L’élection d’un roi « national »

Un roi choisi par la noblesse moyenne

1Au cours de l’hiver 1457-1458, la situation interne et extérieure du royaume de Hongrie put paraître désespérée. Le pays avait besoin d’un souverain capable de rétablir la paix intérieure et de refouler les attaques venant de l’extérieur. La guerre civile faisait rage. Au printemps 1457 le roi s’en était pris aux jeunes Hunyadi mais il n’avait pas pour autant éliminé le parti des Hunyadi. Comme on vient de le voir, les Szilágyi, le frère et la sœur, prirent en charge les intérêts du parti en Hongrie orientale : là se trouvaient les domaines des Hunyadi, là ils exerçaient le pouvoir, y compris en persécutant les partisans du roi. Prudent, l’ispán des Sicules se réfugia chez les Saxons et, là, il attendit d’être assiégé par Michel Szilágyi. En Slavonie, un vide politique avait suivi la mort d’Ulrik Cillei, et il fut rempli par les rivalités des capitaines mercenaires qui se livraient à des violences entre eux au détriment des grands propriétaires voisins. Au nord une grande partie du Haut-Pays était dans les mains des mercenaires tchèques. Ceux-ci, pour la plupart, obéissaient à Jiskra qui était resté fidèle à la cause de Ladislas V. Mais ils n’hésitaient pas à exercer leur pouvoir au détriment des propriétaires légitimes et des villes. La grande question fut de savoir, après la mort du roi, quel parti allait rejoindre cette force militaire bien entraînée. De plus, Frédéric III détenait encore quelques villes et quelques châteaux dans l’ouest du pays.

2Cette situation intérieure peu favorable portait atteinte à toutes les classes sociales. Les droits de propriété de la classe féodale dominante n’étaient guère assurés. La moyenne noblesse, qui avait fait entendre sa voix dans les combats des deux décennies précédentes grâce à l’institution de la Diète, n’était pas unie. Une partie considérable d’entre elle soutenait les Szilágyi, soit parce qu’elle était constituée de familiers des Hunyadi, soit parce que le prestige des Hunyadi n’avait pas perdu de son éclat. Une autre partie des nobles moyens suivait l’attitude de la haute noblesse : celle-ci s’était montrée fidèle à Ladislas V, elle cherchait désormais un roi prêt à combattre les Tchèques et les autres adversaires extérieurs. Dans la confusion générale le commerce était devenu incertain, ce qui touchait surtout les bourgeois et les villes. Les paysans enfin étaient ceux qui souffraient le plus de la situation, parce qu’ils n’avaient pas la possibilité de se réfugier derrière des murailles.

3Les frontières du pays n’étaient pas davantage en sécurité. Le récent siège de Belgrade pouvait faire craindre une nouvelle offensive turque mais, surtout, on pouvait s’attendre à ce que les princes étrangers prétendants au trône tentent de prendre le pouvoir par les armes. Les héritiers potentiels étaient les beaux-frères du roi défunt, le roi de Pologne et le comte de Saxe. Il ne fallait pas oublier non plus que l’empereur Frédéric III, parent éloigné du souverain défunt, détenait encore la couronne et des domaines à la frontière occidentale. La situation était encore compliquée par le fait qu’une éventuelle intervention du nouveau roi de Bohême dans les affaires hongroises pouvait être préparée par les troupes de Jiskra. À Prague, le pouvoir se trouvait, au moins pour la régence, dans les mains de Georges Podjebrád.

4Les principaux seigneurs hongrois, le palatin Ladislas Garai et le voïvode Nicolas Újlaki, ne tardèrent pas à reconnaître qu’il leur était impossible d’établir des principautés territoriales semi-indépendantes et encore moins de monter sur le trône. Ils n’avaient pas non plus trouvé de prétendant étranger en mesure d’éliminer à la fois leurs rivaux et le parti en armes des Hunyadi tout en assumant les frais de la lutte contre les Ottomans. En fait ils ne pouvaient compter que sur le fils de l’ancien régent, Mathias Hunyadi, détenu à Prague. L’armée bien entraînée du père de Mathias était capable de résister à tout autre roi, et lui, en cas d’élection, pourrait être amené à assumer la défense du pays. On pouvait attendre du fils de Hunyadi qu’il poursuive la politique de son père et le prestige de l’ancien régent rendait vraisemblable le soutien de la moyenne noblesse.

5C’est Garai qui fit le pas décisif. Au début de l’année 1458, il se réconcilia à Szeged avec les Szilágyi – Élisabeth, la mère de Mathias, et Michel, le bán de Macsó. Ceux-ci lui pardonnèrent l’exécution de Ladislas, s’allièrent avec lui et avec les seigneurs de son parti. En échange, Garai contribua à l’élection de Mathias. Les Szilágyi s’engagèrent sous serment à ce que le nouveau roi épouse la fille du palatin et ne le dépouille pas de ses titres et de ses domaines. Ils firent confirmer le serment par deux cardinaux, Szécsi, l’archevêque d’Esztergom, et Carvajal, le légat du pape.

6La noblesse se rassembla en grand nombre pour l’élection du roi à Pest et les grands seigneurs se concertèrent au château de Buda. Les troupes des Szilágyi défilèrent devant le château, faisant pression sur les barons pour qu’ils se prononcent en faveur de Mathias. Le 24 janvier 1458 les nobles et l’armée de Michel Szilágyi proclamèrent roi sur les glaces du Danube le fils de l’ancien régent, encore mineur (il était né en 1443). À côté de son neveu, Michel Szilágyi assuma la régence. Tout ceci fut fait avec l’accord de l’Église. Le cardinal Carvajal avait soutenu l’élection de Mathias dans l’espoir de le voir poursuivre la politique anti-turque de son père, et c’est ainsi que le cardinal Szécsi et la plupart des évêques hongrois se joignirent à lui. Les cardinaux d’ailleurs refusèrent de confirmer l’accord entre Garai et les Szilágyi, ce qui donnait à Mathias les mains libres face à Garai.

7La Diète chargée d’élire le roi promulgua également une loi que Szilágyi, en tant que régent, confirma. En général les premières lois des souverains entérinaient les conditions de l’accord ayant permis leur élection. Ces éléments se trouvent bien dans le texte de Szilágyi : la loi confia la défense du pays au roi. Celui-ci ne pouvait mobiliser la noblesse qu’en toute dernière extrémité. Le roi n’était pas autorisé à lever d’impôts extraordinaires ; les étrangers ne pouvaient se voir confier des dignités, qu’elles soient ecclésiastiques ou laïques, pas plus que des domaines. Le texte reflète avant tout les intérêts de la moyenne noblesse. La mesure prévoyant que le régent assure la restitution des domaines occupés au cours des trois années précédentes allait contre les intérêts des barons de même que la restitution des châteaux et des villes de la Couronne.

8Le nouveau roi était toujours à Prague sous la garde du régent de Bohême Podiebrád. Celui-ci, un hérétique hussite, se vit contraint de demander le soutien de la Hongrie face aux autres prétendants au trône Tchèque. Il exigea de Mathias qu’il se fiance avec sa fille Cunégonde (appelée en Hongrie Catherine) et qu’il paye une rançon pour sa libération. Cet accord fut confirmé dans la localité frontalière de Straznice (Strassnitz) par Mathias, roi depuis seize jours, par les Szilagyi, par les évêques Jean Vitéz et Szilasi, en présence de six barons hongrois. Ces derniers étaient propriétaires de domaines dans le Haut-Pays et en Transdanubie. : Ils attendaient du nouveau roi protection contre Jiskra et contre la puissante alliance transdanubienne des Garai-Újlaki. En acceptant l’accord de Straznice, les Szilágyi violaient les engagements pris à Szeged envers le palatin Garai. Manifestement, les deux évêques n’étaient pas étrangers à cette décision. Par l’intermédiaire de Podiebrád, il était possible de faire pression sur Jiskra dont la puissance militaire était un obstacle à la consolidation du pouvoir royal.

9Le nouveau roi entra à Buda, où il monta sur le trône au cours d’une cérémonie solennelle à l’église Notre-Dame. Celle-ci remplaça le couronnement traditionnel puisque la couronne était toujours détenue par Frédéric III. Le régent maintint ses prérogatives, continua à jouir des mêmes pouvoirs mais son neveu voulut aussitôt se mettre au travail, ce qui annonçait d’emblée des affrontements entre le roi et le régent. Mais les tensions n’éclatèrent pas tout de suite : Szilágyi se rendit en Transylvanie pour organiser enfin les funérailles de Ladislas Hunyadi, puis partit vers la frontière méridionale à la nouvelle d’une offensive turque.

Un pouvoir bien fragile

10Entre-temps Matthias s’attacha à rétablir le pouvoir royal. Son autorité s’étendait surtout sur l’ancienne zone d’influence de sa famille, à savoir dans les quatorze comitats situés entre la Tisza et la Transylvanie, sur ses possessions de Transylvanie, sur les forteresses frontalières de Michel Szilágyi ainsi que sur la région de Trencsén au nord-est du pays, mais il obtint également le soutien de l’ensemble des évêques. La moyenne noblesse était nombreuse à le soutenir et il avait également quelques appuis dans la couche des barons. Tout ceci créait de bonnes conditions pour le rétablissement de l’ordre intérieur.

11Malgré les négociations initiales, il ne parvint pas à trouver un accord avec Jiskra. Dès le printemps la guerre éclata entre le capitaine principal Sébastien Rozgonyi, un parent du roi, et le capitaine tchèque et ses partisans. Pour le récompenser de ses succès le roi donna à Rozgonyi les châteaux qu’il avait reconquis. Aussitôt, les autres seigneurs émirent des exigences. Le premier fut Michel Ország, soutenu par l’évêque de Nyitra et chargé, en échange, de tenir sous contrôle Jiskra, puis Újlaki et le comte Szentgyörgyi, tout aussi peu fiable que les précédents. À l’aide de dons en argent, en domaines, en renonçant à ses prétentions sur certains biens Mathias s’efforça d’obtenir le soutien ou au moins la neutralité des barons hostiles, dont Újlaki et Szentgyörgyi.

12En cette matière, Újlaki joua un rôle essentiel. Il cumulait les titres de voïvode de Transylvanie et de bán de Macsó et de Slavonie. Il gouvernait la Transylvanie avec Jean Rozgonyi, rallié au roi. Il dirigeait Macsó, en principe avec Szilágyi avant que celui-ci ne devînt régent, et la Slavonie avec Jean Vitovec, qui avait été capitaine à la solde de Cillei. C’est ainsi que sur trois grands territoires il avait la possibilité d’empêcher la réalisation de la volonté du roi. C’est à cette époque-là que le bán Vitovec, qui avait mis la main sur une partie considérable de la fortune de Cillei, se vit nommer par l’empereur Frédéric III comte de Zagorje (une partie du comitat de Várasd). Un autre élément venait aggraver la tension entre Újlaki et la famille de Hunyadi : cette dernière réclamait le domaine de Németújvár qui avait été occupé par Újlaki, ce qui – ajouté au rôle joué par Újlaki dans l’exécution de Ladislas – ne contribua pas au rétablissement de la confiance entre le nouveau roi et son puissant sujet. Pour commencer Mathias envoya le voïvode chez son beau-père, qui entre-temps avait été élu roi de Bohême par les Tchèques. Son couronnement fut mené à bien par des évêques hongrois et Újlaki participa en personne à la cérémonie. En raison de l’appui qu’il avait donné au couronnement du roi hussite, le roi de Hongrie se trouva dans une certaine mesure en opposition avec le pape. L’alliance tchèque ne fut pas d’une grande utilité pour Mathias ; son beau-père ne parvint pas à contraindre à l’obéissance Jiskra, lequel avait pris parti pour le prétendant polonais au trône de Bohême.

13Des difficultés sérieuses se firent jour aussi en Serbie. Le despote Brankovic était mort et ses enfants s’entre-déchirèrent pour la succession. Cet état de choses fut exploité par les Ottomans, qui occupèrent presque tout le pays. C’est pourquoi Szilágyi s’était rendu dans la zone frontalière mais sans grand résultat. Le pape attendait que le fils du vainqueur des Turcs fît la guerre contre les « païens ». Il tenta donc une réconciliation avec l’empereur. Ce n’est pas à Mathias que l’on peut imputer l’échec de cette initiative. Frédéric III offrait refuge à tous les mécontents en provenance de Hongrie. Tout en étant accaparé par le conflit qui l’opposait à son frère cadet Albert, il n’entendait pas renoncer à ses ambitions en Hongrie et refusa de reconnaître Mathias comme roi de Hongrie.

14Le jeune souverain convoqua une Diète. Celle-ci promulgua en juin 1458 une longue loi dans laquelle les ordres – comme dans le texte de Szilágyi – confirmèrent le rétablissement des anciens droits et des anciennes libertés, voire imposèrent leur préservation. On retrouvait dans ce texte l’interdiction de confier à des étrangers des fonctions et des dignités et de lancer de nouveaux impôts. Le premier article, avec quelques légères modifications, reprenait le décret d’Albert. Ce fut là la première loi qui prenait en compte les intérêts de la moyenne noblesse. Il y avait d’autres articles de même inspiration, comme par exemple celui limitant l’appel à la mobilisation de la noblesse ou interdisant la détention de nobles. Outre le rétablissement d’un tribunal rénové de la présence spéciale du roi, la loi prévoyait l’élection de six assesseurs appartenant à la noblesse moyenne. Elle accordait également au roi le droit de patronage, et cela n’était pas sans importance, dans la mesure où Michel Ország en disposait bien dans l’évêché de Nyitra. D’autres articles veillèrent aux intérêts de l’Église ainsi qu’à ceux de la bourgeoisie des villes.

15La disposition irrégulière des articles montre bien qu’ils furent le résultat d’ajustements d’intérêts. Ils durent tout d’abord tenir compte des désirs de la couche dirigeante de la noblesse, les grands seigneurs du pays, mais sans négliger les intérêts du clergé, ceux des délégués nobles élus à la Diète ainsi que ceux des villes, qui à ce moment-là soutenaient le pouvoir royal. Les législateurs tinrent aussi à veiller aux intérêts du roi. Les positions qui se reflètent le moins dans le texte sont sans doute celles des grands seigneurs. Le décret montre clairement que le souverain – outre le soutien du haut clergé et des villes – pouvait compter sur l’appui des couches les plus distinguées de la moyenne noblesse. Pourtant il révélait aussi les limites de ces soutiens. Il aurait été particulièrement significatif de voir les jurés nobles arriver jusqu’à occuper des postes au tibunal royal. Cela aurait été un pas significatif pour assurer la représentation de la noblesse moyenne au conseil royal.

Première crise et renforcement de l’autorité de Mathias

Mathias restaure le pouvoir royal en s’appuyant sur la moyenne noblesse

16La Diète révéla sans ambiguïté que Mathias bénéficiait du soutien de larges couches de la noblesse. Il ne faut pas surestimer le fait que les plus distingués des nobles moyens se soient rangés aux côtés du roi. En effet ceux-ci étaient en partie des familiers des barons et d’autre part un groupe important parmi eux se tenait à l’écart de la politique. Les participants à la Diète avaient davantage cherché à se protéger contre le pouvoir royal qu’à le renforcer. Pourtant, les nobles qui s’étaient rendus personnellement à la Diète avaient intérêt à prendre parti pour le roi, et il s’agit là d’un facteur d’une grande importance.

17Mathias en avait besoin parce qu’à l’intérieur du pays, le pouvoir réel était détenu par les barons. Au Moyen Âge, le pouvoir était incarné par les châteaux et, sur les 360 châteaux du pays, seuls 36, à savoir 10 %, étaient possédés par le roi. Ce chiffre comprenant la fortune familiale des Hunyadi. L‘Église, qui dépendait du patronage du roi, en possédait 10,3 %, les barons et les magnats 48 %, les nobles moyens 18,6 %. Les châteaux appartenant aux étrangers et ceux dont nous ignorons les propriétaires représentaient 13,1 % des forteresses (ce chiffre comprend les châteaux de Jiskra et ceux occupés par Frédéric III). Comme une partie des nobles moyens propriétaires de châteaux était composée de familiers des magnats et des barons, on peut considérer que ces derniers tenaient sous leur contrôle plus de la moitié du pays. Si le roi voulait faire passer sa volonté, il était contraint de se trouver des soutiens parmi les grands seigneurs.

18Le succès de la Diète permit à Mathias de reconstituer son administration en relevant de leurs tâches les officiers en qui il n’avait pas entièrement confiance. Cette volonté provoqua une première crise. Peu après la Diète, le 26 juillet, le régent Michel Szilágyi, le palatin Ladislas Garai ainsi que le voïvode et bán Nicolas Újlaki tinrent une réunion au château de Simontorony, appartenant au palatin, et contractèrent une alliance. Le régent était offensé de ce que le roi, en son absence, s’était pratiquement emparé de tout le pouvoir, le refoulant dans les faits dans sa Transylvanie. L’alliance des trois hommes les plus puissants du pays était clairement tournée contre Mathias mais le roi les devança dans l’action. Dès le 27 juillet, il démit le palatin de ses fonctions. Il les confia au plus puissant de ses partisans, le chambellan Michel Orzság. En Transylvanie, il nomma voïvode le mari de la cousine de Jean Hunyadi, Sébastien Rozgonyi, capable de neutraliser Szilágyi, et au côté duquel Újlaki pouvait porter tout au plus le titre. Il parvint ainsi à écarter son oncle : il lui offrit le titre de comte de Beszterce, qu’avait porté son père, et le fit renoncer à la régence. Il procéda également à d’autres changements de personnel de moindre portée.

19L’ancien régent comprit trop tard qu’il avait été mis sur la touche et chercha alors à rétablir le contact avec les seigneurs opposés au roi. Celui-ci, qui se préparait à partir en guerre contre les Ottomans et avait dans ce but proclamé la mobilisation nobiliaire, agit énergiquement : il fit mettre son oncle en prison. C’était là une sérieuse mise en garde à l’intention des barons : si le roi était prêt à mettre en prison son principal soutien, son parent le plus proche et l’un des hommes les plus puissants du pays, on pouvait s’attendre à des mesures encore plus impitoyables vis-à-vis d’autres révoltés. Ce n’est sans doute pas un hasard si, juste à ce moment-là, le roi, violant ainsi la loi qu’il avait promulguée lui-même, leva un impôt exceptionnel d’un florin d’or par foyer.

20Le danger turc ne fut guère réduit par l’action militaire menée par le roi à l’automne. Entre-temps, ce qui restait du territoire serbe avait été occupé – avec l’approbation de Mathias – par le roi Étienne Tamás de Bosnie, qui avait de la sorte réuni les deux États slaves du sud. Tous attendaient une attaque turque pour l’année suivante. Effectivement, en décembre 1458, Mathias convoqua à Szeged une nouvelle Diète en demandant au roi de Bosnie d’y assister. La noblesse fut représentée par quatre députés par comitat, et les villes furent elles aussi invitées. La Diète n’aborda pour l’essentiel que les questions militaires. Les textes préparés par la noblesse furent promulgués par le roi au début de janvier 1459 : ils rétablissaient le service militaire par tenure. Composées de paysans et autres dépendants, les troupes des barons étaient placées sous le drapeau des comitats, alors que le haut clergé disposait de drapeaux à part. La noblesse moyenne rassemblée et le clergé purent imposer intégralement leur volonté au roi dans la mesure où elle correspondait aux intérêts de ce dernier, intérêts qui allaient dans le sens de l’affaiblissement du pouvoir des barons.

La révolte des barons

21La loi de 1459 mécontenta les barons. Mathias fut contraint de demander au haut clergé et aux principaux seigneurs une déclaration de fidélité. Cela fut fait en février et 12 prélats – le corps des évêques à une exception près – ainsi que 36 grands seigneurs y apposèrent leur sceau. Le résultat était en fait illusoire dans la mesure où un tiers d’entre eux appartenait aux couches supérieures de la moyenne noblesse, un tiers seulement représentant la haute aristocratie proprement dite. La déclaration de fidélité était indispensable dans la mesure où l’opposition s’organisait : une semaine plus tard, celle-ci se rassembla au château d’Újlaki à Németújvár, sur la frontière autrichienne. L’ancien palatin Garai, Újlaki et l’ancien maître portier, Paul Bánfi, y jouèrent le rôle dirigeant. Un seul évêque et 23 grands seigneurs s’y rendirent. Parmi eux un tiers n’appartenait pas au monde des barons. Cette assemblée, à laquelle participaient presque uniquement des barons des confins occidentaux, élit l’empereur Frédéric III roi de Hongrie.

22L’empereur accepta son élection à Wienerneustadt (Bécsújhely). Celle-ci lui fut annoncée par une délégation conduite par Újlaki, mais il n’y eut pas de couronnement, même si la rumeur s’en répandit en Hongrie. Frédéric III accorda à Újlaki l’honneur de le faire parrain de Maximilien, son nouveau-né, héritier de son trône. La cour impériale était sûre de son affaire. Elle était convaincue que Mathias allait abdiquer de son propre chef. Mais le parti Garai-Újlaki apparut vite minoritaire. Près de la moitié des grands seigneurs refusèrent de choisir entre Mathias et Frédéric et choisirent la tactique de l’attentisme, feignant l’indifférence.

23La révolte ne tarda pas à s’écrouler. La troupe de l’empereur, constituée pour l’essentiel de rebelles, l’emporta certes le 7 avril à Körmend sur les troupes du roi conduites par Simon Szentmártoni Nagy mais, cinq jours plus tard, le 12 avril, Simon Nagy emporta au même endroit la victoire décisive. D’ailleurs Újlaki, l’un des chefs de l’armée de l’empereur, avait retiré ses troupes dès la première bataille, ce qui ne laissait aucun espoir au parti des Habsbourgs. Entre-temps, le palatin Garai mourut et sa veuve se réconcilia avec le roi, au nom également de son fils mineur. Vers le milieu de l’année intervint la réconciliation avec Újlaki. Le roi lui laissa toutes ses dignités et ses possessions en Hongrie, y compris le château de Nemetujvar qui était contesté. Cet accord intervint grâce au cardinal Denis Szécsi, au palatin Michel Ország et à quelques barons partisans de Mathias.

24Il ne faut pas sous-estimer l’importance de la révolte. Dans les coulisses, il y avait l’homme politique le plus prudent, le plus astucieux de son temps, Nicolas Újlaki, l’ancien allié de Hunyadi, qui dès les années 1450 avait commencé à s’éloigner de son ancien allié car il redoutait une mise en cause de son hégémonie en Hongrie occidentale. Après le succès obtenu par Mathias à la Diète de juin 1458, le maintien de son influence et la conservation de ses domaines apparurent menacés, ce qui explique qu’il se soit tourné vers l’empereur. Mais, après l’élection de celui-ci, il dut bien constater que le Saint-Siège et Venise, qui comptaient sur une politique anti-turque, étaient ouvertement du côté de Mathias. Il apparut également à Újlaki sans ambiguïté que l’empereur, en difficulté dans son propre pays (par exemple face à son frère cadet), n’avait pas grande chance de conquérir la Hongrie. Simon Szentmártoni Nagy, le capitaine du roi, avait été son familier : les deux batailles de Körmend peuvent s’expliquer par un accord secret entre Újlaki et son ancien proche, lequel donna à Újlaki la possibilité de se réconcilier avec le roi aux meilleures conditions. L’importance de cet acte est rehaussée par le fait qu’il poussa les Habsbourgs à renoncer à prétendre au trône. Pour la première fois un prétendant au trône, malgré un succès initial, fut en fin de compte amené à se retirer.

25Malgré de longs pourparlers de paix, l’état de guerre avec l’empereur subsista. Pendant trois ans également la guerre se poursuivit dans le Haut-Pays, où Jiskra avait fini par reconnaître l’empereur comme souverain. Mais les troupes de Mathias ne cessèrent de restreindre l’espace où le condottiere tchèque exerçait son pouvoir. Finalement les deux parties se réconcilièrent au printemps 1462 : Jiskra remit au roi les forteresses qui lui restaient en échange des domaines de Solyom et de Lippa dans le comitat d’Arad et d’une grande somme d’argent.

26Ainsi, à l’exception de l’activité d’un ou de deux détachements tchèques francs-tireurs, le calme et l’ordre furent rétablis au nord du pays mais avec d’importants changements dans les rapports de fortunes au sein de la haute noblesse. Les barons partisans du roi – tels que les Rozgonyi et surtout les Szapolyai – avaient obtenu du souverain la donation de nombreux domaines. Imre Szapolyai, un ancien familier de Hunyadi, avait été nommé argentier du roi dès 1459 et avait participé avec son frère Étienne aux luttes dans le Haut-Pays. Mathias les récompensa, en partie sur sa fortune familiale, en partie sur les domaines repris aux Tchèques. Ainsi, entre autres, ils devinrent seigneurs du domaine de Tokaj, du château de Szepes, de Késmárk. En 1465, ils devinrent ispáns perpétuels du comitat de Szepes. Le roi ne se contenta pas de récompenser les barons qui l’avaient soutenu, il entreprit de créer une nouvelle aristocratie formée par les familiers de son père. à partir de la fortune des Hunyadi.

Un pouvoir qui s’étend à l’ensemble du royaume

27Peu à peu, le pouvoir du roi s’était étendu sur l’ensemble du territoire et l’agitation permanente autour de Szilágyi, entre-temps libéré, n’y changea rien. À l’automne 1460, l’ancien régent fut fait prisonnier par les Ottomans et le sultan le fit exécuter à Constantinople. D‘autres indices témoignent de la consolidation du pouvoir de Mathias. Auparavant les voïvodes de Transylvanie et les ispáns des Sicules changeaient souvent. Entre le début de 1462 et l’automne 1464 c’est un neveu du roi du côté paternel, Jean Dengelegi Pongrác, qui remplit la fonction de voïvode conjointement avec Újlaki. En même temps, Pongrác était ispán des Sicules, honor qui, à partir de 1463, malgré quelques périodes intermédiaires plus ou moins longues, fut toujours lié à la voïvodie de Transylvanie. La Slavonie continua à être gouvernée conjointement par Újlaki et par Jean Vitovec. Ce dernier se vit confirmer par Mathias en 1464 le titre de comte de Zagorja. Le domaine de Csáktorony fut confié à un familier des Cillei, Frédéric Lamberger.

