La Hongrie, grande puisance européenne

Un objectif inaccessible, le royaume de Naples

1Louis I^er fut couronné cinq jours après la mort de son père, le 21 juillet 1342 à Székesfehérvár par l’archevêque d’Esztergom. Rapidement, les affaires napolitaines accaparèrent l’activité du nouveau roi. En effet, Robert, le roi de Naples, mourut au début de 1343 : c’est avec lui que Charles-Robert avait conclu l’accord de fiançailles entre son propre fils, André, et la petite-fille du souverain napolitain, Jeanne, accord qui prévoyait que ces liens conjugaux conduiraient André sur le trône de Naples. Or Robert ne tint pas ses engagements, et, avant sa mort, fit de Jeanne sa seule héritière. Jeanne et André se marièrent mais, alors qu’elle portait le titre de reine, André dut s’en tenir au titre de prince de Calabre, qu’il portait depuis 1333. Dès la mort de Robert, Louis envoya un ambassadeur au pape sur la question du couronnement de son frère. Pour sa part, il s’adressa au margrave morave Charles de Luxembourg (le futur empereur Charles IV, son futur beau-père), pour lui demander son intervention auprès du pape en faveur d’André.

2La veuve de Charles-Robert, la reine mère Élisabeth, se mit en route pour Naples en 1343 afin de défendre les droits de son fils. Jean de Küküllö le biographe du roi Louis, note à son sujet :

« Elle s’en alla accompagnée d’une suite nombreuse de dames, de nobles demoiselles, de barons et de chevaliers, en grande et abondante pompe, et partit au loin, comme il convient à une royale majesté. Pour couvrir les dépenses, elle avait emporté vingt-sept mille marcs d’argent pur et dix-sept marcs de l’or le plus fin. Et son fils Louis, roi de Hongrie, lui envoya plus tard quatre mille marcs d’or. »

3C’est ainsi, en tenant compte aussi de l’argent envoyé à Avignon, qu’une quantité immense de métaux précieux, correspondant à plusieurs années de la production hongroise, arriva en Europe occidentale avec pour objectif de récompenser les partisans d’André et de suborner le camp adverse. De ce fait, et par suite de la reprise du commerce de l’or africain en direction de l’Europe, l’année 1344 vit la fin de la longue crise de l’or et l’équilibre traditionnel entre la valeur de l’or et celle de l’argent fut rétabli. Élisabeth ne lésina pas sur l’utilisation de ces trésors. Quand, partant de Naples, elle « fit un saut à Rome », « elle déposa solennellement ses présents sur l’autel de l’apôtre saint Pierre et sur ses reliques : des coupes, des ornements ecclésiastiques et des florins comme il sied à une reine. Elle visita également de nombreux monastères, églises et sanctuaires, qu’elle honora de riches présents et de donations ». « À Naples, Élisabeth alla voir sa bru, Jeanne, arrogante et ambitieuse, aspirant au pouvoir temporel plus que de raison, et refusant de donner à son mari, le roi André, l’honneur royal qui lui était dû. » À Avignon, à la cour du pape, les ambassadeurs hongrois négocièrent, mais en vain. En 1344, Élisabeth dut rentrer en Hongrie sans avoir obtenu de résultats.

4Mais à la suite des flots d’argent déversés ainsi que des nombreuses ambassades hongroises à Avignon, le pape Clément VI enfin se montra disposé à ordonner le couronnement d’André. Mais cela ne suffit pas à faire d’André le souverain exclusif de Naples. Le pape permit seulement qu’André, en qualité d’époux de Jeanne, soit couronné en même temps que la reine, et fixa la date de la cérémonie à septembre 1345.

5La position négative du pape à l’égard des prétentions napolitaines des Angevins s’explique par deux raisons. D’une part, Clément VI ne voyait pas d’un bon œil l’extension du pouvoir de la branche hongroise des Angevins de l’autre côté de l’Adriatique, ce qui lui aurait conféré une influence considérable en Europe centrale et méridionale. D’autre part, le pape, qui résidait à Avignon, devait tenir compte des positions de son protecteur, le roi de France Philippe VI, lequel était proche parent des Angevins de Naples (la sœur de Philippe VI, Marie [† 1328] avait été la mère de Jeanne). En tout cas le couronnement d’André n’eut pas lieu, parce que le jeune prince, qui avait dix-huit ans, fut étranglé le 18 septembre 1345 à Aversa. Le meurtre avait été préparé par les favoris de la reine Jeanne, laquelle, âgée elle-même de dix-neuf ans (qui d’ailleurs attendait un enfant d’André), était au courant de ce qui se tramait. Derrière l’attentat on peut voir la main d’une autre sœur de Philippe VI, Catherine, ancienne princesse de Morée, impératrice titulaire de Constantinople. Catherine avait épousé le frère du roi Robert de Naples, Philippe duc de Tarente, et aurait voulu voir ses propres fils (Robert, Louis et Philippe) sur le trône de Naples. En décembre 1345 Jeanne accoucha d’un enfant qui fut appelé Charles-Martel.

