi la forme du changement d'activité. Les dossiers de carrière et les registres matricule sont malheureusement trop lacunaires pour autoriser le moindre traitement statistique. Tout au plus arrive-t-on à reconstituer quelques trajectoires d'agents de bureau. On découvre que certains d'entre eux n'ont jamais exercé de fonctions actives. Sur 15 individus parfaitement identifiés, 9 sont dans ce cas. La plupart sont restés attachés au même bureau central durant toute leur carrière, à l'image de Julien Delagrée, qui passe 38 ans au bureau de l'ingénieur en chef du service ordinaire, d'abord comme simple dessinateur puis comme chef113. Les autres ont successivement exercé les deux types d'activité, mais, autant qu'on puisse en juger, leurs mutations ne sont pas plus dirigées dans un sens que dans l'autre.

57Dans les Ponts, la spécialisation du travail administratif a ainsi pour effet de multiplier les fonctions. Fonctions qu'on peut en définitive réduire à trois principales : celles de chef de projet, à la fois actives et attachées à un service spécial ; celles d'employé d'entretien, actives mais exercées au sein du service ordinaire ; enfin celles de technicien de bureau. De là le nombre et la variété des flux latéraux dans cette administration.

Les fonctions de chef de projet : spécialisation et discontinuité

58Les témoignages des contemporains permettent de bien cerner les mécanismes à l'œuvre derrière ces flux. Tous concordent : les postes de bureau sont moins difficiles que les postes actifs, le service ordinaire moins exigeant que les services spéciaux. En contrepartie, les fonctions de chef de projet sont considérées comme les plus formatrices et par conséquent briguées par beaucoup. Le jeune Martial Hublé, par exemple, sollicite en 1846 sa mutation au service des ports de Saint-Malo et Saint-Servan dans le but d'« acquérir dans de grands travaux les connaissances qui peuvent être exigées d'un conducteur114 ». Exercer de telles fonctions permet en outre de prouver ses capacités, comme l'indique la correspondance des ingénieurs. Ainsi, lorsqu'il propose d'affecter le subdivisionnaire Jean Bernier aux études de chemin de fer, son ingénieur ordinaire déclare vouloir pour lui le « service le plus intéressant et le plus propre à le faire remarquer115 ». Il reconnaît par là que les fonctions de chef de projet ont, sinon pour but, du moins pour effet de valoriser pratiquement la compétence individuelle. Ce point est capital car il invite à voir dans les services spéciaux des espaces où convergent deux intérêts souvent antagonistes : celui de l'État, qui a besoin de compétences exceptionnelles pour mener à bien ses missions ; celui du conducteur, qui a besoin de tâches exceptionnelles pour faire valoir sa compétence. Il en résulte deux phénomènes importants, qui tous deux éclairent la nature des flux mis au jour.

59Le premier est la spécialisation de fait des chefs de projet. Compte tenu du haut niveau de technicité requis par certains travaux, les conducteurs qui s'y trouvent attachés sont plutôt tentés d'approfondir leur compétence que de la diversifier. Qu'on songe au Lorientais Alexandre Daumas, évoqué par M. Etienvre116. Ce mécanicien de formation est nommé conducteur en 1878 et affecté dans un service de chemin de fer, mais il mute rapidement au service maritime du Morbihan. Etabli à Croix, il se voit confier deux missions délicates : la construction d'un port de refuge — « son œuvre propre117 » dira plus tard son ingénieur — et surtout la surveillance des phares et balises de l'île. Il s'en acquitte fort bien. Les travaux terminés, Daumas demande son changement pour Saint-Nazaire, où la subdivision des phares et balises est vacante118. Là, non seulement il utilise en même temps qu'il accroît sa « grande expérience de la mer119 », notamment en dirigeant le programme de modernisation de l'éclairage de l'estuaire, mais il cherche et parvient encore à se perfectionner, en effectuant par exemple un stage de formation au dépôt central des phares et balises. Pendant ces quinze années, Daumas n'a donc cessé de cultiver le même domaine de compétence, domaine qui plus est très ciblé. Du reste, sauf son bref passage en Ille-et-Vilaine entre 1898 et 1899, chacune de ses affectations ultérieures comprend tout ou partie d'un service littoral. Cette tendance à la spécialisation des chefs de projet explique que ceux-ci sont peu nombreux à muter d'un type de service spécial à un autre, de tels changements entraînant ipso facto la perte d'une compétence distinctive, souvent accumulée de longue date, et pour le conducteur et pour l'administration.

60Le second phénomène est la discontinuité des fonctions de chef de projet. Il tient surtout à la nature provisoire des services auxquels elles sont attachées, même s'il est avéré que certains services spéciaux ont en fait très longuement fonctionné. Il s'explique aussi par le poids des contraintes, physiques et matérielles, propres à ce type de tâche. Ferdinand Coudray le sait bien qui déplore en 1848 que « le service extraordinaire, surtout celui des chemins de fer, étant ambulant, [soit] très dispendieux pour un homme marié120 ». Il est logique, dans ces conditions, que nombre de conducteurs cherchent à réintégrer au bout de quelques années le service ordinaire, tantôt par nécessité, tantôt par choix, ce qui expliquerait la fréquence et surtout le sens des mutations effectuées entre les deux principaux types de service. Un examen attentif des carrières des chefs de projet prouve ainsi que la mobilité latérale, quelque liée qu'elle soit, ici aussi, à la conjoncture, n'en dépend pas moins très largement de la compétence individuelle.