28La consolidation du pouvoir royal eut un double aspect : alors que le roi exerçait son autorité sur la plus grande partie du pays, il y avait des régions où il devait s’entendre avec des seigneurs au pouvoir très étendu. Il en confirma les fonctions et les domaines, et eux, en échange, le reconnurent pour souverain.

29La question centrale était de savoir comment Mathias allait gérer son conflit avec l’empereur : allait-il parvenir à se procurer la couronne, indispensable à la légitimation de son pouvoir ? Le péril turc incita la diplomatie papale à faire pression dans le sens de la réconciliation. En 1462, un accord fut contracté entre une délégation hongroise conduite par Jean Vitéz et l’empereur lui-même. Le traité, toutefois, ne fut signé qu’en juillet 1463 à Wienerneustadt (Bécsújhely). Mathias le ratifia. Le pape le confirma et il fut aussi reconnu lors de la Diète du couronnement de 1464 par six évêques et sept grands seigneurs. Les points essentiels étaient les suivants : en échange de 80 000 florins d’or, Frédéric céda la couronne royale et la ville de Sopron mais il put continuer d’utiliser le titre de roi de Hongrie qui lui avait été conféré en 1459. Son fils, en revanche, reconnut Mathias. En cas de mort de ce dernier sans héritier légitime, le trône hongrois devait revenir soit à Frédéric, soit au fils de ce dernier. Les deux souverains s’engageaient à combattre ensemble contre les Ottomans.

30Au printemps de 1462, une fois que Vitéz eut établi le texte de l’accord, le roi convoqua une Diète : « car tout ce qui relève de l’intérêt général est digne d’être discuté avec le concours de tous, pour que tous prennent la décision ». Le roi devait en effet soumettre aux ordres les accords conclus avec une puissance étrangère. La Diète de 1462 adopta principalement des lois portant sur des questions judiciaires : désormais, certaines questions d’abus de pouvoir relèveraient non point des cours de la moyenne noblesse, mais des hauts prélats et des seigneurs séjournant à la cour. La Diète vota également un impôt exceptionnel d’un florin (impôt levé tous les ans pour des motifs différents). Neuf hauts prélats et 18 grands seigneurs se portèrent garants de ce que le roi ne lèverait plus aucun impôt extraordinaire. Újlaki était présent à la Diète et désormais les barons soutinrent Mathias bien plus vigoureusement qu’au début de son règne.

31Au cours du printemps 1463, le roi tint une autre Diète, à Tolnavár cette fois-ci, pour faire face au péril turc. Certes, les lois furent promulguées au nom des hauts prélats, des barons et des nobles du pays et de ses provinces annexes, le roi ne faisant que les copier et les promulguer, mais elles n’en reflétaient pas moins la volonté de la noblesse moyenne. La Diète aborda tout d’abord la question du service militaire par tenure : elle chargea les ispáns ou les vice-ispáns de la mise en place des troupes et la noblesse des comitats élit un noble pour les assister. Il y eut également des textes concernant les questions judiciaires et la frappe de la monnaie.

32En 1459, la question turque avait atteint un stade critique. Pendant l’été, le sultan avait occupé Szendrő, mettant ainsi un terme à l’existence de la Serbie. En 1463, Méhémet II se mit en route pour occuper la Bosnie : les dispositions de la Diète – et d’autres mesures prises par Mathias – eurent pour objectif de mobiliser l’armée hongroise afin d’apporter assistance au roi Étienne de Bosnie. La mobilisation hongroise cependant tarda et le sultan parvint à occuper au mois de juin toute la Bosnie dont il arrêta le roi qu’il fit exécuter. La chute de la Bosnie risquait d’avoir des conséquences catastrophiques pour la Croatie et la Slavonie. C’est pourquoi Mathias tenta de la reconquérir. Il s’allia à la République de Venise, elle aussi menacée, qui lui apporta un soutien financier. Mathias profita de l’automne pour attaquer car les forces principales des Ottomans avaient coutume de se reposer d’octobre à mai dans leurs campements d’hiver. Le roi occupa la capitale bosniaque, Jajca, et quelques châteaux de moindre importance mais la plus grande partie du pays resta sous autorité turque. La frontière mise en place à ce moment-là subsista : l’été suivant le sultan tenta de reconquérir Jajca, mais en vain, de même que l’expédition de l’automne 1464, par laquelle Matthias souhaitait reconquérir le château de Zvornik, déboucha sur un échec.

Le couronnement de 1464 et la réorganisation de l’administration centrale

Le couronnement de Szekesfehervar

33D’après la conception de l’époque, l’autorité pleine et entière du pouvoir royal était étroitement liée au couronnement avec la sainte couronne. C’est pourquoi Mathias, qui n’avait pas accédé au trône par voie d’héritage, accorda au couronnement une importance toute particulière. Pourtant, il s’écoula presque neuf mois entre le moment où la couronne arriva en Hongrie et le 29 mars 1464, date à laquelle le cardinal archevêque Denis Szécsi put couronner le roi à Székesfehérvár. Il fallut en effet organiser la tenue d’une Diète en même temps que le couronnement

34Ce n’est pas un hasard si Mathias avait fait confirmer l’accord contracté avec l’empereur Frédéric uniquement par les hauts prélats et par la haute noblesse. Les ordres s’étaient en effet tenus à l’écart des négociations avec Frédéric III et, de plus, le roi n’estimait plus nécessaire de faire intervenir d’aussi près la moyenne noblesse dans les affaires de l’État. Le décret de couronnement, promulgué devant la Diète, accentua ce tournant. Il se présenta aussi bien sur la forme que sur le contenu comme une lettre de privilèges à l’intention des ordres. Le roi reprit et reconduisit le décret de 1351 établi par Louis le Grand (avec la Bulle d’or qu’il contenait) et la loi de Sigismond de 1435. Mais les nouveaux articles limitèrent le rôle de la moyenne noblesse et renforcèrent la prédominance des grands seigneurs. En cas de trahison par exemple, le roi ne pouvait porter de jugement sans le conseil des hauts prélats et des magnats. D’autres dispositions veillaient à limiter l’arbitraire du roi et garantissaient à la Transylvanie et à la Slavonie leurs anciennes libertés. Certains paragraphes réglementèrent la justice et établirent la frappe d’une nouvelle monnaie. La Diète confirma le service militaire par tenure mais celui-ci pouvait être racheté par le paiement d’une taxe. Il fut de nouveau question de lever un impôt exceptionnel en raison de la guerre de Bosnie.

35Avec le couronnement, Mathias devenait souverain de plein droit, ce qui lui donnait le droit d’établir des documents à valeur perpétuelle, à savoir confirmés par le double sceau sur queue (éventuellement par une bulle d’or). La Diète décida également que toutes les donations de Ladislas V et de Mathias seraient soumises à confirmation, sans quoi elles seraient annulées. Par ailleurs, l’accord passé avec Frédéric III représentait pour le roi une véritable reconnaissance sur le plan international. Le couronnement mit un terme à la lutte pour le renforcement du pouvoir : de souverain de facto Mathias était devenu roi légitime, autorisé dès lors à agir avec plus de légitimité juridique, ses actes ayant une portée en principe éternelle. Le roi couronné était lié par le serment prononcé lors de son couronnement, par les prescriptions de la loi fondamentale qu’il avait confirmée lui-même. La personnalité de Mathias fait penser que cela ne présentait qu’un obstacle de principe, même s’il n’est pas possible d’en être entièrement sûr. Toutefois les textes des lois après le sacre reflètent quelques changements. L’accent mis sur le renforcement du rôle des hauts prélats et des grands seigneurs, à savoir du conseil du roi, ainsi que les dispositions destinées à limiter l’arbitraire du souverain montrent bien que non seulement les hauts prélats et la moyenne noblesse, les premiers appuis de Mathias, mais aussi les barons entendaient jouer un rôle dans l’établissement des lois du royaume. Ce n’est pas non plus un hasard si les dix barons qui avaient joué un rôle à la Diète dans la ratification de l’accord avec Frédéric (trois faisaient partie de la délégation et sept apposèrent leur sceau sur le document) étaient parmi les plus riches de Hongrie. Seuls deux d’entre eux représentaient la nouvelle aristocratie : Imre Szapolyai, qui avait été nommé bán, et le cousin du roi, Jean Pongrác. Parmi les autres barons, il y avait Job Garai, le fils du palatin. C’est ainsi que les barons, qui jusqu’alors avaient été opposés ou indifférents à Mathias, manifestèrent leur désir d’être associés au pouvoir. Job Garai en est le meilleur exemple : le roi pouvait écarter de toute dignité jusqu’à la fin de sa vie le fils du palatin responsable de la mort de son frère, mais il ne pouvait exclure du conseil du roi l’un des principaux propriétaires du pays.

La réorganisation de l’administration centrale

36Les réformes de la chancellerie reflètent elles aussi la nouvelle situation. Les bureaux de la chancellerie consignaient par écrit la volonté du roi, ce qui assurait à ses responsables un prestige certain. La grande chancellerie, qui détenait le double sceau, était dès l’époque des rois angevins sous l’influence du conseil royal, à savoir du corps des hauts prélats et des nobles de cour. La chancellerie secrète, qui détenait le sceau secret du roi, était l’outil d’affirmation de la prérogative royale. Jusqu’au couronnement de Mathias, il ne pouvait y avoir de double sceau pas plus que de grande chancellerie, et pourtant il avait nommé le cardinal Szécsi grand chancelier, lequel ne pouvait influer que sur le bureau gérant le sceau du tribunal. C’est pourquoi le roi gouvernait essentiellement avec sa chancellerie secrète. Son deuxième chancelier secret, Nicolas Bodó, était prévôt à Székesfehérvár (1459-1464). Il était issu d’un lignage de familiers des Hunyadi et cela lui avait assuré une place parmi les barons. Conformément à la tradition, le conseil n’avait aucune influence sur la chancellerie secrète.

37Les chancelleries étaient également en rapport avec la juridiction du roi. En 1458, deux tribunaux royaux, celui de la présence spéciale et celui de la présence personnelle, furent établis. Dans la pratique, leurs compétences se confondaient. Le premier était présidé en principe par le grand chancelier, le deuxième par le chancelier secret. Auprès du tribunal de la présence spéciale, la Diète avait désigné six assesseurs nobles, dirigés en principe par l’archevêque Szécsi, qui était un magnat, mais ils étaient également sollicités par l’autre tribunal. Le sceau du juge appartenait à la présence spéciale et il n’était pas géré par le grand chancelier mais par le gouverneur de la présence spéciale. Cette tâche fut assumée pour la première fois par Jean Csezmice (le poète Janus Pannonius), puis, entre 1459 et 1464, par Pierre Sári, qui avait été chancelier de Hunyadi. Il semble bien que le sceau du juge ait permis au grand chancelier, avec l’aide de Sári, qui avait le rang de chanoine, d’établir des documents sur les affaires de l’État. Le chancelier secret dirigeait en personne le tribunal de la présence personnelle à l’aide du sceau secret.

38Le sacre créa une situation entièrement nouvelle. Le roi fit préparer un double sceau, plus encore, une bulle d’or. Il remplaça les anciens sceaux et ne garda intact que le sceau du juge, jusqu’en 1490. Il ne pouvait pas non plus remettre en place l’ancienne grande chancellerie. À l’exception des sceaux à anneau et du sceau du juge, tous les autres furent gérés par une chancellerie unifiée, à la tête de laquelle le roi plaça deux chanceliers de rang égal, un grand chancelier et un chancelier secret, en les personnes de l’archevêque de Kalocsa Étienne Várdai et de l’évêque de Várad Jean Vitéz. Tous deux avaient été chanceliers secrets à l’époque de Ladislas V. Il semble bien que Várdai ait dirigé seul l’administration de la chancellerie. Il avait donc remplacé le cardinal Szécsi et, quand il mourut début 1465, Jean Vitéz fut nommé par Mathias archevêque d’Esztergom.

39Les deux tribunaux de la présence du roi furent également unifiés sous le nom de « la présence personnelle ». C’est cette institution qui disposa du sceau du juge. Parmi ses responsables, ses « gouverneurs », il y eut plusieurs chanceliers, et il arriva que les deux fonctions fussent cumulées par une même personne. Le fait que jusqu’à la fin le tribunal resta bicéphale renvoie à sa double origine. Comme pour Szécsi, Mathias fit également remplacer les deux sénéchaux, Bodó et Sári. Il ne pouvait pas pardonner à Sári, semble-t-il, d’avoir pris parti pour Szécsi. Sa carrière ecclésiastique fut d’ailleurs bloquée.

40La situation de la chancellerie était devenue ainsi plus transparente. La question principale était de savoir si la chancellerie unifiée allait remplacer la grande chancellerie ou bien la chancellerie secrète. Autrement dit : le conseil royal, organe des hauts prélats et des grands seigneurs, allait-il avoir son mot à dire dans son fonctionnement ? Les deux responsables de la nouvelle chancellerie avaient un poids bien différent de celui du prévôt Bodó qui avait été chancelier secret. Vitéz et Várda avaient été parmi les principales personnalités qualifiées du haut clergé représentant une moitié du conseil, c’est pourquoi l’institution qu’ils dirigeaient ne pouvait guère être indépendante du conseil. Le sceau secret dès l’époque de Matthias fut appelé « sceau de la nation », autrement dit « sceau de la nation des ordres » et son chancelier prit le nom – plus tard, sous Vladislas II – de chancelier du roi et de la nation. Il semble donc que la fusion des chancelleries, ou plus précisément le non-rétablissement d’une grande chancellerie indépendante, fut le résultat d’un compromis. La chancellerie secrète et le sceau secret reprirent le cercle de compétences de la grande chancellerie et se trouvèrent subordonnés au conseil. Ceci comportait en germe l’éventualité d’affrontements. Du point de vue du renforcement du pouvoir du roi la réforme de la chancellerie ne peut pas être qualifiée d’élément uniquement positif. La réforme comportait également un aspect judiciaire : même si les assesseurs issus de la moyenne noblesse n’avaient pas disparu du tribunal royal nous ne trouvons plus mention de ce type d’élection.

La réconciliation du roi avec la haute noblesse

41Il semble donc qu’au moment du couronnement le roi ait fait des concessions aux grands seigneurs. Jusqu’alors l’aristocratie s’était montrée en partie indifférente et en partie hostile. Pour obtenir le soutien de cette élite sociale le roi céda sur certains points. Il est frappant de voir que le roi fit tourner les dignités des barons nettement moins qu’avant. Le soutien des grands seigneurs qui contrôlaient une grande partie du pays permit au roi d’accorder moins de place à la moyenne noblesse. Ce n’est pas un hasard si avant 1464 le roi avait invité à trois reprises toute la noblesse à se présenter en personne à la Diète ; après son sacre, cela ne se produisit plus que deux fois : en 1471, lors de la conspiration de Vitéz, et en 1475, quand il fallut rétablir l’ordre mis en danger lors de l’absence du roi qui s’était rendu en Silésie. La même chose se produisit vis-à-vis des villes : avant 1464, elles étaient systématiquement invitées à la Diète ; après, elles ne furent représentées qu’une fois, en 1475. Mathias se soucia encore moins de l’Église. Seul l’avenir pouvait dire si cette politique allait ou non lui être utile.

42Si le roi avait fait des concessions aux grands seigneurs en matière de chancellerie, il gardait en revanche les mains libres dans la gestion des affaires financières. La réforme financière n’eut lieu que quelques années plus tard mais le premier pas avait été fait début 1464 : à la place d’Emeric Szapolyai, qu’il avait nommé régent de Bosnie et bán de Croatie et de Slavonie, il nomma non point un grand argentier mais simplement un trésorier en la personne insignifiante de Bertalan Besenyő. Cela signifiait que la personne qui dirigeait les finances n’était plus un baron mais un officier quelconque, qui n’était pas membre du corps des « prélats et des barons ».

Une légitimité solidement assurée, 1464-1490

Les puissants : les prélats et les barons

43Le pouvoir royal était tenu d’écouter l’opinion des forces sociales les plus puissantes du pays. En Hongrie à l’avènement de Mathias l’Église possédait un dixième des châteaux et la haute noblesse pratiquement la moitié. Ce rapport de force ne changea pas pendant le règne du roi bien qu’une grande partie des châteaux ait changé de mains. Il est vrai que la part des châteaux appartenant au roi (ou à la reine) passa de 10 à 18,6 %, mais cela s’explique par la diminution du nombre de châteaux tenus par les étrangers. La prédominance des prélats et des barons demeura donc intacte.

44Apparemment, des deux groupes dominants, l’Église était le plus faible. Deux faits pourtant viennent à l’encontre de cette opinion. Parmi les villes et les bourgades agricoles les plus importantes, 17,4 % appartenaient à l’Église et 30,4 % à des seigneurs séculiers (le reste faisant partie des biens de la Couronne). Les agglomérations de type urbain tenues par l’Église étaient en général plus riches que celles appartenant aux seigneurs. Plus important encore, les hauts prélats bénéficiaient de la dîme, qui leur assurait des revenus considérables. Avant Mohács, le revenu annuel des évêchés hongrois était estimé à 210 000 florins, ce qui était une somme très élevée. Il ne faut pas non plus oublier que la religion jouait un rôle fédérateur qui amenait les prélats à agir ensemble : ceux-ci en effet pouvaient intervenir en tant que corps uni, ce qui ne pouvait guère être le cas des seigneurs. Le droit de patronage du roi lui permettait de nommer les évêques et de mettre le pouvoir de l’Église à son service. Le corps épiscopal, dirigé par l’archevêque Szécsi, avait joué un rôle fort important dans l’accession au trône de Mathias. À ce moment-là il était formé uniquement de nobles (et même pour un tiers de membres de la haute noblesse) à l’exception d’un évêque d’origine polonaise. Sur les onze évêques, deux n’avaient sans doute pas fréquenté une université mais cinq d’entre eux, dont l’archevêque, était docteurs en droit canon. Suivant les instructions du pape, ce corps formé d’hommes instruits, jouissant d’une grande autorité, avait soutenu Mathias, mais il était aussi fortement attaché à ses droits. Plus tard, les rapports entre le roi et l’archevêque Szécsi se dégraderont mais le grand chancelier refusera toujours d’abandonner son droit d’intervenir dans les affaires de l’État, droit que sa dignité ecclésiastique lui garantissait.

45Il faut tenir compte de tous ces éléments pour comprendre la politique suivie par Mathias dans la nomination des prélats à la tête des quatorze diocèses de Hongrie et des deux sièges de Croatie. Au cours de son règne, le roi nomma 35 évêques. 18, à peine plus de la moitié (51,4 %) avaient fréquenté une université. La plupart de ceux-ci avaient fait leurs études en Italie et avaient une formation humaniste. Neuf, à savoir le quart, étaient spécialistes de droit canon. Ce chiffre est très faible par rapport à 1458 où presque la moitié des prélats avait reçu ce type de formation. 43 % des nouveaux prélats étaient barons et nobles moyens. La part des étrangers monta jusqu’à 31 %, alors que 14 % étaient d’origine bourgeoise ou paysanne, l’origine de 11 % demeurant inconnue. Le roi souhaitait ainsi gouverner assisté de prélats déracinés, plus facilement mis en situation de dépendance. La réduction du nombre de docteurs en droit canon n’est pas non plus surprenante puisque le droit canon garantissait les libertés de l’Église. Mathias veilla avec un soin tout particulier à la nomination de l’archevêque d’Esztergom. Bien que Vitéz ainsi que son successeur, Beckensloer, se soient vu attribuer les titres de grand chancelier et de chancelier secret, la direction effective de la chancellerie leur échappait. Vitéz avait beau être totalement fiable aux yeux du roi, c’est à l’archevêque de Kalocsa Várdai que revint la pourpre cardinalice. À la fin de son règne, le siège d’Esztergom fut occupé par le neveu de sa seconde femme, Hyppolite d’Este, encore enfant. Mathias disposa librement des revenus de l’Église, il lui arrivait également de les taxer, ou encore de laisser des sièges vacants. Leurs revenus partaient alors dans les caisses de la Couronne. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, de voir le corps épiscopal en 1490 prendre position contre l’accès au trône de Jean Corvin, fils de Mathias.

46Les grands seigneurs propriétaires séculiers sont appelés barons ou magnats. L’appellation baron revenait avant tout aux « véritables barons de Hongrie », c’est-à-dire aux détenteurs des dignités principales, celles figurant dans les documents royaux. Dans la pratique, la correspondance entre la détention d’une dignité principale et le titre de baron n’était pas absolue. Les « véritables » barons étaient le palatin, le comte de la cour, l’argentier de la cour, le voïvode, l’ispán des Sicules, les bán de Slavonie et de Macsó, l’ostiaire (en même temps chambellan), les officiers de bouche et du gobelet, ainsi que l’écuyer du roi, les ispán de Pozsony et de Temes et le surintendant des finances (jusqu’en 1464). Ils disposaient de quelques privilèges : ils avaient droit, et eux seulement, à se faire appeler « votre grandeur », ils pouvaient de par leurs fonctions assister aux séances du conseil du roi, droit qu’ils gardaient en général leur vie durant. Ce qui comptait, c’était la dignité, laquelle dépendait d’une nomination faite par le roi. Avant de procéder aux nominations, le roi devait se concerter avec les barons et avec les prélats, qui entendaient avoir leur mot à dire sur ceux qui allaient siéger avec eux au conseil.

47De manière générale, les détenteurs de ces dignités étaient eux-mêmes grands seigneurs. C’était de l’intérêt du roi qu’un « véritable baron » fût en mesure de s’acquitter de ses fonctions, lesquelles demandaient fortune et prestige. Les domaines à honor, dont le roi jadis disposait, étaient passés dans des mains privées, c’est pourquoi seuls le voïvode de Transylvanie, l’ispán des Sicules et les ispán de Pozsony et de Temes disposaient de domaines royaux allant de pair avec leur honor. Le roi s’efforçait de faire en sorte que ceux de ses dignitaires qui n’étaient pas grands propriétaires le devinssent. Il n’y a pas un seul des seigneurs séculiers les plus puissants qui n’ait occupé une dignité de baron. C’est pourquoi dès la fin du xiv^e siècle les grands seigneurs sont de plus en plus souvent appelés filii baronum (fils de barons, dits à l’époque en hongrois : úrfi). Les documents en vinrent à donner de temps à autre le titre de « votre grandeur » à des chefs de famille qui n’occupaient pas des positions de baron. Plus tard cette appellation finit par s’étendre à tous les éléments masculins de ces familles. À l’époque de Mathias, cette couche est appelée « barons naturels » ou « barons nominaux », ces derniers étant ainsi distingués des « véritables barons ». Plus tard le terme « magnats » entrera de plus en plus dans l’usage. C’est en 1459 que la loi fit pour la première fois référence au statut privilégié de cette haute noblesse.

48La couche des magnats ne formait pas encore un ordre distinct où le rang se transmettait par hérédité. Le point de départ demeurait la grande propriété. Mais cela ne va pas pour nous sans difficultés : nous ne savons guère où passe la frontière à partir de laquelle le propriétaire d’un domaine étendu est considéré comme magnat et non plus comme simple noble. D’après les données de la fin du siècle il fallait absolument posséder plus de mille tenanciers. Il y avait donc une couche intermédiaire, dont les membres étaient comptés tantôt parmi les magnats, tantôt parmi les nobles. Bien que tous les grands propriétaires fussent issus d’un « véritable baron », tous les « véritables barons » n’étaient pas également grands propriétaires. Il s’en trouvait toujours qui n’avaient pas réussi à se procurer de grandes seigneuries, alors que d’autres s’étaient appauvris (par exemple quand le domaine avait été partagé entre différents enfants). Une partie de ces barons parvint à garder jusqu’à la fin le statut de baron, mais sans pouvoir le transmettre à leurs enfants. D’autres, après la perte de leur fonction, retombèrent dans les rangs de la noblesse moyenne, comme par exemple l’officier de bouche du roi Thomas Farkas.

49Les premiers germes d’une autonomisation de la couche des magnats émergent à l’époque de Mathias. C’est lui qui pour la première fois les autorise – dans certains cas – à utiliser le sceau de cire rouge. Quelques années après sa mort, cette utilisation s’étendra à toute la haute aristocratie. L’accès à cette dernière était soumis à la volonté du roi et à la nomination à une fonction de baron. La politique de nomination de Mathias montre précisément les intentions et les possibilités du roi. Entre 1458 et 1490, il y eut 79 nominations, et 43 (54,4 %) des bénéficiaires étaient issus de familles de barons, à savoir de la couche à laquelle il appartenait lui-même avant 1458. L’ancienne haute aristocratie resta majoritaire. La situation du roi est encore mieux illustrée par le nombre de barons en poste. Avant son couronnement, il y avait 40 personnes en poste : 25 (62,5 %) d’entre elles appartenaient à l’ancienne aristocratie, 15 (37,5 %) étaient des hommes nouveaux. Entre 1464 et 1471, à savoir la conspiration de Vitéz, les barons en poste furent au nombre de 36 : à côté des 19 aristocrates d’ancienne souche (52,8 %), il y eut 17 (47,2 %) hommes nouveaux. Dans les dix-neuf années qui séparent 1471 et 1490, il y eut 38 barons en fonction : 20 anciens (52,6 %) et 18 nouveaux (47,4 %). La baisse du nombre de barons en fonction révèle le renforcement du pouvoir du roi : Mathias changea moins souvent ses officiers supérieurs et associa moins de personnes au gouvernement.

50Cependant, les parts respectives de l’ancienne et de la nouvelle aristocratie peuvent induire en erreur. La plupart des hommes nouveaux n’occupèrent leurs fonctions que pour une courte durée. Ce sont les barons en poste avant 1458 qui restèrent le plus longtemps en fonction. Ces aristocrates de vieille souche qu’étaient Nicolas Bánfi, Étienne Báthori, Michel Ország, Emeric Pálóci et Nicolas Újlaki occupèrent la dignité de baron pendant plus de quinze ans. Seule une partie des hommes nouveaux nommés par Mathias parvint à entrer dans la catégorie des grands propriétaires. Parmi ceux-ci, il y eut les membres de la famille du roi, les familles Pongrác et Geréb ainsi que les Ernuszt, les Kinizsi, les Magyar, les Ongor, les Szapolyai, les Szokoli et les Tuz. Dix familles de l’ancienne aristocratie s’éteignirent à l’époque de Mathias. Au total, le nombre des familles de magnats n’avait pas beaucoup changé.