6L’année 1346 se déroula sous le signe des escarmouches diplomatiques. La délégation envoyée auprès du pape par la Hongrie s’efforça d’obtenir que le nouveau-né fût proclamé héritier du trône de Naples. Louis envoya lui-même une délégation à Avignon exigeant que les assassins d’André soient privés par le pape de leurs droits sur le trône de Naples (y compris Jeanne elle-même, les fils de Catherine, ainsi que Charles, duc de Duras, le fils du dernier frère de Robert, Jean). Il exigea également que lui, Louis, soit désigné comme héritier légitime du royaume de Naples, fief dépendant du pape. Dans sa réponse Clément VI ne refusa pas de punir les meurtriers mais affirma qu’il n’entendait pas écarter Jeanne du trône tant que sa culpabilité ne serait pas prouvée. À la suite de la bulle pontificale de février 1346 (dans laquelle le pape maudissait les meutriers d’André en soulignant la participation de l’un des princes angevins, Charles, duc de Duras), les favoris et les courtisans coupables de l’assassinat d’André furent arrêtés et exécutés. Mais les inspirateurs du crime restèrent impunis.

7Quand le roi Louis vit qu’il était incapable de faire valoir ses exigences par la voie diplomatique, il prépara la lutte armée. Contre le pape qui s’appuyait sur le roi de France, il s’allia à l’empereur Louis IV (de Bavière), excommunié par le pape, ainsi qu’au roi d’Angleterre Edouard III. Les préparatifs de guerre de Louis se poursuivirent malgré l’échec militaire infligé par Venise à Zara en 1346. Les Napolitains se préparèrent eux aussi à la prévisible attaque hongroise. Tout d’abord, les Angevins napolitains, qui étaient divisés en plusieurs clans, se regroupèrent. Le prince Charles de Duras, qui naguère encore avait appelé personnellement à Naples le roi Louis, se vit attribuer le titre de prince de Calabre, titre qui revenait de droit à l’héritier du trône. Jeanne, pour sa part, ne tarda pas à qualifier son fils, Charles-Martel, d’héritier et le fit prince de Calabre, tout en fiançant la fille de Charles de Duras au nouveau-né. Le pape Clément VI souhaitait établir pour sa part un blocus diplomatique autour du roi de Hongrie.

8La première campagne napolitaine de Louis commença en juin 1347. Arrivant en Italie, les troupes hongroises libérèrent le château de L’Aquila, défendu par le chevalier Lallo Campanesco, ami de la Hongrie et assiégé par Charles de Duras. À l’été et à l’automne, de petites unités hongroises arrivèrent dans le royaume de Naples. Au début du mois de novembre, le palatin Nicolas Gilétfi, puis, au milieu du mois, le roi Louis lui-même se mirent en route pour Naples. Le souverain arriva à Noël à L’Aquila, après être passé par la Styrie, Udine et Bologne. Certains seigneurs des villes qui s’étaient trouvées sur son chemin et qui l’avaient accueilli avec tous les honneurs furent gratifiés par le roi hongrois de titres et de ceintures de chevaliers. Alors que Louis se dirigeait vers Naples, Jeanne se mariait avec son cousin Louis, le fils de la reine Catherine, le comte de Tarente. Quand ils apprirent que le roi de Hongrie était entré en territoire napolitain et que ses troupes avaient mis en déroute l’armée napolitaine à Capoue, ils s’enfuirent par voie de mer en Provence, à Marseille puis à Avignon. Le roi Louis commença par recevoir à Bénévent l’ambassade napolitaine qui présenta la soumission de la ville, puis se rendit à Aversa. Charles de Duras abandonna le parti de Jeanne et se rendit auprès de Louis à Aversa. Le roi hongrois invita également les autres princes angevins à se présenter à lui et les fit juger. Le tribunal condamna Charles de Duras – qui s’était détourné de Louis en 1346, voire avait attenté à sa vie. Il fut condamné à mort et décapité dans la ville même où 28 mois auparavant le roi André avait été étranglé. Les autres princes furent emmenés en otage en Hongrie. Louis emmena aussi en Hongrie Charles-Martel, l’enfant de son frère, qui mourut quelques mois plus tard, pendant l’été 1348. En février 1348 le roi entra à Naples et ajouta à son titre de souverain de Hongrie ceux de roi de Sicile et de Jérusalem, de duc d’Apulie et de prince de Capoue.