Mobilité latérale et avancement

61Cela pose une dernière question : dans quelle mesure la mobilité latérale pèse-t-elle sur l'avancement ? Ici aussi le rapport entre ces deux phénomènes n'est qu'indirect : ce n'est pas le nombre mais la nature des postes occupés qui est corrélée à la mobilité verticale. À la lecture des feuilles signalétiques, il apparaît en effet que les ingénieurs s'efforcent toujours d'accélérer l'avancement des chefs de projet placés sous leurs ordres, à condition évidemment que ceux-ci soient compétents. Tant qu'il n'existe pas de promotion au choix, la seule solution est de solliciter une mesure de bienveillance exceptionnelle auprès de l'administration centrale. C'est le cas en 1880, par exemple, lorsque son ingénieur ordinaire insiste pour que Ferdinand Cheftel, qui « s'est fait brillamment remarquer lors de la construction du phare de Herpin [...] soit par mesure spéciale nommé à la deuxième classe121 ». Plus tard, en 1889, l'ajout d'une nouvelle rubrique dans les feuilles signalétiques, spécialement destinée aux propositions au choix, vient régulariser la procédure et faciliter la tâche des ingénieurs. À l'inverse, les autres conducteurs, dont les services sont jugés moins marquants, n'ont que très rarement droit à des marques d'encouragement. C'est même tout le contraire. Bien que jugés compétents, certains se voient refuser une promotion du seul fait des fonctions qu'ils remplissent : tel employé d'entretien ne peut accéder au principalat, tel autre au tableau d'avancement au choix etc. La sévérité des ingénieurs est encore bien plus grande vis-à-vis des techniciens de bureau. En 1857, l'expéditionnaire Edme Forcinal n'a droit qu'à cette sèche appréciation : « [son] service peu important ne me paraît pas lui donner des droits à l'avancement122 ». Thadée Chamski, lui, « n'est que dessinateur », répète chaque année Paul Floucaud de Fourcroy ; il poursuit ainsi : « en sorte qu'il ne rend pas à beaucoup près les mêmes services que tout autre conducteur de nomination plus récente123 ». Ajoutons, s'il en était besoin, que l'avis des ingénieurs, quel qu'il soit, est presque toujours suivi par le ministère.

62Cette analyse livre plusieurs leçons. Il est patent, d'abord, que le découplage existant dans les bureaux de préfecture et les Ponts entre le grade et la fonction accroît ipso facto les perspectives d'évolution professionnelle offertes à leurs agents. Ce fait est capital, et il distingue fondamentalement ces derniers des percepteurs. On constate, d'autre part, que la mobilité latérale entretient dans ces deux administrations un rapport de nature systémique avec la spécialisation professionnelle, chacun des deux phénomènes impliquant l'autre : ainsi existe-t-il des formes de professionnalisation de fait, produites par le seul développement de l'organisation administrative, hors de toute médiation juridique. Enfin, il est visible que c'est dans les Ponts que la mobilité latérale, plus importante et plus étroitement corrélée tant à la compétence qu'à l'avancement, pèse le plus sur le déroulement de la carrière.

Conclusion

63Au final, pourvu qu'on l'envisage de manière globale, la mobilité des fonctionnaires intermédiaires apparaît donc comme un phénomène très polymorphe et partant très complexe. On retiendra d'abord le plus évident : son existence. À lui seul, ce constat prouve que l'administration intermédiaire offre aux agents qui la composent de véritables carrières. À l'évidence, le topos de l'immobilisme paperassier, peut-être parce qu'il ne distingue pas les fonctionnaires intermédiaires des employés, ne lui correspond pas124. En outre, cette mobilité administrative se révèle plus étendue qu'on ne le dit souvent (notamment en ce qui concerne le changement de fonction ou d'activité), et elle s'accroît à bien des égards (ainsi pour ce qui est de l'avancement et du déplacement). Reste la question centrale de ses liens avec la compétence individuelle. À cet égard, sans doute faut-il finalement distinguer entre deux types de mécanismes. Le premier, et le plus attendu, est de nature idéologique : en dépit de fortes résistances, la réforme de l'avancement consacre la lente mais sûre victoire du mérite personnel, souvent fondé sur la compétence. Le second, moins soupçonné peut-être, est de nature organisationnelle : les mutations, très variables selon les administrations, non seulement requièrent mais valorisent parfois des aptitudes spécifiques. Le fait est certain lorsque le fonctionnaire change de fonction ou d'activité, plus douteux, certes, lorsqu'il change de lieu. En définitive, la carrière administrative diffère sensiblement d'une catégorie à l'autre. C'est dans les Ponts, très certainement, qu'elle est potentiellement la plus satisfaisante, la compétence des conducteurs trouvant et son emploi et sa récompense. Dans les deux autres administrations, en revanche, le cumul de handicaps tantôt communs (la résistance de la faveur), tantôt spécifiques (l'absence de permutations à la préfecture, l'absence de spécialisation dans le Trésor) lui confère un caractère moins achevé.