51Le roi devait tenir compte des magnats dont le pouvoir dépassait les bornes de leurs domaines. De manière générale les plus riches d’entre eux choisissaient leurs familiers parmi les nobles les plus prestigieux, qui, pour beaucoup, possédaient eux aussi des châteaux. Leur pouvoir était également accru par le fait que dans la période précédente bien des châteaux liés, à l’époque du système des honor, au titre d’ispán de comitat, étaient passés dans les mains de seigneurs privés, qui furent de ce fait nommés eux aussi ispán. Mathias, dans la première moitié de son règne, sur le modèle de l’Église (par exemple le comitat d’Esztergom dans le cas de l’archevêque), se mit à faire don à des seigneurs séculiers du titre perpétuel d’ispán de comitat – comme par exemple aux Szapolyai à Szepes. Le roi s’était donc vu obligé d’accroître le pouvoir des magnats. Dans la deuxième partie de son règne, il revint sur la plupart des décisions de ce type : c’est ainsi que les comitats – à quelques exceptions près – se retrouvèrent dans le cercle de compétence du roi.

52Ceci montre, avec la baisse du nombre de barons en poste, que le rapport de force, voire l’équilibre des forces entre le roi et les magnats avait commencé à évoluer en faveur du roi. Mathias évita le plus possible d’entrer en conflit avec les barons, comme le montre le fait que les grands seigneurs ayant participé à la révolte de Transylvanie en 1467 restèrent impunis. Il attendit 1481 pour prendre des mesures à l’encontre des frères Tuz, qui avaient participé en 1471 à la conspiration de Vitéz. Il entra alors à la tête de ses troupes en Slavonie et il y tint une Diète-tribunal. Il est significatif de suivre la perte de pouvoir de la famille Újlaki dans le banat de Macsó. Le pouvoir du bán s’étendait sur six comitats hongrois. Après la mort de Nicolas Újlaki, son fils, le duc Laurent, était mineur. Le roi en profita pour supprimer par une loi de la Diète de 1478 le tribunal du bán de Macsó tout en nommant Laurent Újlaki bán de Macsó. C’est ainsi que les six comitats se retrouvèrent de nouveau sous l’autorité du roi.

53Au cours de la deuxième moitié de son règne le roi fit donc preuve de prudence dans ses rapports avec les barons. Mais il ne faut pas voir entre le roi et les barons une opposition farouche. Les barons étaient eux aussi dépendants du roi. Plus les domaines étaient grands, plus les dépenses – pour l’administration du domaine, l’entretien de la cour, etc. – étaient élevées. Quand une famille de magnats perdait la dignité de baron – soit dans le cadre d’un changement de personnel, soit en cas de mort du chef de famille –, la plupart des familiers l’abandonnaient, et tout particulièrement les plus prestigieux, ceux qui rehaussaient l’autorité du magnat. En même temps, la dignité de baron leur garantissait de pouvoir légalement (et illégalement) s’approprier une partie des biens de l’État. En les privant de leurs fonctions administratives, le roi pouvait mettre certains magnats dans de sérieuses difficultés (tel a été le cas de Job Garai). C’est ainsi que l’attribution des postes était pour le roi un bon moyen de gagner les seigneurs à sa cause.

54Il y a encore une question importante concernant le pouvoir des barons. Il était très rare que les possessions des magnats forment des blocs homogènes. La plupart des résidences des seigneurs étaient loin du centre du pays or c’est là que le pouvoir du roi pouvait s’appliquer le plus facilement. En revanche, la plupart des résidences des grands seigneurs se trouvaient agglutinées à proximité les unes des autres. C’est ainsi qu’il y en avait quatre dans les comitats de Vas et de Zemplén : d’une part leur pouvoir était ainsi neutralisé, d’autre part chacun attendait secours de la part du roi contre ses voisins. Cette situation rendait impossible toute indépendance, toute autonomisation par rapport au territoire du royaume. Comme la noblesse avait gardé ses liens directs avec le roi, les seules régions où l’autonomisation était envisageable étaient celles où le roi avait délégué une partie de ses compétences judiciaires à ses représentants (Transylvanie, Slavonie, Macsó). Aussi bien Mathias que ses successeurs veilleront à empêcher que cela se reproduise en relevant, le cas échéant, les voïvodes ou les bán de leurs fonctions.

Nobles moyens et bourgeois

55La Hongrie était le « pays des nobles ». Dès cette époque ce groupe social comprenait dix-huit mille familles nobles à une tenure (petite noblesse) et sept mille possédant des seigneuries (moyenne noblesse). La plus grande partie de la petite noblesse cultivait la terre elle-même à la manière des paysans. Nous pouvons leur ajouter les propriétaires qui avaient quelques tenanciers et qui ne différaient guère, en matière de fortune et de position sociale, des nobles paysans. Mathias avait bien essayé de faire passer les propriétaires à une tenure dans la catégorie des paysans, mais il avait dû faire face à la solidarité nobiliaire. La seule chose qu’il avait réussi à obtenir, c’est de pouvoir de temps à autre leur imposer l’impôt d’un demi-florin (impôt auquel les paysans-tenanciers étaient soumis).

56La partie politiquement active de la noblesse était formée par la noblesse propriétaire de seigneuries, mais elle non plus ne formait pas une couche homogène. Si nous considérons comme relevant de la petite noblesse ceux qui ne possédaient pas plus de quelques tenanciers, il y avait une différence considérable entre les seigneurs ayant une douzaine de paysans et ceux disposant d’un millier de tenanciers. La couche supérieure de la noblesse moyenne foncière était formée des proceres, qui avaient droit, comme les plus jeunes membres des familles de magnats, au titre d’egregius. Certains d’entre eux se situaient à la frontière entre les magnats et la noblesse, ils étaient comptabilisés tantôt dans l’une tantôt dans l’autre catégorie. Indépendamment de la fortune, tous les seigneurs ne participaient pas forcément à la vie publique. La plupart d’entre eux géraient leurs propriétés retirés sur leurs terres. Les nobles les plus distingués, soit géraient leurs domaines eux-mêmes, soit en confiaient la gestion à leurs familiers, nobles voire non nobles, et parvenaient ainsi à administrer leurs biens de manière plus lucrative que les magnats. Comme la majorité des magnats choisissaient leurs familiers parmi les nobles moyens les plus prestigieux, ils devaient bien les rémunérer : il arrivait ainsi que tel ou tel capitaine du guet parvint à accumuler une fortune suffisante pour acheter une seigneurie.

57La partie la plus dynamique de la noblesse moyenne choisissait de servir. Cela lui permettait d’accroître considérablement ses revenus. C’est dans le service de la famille royale que les perspectives d’ascension sociale à long terme étaient les plus prometteuses. Les familiers des grands seigneurs non seulement géraient leurs domaines mais devaient combattre dans leurs troupes. Surtout, les familiers des magnats – tels que le vice-voïvode, le vice-bán, le vice-ispán – exécutaient effectivement les tâches des barons à leur place dans les postes de l’État. Dans la cour de quelques magnats, les familiers les plus appréciés formaient un conseil. C’est ainsi que de plus en plus de nobles et surtout de familiers avaient acquis des compétences en matière de droit coutumier et utilisaient leur savoir en tant qu’avocats, au service du roi ou de grands seigneurs.

58À partir du milieu du xv^e siècle, on vit émerger une contradiction apparente. Nous venons de le voir, la couche la plus dynamique, la plus politisée de la noblesse moyenne avait choisi le service. Dans la plupart des comitats, le pouvoir était exercé par un grand seigneur ispán, lequel était en mesure de faire envoyer ses hommes par le comitat en tant que représentants à la Diète. Par ailleurs, à la Diète, en général, ce n’est pas la voix des grands seigneurs qui était prédominante : les nobles rassemblés (ou leurs représentants) adoptaient des lois allant dans le sens de leurs intérêts, et veillaient soigneusement à accroître leur cercle d’influence face aux grands propriétaires. La noblesse active en politique au service des grands seigneurs agissait donc parfois en opposition avec ses maîtres. Bien que nous ne disposions d’informations précises que pour la période suivante, celle qui commence en 1490, il ne pouvait en être autrement sous Mathias.

59Cette contradiction s’explique par les grandes différences qui existaient entre les comitats. Il y avait des comitats où le poids du grand seigneur était prédominant. Dans d’autres, soit le pouvoir du grand seigneur n’existait pas, soit il y avait une moyenne noblesse puissante, qui coexistait avec plusieurs grands propriétaires rivaux, et dont les membres n’étaient pas totalement liés à tel ou tel magnat en qualité de familiers. Dans ces comitats, ou encore en Slavonie, si un grand seigneur ispán ou bán voulait réussir à gouverner, il choisissait son remplaçant parmi ceux des nobles qui avaient réussi, dans une certaine mesure au moins, à préserver leur autonomie. Il n’était pas rare qu’une même personne ait été vice-ispán ou vice-bán de plusieurs magnats, dont les relations n’étaient pas forcément les plus amicales. Le but de cette couche était de défendre ses droits face aux grands seigneurs, et elle était prête pour l’atteindre à soutenir la politique royale.

60Dans ce système des ordres qui se mettait en place les villes royales étaient considérées comme membres du pays, autrement dit faisaient partie des ordres. Mais elles n’avaient pas un poids politique comparable à la noblesse. Un nombre considérable d’agglomérations agissaient de manière autonome. C’était le cas des villes saxonnes de Transylvanie qui représentaient ce qui était appelé la force dirigeante saxonne. Au début, Mathias ne les soutint pas particulièrement – d’autant que plusieurs agglomérations soutinrent la révolte de 1467 en Transylvanie. Il obligea par exemple Beszterce à payer l’impôt à Szilágyi. Mais il brisa ensuite le pouvoir des grands seigneurs, les « gerébek » (comites, comtes), qui avaient jusqu’alors joué un rôle dirigeant dans les villes et dans les districts saxons. Le roi renonça cependant à nommer des officiers (préfets) régionaux, et dans les années 1480, surtout pour des raisons fiscales, il créa l’« université saxonne », institution qui couvrait les territoires saxons : les Sept districts, les Deux Districts, Brassó avec le Barcasság, ainsi que le territoire de Beszterce. Elle était dirigée par le préfet de Nagyszeben et par le comte des Saxons, et contrôlée par le trésorier du roi.

61Le nombre des villes royales continua à baisser sous Mathias. Dans la première moitié de son règne, lui aussi concéda des villes à des magnats – il donna par exemple Késmárk aux Szapolyai, qui, en 1477, prirent en gage Tréncsén. Les principales villes qui comptaient comme ordre étaient les « sept villes royales libres », les villes du Trésor. Il y avait un deuxième groupe de villes qui s’adressaient en appel non point à l’argentier du roi, mais au juge de la cour (dont Esztergom, Lőcse, Székesfehérvár). Certaines d’entre elles étaient considérées comme villes du point de vue des ordres, auxquelles s’ajoutaient les villes minières de « Basse-Hongrie », ainsi que Kolozsvár et Zagreb.

62Ni le roi ni même les villes ne cherchèrent à faire participer les villes à la Diète. Mathias n’invita leurs représentants qu’en 1464 et en 1475. Il faut cependant distinguer les villes saxonnes de Transylvanie dont les représentants participaient à la Diète de Transylvanie en qualité de l’une des trois « nations » du pays. On peut supposer qu’ils aient également pris part à la Diète de Hongrie.

63Pour des raisons fiscales, le roi avait coutume de convoquer les villes et était prêt à leur faire des concessions. Les assemblées de villes remontent à l’époque de Sigismond. C’est peut-être là l’origine de la chambre de l’ordre des villes qui votait l’impôt et qui pouvait également intervenir sur des questions d’État. À partir de 1476, Mathias convoqua à plusieurs reprises auprès de lui ou de son trésorier les délégués des villes mais jamais ceux-ci cédèrent à ses demandes et votèrent l’impôt requis.

64Le roi avait d’autres moyens d’obtenir des versements de la part des villes. Les villes devaient mettre à sa disposition, outre l’impôt, de l’équipement militaire, voire des soldats, ce qui représentait une charge très lourde pour la bourgeoisie de Hongrie. De même que la noblesse, la bourgeoisie était elle aussi une couche hétérogène. Sa couche dirigeante était formée des marchands les plus prestigieux, des propriétaires de terrains et de quelques artisans qui commercialisaient leurs produits. Les conseils urbains étaient formés presque exclusivement de personnes originaires de cette couche sociale. Quantitativement, c’était la couche moyenne, formée d’artisans, qui était la plus nombreuse. La couche plébéienne, la plus pauvre, n’était pas très importante dans les villes hongroises, elle représentait tout au plus un tiers des habitants des villes. Bien sûr ces proportions changeaient de ville à ville. Dans la période considérée, il ne semble pas que les villes aient connu des conflits internes considérables et la couche dirigeante tenait fermement les rênes du pouvoir.

La participation des couches sociales au gouvernement : le conseil royal et la Diète

65Le principal organe d’État était le conseil royal, qui d’ailleurs finit par s’emparer de la régence après la mort du roi. Le terme conseil royal est l’équivalent de l’expression « les prélats et les barons ». Il y avait en fait deux conseils, un conseil restreint et un conseil plus large, dit conseil élargi. Le véritable pouvoir de décision était concentré dans le premier. Le conseil élargi n’étant convoqué que pour délibérer de questions particulièrement importantes, comme l’adoption d’une proposition du roi à la Diète. Le conseil restreint était censé représenter le conseil élargi. En principe, tous les prélats et les barons avaient le droit d’y assister. Au niveau des prélats il y avait le corps épiscopal, le prévôt de Székesfehérvár et le prieur des Johannites de Vrana. C’est parmi eux que se trouvaient certains des plus hauts officiers du roi (trésorier, secrétaire royal), disposant des fortunes les plus considérables. Au début, le terme « baron » désignait les « véritables barons » et ceux qui avaient occupé les postes conférant ce titre (à condition d’avoir une fortune suffisante). Ce sont ceux-là qui de manière générale participaient aux séances du conseil restreint. Il en allait autrement dans le cas du conseil élargi. L’appellation de baron était alors utilisée dans un sens nouveau, plus large : toutes les familles des magnats, que l’un de leurs membres occupât une dignité de baron ou non, pouvaient y assister. On peut ainsi considérer que le conseil élargi était le corps des grands seigneurs hongrois.

66Donc tout baron et tout prélat étaient censés pouvoir participer au conseil restreint. Dans la pratique, le roi y faisait entrer uniquement ceux qui étaient étroitement liés à lui dans l’exercice du pouvoir. Le nombre des participants diminua dans la deuxième partie de son règne. 1471 représente une véritable césure : ce corps dirigeant comportait 31 membres avant cette date, 24 après, et ce pendant 19 ans. Il y eut moins d’ » hommes nouveaux » au conseil que dans le groupe des barons : 31,2 % avant 1471, 41,7 % après.

67Pour ce qui est de la participation active au conseil, on peut constater que les séances du conseil élargi permettaient de rassembler davantage de personnes. La grande majorité de ceux qui auraient eu droit d’y siéger était absente. On ne peut pas exclure ici le désintérêt d’une partie de l’aristocratie. Le nombre le plus élevé de participants fut atteint au moment de la Diète de 1471, alors même qu’une partie des nobles, engagée dans la conspiration de Vitéz, ne s’y était pas présentée. Les autres avaient senti la nécessité de prouver leur fidélité au roi. Le conseil siégea avec 36 barons. Parfois le roi utilisait le conseil élargi à l’occasion de certaines décisions – votes d’impôts, amendement de lois. C’est grâce à l’accord des grands propriétaires que le roi pouvait faire appliquer sa volonté.

68Dans certains cas, les lois ainsi que le droit coutumier exigeaient l’intervention du conseil royal. L’exemple principal est la nomination de prélats et de barons. Pour nommer les ispán des comitats, le roi n’était pas tenu de consulter le conseil, du moins avant la loi de 1486. Jusqu’à cette date, Mathias nomma les dirigeants des comitats sans consulter le conseil. Une des compétences principales de cet organe restait la ratification des accords internationaux, les décisions en matière de guerre et de paix. Dans ces circonstances, Mathias se tournait souvent – mais pas toujours – vers le conseil élargi. Le roi pouvait aussi faire donation de domaines sans consulter le conseil. En cette matière, l’opinion des évêques et des barons fut beaucoup plus importante avant le couronnement.

69Dans la deuxième moitié du règne de Mathias le conseil perdit de son importance. Nous pouvons démontrer qu’après 1470 le roi avait moins besoin du soutien des grands seigneurs pour que sa volonté se réalise. En revanche, l’ancienne haute noblesse était toujours importante dans son entourage. Le clergé était représenté par les prélats qui pouvaient faire entendre leur voix dans le conseil. En principe la noblesse formait un ordre unique, comprenant aussi les magnats. Dans la pratique, il en allait autrement. La haute noblesse et les prélats assistaient aux séances du conseil élargi et leurs membres recevaient des invitations personnelles à la Diète alors que la noblesse moyenne était représentée par les délégués des comitats.

70La Diète était le seul endroit où cette dernière pouvait faire entendre sa voix dans les questions d’intérêt public. Si le roi était en mesure de s’attirer le soutien de la grande majorité des magnats, il ne valait pas la peine de convoquer la Diète. Il pouvait agir avec leur accord. Si une partie importante des grands seigneurs n’était pas d’accord avec les objectifs poursuivis par le roi, ce dernier pouvait utiliser la Diète contre eux. La Diète était dotée d’une autre fonction : si les ordres étaient mécontents de la politique du roi, ils pouvaient lui présenter leurs plaintes et le roi promettait d’y remédier. D’autre part, les lois établies lors de ces assemblées prenaient souvent position contre une affirmation trop marquée du pouvoir royal. Elles reflétaient donc plus les désirs de la noblesse que ceux du roi ; mais leur application, elle, dépendait du roi.

71À partir du sacre – à l’exception des deux cas évoqués ci-dessus – ce sont des délégués qui représentèrent la noblesse moyenne à la Diète. Mathias la convoquait de manière générale une fois par an. En 1466, en prévision d’une éventuelle invasion turque, elle aborda surtout les questions militaires. Elle se révéla bien plus importante en 1467 : elle aborda la réforme duTrésor. Certains impôts furent supprimés, comme le profit de la chambre et le trentième mais ils furent réintroduits sous le nom d’impôt du Trésor ou encore douane de la Couronne. Les exemptions d’impôt antérieures furent supprimées. Le mode de prélèvement des impôts, lui aussi, changea et cette loi fut à l’origine de la révolte de la Transylvanie.

72Les rapports entre le roi et son ex-beau-père se détérioraient (la reine Catherine Podiebrád était morte en 1464). Entre-temps, en raison de la guerre tchèque, le roi dut lever un impôt extraordinaire. La Diète de Pozsony de 1468 prit en compte avant tout les intérêts des nobles : elle déboucha sur des dispositions limitant le pouvoir royal, interdisant les excès de ses officiers. Les intérêts des nobles furent protégés également face aux barons et aux prélats. Les membres du conseil royal durent s’engager à ce que le roi ne prélève plus d’impôt supplémentaire. Deux ans plus tard, en novembre 1470, il y eut une nouvelle Diète. À côté de dispositions analogues, elle est à l’origine des premiers articles contre la bourgeoisie, des articles mettant en cause l’exemption douanière de la bourgeoisie. L’absence des délégués des villes à la Diète commençait à se faire sentir. Les ordres firent promettre aux barons et aux prélats que le roi ne lèverait plus de nouveaux impôts. Il est frappant de voir que les prélats, auparavant le principal soutien du roi, n’étaient représentés que par quelques hauts dignitaires royaux ou ex-hauts dignitaires royaux : huit en 1468, quatre seulement en 1470 acceptèrent de s’engager au nom du roi. Cela annonçait des conflits internes pour l’avenir.

La révolte de 1467

73Après son couronnement en 1464, Matthias comprit qu’il pouvait renforcer son pouvoir car le compromis passé avec les grands seigneurs avait attiré de nouveaux aristocrates dans le camp du roi. En 1465, il démit Nicolas Újlaki de ses fonctions de voïvode de Transylvanie et il renvoya également son cousin, Jean Pongrác. Les nouveaux voïvodes vinrent de Hongrie occidentale. Ils avaient soutenu le parti de Frédéric III : il s’agissait de Szentgyörgyi et de Jean Bazini et des comtes Zsigmond, ou plutôt, de leur cousin, Berthold Ellerbach. L’année suivante, Újlaki et son compagnon, Emeric Szapolyai, qui était fidèle au roi, furent dépossédés du titre de bán de Slavonie, cette fois avec un déploiement de troupes. Le roi établit sur ce poste Vitovec, à côté duquel il plaça un homme de confiance, Jean Tuz, qu’il avait élevé à la dignité de baron. Il ne restait plus à Újlaki que son titre de bán de Macsó, territoire entouré de seigneurs ou de bán partisans du roi.

74La pression fiscale permanente et l’accroissement du pouvoir du roi suscitèrent un mécontentement qui se renforça après la loi de 1467. Les nouvelles mesures fiscales n’auraient dû apporter qu’un profit minime, mais de nombreuses exemptions furent supprimées. Le poids fiscal le plus important était représenté par un impôt « exceptionnel » cinq fois supérieur au profit de la chambre. Deux événements contribuèrent à faire monter les tensions. Depuis Louis le Grand les paysans de Transylvanie étaient exemptés du paiement régulier des impôts, dans la mesure où leur charge militaire était supérieure à celle des autres. Désormais ils perdirent ce privilège. La deuxième circonstance aggravante fut la modification du mode de perception de l’impôt, qui devait être appliquée également à l’impôt exceptionnel. Jusqu’alors, si plusieurs familles vivaient dans une même maison, derrière un même portail, elles payaient l’impôt ensemble ; désormais, elles allaient devoir le payer séparément. L’augmentation des taxes imposées aux tenanciers touchait également leurs seigneurs, notamment les seigneurs allemands, lesquels pouvaient redouter que leurs paysans n’aillent s’installer là où la charge fiscale serait la moins lourde.

75La révolte de 1467 est en général rattachée à la Transylvanie car c’est là en effet que se trouvait son centre opérationnel mais en réalité elle couvrit un territoire bien plus large, allant jusqu’à certaines régions de Hongrie méridionale et du Haut-Pays. Ailleurs, c’est sans doute l’intervention rapide du roi qui empêcha la révolte d’éclater. Le 18 août 1467, les représentants des trois « nations » de Transylvanie, à savoir des comitats hongrois, des districts saxons et sicules, conclurent une alliance tournée contre le roi Mathias et élirent à leur tête les trois voïvodes et les frères Szapolyai. La propagande royale accusa ensuite les Transylvains d’avoir voulu faire sécession et d’avoir désigné Jean Szentgyörgyi pour prince. Les faits contredisent cette version. Le roi ne tarda pas à réagir : il entra en Transylvanie à la tête de son armée et envoya des troupes encercler les Szapolyai. La révolte fut matée en quelques semaines. Les voïvodes et les frères Szapolyai se soumirent et furent graciés. Mais les trois voïvodes perdirent leur fonction. Le roi n’en frappa que plus durement les nobles ayant participé à la révolte, les aristocrates sicules et saxons. Il fit exécuter ceux qui n’avaient pas réussi à prendre la fuite ou bien il confisqua leurs biens. C’est à cette occasion que la seule famille de magnats de Transylvanie, les Losonczi Dezsőfi, perdit une grande partie de ses domaines. Cela signifia qu’en dehors des domaines allant de pair avec l’honor de voïvode et l’honor d’ispán des Sicules, il n’y eut plus de grands propriétaires en Transylvanie sauf l’Église et la famille des Hunyadi (avec les Pongrác et les Geréb). Le pouvoir du voïvode devenait ainsi bien supérieur à celui par exemple du bán de Slavonie. Et ceci est d’autant plus net qu’après la mort rapide de l’ispán des Sicules Jean Daróci, nommé en 1467 et tué lors de la campagne de Moldavie, cet office revint lui aussi aussi aux voïvodes.

76Donc, le pouvoir royal sortit renforcé de cette épreuve. Certes Mathias avait fait quelques concessions, notamment en rétablissant le mode antérieur de perception de l’impôt : un impôt par portail, quel que soit le nombre de familles qui habitent derrière lui. Après 1468, le roi concentra ses énergies sur la guerre tchèque, qui pesait lourd sur le Trésor. Cela ne fit que susciter de nouvelles oppositions, que révèle la diminution du nombre d’ecclésiastiques disposés à s’engager au nom du roi, comme nous l’avons vu à propos de la loi de 1470. C’est alors que les forces hostiles à Mathias trouvèrent un soutien et un leader inattendus.

La conspiration de Vitéz en 1471

77En 1467, l’harmonie régnait encore en apparence dans les relations entre le roi et l’archevêque d’Esztergom, Jean Vitéz, ainsi que son cousin, Jean Csezmicei (Janus Pannonius1), évêque de Pécs. L’archevêque pourtant ne s’était pas vu confier la direction effective de la chancellerie unifiée et le roi lui avait préféré l’archevêque de Kalocsa, Étienne Várdai, pour la nomination à la pourpre cardinalice. Toutefois, en 1467, Jean fut nommé trésorier du roi, puis, à la fin de l’année 1468, à la mort de Vitovec, il le nomma bán de Slavonie aux côtés de Jean Tuz. Cette fonction lui assurait non seulement une influence considérable, mais témoignait aussi de la confiance du roi. Tuz était également chambellan, la principale dignité de la cour. C’est en 1470 que les relations entre Vitéz et le roi semblent avoir commencé à se dégrader.

78Au début de cette année-là, le roi démit Jean et Tuz de leur fonction de bán, puis Tuz perdit aussi la dignité de chambellan. Tuz et son frère, Osvát, évêque de Zagreb, étaient passés, grâce à Mathias, du rang de propriétaires insignifiants du comitat de Somogy, à celui de grands propriétaires. Tombés en disgrâce les frères redevinrent nobles inférieurs. Ce furent l’homme de guerre Balász Magyar et le financier Damien Horvát qui se retrouvèrent à la tête de la Slavonie ; le nouveau chambellan fut Georges Parlagi. Jean, malgré la déchéance de son collègue et ami, resta dans l’entourage du roi, participa en 1470 au vote de l’impôt. Cependant désormais son rôle dans les affaires publiques fut comparable à celui des autres évêques. Les atteintes à l’amour-propre de l’archevêque, elles aussi, se multiplièrent. À la chancellerie, le pouvoir était passé progressivement dans les mains de Gabriel Matucsinai, et le secrétaire du roi, le Silésien Jean Beckensloer, qui était en mauvais termes avec Vitéz, était de plus en plus influent. Les bonnes relations du roi avec le nonce apostolique tendirent encore plus la situation. Elles permirent au roi de soumettre l’Église hongroise à l’impôt. Le souverain n’hésita pas non plus à prélever une partie des revenus de l’archevêque d’Esztergom.