9Louis ne toucha pas aux institutions du royaume de Naples. Il distribua les dignités à ses partisans italiens mais veilla à envoyer dans les châteaux des chevaliers hongrois et des mercenaires allemands. Comme les rapports avec Venise étaient tendus, il s’efforça d’établir entre Naples et la Hongrie une voie de communication maritime qui permît de contourner cette ville. Mais au printemps 1348 Naples fut touchée par l’épidémie de peste venue d’Orient et le roi Louis s’empressa de quitter les lieux qu’il venait de conquérir. Il laissa la régence du royaume de Naples à Ulrich Wolfhardt, chef d’un groupe de mercenaires allemands.

10À peine Louis s’était-il éloigné de l’Italie que son pouvoir fut ébranlé. Dès juin 1348, il perdit la ville de Naples, puis les troupes hongroises furent progressivement chassées des châteaux qu’elles occupaient Au cours de l’été le pape Clément VI octroya le titre de roi au mari de Jeanne, Louis de Tarente. En septembre Jeanne et son mari rentrèrent à Naples.

11Afin d’empêcher la perte complète du royaume de Naples, une troupe sous la direction du voïvode de Transylvanie Étienne Lackfi partit de Hongrie à la fin de l’année 1349 pour prêter assistance aux troupes hongroises d’Italie qui avaient été refoulées sur les berges orientales de l’Adriatique. Au début la troupe de Lackfi emporta quelques succès, elle écrasa même en juin 1349 l’armée de Louis de Tarente entre Aversa et Naples ; après quoi un armistice d’un an fut conclu entre les parties grâce à la médiation du pape. Mais la position hongroise fut affaiblie par la révolte des mercenaires allemands. À nouveau ce fut la solution diplomatique qui émergea. Tant que les affaires de Lackfi à Naples allèrent bien, le pape se montra conciliant et n’exclut pas que le frère de Louis, Étienne, puisse devenir roi de Naples, en épousant la sœur cadette de Jeanne, devenue veuve à la suite de l’exécution de Charles de Duras. Mais lorsque la situation du palatin hongrois se détériora, ce plan fut retiré de l’actualité.

12Louis reprit les armes. La deuxième campagne napolitaine, à laquelle il participa personnellement, fut lancée en avril 1350. Comme Venise lui avait garanti le libre passage par la mer, c’est la voie maritime qu’il choisit. Après avoir soumis les villes italiennes de la côte adriatique, le roi fut blessé à deux reprises lors des sièges de Canosa di Puglia et d’Aversa. Cette dernière blessure fut sérieuse. Pour des raisons que nous ignorons la direction des armées hongroises fut retirée en pleine campagne au voïvode de Transylvanie, Étienne Lackfi, et fut confiée à Nicolas Kont, ancêtre de la famille des Újlaki. Quand Jeanne et son mari apprirent que les troupes hongroises approchaient de Naples, ils prirent de nouveau la fuite ; mais cette fois-ci Louis n’entra pas dans la ville. Il fit encore une tentative en Italie pour s’assurer du trône de Naples par voie d’alliance matrimoniale : il entra en négociations avec la veuve de Charles de Duras et lui proposa sa main, de manière à s’approcher du but si ardemment souhaité (La première épouse de Louis, Marguerite de Luxembourg, fille du margrave Charles de Moravie – qui était devenu Charles IV – était morte lors de l’épidémie de peste en Hongrie). Le projet de mariage avorta, et, de plus, le peuple de Naples se montrait réticent à l’égard du pouvoir hongrois. Louis nomma André Lackfi régent, se rendit en pèlerinage à Rome, puis rentra en Hongrie par voie de terre.

13À la fin de 1350, grâce à la médiation papale, un armistice intervint entre le roi Louis et la reine Jeanne. Il fut suivi par la paix de 1352. C’est alors seulement que Louis retira ses troupes du territoire napolitain. Ses partisans reçurent l’assurance de ne pas être inquiétés et Louis relâcha les princes Angevins toujours retenus en otages en Hongrie. Il prit acte de la reconnaissance par le pape du pouvoir de Jeanne mais ne cessa pas pour autant de prétendre à ce même trône. En tout cas la conclusion rapide de la campagne de 1350 et la paix de 1352 représentaient un renoncement de la part de Louis à ses projets de domination sur Naples. Après deux guerres coûteuses, il prit conscience que les Angevins hongrois ne parviendraient pas à mettre la main sur le trône de Naples en allant à l’encontre du pape.

14Il continua pourtant à suivre les affaires napolitaines. Jeanne entra petit à petit en conflit avec ses parents Angevins, les princes de Duras et de Tarente. Quand en 1361 une coalition tchéco-(germano)-austro-vénitienne se mit en place contre Louis, celui-ci se tourna vers ses parents napolitains et tenta d’établir des relations, d’abord avec les princes de Duras, ensuite avec ceux de Tarente, qui avaient passé quelques années en Hongrie en tant qu’otages. Il les invita à Buda afin de conclure avec eux une alliance. Finalement leur visite n’eut pas lieu et l’alliance ne fut pas conclue. À cette époque-là de nombreux mercenaires hongrois combattaient en Italie, certains envoyés par Louis à la demande du pape, alors qu’une autre troupe à la solde de Louis de Tarente intervenait dans les questions napolitaines. Le chef des mercenaires hongrois en Italie était le célèbre Nicolas Toldi, qui sera plus tard ispán en Hongrie. L’intérêt de Louis pour les affaires napolitaines se manifesta nettement quand, en 1364, il fit venir en Hongrie le prince Charles (le Petit) de Duras, âgé de dix ans. Le grand-père de ce dernier, Jean, avait été le frère du roi Robert de Naples. Louis lui donna les titres de prince de Croatie et de Slavonie, titres qui avaient été ceux du prince Étienne, le frère du roi.

15Louis reprit espoir quand le fils de l’impératrice Catherine, Philippe de Tarente, épousa en 1370 Élisabeth, la fille du prince Étienne, le frère de Louis. Par l’intermédiaire d’Élisabeth, le roi hongrois considérait le couple comme héritier du trône de Naples. En même temps, la même année, sur initiative de Jeanne, Charles le Petit épousa Marguerite, la fille de la sœur de Jeanne, Marie, et de Charles de Duras. Elle fut désignée comme son héritière. Cette fois-ci les projets de Louis partirent en fumée, car Philippe de Tarente et Élisabeth moururent bientôt sans laisser d’enfant. Louis fit encore une tentative pour ajouter Naples à ses territoires et à ceux de sa famille par la voie dynastique. Il fiança sa fille aînée Catherine au fils du roi de France Charles V, Louis duc d’Orléans. Le plan, qui cette fois-ci avait le soutien de Grégoire XI, le dernier pape d’Avignon, prévoyait que le couple occupe le trône napolitain. C’est pour cet objectif que Louis I^er et Charles V conclurent une alliance. Mais ce plan non plus n’aboutira pas, en raison de la mort de la princesse Catherine en 1378.

16En 1377, le pape Grégoire XI rendit à Rome sa dignité de siège de la Papauté et, quand il mourut, en 1378, le collège des cardinaux fit pape un archevêque italien en la personne d’Urbain VI. Les cardinaux français lui opposèrent un antipape, qui resta à Avignon. Comme Jeanne avait reconnu l’anti-pape, Urbain VI en 1380 la priva du trône de Naples et invita en Italie le roi Louis I^er. Mais cette fois-ci le souverain hongrois ne se déplaça plus pour Naples. Il avait élevé Charles le Petit à sa cour : il donna à sa femme ses droits sur Naples et il accorda au couple une armée pour qu’ils s’emparassent de Naples. En 1380, Charles le Petit devint roi de Naples sous le nom de Charles III. Jeanne fut mise en prison et Charles III, encore du vivant de Louis I^er, la fit étrangler. Même si le souverain hongrois n’avait pas réussi à s’approprier personnellement Naples (malgré ses deux compagnes contre ce royaume), il finit par obtenir en quelque sorte satisfaction : Jeanne, qui avait été coupable de l’assassinat de son frère, mourut d’une mort violente, et le trône de Naples revint à un prince élevé à sa cour. C’était pourtant là un bien maigre résultat pour plusieurs décennies d’efforts.