79Pendant la guerre tchèque Vitéz et Janus furent les porte-parole du roi ; ils devinrent ensuite ses adversaires. Il semble que lors d’une réunion du conseil royal Vitéz se soit disputé avec le roi, qui l’aurait giflé. Cela a peut-être amené l’archevêque à agir et la campagne de Bohême lancée par Mathias lui en donna l’occasion. Pour faire face au péril turc, le souverain avait chargé au printemps 1471 Jean Vitéz, le palatin Michel Ország, le comte de la cour Jean Rozgonyi et le trésorier Jean Ernuszt d’organiser la défense du pays. Le palatin associa à l’exécution de cette tâche Újlaki et Jean Pongrác en tant que capitaines. Jean Rozgonyi et ses frères étaient issus d’une branche cadette de la famille qui était apparentée aux Hunyadi et, face à Sébastien, qui appartenait à la branche aînée, ils avaient joué avant 1458 un rôle central dans le groupe aristocratique hostile aux Hunyadi ; mais ils s’étaient vite ralliés à Mathias, et leur influence avait atteint son apogée après le couronnement royal. En 1470 Jean Rozgonyi occupa l’office de comte de la cour, office devenu vacant à la mort de Ladislas Pálóci, et il fut remplacé à la fonction d’argentier du roi par son frère cadet, Rajnald.

80Mathias affronta les Polonais en Bohême. Fin mars 1471, le roi Georges Podiebrád mourut et les ordres tchèques élirent roi le prince polonais Vladislas, en tant que descendant en voie féminine des Luxembourgs. Vitéz et les siens se dirent que l’éloignement du roi et de l’armée leur faciliterait la tâche. Le modèle tchèque leur garantissant par ailleurs la légitimité de l’application du droit héréditaire. L’élection au trône de Hongrie de l’un des fils du roi de Pologne, descendant en ligne féminine des Luxembourgs, paraissait imminente. Le nouveau roi aurait veillé mieux que Mathias au danger turc, puisque les Ottomans menaçaient également la Pologne. À en croire les nouvelles qui circulaient à l’époque, presque tout le pays aurait rejoint les insurgés, y compris les magnats et la noblesse moyenne. Seuls neuf comitats seraient restés fidèles au roi. On peut supposer que les frères Szapolyai se tournèrent une nouvelle fois contre Mathias, mais rien ne vient confirmer cette supposition. Il n’est pas exclu qu’ils soient revenus à temps dans son camp.

81Aussitôt que le roi eut vent de la conspiration, il retourna en Hongrie, sans doute avec ses troupes. Il fit comme s’il ne savait rien de la révolte qui couvait. Entre-temps, des pourparlers avaient eu lieu à Cracovie entre des émissaires des conspirateurs et le roi de Pologne Casimir, qui finit par désigner son fils de même nom comme roi de Hongrie. Les négociations et la lenteur des préparatifs polonais donnèrent à Mathias une longueur d’avance. Comme si rien n’était, le roi convoqua une Diète à Buda le 1^er septembre. La position du roi couronné, présent sur le territoire du pays avec l’armée, se renforça nécessairement, et tous ne rejoignirent pas la conspiration. Il semble que le palatin resta fidèle au roi parce que, pour lui, « même un bœuf doit être honoré s’il a été couronné ». L’utilisation de ce dicton montre bien que lui non plus n’était pas satisfait du roi mais il lui resta fidèle. Újlaki joua un rôle bien plus important encore. Jusqu’alors ce puissant propriétaire, seigneur de troupes bien entraînées, était comme pris en tenailles par l’évêque de Pécs et les frères Tuz. Manifestement, Mathias avait installé des hommes qui lui étaient en apparence fidèles à Pécs et en Slavonie afin d’encercler les domaines d’Újlaki. Désormais la situation était retournée : Jean Pannonius et les frères Tuz s’opposaient au roi, voire représentaient les forces principales mobilisées contre lui. Et Újlaki, avec le nouvel archevêque de Kalocsa, Gabriel Matucsinai, fidèle au roi, et avec le soutien des bán, les tenait en respect. Il semble – et c’est très vraisemblable – qu’Újlaki ait conseillé au roi de ne pas s’en prendre aux insurgés, car ils finiraient bien par le rejoindre et par le soutenir.

82Ce conseil s’avéra parfaitement justifié à la Diète de septembre. Les grands seigneurs et les prélats s’y présentèrent en grand nombre et les comitats y envoyèrent également leurs délégués. Dix évêques et trente-six aristocrates apposèrent leur sceau sur une lettre au roi de Pologne dans laquelle ils reconnaissaient la légitimité du règne de Mathias. C’est ainsi que la conspiration échoua avant même que les troupes du prétendant polonais au trône fussent entrées en Hongrie. Seuls Vitéz, Janus Pannonius et Osvát Tuz parmi les évêques, Jean Tuz, Rajnáld Rozgonyi et Nicolas Perényi persistèrent (le comte de la cour Jean Rozgonyi mourut dès le mois d’août à l’assemblée impériale de Ratisbonne (Regensburg) à laquelle il participait en tant que légat de Mathias). À la fin de l’année Vitéz se soumit, et les troupes polonaises qui avaient entre-temps fait irruption sur le territoire hongrois furent battues. L’évêque de Pécs se réfugia dans le château des Tuz, où il mourut le 27 mars 1472. Au printemps, le roi fit arrêter Vitéz. Il resta peu de temps en détention ; le roi le libéra sous le contrôle de Beckensloer mais l’archevêque mourut dans le courant de l’été. Les autres insurgés firent eux aussi soumission.

83La conspiration de 1471 montra bien le mécontentement provoqué par le pouvoir royal mais elle révéla aussi avec précision l’autorité de Mathias. La seule apparition de celui-ci avait suffi à supprimer presque instantanément toute opposition. Cependant il était également manifeste que le roi continuait à dépendre du soutien actif d’au moins une partie des barons. C’est pourquoi il récompensa Újlaki de sa loyauté et le nomma dès l’automne 1471 roi des territoires bosniaques reconquis aux Turcs. Au printemps 1472, le « voïvode » Nicolas fut couronné roi de Bosnie. En même temps, il devint bán de Slavonie à la place de Balázs Magyar. C’était un cas sans précédent : un seigneur hongrois devenait roi vassal, tout en étant bán des deux principaux banats, Macsó et la Slavonie. L’entretien des châteaux de Bosnie échut au nouveau roi qui jura fidélité à Mathias et à sa mère. Celle-ci l’accueillit comme son fils. Ce ne fut donc pas la dépendance juridique de la Bosnie par rapport à la Hongrie qui fut mise en évidence, mais la fidélité personnelle d’Újlaki à la maison des Hunyadi. Újlaki n’est pas le seul à avoir été récompensé par Mathias. Le roi s’entoura des membres de sa parentèle, de ses cousins : la famille Geréb. Il leur avait retiré les terres de Fogaras. En septembre 1471 il la leur rendit. Après quoi, il put tranquillement nommer Pierre Geréb commandant des troupes lancées contre les Polonais.

La cour et la chancellerie

84Nous avons déjà vu que le roi n’avait besoin de l’accord du conseil royal ou de la Diète que dans des cas très précis. L’un des instruments les plus importants pour l’application de la politique voulue par le roi fut la cour, autrement dit la noblesse de cour. Comme la plupart des anciens domaines dépendant d’un honor étaient passés aux mains de grands propriétaires privés, le poids de la noblesse de cour n’était pas comparable à celui qu’il avait été à l’époque des rois angevins mais il existait toujours. Les membres de la cour royale formaient un corps, appelé même parfois « ordre » (ordo), qui bénéficiait de privilèges et d’attributs particuliers. Bien que cela fut contraire aux lois, les nobles de cour ne payaient ni le gîte, ni le couvert, ni le transport. Il semble bien qu’en cas de mobilisation ils ne rejoignaient pas les troupes des comitats mais directement celles du roi. C’est parmi eux que se recrutaient les officiers des troupes royales et la plupart des capitaines mercenaires (y compris étrangers) faisaient partie de la cour, de sorte que ce corps formait le commandement militaire du roi. Le souverain faisait exécuter la plupart de ses décisions par les membres de la cour. Tantôt il les envoyait contre les révoltés, tantôt il leur faisait occuper des domaines et des terres. Il leur arrivait aussi d’examiner des plaintes contre des officiers, d’aider au fonctionnement du Trésor (par exemple en prélevant l’impôt) ou se voyaient confier des missions diplomatiques.

85Le terme désignant les membres de la cour comme un tout était aulicus (en hongrois : palotás). Les trois groupes qu’ils formaient – les pages de cour, les familiers et les chevaliers – étaient dans une certaine mesure hiérarchisés. Même si cela n’arrivait pas toujours, les membres des trois groupes pouvaient être affectés à la chambre du roi (cubicularius). Ils étaient rémunérés d’après le nombre de « chevaux » car, en même temps, ils jouaient un rôle dans la protection du roi. Les compétences et non l’origine déterminaient l’accès à la cour. Parmi ses membres, outre les rejetons des grandes familles de magnats et des familles prestigieuses de la moyenne noblesse, il y avait des petits nobles insignifiants, voire des personnes issues de la bourgeoisie. L’appartenance à la cour facilitait sérieusement l’accès aux dignités de baron. Nous savons de source certaine que près d’un tiers des « hommes nouveaux » nommés barons par Mathias étaient membres de la cour.

86La chancellerie avait pour tâche de consigner par écrit la volonté du roi, assistant ainsi aussi bien le roi que le conseil. La relation des membres de la chancellerie avec la cour est révélée par le terme « cour » qui figure dans leur appellation officielle : aulae regiae cancellarius. Dans la première moitié du règne de Mathias, il arriva souvent que les clercs de la chancellerie se voient confier des tâches qu’ils effectuaient en tant que membres de la cour. En apparence, c’était toujours la réforme remontant à l’année du couronnement, 1464, qui s’appliquait, mais au fil des années sa forme originale subit des transformations qui s’imposèrent presque imperceptiblement. Mathias tenta de limiter l’influence du conseil sur la chancellerie..

87Il ne toucha pas aux deux institutions de « grand chancelier » et de « chancelier secret », qui étaient de rang équivalent et dont l’une était occupée par l’archevêque de Kalocsa. Le sceau le plus important, le sceau secret, fut confié au chancelier secret, qui était indépendant du chancelier principal. Pourtant ce ne fut pas un moyen de rétablir l’ancienne chancellerie secrète dans la mesure où l’activité du nouveau chancelier secret n‘était pas influencée par le conseil. Il en était déjà ainsi à la fin des années 1460 quand Gabriel Matucsinai, curé à Buda, prit la direction de la chancellerie, puis, en 1471, devint archevêque de Kalocsa et grand chancelier. Mais en 1474 il lui arriva ce qui était auparavant arrivé à Várdai et à Vitéz. Les rênes passèrent dans les mains du nouveau chancelier secret, Gabriel Rangoni, ancien légat papal, ce qui porta atteinte aux intérêts non seulement de Matucsinai, mais aussi de Jean Beckensloer, archevêque d’Esztergom. Ce dernier chercha refuge auprès de l’empereur Frédéric III, et Rangoni lui succéda. Mais bientôt c’est le secrétaire du roi, le prévôt Pierre Váradi, qui devint en même temps chancelier secret. En 1481, Váradi, devenu archevêque de Kalocsa, fut grand chancelier et chancelier secret. Mais en 1484 Mathias le fit jeter en prison. Provisoirement, la chancellerie fut dirigée par le secrétaire du roi, Thomas Bakócz, qui devait être remplacé ensuite par Jean Filipec. Celui-ci, jusqu’à la mort du roi, portera simplement le titre de chancelier secret.

88Manifestement, le roi perdit souvent confiance dans ses grands chanceliers et confia la direction effective à des hommes peu connus qu’il mettait à leurs côtés (Matucsinai était noble moyen, Rangoni et Filipec étrangers, Váradi et Bakócz étaient d’origine paysanne). Il y eut également un autre bureau dont le fonctionnement était indépendant de tous les autres offices et même de la chancellerie. Entre 1468 et 1475 en effet, il y eut des bureaux qui utilisaient sur leurs documents le sceau appelé « sceau secret mineur ». Leurs fonctions furent reprises en 1475 par le bureau du sceau annulaire.

89Les bureaux étaient dirigés par les secrétaires du roi. À partir des années 1470, le roi eut deux secrétaires en même temps : l’un dirigeait sans doute le bureau spécial, alors que l’autre, qui peut-être assistait aussi la chancellerie, participait au traitement des suppliques. Les registres dits relatoires de la chancellerie figurent principalement sur les documents établis à partir des suppliques et ils représentent tout au plus 25 % de tous les documents. Ils ne permettent pas d’établir la composition du conseil puisque la plupart des affaires ne passaient pas devant lui. À partir du début des années 1470, la part des rapports du secrétaire dans les registres relatoires augmente. Dans les années 1480, le secrétaire est mentionné dans 59 % des registres relatoires, c’est lui qui donnait l’ordre d’établir les documents.

90Donc, suivant ses besoins, Matthias a pu revenir sur ses propres réformes, faisant en sorte que la chancellerie ne délivrât que des documents reflétant à tous points de vue ses propres intentions.

91L’activité de la chancellerie judiciaire ne différait guère, pour l’essentiel, de ce qui avait été mis en place en 1464. Le sceau de juge était détenu par le représentant de la présence personnelle, un ecclésiastique, qui était l’un des trois grands juges de la cour royale, avec le palatin et le comte de la cour. Les greffiers de la petite chancellerie (attachée au juge de la cour) participaient avec le bureau des deux autres grands juges aux écritures liées au travail du tribunal et en rapport avec celui-ci. La justice était rendue par quatre sénéchaux avec les jurés de la cour : le juge de la cour disposait de deux sénéchaux, le palatin et le comte de la cour d’un chacun. Les jurés étaient les prélats et les barons du conseil restreint du roi, même s’il y avait des jurés nobles – qui ne furent pas réélus après 1464. Il arriva que les deux chancelleries royales fussent dirigées par une seule et même personne, et Váradi aussi bien que Filipec furent, même si ce fut pour une courte durée, en même temps chancelier et juge de la cour. En 1486 c’est une personnalité non ecclésiastique, Thomas Drági, ancien vice-bán de Macsó, qui assuma la fonction de juge de la cour.

L’indispensable redressement financier

92En 1457, les revenus de la Couronne étaient dans un état lamentable. En conséquence le souverain fut obligé de lever de plus en plus souvent des impôts extraordinaires qu’il encaissait tantôt avec l’accord de la Diète, tantôt avec celui du conseil. L’impôt extraordinaire était en général d’un montant d’un florin par portail. Il n’était pas rare que l’impôt fût levé deux fois par an. Au total au cours de ses trente-trois ans de règne Mathias leva 43 fois l’impôt exceptionnel. Ainsi chaque portail de tenanciers dut chaque année supporter une charge fiscale exceptionnelle d’en moyenne 1,32 florin d’or. Au début de son règne, faute d’un organisme apte à prélever efficacement l’impôt, le roi ne put percevoir celui-ci que dans les territoires où son pouvoir était déjà bien implanté. Les percepteurs étaient souvent des membres de la cour royale ou des greffiers de chancellerie, parfois des nobles de la région. Les sommes étaient rassemblées par le trésorier du roi mais lui non plus ne disposait pas d’une infrastructure appropriée.

93Par ailleurs, le roi disposait aussi de revenus « réguliers ». Le principal d’entre eux était, on l’a déjà vu, le monopole du sel. La production des mines de sel de Transylvanie et du Máramaros était vendue par les chambres royales du sel réparties dans le pays. Il y avait toujours également le gain de la chambre, le florin d’or à verser tous les cinq portails. Les principales sources de revenus cependant provenaient des chambres de la monnaie et des chambres des mines (de métaux précieux) ainsi que des trentièmes prélevés sur le commerce extérieur (vingtièmes en Transylvanie). Le problème de ces impôts réguliers était d’une part qu’il était possible de s’en faire exempter (possibilité éliminée cependant par la loi de 1467) et d’autre part que ces sommes étaient prélevées par des institutions autonomes, sans organe central de direction. C’est ainsi que les chambres de la monnaie étaient indépendantes les unes des autres. C’est pourquoi une partie de ces revenus se perdait en raison de la confusion administrative et le roi ne pouvait guère prévoir le montant de ses recettes.

94La réforme du Trésor fut lancée dès le couronnement avec la transformation de la dignité de trésorier principal qui devint un simple trésorier. Il ne fut donc plus un baron et de ce fait ne dépendit plus autant du conseil. Il y eut également une évolution dans le sens de la centralisation du traitement des recettes. La gestion du trentième fut confiée par le roi à un bureau composé de trois personnes : le sous-trésorier de l’époque, Laurent Bajoni, et deux bourgeois de Buda, Jean Ernuszt et Étienne Kovács. Ils se partagèrent l’administration des principales chambres de la monnaie et des chambres minières. Il ne s’agissait là que d’une expérience. Après la Diète des 1467 le roi prit en cette matière les mesures décisives. C’est alors qu’émergea la personnalité de Jean Ernuszt déjà mentionné : c’était un marchand d’origine juive, converti au christianisme, et tout montre que c’était un financier de génie. Le roi lui confia la gestion du gain de la chambre et des douanes de la Couronne (l’ancien trentième), centralisant ainsi les principaux revenus « réguliers » du trésor à l’exception du sel. Mathias rétablit également la fonction de trésorier du roi, qu’il confia à Jean Csezmicei (Jean Pannonius), qui à l’époque jouissait encore de sa confiance. Sa compétence s’étendit également à l’impôt extraordinaire. Il est curieux de noter qu’Ernuszt semble avoir été trésorier en même temps. Il se produisit donc une dualité de fonctions comme avec la chancellerie, où, à côté du grand chancelier et du chancelier secret, il y avait également un chancelier indépendant. C’est ainsi qu’Ernuszt commença par gérer l’ensemble des revenus « réguliers ». Quand la fonction de trésorier du roi occupée par l’évêque de Pecs disparut, au plus tard après sa nomination à la dignité de bán de Slavonie, l’impôt extraordinaire passa également sous sa gestion. Ainsi prit naissance une trésorerie dont le personnel dirigeant était formé de spécialistes des finances. Des fonctions administratives virent le jour au sein même du système des familiers. Ce fut là – et non dans le changement de nom prévu par la loi – la véritable importance des réformes de 1467. Le trésor pouvait désormais établir un budget.

95C’est peut-être cette centralisation qui permit au roi de renoncer à certains revenus. Après 1468, il n’est plus question de prélever le gain de la chambre car il était compris dans l’impôt extraordinaire, qui ainsi cumulé, était d’un florin. L’autre disposition importante, avant tout de par ses implications économiques, fut l’arrêt de la dégradation de l’argent et la décision de battre de l’argent de bonne qualité. Désormais, cent deniers d’argent valurent un florin d’or (l’étalon du florin ne changea jamais).

96L’influence des trésoriers ne fit qu’augmenter. En 1473 Ernuszt, tout en gardant la trésorerie, devint bán de Slavonie. Mathias en fit un grand seigneur en lui donnant le domaine de Csáktorony. En 1476, il fut remplacé à la trésorerie par son sous-trésorier, Georges Handó, bourgeois d’une bourgade rurale. C’est alors que se mit en place la nouvelle organisation de la trésorerie. En 1478, Mathias le fit archevêque de Kalocsa, grand chancelier et chancelier principal. La trésorerie revint alors au prévôt Urbain Nagylucsei, qui était issu de la petite noblesse (ou peut-être même d’une famille de tenanciers !) et avait été l’adjoint d’Ernuszt. Dès lors et jusqu’à la mort de Mathias, Nagylucsei sera l’un des hommes les plus influents de la cour. Il fit une ascension spectaculaire dans la hiérarchie ecclésiastique en devenant d’abord évêque de Györ, puis d’Eger. À l’époque de la régence autrichienne de Mathias il fut même à la tête du diocèse de Vienne. À deux reprises le roi le chargea de remplir les fonctions d’argentier du roi. C’est ainsi qu’il rendit la justice dans les affaires en grande instance des villes. Puis, à la mort du palatin Emeric Szapolyai (1487), c’est lui qui devint palatin. C’est lui également qui assura la présidence de la Diète de 1490, chargée d’élire un roi.

97La trésorerie fut donc dirigée par des officiers de talent et d’origine modeste. Ils devaient tout à Mathias et, de ce fait, étaient en principe loyaux et fiables. Leur compétence ne s’étendait pas aux domaines royaux. Dès 1458, Mathias avait créé pour les gérer l’institution de la cour aulique (udvarbiróság) de Budavár. Le juge aulique gérait les domaines royaux, à l’exception de ceux qui allaient de pair avec un honor, et bientôt il reprit également la fonction d’ispán des pays yazyge et couman. Dans une certaine mesure, avec le capitaine de guet de Budavár, il peut être vu comme l’ispán des comitats de Pest et de Pilis, qui n’avaient pas d’ispán. Les domaines familiaux du roi n’occupaient qu’une place minime dans ses fonctions, puisque c’est la mère du roi, Élisabeth Szilágyi, qui les administra jusqu’à sa mort (1484). Il est vrai que les domaines du roi ne rapportaient que des recettes insignifiantes mais les châteaux et le personnel de gestion des domaines royaux étaient pour le roi un outil important lui permettant d’affirmer son pouvoir en province. : C’est pourquoi la cour aulique avait surtout une fonction de politique intérieure. Mathias assura une rotation aussi rapide que possible des juges auliques (udvarbiro) et veilla à ce qu’aucun seigneur influent n’occupât cette fonction. C’est ainsi qu’à côté de quelques nobles possédant des domaines de taille moyenne, il y eut à cette fonction des hommes issus de la petite noblesse, de la bourgeoisie, voire des descendants de tenanciers.

98Il est difficile d’évaluer avec précision les revenus de Mathias. L’aperçu le plus fiable provient des informations consignées en 1476 par l’ambassadeur royal Fontana. La comparaison avec d’autres sources amène peu de corrections. Au cours de la deuxième moitié de son règne – dans les cas de versements uniques – l’impôt extraordinaire rapporta approximativement 250 000 florins, l’impôt payé par les villes de Hongrie et par les villes saxonnes de Transylvanie 47 000 florins, le sel 80 000, le profit des chambres minières et de la monnaie 60 000, les douanes de la Couronne 50 000, le cinquième à verser par les Juifs et par les bergers roumains 6 000 florins. En tout, cela fait 498 000 florins. Si l’impôt extraordinaire était levé deux fois, les recettes pouvaient s’élever à 750 000 florins. Il ne s’agit pas de sommes très élevées. Les anciennes évaluations d’après lesquelles les revenus de Mathias étaient comparables à ceux des plus grands pays européens sont erronées. Elles partent de chiffres bien supérieurs pour la Hongrie et prennent pour point de comparaison les données du milieu du xv^e siècle, alors même que dans les principaux pays européens les budgets des Couronnes royales avaient au moins doublé dans la deuxième moitié du siècle. La seule information dont nous disposons pour la même époque concerne l’Empire ottoman : le revenu annuel pour 1475 était de 1 800 000 florins, ce qui est plus de trois fois et demi celui de Mathias.

99Il y avait aussi d’autres revenus, dont par exemple ceux provenant des domaines occupés par le roi au cours de la seconde moitié de son règne. Là, Mathias ne leva pas d’impôt tous les ans et, quand il le fit, cet impôt fut inférieur à celui qui était versé en Hongrie. À la fin de son règne (après l’occupation de l’Autriche), il ne rapportait en moyenne pas plus de 100 000 florins. Ajoutons à cela les aides envoyées par le pape et par Venise, qui cependant remontent surtout à la première moitié du règne de Mathias. Elles disparaissent dans les années 1470. Mathias de plus soumettait à intervalles réguliers le clergé à l’impôt, et il prélevait également des impôts dans tel ou tel comitat (par exemple afin que le comitat ne soit pas obligé de tenir une assemblée palatine, ce qui représentait une lourde charge pour la noblesse locale). Mais il ne s’agit là que de revenus mineurs, de même que lorsque le roi donnait en gage ses domaines ou ses villes – ce qui est plutôt caractéristique du début de son règne.

Des dépenses militaires toujours plus importantes

100Nous ne pouvons comprendre la portée réelle de ces revenus que si nous les comparons aux dépenses du roi. La dépense la plus importante fut le budget militaire. Sans armée, Mathias aurait été incapable de l’emporter sur ses ennemis aussi bien intérieurs qu’extérieurs. C’est pourquoi il dut dès le début veiller à la mise en état de son armée. Tout d’abord, il put compter sur les troupes de son père, qui, au début, étaient commandées par Michel Szilágyi. Le roi disposait aussi du soutien des détachements de la plupart des prélats et de quelques grands seigneurs. Ces derniers disposaient de mercenaires, qui comptaient parmi les familiers desdits seigneurs. Mais ces derniers ne manquaient pas de présenter au roi la facture : ils demandaient de l’argent, des terres, de l’influence. Toutes ces forces ne suffisaient pas à défendre le pays. C’est pourquoi Mathias se vit obligé de faire appel aussi bien au service militaire par tenure qu’à la mobilisation nobiliaire.

101Le service militaire par tenure signifiait à l’époque de Mathias que pour un certain nombre de tenanciers (20 en 1459) il fallait mettre à disposition un soldat, soit un tenancier en armes, soit un mercenaire. Les grands seigneurs pouvaient aussi utiliser leurs paysans pour accroître leurs armées privées. Comme nous l’avons vu, les Diètes s’efforcèrent de soumettre les armées des barons (d’après la loi 1459 même celles qui avaient le droit d’accueillir des mercenaires) aux comitats. Seuls les régiments des prélats échappèrent à cette obligation car dans leur cas le nombre de soldats était calculé non point à partir du nombre de portails, mais à partir du montant de la dîme. Ces troupes étaient de meilleure qualité sur le plan militaire. Dans ces circonstances, le roi, dès le début, s’efforça de remplacer le service par tenure par une rentrée d’argent. Ceci lui permettait de lever lui-même ses troupes. Cette exemption du service par tenure fut appelée « argent militaire » (pecunia exercitualis) et n’est pas à confondre avec l’impôt extraordinaire, dit subsidium, bien que son montant ait été en général d’un florin par tenancier. Il est difficile d’établir la somme totale rapportée par cet impôt, dans la mesure où il se trouvait toujours des seigneurs qui préféraient maintenir le service par tenure. Après 1471 Mathias cessa d’exiger le service par tenure, c’est pourquoi le prélèvement de l’« argent militaire », lui aussi, cessa – mais le subsidium demeura en vigueur.

102Cependant Mathias, même après cette date, continua à exiger que les principaux propriétaires mettent à sa disposition des régiments bannerets. Leur importance fut cependant limitée par rapport à celle des troupes de mercenaires. Sur le principe, le roi ne pouvait utiliser ces troupes que dans le cas où la mobilisation générale serait décrétée pour chasser un ennemi se trouvant déjà sur le territoire. Vraisemblablement les troupes des prélats faisaient exception. Elles pouvaient être, semble-t-il, mobilisées à d’autres occasions. Les troupes des seigneurs pouvaient être utilisées avant tout sur la base d’un contrat de recrutement de mercenaires. C’est pourquoi le roi payait en argent, mais il lui arriva – bien plus rarement que ses prédécesseurs – de mettre en gage ses domaines royaux pour assurer la solde des militaires.

103En échange de leur rémunération, le voïvode, les báns, les capitaines des zones frontalières et les membres de la cour royale étaient tenus de mettre un certain nombre de soldats à disposition du roi. Cette mission pouvait également être confiée à certains barons et à certains nobles, considérés comme des recruteurs de mercenaires. Alors que ces deux groupes peuvent être mis en rapport avec le mercenariat classique, c’est nettement moins vrai des deux groupes suivants. Lors des mobilisations contre les Ottomans, il arriva, surtout dans la deuxième partie du règne de Mathias (par exemple en 1484), que le roi envoie un ordre de mobilisation aux couches supérieures de la société, en commençant par les nobles les plus prestigieux. Il indiquait quand et où il fallait se présenter avec un nombre précis de cavaliers et la somme nécessaire à leur solde. Il y a ici un mélange curieux d’obligation militaire pour l’aristocratie et de mercenariat. Les seigneurs étaient tenus de mobiliser leurs troupes, formées de leurs familiers armés et de quelques paysans entraînés à l’art militaire, sur ordre du roi, et avec paiement de la solde de la part de celui-ci.

104Aux confins turcs, un autre type de service militaire fut également mis en place. Dans la deuxième moitié de son règne, Mathias contracta une alliance avec les comtes croates. D’après celle-ci ces derniers s’engageaient à entretenir en permanence une cavalerie en armes pour la défense du pays. Pour chaque « cheval », le roi promettait une solde de 8 florins par an – ce qui représente près d’un quart de la solde annuelle d’un cavalier. Les comtes étaient obligés d’avoir des soldats pour protéger leurs terres. Avec cet accord, le roi contribuait à leur entretien, et se réservait par là même le droit de les utiliser. D’après une évaluation, au tournant du siècle, 1276 Croates reçurent cette solde. À l’époque de Mathias ils étaient peut-être même plus nombreux. Il en allait de même des hussards serbes, dits rác. Depuis la chute de la Serbie, les rácok n’avaient cessé d’aller s’installer en Hongrie et parmi eux de grands seigneurs, comme les survivants de la dynastie des Brankovic, les Jaksic et d’autres encore. Ces seigneurs reçurent des domaines dans le sud du pays et une solde pour l’entretien de hussards. Il y eut ainsi plusieurs milliers de rác en armes. Leur solde était équivalente à celle des cavaliers croates. Au début du xvi^e siècle, le Trésor leur versait 7 florins par tête et par an et ils étaient vraisemblablement exemptés d’impôts. Le roi utilisa les rác également dans ses campagnes occidentales.

105Les vojnik, eux aussi hussards, reçurent une solde équivalente à celle des hussards rác. C’étaient des paysans soumis au service militaire, qui échappaient à l’impôt royal et à l’impôt seigneurial. Vraisemblablement, la garde de certains châteaux des zones frontalières était assurée par ces soldats. En 1514, il y avait des vojnik dans cinq comitats du Sud, mais nous ignorons leur nombre. Ces paysans-garde-frontières venaient renforcer les troupes de leur seigneur, par exemple celles de l’archevêque de Kalocsa. Il en allait de même pour les quelques milliers de naszádos, dont la solde était modeste, car ils étaient exemptés d’impôt.

106Entre les troupes féodales de type banneret et les troupes mercenaires payées par le roi et venant renforcer son pouvoir, il y eut donc différents types de troupes. Mathias fit appel aux mercenaires surtout contre les Ottomans (et dans la première partie de son règne contre les ennemis intérieurs), mais il lui arriva aussi de s’en servir dans ses entreprises militaires occidentales. Les mercenaires existaient en Hongrie avant Mathias : l’armée mobilisée par Michel Szilágyi contre Ladislas V comportait elle aussi des mercenaires étrangers. Mais c’est seulement en 1462, après l’accord passé avec Jiskra, que le roi les recruta dans des proportions beaucoup plus importantes : une grande partie des Tchèques qui séjournaient dans le Haut-Pays entra au service du roi. C’est surtout avec ces mercenaires que Mathias mena à bien les campagnes de Bohême et d’Autriche. La discipline, la force de frappe de ces troupes était devenue légendaire du vivant du roi, bien qu’elles n’aient reçu l’appellation de « troupes noires » qu’après sa mort. Il se peut qu’elle ne concernât qu’une partie des armées royales. Parmi les mercenaires, il y avait des Tchèques, des Allemands et des Hongrois, de même que nous retrouvons des représentants de ces trois peuples parmi les capitaines (par exemple Černahora, Haugwitz, Tettauer, Geréb, Dávidházi, etc.).

107Il est difficile d’évaluer le nombre des mercenaires. Bonfini, qui avait personnellement participé au recensement des troupes à Wienerneustadt (Bécsújhely), donne des données relativement précises : il y avait 20 000 cavaliers et 8 000 soldats d’infanterie. L’armée comportait des régiments bannerets, des hussards qui ne recevaient pas une solde entière, et des régiments d’infanterie des villes royales libres et de Vienne. Si nous prenons au moins 50 % % des données de Bonfini pour l’armée permanente, c’est-à-dire 10 000 cavaliers et une infanterie de 4 000 mercenaires permanents, le chiffre total risque d’être sous-estimé. Pourtant payer une telle armée devait représenter une charge financière non négligeable. Dans une lettre de 1481 adressée à Gabriel de Vérone (Rangoni) Mathias mentionne une somme élevée. D’après d’autres sources le coût de cette armée était d’au moins 3 florins par cavalier et de 2 florins par soldat d’infanterie par mois. Cela donnerait une dépense de 456 000 florins par an. Ce chiffre ne comprenant ni la solde de la garde des confins méridionaux, ni l’entretien des régiments bannerets à charge de la Couronne. Pendant la guerre d’Autriche, il fallut également entretenir et rémunérer une garde dans les villes et les châteaux occupés en Autriche, en Moravie et en Silésie. Enfin, il ne faut pas négliger les dépenses matérielles – armes, entretien des châteaux, nourriture. Une partie était fournie au roi par les villes en échange d’impôts ou d’emprunt imposé. C’était le cas par exemple de l’artillerie. Mathias avait beau dédaigné en paroles le rôle de l’artillerie, il ne s’en souciait pas moins. Son maître canonnier, le Prussien Jacob Marienwerder, était également chargé de fondre des canons. En échange, il reçut le château et le domaine de Rohonc. Ce n’est pas un hasard si en 1488 le tsar Ivan III demanda à la Hongrie des fondeurs de canons. Si nous pouvions additionner toutes les dépenses militaires du roi, nous arriverions à un chiffre qui dépasse les recettes. Il est probable que Mathias de temps en temps omettait de payer la solde. Ceci est prouvé par des documents. Mais, tant que les soldats pouvaient compenser le manque à gagner par le pillage, le danger de révolte était évité.

108L’initiative la plus importante de Mathias sur le plan militaire fut l’achèvement du réseau des châteaux frontaliers du Sud, qui avait été lancé par Sigismond. Le début de son règne avait vu la disparition des États-tampon méridionaux, la Serbieet la Bosnie (après la mort d’Újlaki en 1477 ce qui restait de la Bosnie repassa sous administration directe de la Hongrie). Trois nouveaux banats furent créés dans les territoires libérés des Turcs, ceux de Szabács, de Szrebenik et de Bosnie (Jajca). Dès lors il y eut deux lignes parallèles de fortifications frontalières. La ligne extérieure était composée de Szörény, de Nándorfehérvár, de Szabács, de Szrebenik, de Jajca, de Knin, de Klissza et de Szkardona. Ce système de fortifications partait du Danube méridional et arrivait jusqu’à l’Adriatique, en passant par les monts de Bosnie. Il y avait une deuxième ligne de fortifications, située à 50-150 km à l’intérieur des terres hongroises, et qui comportait les châteaux de Karánsebes, de Lugos, de Temesvár et de Szeremség, avec Pétervárad, Banja Luka et Bihács. Les principaux châteaux de la première ligne appartenaient au roi, mais pas tous ceux de la deuxième. Cependant leurs propriétaires recevaient un soutien financier du Trésor pour entretenir leurs troupes. En cas d’urgence, les châteaux de la deuxième ligne pouvaient prêter assistance à ceux de la première. Ils avaient pour mission d’empêcher la progression des ennemis qui auraient réussi à passer la première ligne. Le commandant en chef responsable de la sécurité d’une portion de frontière était installé sur la deuxième ligne et il pouvait disposer des moyens militaires des comitats de l’arrière-pays (mobilisation nobiliaire, régiments bannerets, hussards, vojnik, naszádos).

109Ce système lui aussi plonge ses racines à l’époque de Sigismond. Depuis Pipo Ozorai l’ispán de Temes était aussi ispán des comitats voisins, alors que le bán de Macsó était responsable de la sécurité de Belgrade avec les comitats qui lui étaient soumis. Le bán de Szörény en revanche ne disposait, au milieu du xv^e siècle, que de quelques petites forteresses outre le château de Szörény, et, même si le comitat de Krassó, certains territoires de Temes et peut-être aussi du comitat de Keve, unité administrative de courte durée, lui étaient rattachés, il perdit peu à peu de son influence. Mathias voulait supprimer cette fonction et laissa le poste longtemps vacant Il ne resta plus à la fin qu’un capitaine du guet aux compétences étendues, mais il ne comptait plus parmi les barons. Il semble que Mathias ait voulu rattacher d’abord Szörény puis peut-être aussi Temes à la Transylvanie. Il entendait aussi rassembler la Bosnie avec la Slavonie et la Croatie pour former une unité de défense. C’est pour réaliser cet objectif qu’Emeric Szapolyai prit la direction de la Bosnie au milieu des années 1460. Après lui, les bán de Bosnie-Croatie ne furent plus des barons, mais des commandants militaires dépendant des bán de Slavonie. Ce système fut remplacé par la royauté bosniaque de Újlaki. Mais ce dernier entendit mener une politique autonome. C’est pourquoi le trésorier Jean Ernuszt, en 1473, fut nommé à la tête de la Slavonie

110La construction institutionnelle du nouveau système de défense commença en 1476. Après la mort d’Ernuszt, Pierre Bocskai assura ses fonctions pendant quelques mois, puis le roi nomma Ladislas Egervári au poste de bán. Il en profita pour écarter le dernier bán de Croatie, André Dánfi, et réunifia les deux territoires. Le nouveau bán de Dalmatie, Croatie et Slavonie était désormais explicitement chargé de la défense des frontières. Il se faisait représenter à Knin par un vice-bán croate, à Körös par un vice-bán slavon. En 1477, après la mort du roi de Bosnie Újlaki, les châteaux de Bosnie se retrouvèrent sous l’autorité du bán de Jajca, nommé par le roi et soumis en matière militaire au bán de Slavonie. Sur la portion médiane de la frontière, la mort d’Újlaki provoqua aussi des changements. La loi de 1478 supprima le tribunal du bán de Macsó, mettant ainsi un terme à son autorité sur les comitats de Hongrie méridionale.

111Mathias redonna du lustre à la fonction d’ispán de Temes, qui fut associée au commandement du Bas-Pays. L’ispán, qui était également commandant soit était lui-même ispán des comitats voisins, soit n’exerçait sur ces territoires qu’une autorité militaire. Les comitats qui lui étaient rattachés ont quelque peu varié au fil des années mais, dans les années 1480-1490, il avait sous sa responsabilité onze comitats. La mise en place du commandement militaire eut lieu probablement en 1478, puisqu’en 1479 Paul Kinizsi porte déjà ce titre. Ainsi ces changements font-ils eux aussi partie des réformes ayant suivi la mort d’Újlaki.

112Donc, à partir de 1479, la double ligne de défense frontalière se divisa en deux parties : le commandement était exercé à l’ouest par le bán de Slavonie et à l’est par le commandant du Bas-Pays. Ce système frontalier soigneusement conçu, remarquablement organisé, associant les arrière-pays (la Slavonie et les comitats méridionaux), dirigés par des commandants chargés de la défense du territoire, demeura fiable longtemps encore après la mort de Mathias, et garantit pendant près de cinquante ans la défense du pays. Nous ne pouvons pas oublier par ailleurs le troisième territoire, la Transylvanie. Là, c’est la chaîne montagneuse des Carpates, plus encore que les châteaux frontaliers, qui assurèrent la défense. Le voïvode et l’ispán des Sicules pouvaient compter non seulement sur leurs propres régiments bannerets mais aussi sur le concours de la population. Ils avaient le droit, en cas d’attaque, de proclamer la mobilisation. Cela touchait tout d’abord les Sicules, mais les deux autres peuples concernés n’y échappaient pas non plus. Les Transylvains avaient la réputation d’être bien plus combatifs que le reste de la population hongroise.

113Alors qu’en Transylvanie il n’y avait pas de troupes permanentes autres que celles du voïvode et de l’ispán des Sicules, dans les deux autres territoires la nécessité de disposer de troupes plus diversifiées se faisait tout particulièrement sentir. Les premiers chiffres dont nous disposons remontent certes à l’époque des Jagellons, mais l’époque de Mathias ne devait pas être très différente : en 1513-1514 il y avait en tout 7817 hommes armés. La composition des troupes était différente suivant le territoire. Sur le front de Croatie-Slavonie-Bosnie, la cavalerie représentait 68 % et l’infanterie 32 %, alors que dans le Bas-Pays la cavalerie formait 70 % des troupes, le reste étant composé de 22 % de naszádos et seulement de 8 % d’infanterie. Il y avait d’autres différences : alors que dans le premier de ces territoires les combattants en dehors des cavaliers des comtes croates recevaient leur solde toute l’année, dans le deuxième, seule la cavalerie de l’ispán de Temes et du bán de Nándorfehérvár était rémunérée à l’année. Cela représentait près d’un dixième de la cavalerie. Les fantassins touchaient un salaire équivalent à la solde pendant six mois, les autres pendant quatre mois tout au plus (les vojnik, les naszádos, étaient exemptés d’impôt comme les hussards rác). Les différences tenaient aux conditions locales. Sur le front de Croatie-Slavonie-Bosnie, au milieu des montagnes, il fallait avoir une infanterie plus importante, et comme les guerres avaient ravagé ces contrées montagnardes peu productives, il n’était pas possible de mobiliser des paysans-soldats. Dans le Bas-Pays en revanche la frontière était représentée par de grands fleuves, où les naszádos étaient indispensables. Face à la rapidité de la cavalerie turque, il fallait disposer avant tout d’une cavalerie légère tout aussi prête au combat.

Activité législative et politique intérieure (1471-1490)

114Sous la menace d’une invasion polonaise, le roi fit des concessions à la Diète de 1471. Elle n’autorisa que la collecte du profit de la chambre (comme si entre-temps le nom de cet impôt n’avait pas changé !), même si à la fin de l’année un subsidium de 80 deniers fut prélevé, ce qui faisait en tout 1 florin d’or sur l’année. La loi confirma les libertés des prélats, des barons et des nobles, libertés qui avant n’étaient « pas suffisamment explicitées ». La plupart des dispositions révèlent les intérêts des couches moyennes de la noblesse représentée par les juristes de la cour et de la couche moyenne de l’Église.

115Après la conspiration de Vitéz et l’écrasement des troupes polonaises, le roi, au printemps 1472, convoqua une nouvelle Diète. Elle eut avant tout comme objectif de rétablir l’ordre public qui s’était relâché dans le pays. Le décret aborda les droits de la noblesse de Slavonie et exempta d’impôt la noblesse à une tenure. Sans doute la noblesse propriétaire entendait-elle élargir son assise avec la Slavonie et avec les nombreux nobles à une tenure.

116Alors même que la paix était conclue avec les Polonais et que le roi poursuivait la guerre en Bohême, des troupes turques entrèrent en février 1474 à Nagyvárad et mirent en flamme la ville de saint Ladislas2. À la fin de l’été Mathias retourna en Silésie où il craignait une attaque commune polono-tchèque. Il voulut d’abord faire voter un nouvel impôt par les prélats et les barons mais il échoua dans son entreprise. Il finit par confier la régence à Emeric Szapolyai et au comte de la cour, Étienne Báthori, et convoqua la Diète pour septembre. C’est bien le roi qui avait convoqué la Diète mais d’après les rapports provenant de Boroszló il la redoutait. En effet les Hongrois étaient furieux contre le roi à la suite de la nouvelle agression turque. C’est ainsi que l’entourage de Mathias en Silésie prévoyait que la Diète, où le roi était représenté par ses régents, n’allait pas être de tout repos.

117La loi votée à cette Diète fut un document curieux, ne serait-ce que par la forme. Les prélats, les barons et des nobles élus de Hongrie en furent les auteurs et en adoptèrent les articles en utilisant en conclusion la formule royale. Ils s’engagèrent à en respecter les dispositions. Plus tard il sera fait référence à ce texte comme à la loi « des prélats et des barons », scellée par six prélats et six barons, en quelque sorte un chef de l’État collégial. Le décret était court. L’impôt fut voté mais il s’appliqua aussi aux tenanciers des domaines du roi et de sa mère ainsi qu’aux bourgeois des villes royales libres. En retour, il devait y avoir des distributions de sel, réalisées par des nobles élus dépêchés dans les mines. Les percepteurs de l’impôt furent choisis par les comitats aux frais du roi. L’impôt n’était utilisable que contre les Ottomans et, de plus, le libre déplacement des tenanciers fut suspendu pour un an. La loi anéantissait les principaux résultats de la réforme. Non seulement la collecte de l’impôt fut de nouveau assurée par les ordres, mais ceux-ci prirent sous contrôle également la principale source de revenus « réguliers » du roi. Ces dispositions furent une préfiguration des tentatives de gestion financière par les ordres de l’époque des Jagellons. L’imposition des bourgeois des villes royales libres était une violation des libertés de ces derniers puisqu’elle les ravalait au rang des tenanciers (les villes avaient coutume de payer en un seul versement la somme convenue avec le Trésor).

118Les grands seigneurs entendaient limiter le pouvoir du roi et ils se disaient qu’après l’échec prévisible en Silésie le roi serait contraint de tenir compte de leur volonté. Or la guerre de Boroszló se termina par un triomphe pour Mathias. Après la conclusion de l’armistice, la première chose que fit le roi fut d’interdire l’imposition des villes royales libres. Il n’y a pas de sources attestant des distributions de sel. Après quoi le roi s’attacha à rétablir l’ordre. Il convoqua une nouvelle Diète au printemps 1475.

119Le drame de Nagyvárad de l’année précédente, la tentative de prise de pouvoir de la part des barons, le succès dans la guerre tchèque, le projet d’une guerre contre les Ottomans, ainsi que le rétablissement de la sécurité ébranlée pendant l’absence du roi, tout ceci demandait une Diète bien plus importante qu’habituellement. Aux côtés des villes royales libres, le roi y convoqua les nobles individuellement. Outre le vote de l’impôt, le roi avait comme objectif la neutralisation des mécontentements, comme le montre le fait que les ordres présentèrent au roi leurs articles sous forme de supplicatio et que le roi les adopta en les recopiant. Outre le mode de prélèvement de l’impôt, les nobles abordaient surtout les sanctions pour les actes illégaux commis par les hommes du roi, la répression des crimes commis en l’absence du souverain et la réglementation de la justice. Ils introduisaient à nouveau la citation courte, en 32 jours, grâce à laquelle la victime pouvait avoir satisfaction rapidement même hors des périodes où les tribunaux siégeaient. Le décret de 1478 est né de la même manière, et son contenu est analogue. Outre les grands juges (nagybiró), la Diète désigna des co-juges (birótárs) parmi les prélats et les barons – mais pas les nobles moyens, le système d’avant 1464 avait ainsi vécu. Il n’y eut pas de revendications nouvelles, mais barons et nobles réclamèrent de manière particulièrement incisive que le roi ne fasse pas occuper les domaines d’autrui, qu’il n’envoie en exil, ni n’arrête personne sans consulter les prélats, les barons, les grands et les nobles et qu’il donne aux ordres les libertés auxquelles ils avaient droit.

120Les Diètes se plaignaient de l’arbitraire du roi et intervinrent avec vigueur dans la réglementation du système judiciaire. La rédaction des articles fut sans doute assurée par les juristes de la cour lesquels étaient issus de la noblesse moyenne et elle refléta les idées des nobles et les intentions du roi. Ces dernières se manifestent par exemple dans la suppression du tribunal de Macsó en 1478, laquelle d’ailleurs allait dans le sens des intérêts des juristes de la cour. L’impôt fut voté avec cinq ans d’avance. Contrairement aux lois qui l’avaient précédée, celle de 1481 reflétait plutôt la volonté du roi. La plupart des dispositions concernaient la dîme ecclésiastique et le système judiciaire. Par exemple, les rác, qui étaient de rite grec oriental, étaient exemptés de la dîme : l’importance de cette mesure tint au fait que depuis l’expédition de Kinizsi, de nombreux Serbes s’étaient réfugiés en Hongrie. Cette loi mit au grand jour la dégradation des relations entre le roi et le pape, qui avaient été longtemps excellentes.

121Le palatin Michel Ország mourut en 1484. En principe la nomination par le roi du premier grand dignitaire du pays se faisait avec l’accord du conseil des prélats et des barons et l’approbation par la Diète n’était pas requise. Mais cette fois-ci le roi voulut que le palatin fût élu par la Diète, et que celle-ci consignât par écrit ses compétences. La Diète convoquée fin 1485 se réunit au début de l’année suivante. Elle élut Emeric Szapolyai palatin. Ce lettré, issu de la moyenne noblesse du comitat de Pozseg, accédait ainsi à la première dignité du pays et demeura jusqu’à la fin du règne l’homme de confiance préféré du roi, bien qu’à plusieurs reprises il se soit opposé – soit ouvertement, soit en coulisses – à son souverain.

122Le champ de compétences du palatin fut défini par la loi palatine de 1485. Il était chargé de convoquer la Diète devant élire le roi et à cette Diète il avait droit de vote prioritaire. Si le roi était mineur, le palatin en était le tuteur. Dans toutes les occasions, il venait immédiatement après le roi : commandant des armées, juge suprême, chargé de l’arbitrage entre le roi et les ordres. Le roi pouvait supprimer le paiement des amendes dû aux juges « par son pouvoir régulier » ; en ce qui concerne les amendes dues au palatin, il ne pouvait le faire que de par son « pouvoir absolu ».

123À la Diète Mathias ne voulut pas seulement faire élire le palatin et voter l’impôt, il entendit aussi faire adopter un code de lois « pour l’éternité ». L’initiative de la loi de 1486 revint manifestement au roi. Elle était tellement importante pour Mathias qu’il la fit imprimer deux fois à l’étranger. Avec ce nouvel instrument qu’était l’imprimerie, il voulait que ce code fût véritablement un manuel pour la pratique judiciaire.

124Le préambule est programmatique. Il observe que les rois ne doivent pas briller seulement par les armes mais aussi par les lois, et qu’ils doivent gouverner avec une ferme rigueur institutionnelle plutôt que par leur « pouvoir absolu ». L’expression « par leur pouvoir absolu », porteuse d’une forte connotation négative, n’a rien de commun avec l’absolutisme des périodes ultérieures. Elle renvoie à l’idée que le roi outrepasse les prescriptions légales ou le droit coutumier. D’après les conceptions de l’époque le roi avait le droit de le faire. Ses actes « absolus » étaient acceptables, même s’ils n’étaient pas forcément légaux. Les lois antérieures demandaient au roi de remédier à ce type d’intervention. L’arenga de la loi de 1486 brosse déjà l’image d’un roi qui se contente de son pouvoir ordinaire. Dans la suite du texte, il passe en revue son règne au cours duquel il avait arrêté les tentatives des Allemands, des Tchèques et des Turcs d’entrer dans le pays. Comme l’empereur lui-même avait violé la paix, il avait été obligé de le combattre. L’ordre public s’était dégradé en son absence mais le moment était venu pour lui de veiller à la tranquillité de ses sujets.

125Cette longue loi, qui comporte 78 articles, commence par réglementer la procédure judiciaire, mais elle avait également un important message politique : elle renforçait la moyenne noblesse et les comitats dirigés par les nobles. En plus des assemblées palatines, les comitats se voyaient dotés du droit d’appliquer des sanctions pour les délits de droit commun. Les enregistrements de domaines, les contrôles, qui étaient auparavant effectués par des hommes du roi, étaient désormais confiés à des jurés choisis parmi les principaux nobles du comitat. Les seuls délégués locaux assermentés ne pouvaient être que des moines ou chanoines. Cela contribuait à empêcher les abus qui intervenaient dans les procédures au niveau local et au niveau du comitat parce que les moines renommés ou les prêtres aisés étaient moins susceptibles d’être corrompus. À l’exception des ispán héréditaires, la loi éliminait les dispenses face aux tribunaux du voïvode, des bán et des comitats, ce qui rehaussait l’autorité des comitats face aux grands seigneurs. La compétence des comitats s’étendait désormais aux cas de domaines illégalement occupés et de dommages causés par la soldatesque.