Un enjeu essentiel, l’accès à l’Adriatique

17Le dernier foyer de résistance des princes territoriaux hongrois était la Croatie. Certes, Mladen Subic, abandonné par plusieurs grandes familles nobles croates (les Kurjakovic, les Sztepanic et les Mihajlovic), avait été battu militairement par Charles-Robert dès 1322, mais les révoltes des seigneurs croates contre les rois de Hongrie se poursuivirent encore pendant presque un quart de siècle. À l’arrière-plan de leurs mouvements se dissimulait souvent Venise qui était hostile à la Hongrie. En 1344 Nicolas d’Alsólendva, bán de Slavonie, partit en guerre contre les Nelipic, mais il assiégea en vain le château de Knin. En 1345, les Subic et les Kurjakovic les rejoignirent dans leur révolte contre Louis. D’après Jean de Küküllö, ces seigneurs croates « avaient usurpé une grande partie de la Croatie, de la Dalmatie et de la Slavonie et tenaient ces territoires sous leur pouvoir aux dépens de la Sainte Couronne ». Alors Louis prit personnellement la tête de l’armée hongroise. Celle-ci s’avança jusqu’au château de Bihács. Les aristocrates croates en révolte s’inclinèrent devant le roi et même les villes dalmates, sous autorité vénitienne depuis deux décennies, envoyèrent des ambassades pour annoncer leur soumission. Parmi les villes disposées à s’aligner sous la bannière de Louis il y avait Zara.

18En réponse, Venise, le 12 août 1345, assiégea la ville adriatique qui l’avait délaissée. Quelques jours à peine après le début du siège, Louis envoya aux habitants de Zara une lettre pour leur insuffler courage : « Nous sommes partis avec toutes nos forces à votre aide et nous nous efforçons de vous l’apporter rapidement ; c’est pourquoi, soyez courageux et résistez. » Peu de temps après cependant André fut assassiné à Aversa et la question napolitaine prit le dessus dans la politique de Louis. Il quitta la Croatie, alors même qu’une troupe dirigée par Étienne Kotromanic, bán de Bosnie, et par Nicolas Alsólendvai, bán de Slavonie, partait au secours de Zara. Pendant des mois la ville résista vaillamment au siège vénitien. Dans une nouvelle lettre datée du début de 1346, Louis demanda aux habitants de la ville de tenir bon. Rappelant les termes de sa première lettre, il annonçait un soutien immédiat : « Nous sommes prêt avec toutes nos forces, sans tarder, nous nous hâtons personnellement et nous vous libérerons de votre détresse et de votre misère. » Quelques mois plus tard, en juin 1346, l’armée se mit en route sous la direction de Louis pour libérer Zara. Comme nous l’apprenons avec précision dans l’œuvre d’un contemporain, les Libri duo obsidionis Iadrensis (Les deux livres du siège de Zara), les troupes de Louis allèrent à l’échec. En dépit d’une stratégie coordonnée avec les gens de la ville, leur attaque, le 1^er juillet, contre le château en bois qui commandait le dispositif du siège vénitien, échoua. L’armée hongroise était hétérogène (elle était formée de Hongrois, de Croates, de Bosniaques, de Iazyges, de Coumans, ainsi que de mercenaires tchèques et allemands) et elle n’avait aucune expérience des guerres de siège. La flotte vénitienne créa la surprise en débarquant des combattants ; de plus semble-t-il, les Vénitiens avaient acheté certains commandants des troupes hongroises. Suite à ce sérieux revers, Louis renonça à son siège. Zara resta sans appui extérieur et, à la fin de 1346, la ville se rendit sans conditions. Les négociations menées par Louis avec Venise ne furent pas plus fructueuses. Venise resta maître des villes dalmates.

19La controverse entre Venise et la Hongrie ne tenait pas seulement à la séculaire pomme de discorde qu’était entre les deux États la Dalmatie, d’autres éléments s’y ajoutèrent dans la période en question. Venise n’appréciait pas la volonté du souverain hongrois de s’emparer du royaume de Naples, parce que la possession des deux rives de l’Adriatique par le même souverain aurait créé un obstacle au commerce vénitien et aurait enfermé Venise dans « le lac adriatique ». C’est cette opposition entre la Hongrie et Venise qui ne permit pas à Louis, chassé de Dalmatie, d’entreprendre en 1347 sa première campagne napolitaine en acheminant son armée par voie maritime. Mais, par ailleurs, Louis savait lui aussi que s’il n’établissait pas une voie de communication avec Naples par voie de mer, ceci pourrait avoir des incidences sur ses plans concernant l’Italie méridionale. En 1348, un armistice fut conclu avec Venise pour huit ans. Louis ne renonçait pas à ses droits sur la Dalmatie mais, tenant compte de la situation réelle, il pouvait déjà considérer comme un succès que Venise lui accorde le libre passage de ses troupes aussi bien sur la mer que sur la terre ferme. Mais l’année même de l’armistice, Louis se mit à préparer de nouvelles offensives contre Venise. D’abord en 1348, puis en 1352, il conclut une alliance avec Gênes, le grand adversaire de Venise en Italie.