126Dans les affaires douanières ou d’évasion de voleurs, l’autorité compétente était l’ispán du comitat. C’est l’ispan qui devait ramener dans un délai d’un an les tenanciers déplacés par la force. Une amende de six marcs était prévue pour ceux qui retiendraient des paysans désireux d’aller s’installer ailleurs. La loi obligeait les seigneurs et les membres du haut clergé à contribuer aux besoins financiers du comitat. Les seuls délégués des comitats à la Diète à ne pas être tenus de contribuer aux frais étaient ceux que le roi avait personnellement invités.

127Il y avait également des articles qui prenaient en compte les intérêts des grands seigneurs. Dans certains cas – limités – la loi reconnaissait la compétence judiciaire du seigneur sur ses familiers nobles. Le roi ne pouvait condamner personne pour trahison sans prendre conseil auprès des prélats et des barons. Contrairement aux dispositions antérieures, le texte prévoyait l’accord du conseil pour la nomination des ispán de comitat, fonction qui n’était accessible qu’aux barons et aux nobles les plus importants. Il y avait des dispositions qui lésaient les intérêts des gens d’Église : il leur était par exemple interdit d’utiliser l’excommunication contre leurs adversaires dans les procès sur les affaires de propriété. Les questions touchant la dîme étaient traitées par des tribunaux séculiers et il était interdit au clergé en cette matière de faire appel auprès du pape.

128Il n’est pas possible de citer tous les articles de cette longue loi. Sous réserve d’être appliquées ces mesures pouvaient garantir la légalité et la sécurité intérieures. Le texte avait pour objectif, comme le montrent les exemples, de renforcer le pouvoir des comitats et des couches supérieures de la noblesse. Le roi a voulu introduire dans l’administration, par exemple en tant que jurés, des nobles indépendants et éloignés de la politique. Cette mesure fut effectivement appliquée et ces « nobles élus et jurés » furent également associés à la direction des comitats. Dans la plupart des comitats ce système disparut dès la mort de Mathias mais, par endroits, il parvint à se maintenir jusqu’au décret éliminant cette institution en 1492. La raison de l’élimination du système des jurés (et par là même des hommes du roi élus) ne fut peut-être pas tant l’opposition des barons que celle qui fut donnée dans la loi de 1492 art. 53 : le système était lourd, il coûtait cher, dans la mesure où les nobles devaient se trouver en permanence en déplacement.

129Le code témoigne également de l’influence du droit romain. Celui-ci favorisait le renforcement du pouvoir du roi, ce qui laisse supposer que l’auteur de la loi a été un représentant de la moyenne noblesse dirigeante, fidèle au roi et connaissant bien le droit romain. D’après Bonfini, c’est le premier juge de la cour, un laïc, Thomas Drági, qui joua le rôle central dans la mise au point du texte. Mais Drági ne devint juge de la cour qu’après la Diète, son prédécesseur ayant été le chancelier Filipec. C’est pourquoi la contribution de Drági n’est pas prouvée même si elle ne peut être exclue. Bien que Drági n’ait pas antérieurement eu de fonction judiciaire à la cour et qu’il n’ait pu avoir une activité de ce type que lorsqu’il était vice-bán de Macsó, il était l’ambassadeur du roi auprès du pape et devait bien savoir le latin. En tant que juge de la cour il se montra actif, et il s’intéressait également au passé de la Hongrie. C’est lui qui incita Jean Thuróczy à écrire sa chronique.

Le problème de la succession

130Les dernières années du règne de Mathias furent marquées par la question de la succession. Le roi n’avait pas eu d’enfants de son mariage avec Catherine Podjebrád. Resté veuf, le roi mit plus de dix ans à trouver une épouse qui lui convînt. Les anciennes dynasties n’étaient pas disposées à donner leurs filles à un roi parvenu alors même que Mathias avait grand besoin d’un tel mariage pour son prestige international. C’est en 1476 qu’il put enfin épouser la fille du roi de Naples Ferdinand, Béatrice. Ferdinand était un descendant de la dynastie d’Aragon, mais il n’était qu’un fils illégitime d’Alphonse, roi de Naples et d’Aragon. Malheureusement ce deuxième mariage ne lui donna pas d’enfants.

131Entre-temps, en avril 1473, Mathias eut un fils illégitime d’une bourgeoise autrichienne appelée Barbe Edelpeck : il entra dans l’histoire sous le nom de Jean Corvin. Mathias ne le reconnut qu’en 1478-79 en lui conférant les titres de comte de Liptó et de comte de Hunyad. À l’origine, il ne le voyait pas comme héritier au trône car, en 1480, il voulut le faire nommer évêque de Gyõr. Mais, au plus tard en 1482, il commença à envisager d’en faire son successeur. Il lui fit don de grands domaines, non seulement sur les biens familiaux, mais aussi sur des terres récemment acquises. Ces donations s’accompagnèrent de la concession du titre d’ispán dans six comitats. À partir de la même année la politique de Mathias en matière de patrimoine royal changea : les domaines qui venaient s’ajouter à ceux de la Couronne furent presque exclusivement mis au nom de son fils. À cette époque il confisqua bien des seigneuries à des grands propriétaires – Nicolas Bánfi, Viktorin Podjebrád, Étienne Perényi – pour les donner à Jean Corvin.

132L’enfant illégitime devint de loin le premier propriétaire du pays. Il reçut également en gage des domaines de la Couronne, tels que Pozsony et Komárom. C’est ce qui explique que l’ispán octogénaire de Pozsony Emeric Cobor ne compta plus parmi les barons puisqu’il ne représentait plus le roi mais un prince. Il n’était même plus propriétaire de plein droit. Cela correspondait bien aux idées du souverain. Celui-ci avait repris une grande partie des titres perpétuels d’ispán qu’il avait distribués pendant la première moitié de son règne. Jean Corvin, par contre, accumulait de plus en plus de terres et de châteaux qui avaient dépendu à l’époque du système des honor de la fonction d’ispán du comitat. Dans ceux-ci et dans quelques autres comitats voisins, les ispán furent pris dans la noblesse moyenne appartenant à la cour du roi. Dans le Haut-Pays, Matthieu Cecei Kis dirigeait huit comitats groupés en deux ensembles, le comte de la cour Valentin Ráskai en dirigeait six sur une longue bande de terre qui allait de Bereg à Komárom. Il y avait une troisième concentration de comitats à la tête de laquelle se trouvait Paul Kinizsi, qui avait été promu à la dignité de baron. L’ispán de Temes gouvernait sept comitats, dont ceux qui avaient été repris à l’évêque et à l’ispán principal perpétuel. Dans la deuxième moitié des années 1480, le roi disposait d’hommes de confiance dans presque la moitié des comitats. C’est ce qui sous-tend la loi de 1486. Dans ces comitats, avec la collaboration des principales personnalités de la noblesse moyenne qui n’avaient jamais fait beaucoup de politique, il était possible de limiter l’influence des barons et de renforcer la position de l’héritier du trône.

133Pour préparer sa succession, Mathias ne s’était pas contenté de donner à son fils d’immenses domaines et de nommer dans les comitats des ispán de toute confiance. Pendant l’été 1489, il fit jurer aux grands seigneurs, aux comitats, aux détenteurs de charges royales et aux villes d’élire Jean Corvin. Les dispositions concernant le palatin allaient manifestement dans le même sens. Il est curieux de noter qu’après la mort du palatin Emeric Szapolyai (1487) le roi ne fit pas élire un nouveau palatin. Il confia les responsabilités qui lui incombaient au trésorier Urbain Nagylucsei. Il se peut que le roi n’ait pas trouvé de successeur adéquat, à moins qu’il ne se soit dit que sous la présidence de Nagylucsei il était plus probable qu’une Diète aboutisse au bon résultat que si n’importe quel baron était le palatin.

134Dans la deuxième partie de son règne le pouvoir de Mathias s’était renforcé. Le changement dans la composition du conseil royal montre qu’il avait nettement moins besoin de la collaboration des grands seigneurs. En 1481, au moment du « rétablissement de l’ordre » en Slavonie, la présence de l’armée était encore absolument indispensable. Plus tard, il n’en sera plus question. Le roi put lever de nouveaux impôts sans l’accord de la Diète, simplement avec celui du conseil. En 1483, il mena une campagne militaire contre Étienne Perényi. En 1487, il arrêta Nicolas Bánfi, dont il confisqua tous les biens. Celui-ci était devenu suspect. Son gendre était le comte Jean Sagani de Silésie contre lequel le roi préparait une offensive. Mathias reprit également tous les biens qu’il avait donnés au beau-frère de Bánfi, Viktorin Podjebrád. Dans la question de la succession, Mathias pouvait s’attendre à des oppositions. C’est la raison pour laquelle sa loi de 1486 visait à élargir sa base en mettant l’accent sur les intérêts des couches supérieures de la noblesse.

Des ambitions extérieures excessives

Les guerres tchèques

135Les relations hungaro-tchèques bonnes au départ grâce à l’alliance entre Mathias et Georges Podjebrád se dégradèrent à partir de 1460 et surtout après la mort de la reine Catherine Podjebrad en février 1464. Mathias reprochait à son beau-père de ne pas suffisamment le soutenir face à l’empereur. D’autre part des troupes tchèques pénétrèrent en Hongrie et le fils du roi tchèque, le prince Viktorin, ne prit aucune sanction.

136La situation était d’autant plus tendue que le Saint-Siège se préparait à intervenir contre le roi hussite. Le légat du pape, Rüdesheim, organisait la résistance catholique depuis Boroszló. Pour l’aristocratie catholique, l’idéologie religieuse offrait une excellente occasion pour faire échec aux ambitions du roi de Bohême. Frédéric III, ancien allié du roi tchèque face à ses ennemis intérieurs, commençait, quant à lui, à se montrer jaloux de la montée en puissance de son voisin du Nord. Il ne pardonnait pas au roi tchèque de protéger des seigneurs hostiles aux Habsbourgs.

137À partir de 1465, la diplomatie papale travailla à la déposition du roi tchèque et elle eut sur ce point le soutien de Frédéric III. La Hongrie se trouva alors dans une position délicate En effet en cas de succession c’est le roi de Pologne Casimir, ou n’importe lequel de ses fils, qui était en droit de réclamer la couronne tchèque Or cela aurait représenté un sérieux danger pour la Hongrie puisque les Jagellons revendiquaient le droit de succession au trône de Hongrie. Heureusement, le roi de Pologne était en guerre contre l’ordre des chevaliers Teutoniques. Alors que des négociations tentaient de résoudre les oppositions hungaro-tchèques par voie diplomatique, un ancien capitaine mercenaire de Mathias, le Tchèque Jan Svehla, se livra depuis son château de Kosztolány dans le comitat de Nyitra, au pillage systématique de la région avoisinante. Il fallut un an à Mathias pour en venir à bout. Cette victoire galvanisa les Hongrois et la cour de Bohême dut les mettre en garde : ils avaient pu l’emporter parce que le roi tchèque n’avait pas soutenu Svehla.

138Georges Podjebrád ne craignait pas la dégradation de ses relations avec son gendre, il n’accorda pas beaucoup d’attention aux plaintes hongroises. Bien au contraire, il comptait beaucoup sur la médiation de Mathias et de l’archevêque Vitéz auprès du pape. Mais Mathias avait répondu dès 1465 au pape Paul II qu’il était prêt à combattre aussi bien les Tchèques que les Ottomans, suivant les désirs de sa Sainteté. Et cela aurait été dans son intérêt, si vraiment les Jagellons entendaient s’emparer du trône tchèque. Le roi de Bohême n’avait donc pas une bonne appréciation de la situation. Début 1486, Viktorin Podjebrád déclencha une offensive contre l’empereur. Il était persuadé que ni les ordres autrichiens, ni le Saint-Empire germanique ne soutiendraient Frédéric III, dans la mesure où les princes allemands les plus proches, les seigneurs de Saxe et du Brandebourg, étaient alliés du roi Georges.

139C’est ainsi que l’empereur eut pour seul et unique allié Mathias, qu’il avait adopté précédemment. Contrairement à Podjebrád, Frédéric III avait essayé dès 1466 de limiter les razzias des hommes de guerre autrichiens en Hongrie. L’empereur s’adressa donc au roi de Hongrie pour lui demander de l’aide conformément à l’accord qui avait été conclu. Début 1468, avec le consentement du conseil royal tenu à Eger, Mathias envoya une armée contre le comte Viktorin. Le pape et l’alliance catholique tchèque s’étaient d’abord tournés vers le roi de Pologne mais celui-ci refusant d’intervenir en raison des attaques des chevaliers Teutoniques, ils firent appel à Mathias. Avec la guerre tchèque, le roi répondait aux désirs de l’empereur et du pape – en échange de quoi il exigeait leur soutien matériel. La guerre avait aussi des raisons de politique intérieure. Il s’était passé à peine un an et demi depuis la révolte de Transylvanie, et le roi avait ensuite subi un échec lors de son expédition militaire en Moldavie. Il devait donc obtenir un succès militaire, peu importe où. Une intervention à l’ouest était une occasion en or. Bonfini, le chroniqueur italien du roi, percevait bien les ressorts de la politique de Mathias : « pour vivre en paix à l’intérieur, il suscitait la guerre à l’extérieur ». Les principaux inspirateurs du roi en cette matière, l’archevêque Vitéz et son cousin Jean Csezmicei, ne tarderont pas à se retourner contre lui.

140Au début de la guerre Mathias expulsa les Tchèques d’Autriche, répondant par là à la demande de l’empereur. Une fois arrivé sur le territoire tchèque, les choses commencèrent à aller nettement moins bien. Après de longs combats, le roi de Hongrie parvint à occuper les régions à majorité catholique de la Couronne de Bohême, la Moravie, la Silésie et Lausitz. Au bout d’une guerre d’à peine un an, les ordres tchèques élirent Mathias roi à Olomouc (Olmütz) : le pape avait destitué le roi hérétique, et les catholiques avaient approuvé le changement. Il parvint aussi à s’emparer du prince Viktorin. Tout ceci amena Georges Podjebrád à se tourner vers son allié polonais. Avant, il avait considéré comme héritiers du trône Casimir et ses fils. Désormais, il leur offrait directement le trône tchèque au détriment de ses propres fils.

141Au cours de la deuxième moitié de l’année 1469 la chance tourna et les troupes hongroises commencèrent à subir de graves revers. Ceci amena Mathias à faire au roi de Bohême l’offre d’une paix avantageuse. En même temps il demanda la main de la fille du roi de Pologne pour écarter les prétentions des Jagellons au trône de Hongrie. Il se heurta de part et d’autre à un refus, et ses difficultés furent aggravées par l’attitude de Frédéric III. L’empereur n’avait pas payé à Mathias les sommes convenues dans leur accord en échange de son soutien. Il refusa également de confirmer à Mathias ses droits sur le trône de Bohême, mettant ainsi en doute sa légitimité – la Bohême en effet faisait partie de l’Empire et l’empereur en était le suzerain. L’envoi de Vitéz auprès de Frédéric ne servit à rien : l’empereur ne céda pas et refusa également d’abandonner le titre de roi de Hongrie. Début 1470 Mathias se rendit à Vienne mais le sommet aboutit à un échec cuisant. Ce voyage donna au roi l’occasion d’entrer en contact avec les forces qui s’opposaient à l’empereur : l’archevêque de Salzbourg Bernhard von Rohr, l’ancien ispán de Pozsony, André Baumkirchner, qui était à moitié hongrois, à moitié autrichien, et le seigneur Szalóna, l’un des chefs des seigneurs autrichiens opposés à l’empereur.

Le renversement d’alliance. La guerre contre Frédéric III

142Tout ceci amena un renversement d’alliance : l’empereur se tourna contre Mathias. À la mort de Georges Podjebrád au printemps 1471, les ordres tchèques élirent comme successeur le fils aîné de Casimir III, Vladislas, ce qui ouvrit la voie à une alliance austro-polono-tchèque contre le roi de Hongrie. Vladislas étant un catholique fidèle. Il était désormais difficile de continuer une guerre de religion contre la Bohême. Ceci scellait l’échec de la politique tchèque de Mathias. Certes, au prix d’importants sacrifices matériels, il était parvenu à occuper la Moravie, la Silésie et Lausitz, mais il se heurtait désormais à une coalition. Le danger turc s’aggravait et le roi n’avait personne sur qui compter. À la Diète d’Empire tenue en 1471 il n’obtint aucune aide contre les Tchèques ou contre les Ottomans et il n’était pas sûr non plus que le Saint-Siège le soutînt contre le catholique Vladislas. Ces difficultés favorisèrent la conspiration de Vitéz même si l’archevêque d’Esztergom avait été l’un des inspirateurs de cette politique. Mathias parvint pourtant à chasser Casimir de la Hongrie et il fit la paix avec la Pologne mais il était prévisible que le roi Vladislas tente de reconquérir les territoires que la Bohême avait perdus.

143Mathias évita une intervention de l’empereur en prenant sous sa protection en 1472 les seigneurs autrichiens rebelles et en envoyant des troupes de mercenaires en Autriche. Frédéric III demanda d’abord aux ordres de l’Empire, en 1473, assistance contre les Hongrois, puis, au printemps 1474, deux semaines à peine après la conclusion de la paix hungaro-polonaise, il contracta une alliance contre Mathias avec les Tchèques et les Polonais. En annonçant sa rupture avec le roi de Hongrie, l’empereur accusa Mathias d’avoir laissé les Ottomans traverser le territoire hongrois jusqu’à la frontière autrichienne et d’avoir pris sous sa protection les rebelles autrichiens.

144L’empereur menaçait d’attaquer au début de l’été mais sa situation financière ne le lui permit pas. Mathias. de son côté, entama des négociations de paix mais elles n’aboutirent pas. Au cours de l’automne, Casimir et Vladislas attaquèrent la Silésie de deux côtés à la fois. Mathias s’attendait à cette offensive et, alors même que la Diète de Buda travaillait à limiter le pouvoir du roi, ses troupes ravagèrent la Silésie afin que ses ennemis ne trouvent point de ravitaillement. Il s’enferma dans Boroszló. Entre-temps, il avait envoyé Étienne Szapolyai et Paul Kinizsi en Pologne pour tout détruire. Résultat, l’ennemi, bien qu’en surnombre, confronté à de sérieuses difficultés de ravitaillement et devant l’approche de l’hiver, demanda l’armistice. Les qualités de chef militaire du roi de Hongrie lui avaient permis de sortir victorieux d’une situation qui semblait désespérée.

145Mathias tenta de mettre fin à la guerre de Bohême mais il ne pouvait le faire que s’il parvenait à garder la face. Il devait aussi s’assurer de pouvoir rembourser les dépenses militaires qu’il avait faites. C’est pourquoi la conclusion de la paix n’alla pas sans difficultés. La diplomatie hongroise commença par tenter d’isoler diplomatiquement la Pologne. Elle parvint à s’allier à l’évêque d’Ermland et aux chevaliers Teutoniques, faisant ainsi en sorte qu’ils menacent la Pologne au nord. Au cours de l’année 1478, le traité de paix avec la Bohême fut finalement mis au point. Il fut ratifié pendant l’été 1479 lors du sommet des souverains tchèque et hongrois à Olomouc. L’accord prévoyait que les deux souverains porteraient le titre de roi de Bohême et que le pays serait partagé conformément au statu quo : la Bohême reviendrait à Vladislas, la Moravie, la Silésie et Lausitz à Mathias. En cas de mort de Mathias, Vladislas pourrait racheter ces territoires en échange de 400 000 florins. En 1479 Mathias fit la paix également avec les Polonais : il renonça alors au soutien de ses alliés au Nord.

Mathias maître de Vienne

146Le règlement de la question tchèque permit à Mathias de concentrer sa politique extérieure sur l’Autriche. Comme on l’a déjà vu les relations entre Frédéric III et Mathias n’avaient cessé de se détériorer à partir de 1471 du fait non-paiement des sommes prévues lors du traité d’alliance entre le Habsbourg et Mathias. L’empereur, privé d’impôts par les ordres autrichiens, ne parvint pas non plus à prendre avec le roi de Hongrie l’offensive contre les Ottomans. La reconnaissance du polonais Vladislas comme roi de Bohême aggrava les choses et Mathias n’hésita pas à soutenir l’aristocratie autrichienne contre son souverain. Le roi hongrois apporta ainsi son soutien à la révolte de Baumkircher. Une nouvelle révolte éclata peu après, conduite cette fois-ci par le commandant de l’empereur, Ulrich von Grafenech, seigneur de Landsee (Lánzsér). Mathias la soutint également, ce qui contribua à mettre l’empereur dans l’impossibilité d’intervenir dans le conflit hungaro-tchèque. Cependant Frédéric III obtint un succès à l’ouest. Dans sa lutte contre le prince bourguignon Charles le Téméraire, qui avait attaqué l’Empire, il parvint à libérer la ville de Neuss, ce qui rehaussa grandement son prestige.

147Les rapports entre Frédéric III et Mathias étaient donc devenus très difficiles. À juste titre, l’empereur prenait ombrage du soutien accordé à ses sujets rebelles et Mathias avait tendance à soupçonner la main de l’empereur dans toutes les conspirations qui eurent lieu en Hongrie. Pourtant, ce n’était toujours pas la guerre. La situation s’aggrava quand, au début de 1476, Jean Beckensloer, archevêque d’Esztergom et grand chancelier de Hongrie, s’enfuit pour aller rejoindre l’empereur.

148L’archevêque avait emporté dans sa fuite son immense fortune. Il en concéda une partie à l’empereur. Frédéric décida de profiter de l’occasion pour se débarrasser de l’opposition aristocratique. Il s’allia avec Vladislas, assigna ses ennemis en justice, se réconcilia avec le plus important d’entre eux, Grafeneck, lequel renonça à ses domaines autrichiens en échange d’une importante somme d’argent.

149Jusqu’au bout, Mathias redouta l’empereur, et cet état de fait l’affectait gravement : si Frédéric venait à bout de l’opposition des grands seigneurs Mathias perdrait les alliés qui lui permettaient de jouer contre Frédéric. Le passage à l’affrontement armé s’imposait. La guerre tchèque n’était pas terminée mais c’était l’armistice. Avant de déclarer la guerre, Mathias prit ses dispositions pour justifier son acte – à l’aide de la diplomatie et d’une propagande tournée contre l’empereur. Frédéric lui rendit la pareille. Au conseil royal, seuls, semble-t-il, les prélats et Étienne Bathory, qui incitait à la guerre contre les Ottomans, prirent position contre la guerre. La majorité y était cependant favorable, la perspective d’un riche butin n’étant pas la dernière motivation de leur choix.

150En juin 1477 le roi déclara la guerre. Les raisons étaient nombreuses : Frédéric n’avait pas confirmé son titre de roi de Bohême et ne l’avait pas aidé contre les Ottomans. Dans sa réponse aux ordres hongrois, l’empereur tenta de réfuter ces accusations en accusant à son tour Mathias. Il fit référence à l’affaire Baumkircher et au fait que Mathias n’avait pas accepté son aide contre les Ottomans – craignant qu’elle ne se tourne contre la Hongrie. Il finit par mettre en cause le gouvernement intérieur du roi, l’accusant de réduire le pays dans la misère à cause des lourdes charges fiscales.

151La guerre de 1477 aboutit à un triomphe hongrois. L’offensive avait été menée par les mercenaires du roi qui déjà séjournaient en Autriche, Jean Zeleni, Černahora et Tettauer. Les troupes hongroises occupèrent de nombreuses villes, comme Klosterneuburg et Korneuburg près de Vienne. Une partie des châteaux occupés fut donnée aux seigneurs rebelles. Vladislas, incapable de payer ses troupes, se retira. Le pape, qui n’avait pas encore reconnu Vladislas comme roi de Bohême, tenta une médiation. Elle finit par déboucher, le 1^er décembre, sur la paix de Korneuburg-Gmunden. Conformément à cet accord, l’empereur nommait Mathias roi de Bohême et il lui accordait les droits de prince électeur (privilèges que Vladislas avait obtenus quelques mois auparavant). Il promit de payer 100 000 florins de réparations de guerre et de faire grâce aux rebelles. Les deux souverains convinrent de ce que l’empereur aiderait un beau-frère napolitain de Mathias à devenir duc de Milan. Mais ce point de l’accord ne fut pas respecté.

152La paix ne dura pas longtemps. L’empereur ne paya qu’une partie des réparations et, de plus, de nouvelles sources de conflit surgirent. Frédéric voulut remplacer Rohr, l’archevêque de Salzbourg allié de Mathias, par Beckensloer. Fin 1478 Rohr était prêt à renoncer à l’archevêché en échange de compensations pécuniaires mais il finit par changer d’avis. Il faut dire que les ordres de Salzbourg étaient opposés à ce projet. Rohr fit appel à son ancien allié Mathias. Grâce à son action en 1479 les troupes hongroises occupèrent les territoires de Styrie, de Carniole (Krajna) et de Carinthie, sur lesquels s’étendait l’autorité de l’archevêché de Salzbourg. Une partie de ces territoires se trouvait en bordure des frontières hongroises. Après quoi, les troupes du roi occupèrent également les villes impériales sur la frontière. Plusieurs villes étaient désormais hongroises : Ptuj (Potoly), qui appartenait à l’archevêché, ainsi que Radkersburg (Regede) et Fürstenfeld (Fölöstöm). Malgré tout ceci, Rohr garda Salzbourg que peu de temps et dut céder sa fonction à Beckensloer en 1482.

153Bien que l’état de guerre entre les deux souverains durât depuis 1479, la guerre n’avait pas éclaté officiellement : les efforts diplomatiques, la quête d’alliances étaient à l’ordre du jour. Le roi se mêla également de la lutte pour le siège épiscopal de Passau. Dans ce cadre il se vit céder par l’évêque de Passau, hostile à l’empereur, deux villes de Basse-Autriche appartenant à l’évêché, Sankt Pölten et Mautern. Il assiégea également Vienne, où il y avait un groupe de commerçants hungarophiles par intérêt économique. La ville se rendit le 1^er juin. En 1487 la ville préférée de l’empereur, Wienerneustadt (Bécsújhely), fut prise par les Hongrois. Mathias assuma aussitôt le titre de prince d’Autriche et convoqua la Diète de ce territoire.

Une stratégie prudente contre les Turcs

154L’échec de sa deuxième campagne de Bosnie (fin 1464) n’empêcha pas Mathias de poursuivre ses préparatifs contre les Ottomans. Dans l’espoir de se procurer des alliés il fit des efforts sur le plan diplomatique en direction du pape, de Venise et d’autres princes. Il s’agissait alors d’escarmouches frontalières, les Ottomans aussi bien que Mathias ayant d’autres problèmes. Les années 1465-1466 peuvent à juste titre être considérées comme la fin d’une période offensive. Ensuite, et jusqu’en 1520, les relations entre les deux pays furent caractérisées par un état de guerre de position. Celle-ci reposa sur le système hongrois de défense des zones frontalières dont la construction avait commencé sous Sigismond pour être complétée à la fin des années 1470.

155Entre 1469 et 1483, les Ottomans pénétrèrent au moins huit fois en territoire autrichien. Ils pillèrent la Carniole, la Styrie et la Carinthie. Des milliers de paysans furent enlevés et réduits en esclavage. Les seigneurs et les bourgeois se réfugièrent derrières les murailles et même les paysans furent amenés à construire des enceintes pour se protéger. De manière générale, les Ottomans traversaient le territoire hongrois sans faire de dommages. Frédéric III accusait d’ailleurs Mathias d’être au courant des violations du territoire autrichien par les Ottomans (1474). Un document des années 1480 vient à l’appui de cette accusation : violant un accord, Daoud, pacha de Bosnie, sur le chemin du retour pilla des territoires sous autorité hongroise, et Mathias présenta une plainte au sultan. Du point de vue de la Hongrie, cette entente avait un double avantage : les pillages en Autriche permettaient à la Hongrie d’être moins prise pour cible et, d’autre part, ils contribuaient à affaiblir les domaines de l’empereur.

156Il arriva pourtant que les Ottomans s’en prennent aussi à la Hongrie. L’incendie et le pillage de Nagyvárad en février 1467 suscitèrent une grande indignation, et convainquirent le roi de la nécessité de prendre des mesures plus sérieuses dans la question turque. Les deux pays demeuraient en guerre. À partir de 1468, sur initiative turque, il y eut plusieurs négociations d’armistice, dont aucune n’aboutit. Venise non plus n’était pas en paix avec le Sultan. Dans la mesure où la république adriatique et le pape donnaient à Mathias une aide matérielle pour lutter contre les Ottomans, le roi de Hongrie n’avait pas intérêt à un armistice qui l’aurait privé de ces revenus. Mais aucune coalition plus large contre les Ottomans n’était à l’époque possible. Au début des années 1470, le voisin oriental de la Turquie, Ouzoun Hassan, prince turcoman, seigneur de l’Iran, envoya en Europe le bey Isaac, médecin de la cour, d’origine juive, afin d’établir une alliance destinée à prendre les Ottomans en tenailles en les attaquant en même temps sur les frontières orientale et occidentale. Le roi de Pologne refusa l’alliance en raison de son conflit avec les Hongrois alors que Mathias et Venise se montraient en principe favorables à la coalition. Mais, avant même que ces négociations n’aboutissent concrètement, Ouzoun Hassan subit une défait décisive face aux Trucs à la bataille de Terdjan en 1473.

157Occupé par les guerres polonaise et tchèque, Mathias n’avait pu répondre à l’appel d’Ouzoun Hassan. Il y eut bien peu d’occasions aussi favorables – et aucune ne fut utilisée – pour briser l’Empire turc. L’empereur Frédéric III fit de très sérieux efforts pour obtenir le soutien des princes d’Empire à cette cause. Aux Assemblées d’Empire de 1471 à Ratisbonne et de 1474 à Augsbourg, un impôt fut voté en ce sens mais son prélèvement se heurta à des obstacles. Comme Matthias, à juste titre, redoutait les armées impériales, il dut agir seul. Après la tragédie de Nagyvárad, il dut prouver à son opinion publique et à l’opinion publique internationale qu’il était le digne fils de Hunyadi. L’offensive contre les Ottomans avait également une raison pratique : ces derniers avaient en effet construit une forteresse sur la Save. C’est à partir du château de Szabács qu’ils faisaient des razzias en territoire hongrois.

158Comme en 1474, après Boroszló, les opérations militaires avaient cessé sur le front tchèque, Mathias choisit un moment, à l’automne 1475, où il n’avait pas à affronter les troupes turques (celles-ci n’étaient opérationnelles qu’entre le printemps et l’automne), pour lancer avec ses mercenaires tchèques et toute l’armée hongroise une action contre Szabács. Cette campagne dura plusieurs mois et se conclut le 1^er février 1476 par la conquête du château. Les Hongrois avaient subi des pertes très lourdes mais un nouveau chaînon d’une importance considérable venait s’ajouter à la ligne de protection frontalière. Pour le roi, cette opération fut très instructive : avec toutes ses troupes, pourtant renommées, il n’avait pu conquérir une forteresse de fortune qu’au terme d’un long siège. Il n’utilisa plus désormais de mercenaires sur le front turc.

159L’année suivante les combats avec les Ottomans eurent lieu surtout en territoire roumain. Le comte de la cour, Báthori, intervint à plusieurs reprises soit pour prêter assistance au voïvode de Moldavie, soit pour remplacer le souverain turcophile de Valachie par un roi hungarophile. En 1479, Venise fit la paix avec les Ottomans, laissant la Hongrie seule face à leurs forces. Ces dernières, dès l’été 1479, entrèrent dans le sud de la Transdanubie et ravagèrent le pays, et, à l’automne, le bey Issa entra en Transylvanie à la tête d’une armée considérable à laquelle s’étaient jointes les troupes du voïvode de Valachie. Étienne Báthori les affronta à Kenyérmező, à proximité du Maros, et il n’aurait pu l’emporter sur l’ennemi en surnombre si l’ispán de Temes, Paul Kinizsi, n’était arrivé en renfort avec son armée. Il s’agit là du plus grand affrontement militaire hungaro-turc jusqu’à Mohács, aussi bien pour la dimension des armées en présence que pour les pertes subies de part et d’autre.

160Les offensives turques qui avaient abouti à la bataille de Kenyérmező ainsi que la violation, en juillet 1480, de l’accord de libre passage – quand le pacha Daoud de Bosnie avait ravagé la Croatie – appelaient des représailles de la part de la Hongrie. Au printemps, Étienne Nagy, voïvode de Moldavie, entreprit avec le renfort de troupes transylvaines une offensive contre la Valachie. À l’automne, les troupes hongroises pénétrèrent en Bosnie sous la conduite de Mathias et en Serbie sous la direction de Paul Kinizsi. La dernière campagne du roi contre les Ottomans fut cependant due aussi à d’autres motivations. À ce moment-là, le roi avait déjà décidé la guerre contre Frédéric. Il voulait remporter une victoire préalable du côté turc pour prévenir une éventuelle attaque sur ses arrières, et montrer à l’opinion publique internationale que, s’il n’était pas contraint de faire la guerre contre l’empereur, il serait capable de faire face dignement à l’ennemi héréditaire. En paralysant les Ottomans dans les Balkans, il pouvait rendre un service à son beau-père, Ferdinand de Naples, dont la ville d’Otrante avait été occupée par les Ottomans pendant l’été 1480. La guerre lui donnait aussi l’occasion de rétablir l’ordre en Slavonie. À la fin de la guerre, début 1481, l’assemblée territoriale des ordres, en même temps tribunal de Slavonie, siégea à Zagreb et élimina Jean Tuz. Quittant Zagreb, le roi se rendit à Regede (Radkersburg) pour préparer la guerre contre Frédéric.

161En 1481, le roi de Naples, avec le concours de troupes hongroises, reconquit Otrante, alors que Kinizsi, avec Vuk Brankovics, despote rác, qui s’était vu faire don de domaines en Hongrie, lançaient une nouvelle offensive contre la Serbie. C’est à l’occasion des expéditions successives des Hongrois dans les Balkans que près de 200 000 Serbes furent déportés en Hongrie. Soit ils furent installés dans les villages détruits par les Ottomans, soit ils vinrent augmenter les effectifs des hussards du roi.

162Sur le front turc les péripéties les plus significatives eurent lieu en 1483. Cette année-là, les Hongrois anéantirent des troupes turques sur le chemin du retour après une razzia en Autriche. Ceci mit un terme au pillage de la Styrie et de la Carinthie par les Ottomans. La même année, Mathias convint avec le nouveau sultan, Bajazet II (1481-1512), d’un armistice pour cinq ans. Cet armistice provoqua une grande peur à la cour des Habsbourgs car le bruit courait que les Ottomans avaient promis leur aide à Mathias contre l’empereur. Cette crainte était infondée, mais il n’est pas exclu que le bruit ait été lancé par Mathias lui-même pour intimider l’empereur. Bien sûr, l’armistice ne signifiait pas la fin des escarmouches sur les confins. Des deux côtés il y eut des incursions sur le territoire de l’autre mais les deux parties veillèrent à ce que ces affrontements ne dégénèrent pas en guerre ouverte. À la fin de la période prévue pour l’armistice, en 1488, celui-ci fut prolongé pour deux ans. Cet accord interdisait aux Turcs de traverser le territoire hongrois à l’insu du roi, d’aider ses adversaires, et garantissait la liberté de commerce entre les deux parties. Mathias se réservait d’autoriser une nouvelle incursion turque vers l’Autriche. Pendant la guerre, les échanges ne s’étaient pas totalement interrompus : en 1478 par exemple Matthias garantit au marchand turc Roustem le droit de libre importation et exportation.

163La conclusion de cet accord avec les Ottomans était un pas réaliste de la part de Mathias. L’Empire ottoman disposait déjà d’une force armée largement supérieure en nombre. L’armée hongroise, au maximum de ses effectifs et avec sa plus grande force de frappe, n’avait pu conquérir qu’à grand-peine Szabács, qui de plus n’était pas particulièrement protégé. Ce fut une chance pour Mathias que le nouveau sultan, Bajazet II, ait été favorable à la paix, d’autant qu’il avait aussi des difficultés intérieures à résoudre. À la fin du règne de Mathias la question turque était de nouveau passée à l’arrière-plan de sa politique étrangère.

Les principes de la politique étrangère de Mathias et la question de la succession

164Mathias mena toujours une politique extérieure active. Au fil de ses différends avec les Ottomans, les Tchèques, les Polonais ou avec l’empereur, sa diplomatie avait rayonné dans presque toute l’Europe : de l’Angleterre jusqu’à la principauté moscovite d’Ivan III et à l’Iran d’Ouzoun Hassan, en passant par la France, la Bourgogne, l’Empire germanique et la péninsule italienne. Cette politique coûtait cher, il fallait payer les ambassadeurs, et, d’après la coutume de l’époque, faire parvenir aux parties en négociations sur le terrain non seulement des cadeaux, mais aussi de véritables allocations.

165Durant la première moitié du règne de Mathias, le Saint-Siège et la République vénitienne, en raison du péril turc, furent ses alliés les plus solides, malgré le différend existant entre la Hongrie et Venise sur la question dalmate. Les deux États soutinrent le roi matériellement dans sa lutte contre les Ottomans (et le pape, également pour combattre les hussites). Après la paix de Venise avec les Ottomans, l’alliance hungaro-vénitienne perdit de son importance et dans la dernière décennie du règne de Matthias les relations entre les deux voisins se dégradèrent sérieusement. Le même processus caractérisa les relations avec le Saint-Siège, mais dans une moindre mesure.

166L’une des raisons des nouvelles tensions tenait au mariage du roi avec la fille du roi de Naples. Ce mariage s’inscrivait dans la lignée d’une tradition politique, dont relevait aussi l’ancienne opposition entre Naples et Byzance. Ce mariage faisait pénétrer Mathias dans les affaires intérieures italiennes. Béatrice fit tout pour que Mathias soutienne la politique napolitaine et, de manière générale, malgré quelques cas particuliers, elle réussit dans son entreprise. C’est ainsi qu’en 1477, aux négociations impériales de Korneuburg, Mathias soutint les intérêts napolitains à Milan. Mais l’élément le plus important fut les mauvaises relations du roi de Naples avec Venise et avec le Saint-Siège. En 1488, Matthias envoya une petite troupe en renfort à Ferdinand dans le conflit qui opposait Naples au pape Ignace VIII et à Venise.

167Les relations entre Mathias et le pape furent aussi empoisonnées par le fait qu’en 1487 la ville portuaire d’Ancône, qui appartenait aux États pontificaux, s’était soulevée et avait reconnu Mathias – non sans son intervention – pour souverain. Manifestement le roi voulait utiliser Ancône comme tête de pont dans une offensive contre Venise. La politique ecclésiastique de Mathias contribua également à aggraver les relations avec le pape : Mathias interdit à ses ecclésiastiques de faire appel à Rome et il s’opposa au pape à propos de quelques nominations de prélats. De plus, en 1484, Mathias avait jeté de l’huile sur le feu en jetant en prison son ancien ami, archevêque de Kalocsa et grand chancelier, Pierre Váradi. Pour sa part, Mathias pouvait reprocher au pape son soutien de plus en plus marqué à Ferdinand dans le conflit qui opposait ce dernier à la Hongrie. La situation s’aggrava encore avec l’affaire dite de Djem. Après la mort de Méhémet II en 1481, un différend s’éleva entre ses fils, dont le futur Bajazet II sortit victorieux. Son frère cadet et rival Djem, après sept ans de combats, parvint en 1483 à se réfugier en France. Si la Hongrie avait pu s’en emparer, celui lui aurait donné un atout non négligeable dans les négociations avec Bajazet mais le roi de France, malgré tous les efforts de la diplomatie hongroise, remit le prince au pape.

168Il était fatal que les guerres tchèque et autrichienne mettent Mathias au cœur de la politique du Saint-Empire. En conquérant des provinces tchèques il était déjà devenu l’un des princes les plus prestigieux de l’Empire et quand, en 1477, il parvint à contraindre l’empereur de confirmer ses titres de roi de Bohême et de prince électeur, il devint le premier prince laïque de l’Empire. En 1485 le roi de Hongrie ajoutait à son territoire la Basse-Autriche, une partie de la Styrie et de la Carinthie. Nous avons des raisons de croire qu’il avait l’intention de se faire élire « roi des Romains », titre qui autorisait son porteur à devenir empereur en cas de vacance et à se faire couronner par le pape. Du vivant de l’empereur, il en était le remplaçant et le successeur désigné.

169Les progrès de Mathias n’étaient pas du goût des ordres de l’Empire – à l’exception de quelques adversaires de l’empereur. Ils ne firent que renforcer l’autorité et les menées astucieuses et obstinées de l’empereur. C’est l’occupation de l’Autriche et de Vienne qui mit les opposants à Mathias en mouvement. Le roi polonais Casimir III demanda son aide à l’empereur en vue d’une expédition militaire commune de la Pologne, de Venise et de l’Empire contre les Ottomans. Au moment même où la diplomatie impériale répandait le bruit que Mathias s’était allié avec les Ottomans, il n’était pas difficile de comprendre contre qui cette expédition était dirigée. Bien qu’il n’ait pas été possible d’organiser l’expédition, l’empereur ne tarda pas à réagir. Il convoqua dans un tout autre but les princes électeurs, à l’exception du roi de Bohême (comme aussi bien Mathias que Vladislas pouvaient se réclamer de ce titre, il n’était pas facile de savoir qui était mandaté pour voter au nom de la Bohême). Il y réalisa une sorte de putsch : en violation des normes même de la Bulle d’or. Il fit élire roi des Romain son fils Maximilien (1486), qui était déjà duc de Bourgogne par sa femme. Mathias perdait ainsi toute possibilité de devenir empereur et parvint même à s’attirer l’hostilité de la plus grande partie des ordres de l’Empire. Le roi de Hongrie parvint à tirer un seul avantage de cet échec diplomatique. Il parvint à faire croire à Vladislas que c’est lui qui aurait dû participer au vote et que son absence était illégale et représentait une grave violation des lois. Cela aboutit, en 1486, à une alliance entre les deux rois. Mais les ordres de Bohême refusèrent de se joindre aux initiatives de leur roi contre l’empereur.

170Le troisième facteur qui détermina de plus en plus la politique de Mathias dans les dernières années de son règne fut la question de la succession. Ce n’est pas seulement en Hongrie qu’il fit des démarches insistantes pour renforcer la position de son fils. Dans la principauté de Silésie, qui relevait du trône de Bohême, il y avait de nombreux petits duchés. Quand Mathias devint maître de la Silésie, il tenta de supprimer les plus petits duchés et de les rattacher directement à la Couronne. Plus tard, il en fit don à son fils. Le plus important était le duché de Troppau (Opava). C’est ce titre que portait Jean Corvin et une nouvelle guerre éclata en Silésie pour étendre ses territoires. D’après un accord, après la mort du duc de Glogów (Glogau), c’est le duc Jean Źagani (Sagan) qui aurait dû lui succéder. Or le duc voulait laisser son duché à ses filles dont l’une avait épousé Nicolas Bánfi et les autres les fils Podjebrád. Mathias avait arrêté Bánfi mais en 1488 le duc, avec l’aide des fils Podjebrád, déclara la guerre à Mathias. Les troupes hongroises ne parvinrent pas à remporter dans cette guerre, connue sous le nom de guerre de Glogau, de victoire décisive mais le duc, en échange de compensations pécuniaires, renonça à Glogów en faveur de Jean Corvin. Cette guerre contribua à faire disparaître le peu de sympathie que Mathias avait pu rencontrer en Silésie car le roi hongrois écrasa la province d’impôts et ses mercenaires lui infligèrent d’énormes dommages.

171La question de la succession explique qu’après la prise de Vienne la ville a dû jurer fidélité non seulement à Mathias mais aussi à Jean Corvin. Après l’occupation de Wienerneustadt, la guerre hungaro-autrichienne s’interrompit. Les efforts diplomatiques aboutirent à la conclusion d’un armistice. Mathias se montrait disposé à rendre les territoires qu’il avait occupés en échange d’une somme astronomique. Il y eut aussi des négociations avec le nouveau roi des Romains, Maximilien, qui, héritier par sa femme de Charles le Téméraire, était engagé dans la politique de l’ouest de l’Europe. Il était prêt à faire des concessions pour obtenir la fin de la guerre avec la Hongrie et pouvoir utiliser les forces de l’Empire dont il était l’héritier au bénéfice de sa politique occidentale. Il entra ainsi en conflit avec son père, l’empereur, que les affaires bourguignonnes n’intéressaient pas. Mathias proposa même à Maximilien de marier sa fille à Jean Corvin. Entre-temps, les négociations de mariage entre le fils de Mathias et Bianca-Maria Sforza, duchesse de Milan, étaient déjà bien engagées. Ces négociations n’aboutirent pas plus que les autres, en raison de la mort de Mathias.

172La plus curieuse des propositions de négociation du roi est la troisième. À l’automne 1489, il envoya auprès de l’empereur Jacob Székely, capitaine de Radkersburg (Regede). Il était porteur de la proposition suivante : en échange de la nomination de Jean Corvin comme roi de Croatie et de Bosnie et d’une aide contre les Ottomans, Mathias était prêt à restituer à l’empereur les châteaux qu’il avait occupés en Styrie et en Carinthie, tout en gardant l’Autriche en dépit des dépenses. Le plus surprenant est qu’il demandait aux ordres hongrois de prêter serment de fidélité à Frédéric et à Maximilien. Le contenu du serment était qu’ils seraient les héritiers du trône après la mort du roi. Sur le principe, Frédéric était prêt à accepter ce compromis mais il insistait sur la restitution de l’Autriche. Si Mathias était sérieux en faisant cette proposition, cela signifie qu’il était prêt dans l’intérêt de son fils à rompre avec toute sa politique antérieure de révision des accords de Wienerneustadt de 1463. Cela l’aurait amené à séparer du pays la Croatie, qui était l’un des principaux territoires annexés à la Couronne hongroise. Il avait besoin de la confirmation de ces mesures par l’empereur pour obtenir la reconnaissance internationale de l’indépendance du nouveau pays. Cette proposition montre également que Mathias était parfaitement conscient des difficultés qui jalonnaient la voie de son fils jusqu’au trône de Hongrie.

Une évaluation du gouvernement de Mathias

173Le débat sur la politique de Mathias est encore actuel. De sérieuses accusations avaient déjà été exprimées de son vivant dans la Chronique de Dubnic (1479). Son auteur anonyme mettait en évidence les effets de la lourde charge fiscale et le fait que, malgré ces efforts, Mathias n’avait pas protégé le pays face aux Turcs (la rédaction de la Chronique a commencé peu après le désastre de Nagyvárad). La question de fond demeure : pourquoi le fils de Hunyadi n’a-t-il pas fait davantage contre les Ottomans ? Pourquoi a-t-il préféré tourner son attention vers l’ouest ? La littérature spécialisée propose deux jugements sur cette politique. Le premier remonte dans ses grandes lignes à la Chronique : le roi, en gaspillant ses énergies en campagnes à l’ouest, a négligé le péril turc. D’après l’autre point de vue, le roi a vu clairement qu’il était incapable de faire face aux Turcs seul. C’est pourquoi il a cherché des soutiens extérieurs et, face à l’échec de ses tentatives, il a décidé de construire lui-même un état plus puissant. Dans la partie orientale de l’Europe centrale, l’histoire évoluait dans le sens d’alliances d’états consolidées par des unions personnelles, et Mathias l’a bien compris. Mais ses efforts furent éphémères et ne seront réalisés, plus tard, que par les Habsbourgs. En tout cas, une Hongrie ainsi renforcée aurait mieux su résister aux Turcs.

174Donc, l’appréciation de la politique occidentale de Mathias revêt une importance centrale. Sur ce point également les chercheurs sont divisés. Certains attribuent au roi la volonté de gouverner le monde, c’est-à-dire qu’ils rattachent sa politique de conquête au type de souverain de la Renaissance. Il y a également des avis selon lesquels l’objectif de Mathias le parvenu était d’atteindre un rang équivalent à celui des anciennes dynasties par la révision de l’accord de Wiernerneustadt de 1463. Bien sûr, il se trouve des interprétations selon lesquelles Mathias, par ses conquêtes, voulait renforcer le pays contre les Ottomans.

175La plupart de ces explications contiennent des éléments de vérité mais, pour résoudre ce problème, il faut avant tout partir des traits caractéristiques du type d’État qu’avait construit Mathias. La littérature spécialisée présente deux points de vue antagonistes. Pour les uns, l’État de Mathias était une monarchie dominée par les ordres alors que pour les autres le roi a fait une tentative de créer un état centralisé avec un appareil institutionnel étroitement dépendant de la cour. Ce dernier point de vue ne met pas pour autant en cause le rôle des ordres.

176C’est dans la période de confusion ayant suivi la mort de Sigismond que les ordres hongrois sont arrivés effectivement à jouer un rôle important : c’est à cette époque-là que naît indiscutablement l’État. Les réunions fréquentes de la Diète, l’autorité juridique supérieure des lois qui y étaient adoptées, les assemblées des ordres, les propositions fiscales, tout ceci montre qu’à partir du milieu du siècle, la pratique du gouvernement des ordres s’est imposée. C’est à cette époque qu’on assiste à l’autonomisation, à côté des prélats, des nobles et des bourgeois, du groupe des barons. Il y a cependant des traits qui révèlent que le système des ordres n’est pas totalement consolidé : c’est ainsi que le droit de proposition de l’impôt est souvent mis en œuvre par le conseil du roi, à savoir par les deux premiers des ordres. Nous ne pouvons parler d’état représentatif qu’avec des restrictions, puisqu’à cinq reprises – certes surtout au début du règne de Matthias – la noblesse a été convoquée en personne à la Diète. Après 1464, le troisième ordre, la bourgeoisie, n’a été convoqué qu’une seule et unique fois à participer aux travaux de la Diète. Pourtant, personne ne mettait en doute que la bourgeoisie faisait partie des ordres, et qu’elle continuait à avoir le droit de participer à la Diète chargée de l’élection du roi. Les villes avaient prêté serment à Jean Corvin sur la question de la succession et elles participèrent à la Diète de 1490 à ce sujet.

177Donc, formellement, l’état des ordres existe mais il ne fonctionne pas en toutes circonstances. C’est à cela que font référence les auteurs de la théorie de l’État centralisé, à savoir au fait que le roi peut affirmer son pouvoir en contournant les ordres. Ils accordent une importance toute particulière à l’« appareil », aux institutions administratives, judiciaires et militaires, qui étaient plus ou moins indépendantes des structures des ordres. Ces institutions participaient de l’application de la volonté du roi, mettant des obstacles à l’atomisation féodale. Derrière la théorie nous identifions une vision linéaire du développement historique, qui voit dans l’affirmation du pouvoir d’un souverain fort la ligne de progrès. : le souverain fort brise ou repousse à l’arrière-plan les forces centripètes, les groupes d’aristocrates, et contribue à la formation de la société bourgeoise. Certains auteurs parviennent à rattacher cette conception avec celle de l’État soumis aux ordres : la centralisation est issue de l’État des ordres, l’alliance du roi et des ordres inférieurs aidant le souverain à affirmer son pouvoir. Il y a également des chercheurs qui veulent déjà identifier dans le gouvernement de Mathias – ou du moins dans la deuxième moitié de son règne – des tendances absolutistes.

178Ces conceptions mélangent des éléments factuels et des préjugés. L’une des thèses est que la classe des grands propriétaires, par nature réactionnaire, s’oppose au pouvoir central et met également en danger l’unité du pays. Une deuxième théorie part du concept abstrait de « progrès », vu comme l’aune qui permet de juger du processus historique. Or il est toujours dangereux de proclamer un groupe social progressiste ou réactionnaire de tel ou tel point de vue (il faut d’ailleurs observer que ceci souvent se pratique à l’encontre des principes mêmes posés par les auteurs).

179Il est clair que les grands seigneurs ne s’opposaient nullement au pouvoir royal. Dans certains cas – par exemple en cas de danger extérieur ou de difficultés intérieures – ils se voyaient contraints de soutenir le souverain, et parfois même de faire des sacrifices dans ce but. Il est indiscutable que la plupart du temps leur intérêt était de pouvoir contrôler et orienter le pouvoir. Il est plus compliqué d’apprécier la position du principal des ordres, à savoir en Hongrie, la moyenne noblesse. La pratique judiciaire de Mathias, qui servait de soupape, prouve que cette couche était bien la première intéressée à contrôler le pouvoir du roi, à en limiter le champs d’application. Et son opposition aux guerres occidentales peut être interprétée comme une condamnation de la mollesse du roi face au véritable ennemi, les Turcs. À l’époque, les villes étaient trop faibles pour intervenir dans les questions publiques.

180C’est ainsi que la théorie d’une monarchie centralisée n’est pas recevable, pas plus que ne l’est celle d’une tentative de centralisation. Si nous nous arrêtons sur cet « appareil » tant vanté par la littérature spécialisée, nous constatons que la chancellerie, considérée comme une véritable « administration », n’était qu’un office annexe chargé de la rédaction des documents et que les chanceliers disposant d’une réelle influence politique, après 1464, étaient tous de grands seigneurs soumis au contrôle du conseil royal. En revanche, le Trésor avait effectivement commencé à fonctionner comme une administration centrale mais la considérable augmentation des revenus du pays sous Mathias n’était pas en mesure de couvrir intégralement les dépenses, d’autant plus qu’il devait payer les frais d’une armée permanente. Le terme « pouvoir absolu » du roi intervient certes de temps à autre dans les sources mais il ne représente pas une réalité, il en est de même pour le « pouvoir absolu » des autres souverains médiévaux. Tous les droits dont Mathias disposait pour agir sans consulter ni la Diète ni même le conseil royal renvoient aux prédécesseurs du souverain. Comme à l’époque des Angevins, le principal outil du roi pour faire appliquer sa politique était la « noblesse de cour ». Mais le conseil royal demeurait l’institution féodale qu’il était depuis des siècles. Il n’avait guère évolué, ni dans le sens d’un organisme d’officiers et de juristes au service du roi, ni dans le sens d’une institution des ordres : les germes de cette dernière évolution ont disparu avec la suppression, en 1464, de l’élection des assesseurs issus de la noblesse.

181Mathias sut parfaitement exploiter toutes les compétences exercées par les souverains médiévaux, sauf l’ancien principe d’après lequel « ce qui concerne tous doit être approuvé par tous ». Certes, de manière générale, il respecta ce principe. On peut se demander – et cela explique également les théories du pouvoir absolu de Mathias – comment un roi dont la base sociale n’était pas comparable à celle de Sigismond, sans parler de celle des Angevins, a pu imposer sa volonté. Car les droits ancestraux du souverain ne pèsent pas lourd quand ils ne peuvent pas être exercés, quand le souverain ne se fait pas obéir. Avec une habileté indéniable, Mathias se montra capable de mobiliser à ses côtés les forces sociales, qui, à tel ou tel moment, pouvaient garantir le succès de sa politique. Dans les premières années de son règne il fut soutenu par les prélats, par une minorité toujours changeante de barons et par la moyenne noblesse. Plus tard, il joua les groupes de barons les uns contre les autres, les barons contre les nobles moyens, ces derniers contre tel ou tel groupe de barons, changeant parfois inopinément de « partenaires de coalition ». Entre-temps, il veillait à accroître, lentement mais sûrement, son propre pouvoir, en augmentant le nombre de ses châteaux et en se dotant d’une armée. Vers la fin de son règne, le cercle de ceux dont le soutien lui était indispensable se réduisit progressivement. Pourtant, encore à la fin des années 1470, il prenait des gants avec l’aristocratie. Plus tard il fit jeter Nicolas Bánfi en prison, mais il ne fit exécuter aucun grand seigneur. Mathias n’envoya à l’échafaud que des membres de la moyenne noblesse et des bourgeois.

182Au-delà de ce gouvernement fait de compromis et de « coalitions », le roi ne cessa de renforcer les forces militaires à sa disposition. Au début, le rétablissement de l’ordre intérieur et la protection du pays contre les Ottomans – et surtout l’occupation de la Bosnie en 1463 – avaient entraîné l’obligation d’établir une armée. Plus tard, celle-ci apparut de plus en plus comme un outil de pression destiné à lutter contre les forces qui s’opposaient au pouvoir du roi. Avec le règne de Mathias, une question ne cesse de se poser : pourquoi le roi n’a-t-il pas utilisé cette force militaire contre les Ottomans, pourquoi n’a-t-il pas tenté de libérer les Balkans ? Or les deux campagnes de Bosnie en 1464 et de Szabács en 1475-76 permettent de répondre à cette question de manière convaincante. Les faibles résultats obtenus montrent que l’armée de Mathias n’était pas capable d’aller plus loin. Le souverain organisa activement la défense et, de ce point de vue, l’achèvement de la ligne de châteaux sur les confins méridionaux est certainement le meilleur résultat dans son bilan contre les Ottomans. La seule question qui demeure est de savoir pourquoi il ne choisit pas de vivre en paix avec ses voisins occidentaux puisque les guerres contre eux engloutissaient les revenus de l’État alors même que la charge fiscale avait appauvri le pays, causant des dégâts dont l’évolution historique future jusqu’à Mohács révélera toute l’ampleur. Les explications apportées aux guerres occidentales de Mathias contiennent beaucoup d’éléments de vérité mais il y a sans doute encore d’autres motivations. Ce sont ces campagnes qui permirent à Mathias de mobiliser en permanence ses mercenaires à partir des années 1460. Dès que la paix sur le front tchèque fut à portée de la main, le roi commença les préparatifs de guerre contre l’Empereur. Bien que les historiens travaillant sur Mathias aient souligné la discipline qui régnait dans ces troupes les lois sont là pour rappeler les pillages auxquels se livrait la soldatesque. Si nous ajoutons les plaintes provenant de Silésie et d’Autriche, nous pouvons en déduire que les soldats ne recevaient pas toujours leur solde et se voyaient contraints de recourir au pillage. Il faut tenir compte du fait que la rémunération permanente des mercenaires, l’entretien de la cour et le mécénat culturel pratiqué par le roi ne pouvaient guère être couverts par les revenus de Mathias.

183De par sa structure, cette armée de mercenaires non seulement était inadaptée à la guerre contre les Ottomans, comme l’expédition de Szabács le prouve éloquemment, mais sur le front méridional elle aurait exigé une solde régulière. Il n’y avait pas là de possibilité de compensation par le pillage, comme à l’ouest, où les soldats pouvaient assurer leur entretien sur le principe que « la guerre nourrit la guerre ». Mais tous pouvaient savoir en Hongrie qu’à l’intérieur du pays l’armée pouvait être mobilisée n’importe quand. Dans les dernières années de Mathias nous ne trouvons pas de mentions d’une opposition interne, si ce n’est que de temps à autre les paysans prenaient les armes contre les percepteurs, comme à Zala en 1490. L’état de guerre ne pouvait pas être éternel. C’est pourquoi à partir du milieu des années 1480, le roi s’efforça de renforcer les piliers sur lesquels son pouvoir reposait. Tout montre que le roi, arrivé à l’apogée de son pouvoir, sentait lui-même que ce système ne pouvait plus durer longtemps. La situation était compliquée par le problème de la succession. Mathias devait veiller non seulement sur le pays mais aussi sur l’avenir de son fils, et ces deux tâches ne coïncidaient pas forcément. S’il parvenait à annuler les effets du traité de Wienerneustadt (l’héritage aux Habsbourgs), il pourrait assurer la succession à son fils. S’il parvenait à le faire élire roi de son vivant, le risque d’avoir des prétendants étrangers au trône de Hongrie s’en trouverait diminué. Cela pourrait garantir la paix et Jean Corvin, qui disposait de la moitié des comitats, mari de la richissime princesse milanaise, serait peut-être en mesure de garder le pouvoir même avec une armée réduite.

184Mais le roi était suffisamment réaliste pour envisager l’échec de ses plans. C’est pourquoi il adopta un plan minimum, prévoyant pour Jean Corvin la royauté en Bosnie et en Croatie, et les Habsbourgs pour la succession au trône de Hongrie. Ainsi il aurait pu y avoir dès 1490 une union personnelle hungaro-autrichienne alors même que Jean Corvin, roi de Bosnie et en même temps le plus grand propriétaire de Hongrie, était en mesure d’empêcher n’importe quand le succès de la politique d’un souverain Habsbourg.

L’apogée de la culture médiévale hongroise

Malgré l’absence d’une université une éducation plus répandue

185Dans la perception la plus courante de l’histoire, l’époque de Mathias représente l’un des sommets de la culture hongroise. Effectivement, l’influence de la Renaissance et de l’humanisme italien n’a pas tardé à se faire sentir à la cour de Mathias mais elle n’a touché qu’un cercle restreint de lettrés. Par contre d’autres éléments, plus anciens, issus du Moyen Âge, ont continué à exister dans la culture et dans les arts. La plupart des évêques lors de l’accession de Mathias au trône étaient docteurs en droit canon : ainsi cette couche avait-elle un haut niveau de formation. Mais elle n’était pas représentative de l’ensemble du pays.

186Le niveau culturel du pays continua d’être affecté par l’absence d’une université hongroise. Au milieu des années 1460, après la fermeture des universités de Pécs et d’Óbuda, il fut question de fonder une nouvelle université. Mathias adressa au pape Paul III la demande d’autorisation mais le véritable fondateur d’un centre d’enseignement supérieur fut l’archevêque Jean Vitéz. C’est en 1467 à Pozsony que cette université commença à fonctionner. On fit appel à de bons enseignants étrangers mais les étudiants furent peu nombreux, surtout d’origine aristocratique et ecclésiastique. Signe très net du manque d’intérêt pour le nouvel établissement, le nombre des étudiants originaires de Pozsony inscrits à l’université de Vienne ne diminua pas. Au début des années 1470, peu après la disgrâce de Vitéz, l’Academia Istropolitana (tel était le nom officiel de l’université de Pozsony) disparut. À la fin de son règne, Mathias voulut faire de l’école supérieure des dominicains de Buda une université, mais ce plan échoua. En fait les jeunes gens qui souhaitaient faire des études continuèrent à aller dans des universités étrangères, avant tout à Vienne et à Cracovie. Moins nombreux, les étudiants se rendant en Italie se firent les diffuseurs de l’humanisme.

187La grande majorité de ces étudiants hongrois allant à l’étranger étaient issus de la bourgeoisie des villes et des bourgades agricoles. La plupart d’entre eux ne cherchaient pas à acquérir un diplôme universitaire, ils voulaient apprendre des langues et accumuler des connaissances qu’ils pourraient rentabiliser par la suite. La plupart des étudiants qui obtenaient un titre universitaire étaient inscrits à la faculté des arts (l’ancêtre de la faculté des lettres), d’où ils sortaient baccalaureus, éventuellement magister. Ceux-ci, dans la mesure où ils désiraient rentabiliser leur formation intellectuelle, trouvaient à travailler en Hongrie comme ecclésiastiques ou comme maîtres d’école. Très peu d’étudiants hongrois choisissaient les facultés de médecine. Il y avait à l’époque en Hongrie peu de médecins. La plupart d’entre eux étaient des étrangers, médecins privés du roi ou de quelque grand seigneur. Les frères mendiants formaient le plus grand contingent des étudiants en théologie. Mais leurs effectifs n’étaient pas nombreux puisque le seul débouché était l’enseignement dans les écoles supérieures de leurs ordres. Il y avait un peu plus d’étudiants hongrois dans les facultés de droit bien que les besoins en juristes ayant une formation universitaire fussent limités : ils se limitaient aux officialités épiscopales. La chancellerie royale employait un tout petit nombre de juristes.

188La plupart des lettrés sortaient des écoles du pays. Nous pouvons considérer comme lettrés, outre les ecclésiastiques et les maîtres d’école, le personnel des chancelleries royales, urbaines et des comitats, l’« intelligentsia » financière (les officiers des finances, ceux qui participaient à l’administration des domaines). Parmi les écoles, il faut distinguer les écoles capitulaires et les écoles paroissiales, les écoles des villes et les écoles des villages. Les premières se divisaient en écoles mineures et majeures (schola minor et maior). Le niveau des écoles de village était plus bas que celui des autres. Souvent, par contre, le niveau des études dans les écoles capitulaires et dans les écoles des villes était élevé, puisque les maîtres d’école, s’ils avaient une formation universitaire, enseignaient ce qu’ils avaient appris à l’université. Les officiers et les juristes avaient appris dans les écoles dépendant des loci credibiles les rudiments du droit coutumier. Le personnel des tribunaux était formé de clercs (deák). Le bon niveau des écoles capitulaires et urbaines (ou encore des bourgades) explique sans doute que la couche moyenne des ecclésiastiques soit composée en grande partie par des bourgeois, alors que le personnel des tribunaux était plutôt originaire de la petite noblesse.

189De plus en plus, des membres de la noblesse moyenne recevaient une éducation intellectuelle, même s’ils l’utilisaient surtout en tant que juristes. Rares étaient les nobles qui exerçaient réellement la profession d’avocat. Seule une petite partie des avocats étaient juristes de formation, les autres rentabilisaient leurs connaissances en représentant occasionnellement les membres de leur famille, leurs seigneurs ou leurs familiers, en tant que juristes. Une part importante des nobles disposant d’une formation intellectuelle, voire exerçant une profession intellectuelle, ne poursuivait pas d’études. Il est rare en effet de trouver des livres dans les legs des nobles, alors qu’ils figurent de temps à autre dans ceux des bourgeois. Quand il y en avait, comme dans le cas par exemple de Pierre Söptei, un assesseur de la cour (1488), il s’agissait en général d’ouvrages théologiques et religieux, même si Söptei par exemple possédait aussi la Chronique des Hongrois.

190C’est dans les cercles de la noblesse intellectuelle qu’est né le mythe de l’origine hunno-scythe des Hongrois. Un des meilleurs représentants de ce groupe social est le chroniqueur Jean Thuróczy, sénéchal et juge de la cour. Il défend avant tout le point de vue de la couche dirigeante de la noblesse. Dans son œuvre il rassemble les éléments des anciennes chroniques hongroises. Il dit avoir discuté souvent de l’histoire hongroise avec ses compagnons. Bien que l’on y sente l’influence de l’esprit de la Renaissance, il ne s’agit pas d’une œuvre humaniste. Lui, ou Pierre Söptei, son compagnon à la cour, n’étaient pas les seuls à s’intéresser à l’histoire. Leur prédécesseur, Thomas Drági, avait commandé une compilation historique. Il n’est pas exclu qu’elle ait été écrite par Drági lui-même alors qu’il était encore vice-bán à Macsó. Cet attrait des nobles cultivés pour l’histoire apparaît clairement dans le fait que la chronique d’André Hess (1473) et l’œuvre de Thuróczy furent imprimées. Il continuait cependant à y avoir des chroniques manuscrites : c’est au cours des années 1470 que remonte la Chronique de Dubnic déjà mentionnée. Dans la conclusion de cette chronique on peut lire une sévère critique du gouvernement de Mathias à la suite de la destruction de Nagyvbárad par les Ottomans.

191Le Livre des formules de Jean Magyi nous offre la transition entre le cercle intellectuel de la grande noblesse et les milieux urbains. Issu d’une famille de nobles propriétaires de la région de la Tisza, Magyi finit sa carrière comme assesseur principal de la ville de Pest. Il recopia dans son livre une collection de formulaires avant tout issus de sa propre activité professionnelle. De plus, nous trouvons dans son livre un code de droit (en hongrois aussi) et des vers latins. Ici aussi, les influences de la Renaissance sont sensibles, mais il y a à côté de cette œuvre des textes purement médiévaux, comme par exemple la transposition de l’Archipoeta, célèbre œuvre en vers du xii^e siècle.

192Dans la bourgeoisie des villes voire des bourgades, la proportion des personnes ayant fait des études était supérieure à celle que l’on trouvait dans la noblesse. L’existence de bibliothèques bourgeoises et de bibliothèques paroissiales en apporte la preuve. Les bibliothèques paroissiales étaient avant tout à la disposition des ecclésiastiques mais elles ont aussi été fréquentées par les bourgeois. L’attrait pour les livres a été favorisé par la diffusion de l’imprimerie qui permettait au clergé et à la bourgeoisie de se procurer des livres à moindre prix. Les livres imprimés étaient surtout des articles d’importation. La littérature disponible était plutôt médiévale, mais on trouve déjà des influences grandissantes de la Renaissance.

Réalité et limites de l’influence de la Renaissance italienne

193À l’époque de Mathias, la culture de la Renaissance italienne rencontre des échos dans un cercle restreint. À la tête de celui-ci se trouvent les ecclésiastiques ayant fait leurs études en Italie. Cependant le « père de l’humanisme hongrois », Jean Vitéz, n’y a pas fait ses études. La plus importante université fréquentée par les Hongrois fut l’université de Ferrare. C’est là que Jean Vitéz envoya son cousin Jean Pannonius. La culture humaniste dispensée dans les universités italiennes exigeait une bonne connaissance de la littérature, de l’univers mental de l’Antiquité classique. Les étudiants y étaient d’excellents stylistes en latin, imitant oralement et par écrit les auteurs antiques. Ils ne manquaient pas de sensibilité à l’égard des questions philologiques. La philosophie antique était également présente alors même qu’il était parfois difficile de la concilier avec la théologie de l’Église. Quelques étudiants étudièrent à l’académie platonicienne de Florence, dans l’entourage de Marsile Ficin.

194La Hongrie aussi vit émerger des cercles humanistes du type de cette académie. On y discutait littérature, philosophie et autres sujets. Le groupe de Jean Vitéz remonte aux années 1440. De Nagyvárad, il se transplanta à Esztergom. Outre les humanistes hongrois, il accueillait aussi les savants étrangers séjournant en Hongrie, tels que Galeotto Marzio, Regiomontanus, Bylica de Ilkus et d’autres encore. Fait significatif, les sciences naturelles n’étaient pas étrangères à leurs centres d’intérêts. En 1476, un ami de Marsile Ficin, Francesco Bandini, arriva à Buda. Alors un cercle néoplatonicien commença à fonctionner à la cour. Outre le roi et les humanistes hongrois, comme par exemple Pierre Váradi, nous trouvons aussi des savants étrangers. L’influence italienne ne fit que se renforcer après le mariage de Mathias avec Béatrice d’Aragon (1476).

195Le plus brillant des humanistes hongrois fut le poète Jean Pannonius. Sa poésie latine proche des modèles classiques le place parmi les principaux poètes de l’époque. Plus tard, la conspiration de Jean Vitéz brisa un moment l’élan humaniste. Ni l’un ni l’autre des deux grands chanceliers d’après 1471, Matucsinai et Beckesloer, ne peuvent être tenus pour humanistes. Mais, peu de temps après, de nouveaux chanceliers humanistes, ayant étudié en Italie, émergèrent, comme Georges Handó et Pierre Váradi. Les évêques humanistes envoyaient souvent les jeunes gens talentueux de leur entourage en Italie. C’est ainsi que Váradi avait étudié aux frais de Vitéz. Mais parmi les promoteurs de la culture humaniste nous trouvons aussi des prélats qui n’avaient pas fait d’études, comme Urbain Nagylucsei, trésorier de Mathias. Parmi les prélats ayant étudié en Italie, nous trouvons des intellectuels d’origine noble, bourgeoise, voire des enfants de paysans. Georges Handó, Pierre Váradi, Thomas Bakócz étaient des fils de tenanciers et avaient passé leur jeunesse dans des bourgades agricoles.

196La diffusion de l’humanisme s’accompagna de l’apparition de bibliothèques. Il faut surtout mentionner celles de Vitéz et de son cousin Jean, qui contenaient les classiques grecs et latins. Elles ont pu servir de modèle à la bibliothèque de Mathias. C’est au château de Buda que le roi fonda la Bibliotheca Corvina. C’est surtout après son mariage avec Béatrice que cette bibliothèque devint une véritable bibliothèque de la Renaissance, comparable à celles d’Italie. Sur commande du roi et de son bibliothécaire, Taddeo Ugoleto, les meilleurs copistes et enlumineurs italiens furent chargés de préparer des codex dont nous pouvons seulement admirer les fragments. Cette collection comportant 2000-2500 volumes formait une bibliothèque bilingue en latin et en grec, sur les sujets les plus divers : philosophie, histoire, philologie, rhétorique, poésie, astronomie, médecine, théologie, art militaire, architecture et géographie. Il y avait peu de livres imprimés mais ce choix n’était pas seulement dicté par des considérations esthétiques, de prestige, il s’explique par le fait que plus de la moitié des volumes que nous connaissons n’avaient pas été imprimés du vivant de Mathias.

197La culture humaniste de l’époque de Mathias n’était connue que d’un cercle restreint d’intellectuels. Ce n’est pas un hasard si les seigneurs qui attendaient la réunion du conseil royal se moquaient de l’évêque de Vác, Nicolas Báthori, qui tentait de former un cercle humaniste dans son diocèse et, en attendant le conseil, lisait Cicéron. La plus grande partie des intellectuels étaient, comme nous l’avons vu, des juristes, comme Jean Thuróczi. Les vents de l’humanisme ne les touchaient guère. D’ailleurs, Mathias ne soutenait pas exclusivement les humanistes. Certes, il invita de nombreux étrangers, surtout des humanistes italiens comme Galeotto, Bandini, Bonfini ou Ugoleto, à venir séjourner en Hongrie mais il encouragea aussi d’autres orientations. En 1481, par exemple, il invita le moine dominicain Petrus Nigri, l’un des plus brillants représentants de la scolastique tardive, et il lui confia même la régence de l’école supérieure des dominicains de Buda, la nouvelle université en herbe. Le roi soutenait également les tentatives de réforme interne de certains ordres. Il avait même envisagé l’édition des bréviaires des diocèses. Il donna l’ordre de mettre sous presse le bréviaire d’Esztergom (1479). Cette édition comporte un éloge du roi et l’exaltation de la tradition remontant à Attila et aux Huns (la couche moyenne ecclésiastique d’origine bourgeoise, qui était majoritaire, avait repris la théorie hunno-scythe portée par Mathias et par la noblesse foncière). Il fit également imprimer des bréviaires pour le diocèse de Zagreb et pour l’ordre des ermites de saint Paul ainsi que d’autres textes religieux.

Le succès du gothique flamboyant

198Nous retrouvons la même ambivalence dans les beaux-arts. Le règne de Matthias coïncide avec l’apogée du gothique tardif ou flamboyant. En architecture, l’influence autrichienne prédomine jusque dans les années 1470. Alors s’achève la construction du château de Vajdahunyad. Emeric Szapolyai construisit la chapelle de Csütörtöhely. De nombreuses églises s’élevèrent dans les villes. Dans les années 1470 on vit apparaître les signes d’une mutation. Après les campagnes du roi en Bohême, l’influence silésienne et saxonne l’emporta en architecture, et cela se voit dans les commandes du roi et des grands seigneurs, par exemple dans les constructions d’Étienne Báthori à Nyírbátor ou de Kinizsi à Nagyvázsony. Des influences de l’architecture bavaroise se firent sentir par exemple à Eger ou à Miskolc, alors qu’au nord, on sent une influence polonaise. Le dernier quart du siècle est caractérisé par l’apparition d’un nouveau type de retable à volets dans lequel le panneau central comporte des sculptures en bois, comme l’autel central de la cathédrale de Kassa. Les traces du gothique tardif émergent partout, depuis les ateliers de la cour, jusqu’aux villes et aux bourgades. Il est significatif de constater qu’à partir de la deuxième moitié du règne de Mathias, les commandes des villes et des bourgades se multiplièrent, que ce soit en matière d’architecture, de fabrication de retables, et cette tendance se poursuivit à la période suivante. D’ailleurs la multiplication des commandes allait de pair avec l’enrichissement de certaines couches de la bourgeoisie.

199La Renaissance exerça son influence avant tout dans l’entourage des deux grands évêques humanistes. Les livres de la bibliothèque de Vitéz furent enluminés par des artistes italiens. Nous retrouvons cette tradition dans la bibliotheca Corvina. À partir des années 1470, les maîtres italiens commencèrent à diffuser l’art de la Renaissance dans l’architecture, la sculpture et les arts appliqués. Ils reprirent avant tout le caractère all’antica de la Renaissance florentine, qui à la manière d’un cadre, distinguait les sections architecturales des plans de murs. Il faut surtout noter les sculptures qui décoraient ces sections, et qui demandaient des connaissances totalement différentes de celles des maîtres du gothique. Parmi les bâtiments Renaissance de Mathias, c’est le palais de Buda qui ressort et parmi les maîtres, Chiementi Camicia.

200Des sculpteurs toscans et dalmates travaillaient sur les chantiers du roi. Le plus important, Giovanni Dalmata (Johannes Duknovich de Tragurio) était originaire de Trau (Trogir). C’est à Buda qu’ont été fabriquées les tomettes en maïolique portant les emblèmes de Mathias et de Béatrice. L’influence de la Renaissance est également sensible à Visegrád, bien que les éléments gothiques n’y soient pas absents pour autant.

201Sous Mathias, la Renaissance se fit sentir avant tout comme art de la cour. Des maîtres hongrois avaient pourtant étudié les techniques de la nouvelle sculpture. Des maîtres originaires de Buda travaillèrent à la construction du château de Vác pour Nicolas Báthori. Bien que les pierres tombales demeurent plutôt de style gothique, quelques traces de la Renaissance commencent à apparaître dans cet art également. Par exemple les lettres gothiques furent peu à peu remplacées par les lettres à l’antique, les majuscules latines utilisées jusqu’à aujourd’hui, et les vers inscrits sur les tombes sont de plus en plus écrits en hexamètres.

202Dans les évolutions culturelles de cette époque, nous pouvons distinguer la culture Renaissance de la cour royale et la culture médiévale prédominante dans une grande partie du pays et qui n’avait pas entièrement disparu à la cour elle-même. Cette époque n’est pas seulement importante pour les évolutions culturelles mais aussi pour l’élargissement des bases de la culture, l’expansion de l’intelligentsia laïque d’origine noble, et le niveau de plus en plus élevé de la formation de la bourgeoisie dans les centres urbains. La Renaissance de Mathias, dans une certaine mesure, avait une fonction de représentation : le roi n’ignorait pas qu’une cour brillante, un haut niveau de culture intellectuelle, une architecture moderne étaient un fort argument de propagande politique aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Une autre chose est de constater que les frais liés à la culture représentaient une lourde charge pour le Trésor.