20Louis respecta pourtant l’armistice et n’intervint pas dans la guerre survenue entre-temps entre Gênes et Venise. Mais à peine les huit ans étaient-ils écoulés, en 1356, qu’il partit aussitôt à l’attaque contre Venise. L’armée hongroise arriva du Frioul, par la terre ferme, et engagea le siège de Trévise. Parallèlement aux actions militaires, Louis se montra actif sur le plan diplomatique. Une délégation hongroise se rendit à Avignon pour gagner le soutien du pape dans la campagne militaire. En Italie, Louis obtint le soutien de Padoue. À la fin de l’année les parties combattantes conclurent un cessez-le-feu, aussitôt suivi d’un début de négociations. Celles-ci n’aboutirent pas et, au bout des quelques mois de cessez-le-feu, les hostilités armées recommencèrent. De nouveau, Louis se mit personnellement à la tête de son armée. La guerre fut propice aux Hongrois. Les villes dalmates se soumirent au souverain hongrois et Zara fut reprise aux Vénitiens à la suite d’un siège. La paix mettant fin aux affrontements fut signée à Zara le 18 février 1358. Celle-ci assurait au roi de Hongrie l’autorité sur toute la Dalmatie, y compris Raguse (Dubrovnik) dans le sud de la Dalmatie. De plus, la paix de Zara accordait aux villes dalmates la liberté de commerce.

21La paix entre Venise et la Hongrie dura une quinzaine d’années. De nouvelles hostilités furent motivées par la guerre lancée en 1372 par Venise contre Padoue, l’alliée de Louis en Italie du Nord-Est. Dès le début de la guerre, des troupes hongroises apportèrent leur assistance à Padoue contre Venise, puis, en 1373, la Hongrie entra officiellement en guerre aux côtés de Padoue. Dans cet affrontement, Venise se montra la plus forte et, après sa victoire, Padoue dut se résoudre à signer la paix dans de dures conditions. En 1378, une large coalition se mit en place contre Venise. Le principal acteur de celle-ci fut Gênes, qui s’opposait obstinément à Venise pour assurer son commerce oriental (levantin). Elle parvint à obtenir le soutien des princes autrichiens, de Padoue, du patriarche d’Aquilée et du roi Louis. Venise était assistée par Milan et par Chypre. La guerre passa d’Italie en Dalmatie, où Venise occupa en 1378 les villes adriatiques tenues par le roi de Hongrie. Mais en 1379 Gênes eut le dessus et infligea à Venise une défaite navale à proximité de la péninsule d’Istrie. La flotte militaire hongroise, qui existait depuis 1358, participa également à cet affrontement, sous la direction d’un amiral royal. Cette défaite mit Venise dans une situation presque désespérée mais les intérêts divergents de la coalition firent qu’elle s’avéra incapable d’être unie après sa victoire. Venise réussit à échapper au danger le plus grave. La paix de Turin signée en 1381 reprit les conditions de la paix de Zara conclue un quart de siècle plus tôt : la Dalmatie restait sous domination hongroise, ce qui favorisait le commerce des villes adriatiques. De plus, la paix de Turin imposait à Venise de payer un tribut annuel de sept mille ducats d’or.

L’expansion vers le sud-est et vers l’est

22Au cours des quarante ans de règne de Louis, les modifications de frontières les plus significatives se produisirent au sud et à l’est. Au sud, la Serbie, en se renforçant, représentait un défi pour la Hongrie. Le roi de Serbie Étienne Dusan, d’origine hongroise, ou plus précisément transylvaine par sa mère, s’était attribué le titre d’empereur sous le règne de Charles-Robert et avait occupé en 1339 les territoires du bán de Macsó et de Kucsó. Pour Louis l’un des principaux objectifs de politique étrangère fut de reprendre ces territoires situés au sud du Danube. À la fin de 1342 ils étaient de nouveau tenus par les Hongrois. Comme son père, le roi Louis s’efforça de s’appuyer sur la Bosnie pour faire face à la puissance serbe mais Louis craignait également que Venise parvînt à détourner le bán de Bosnie Étienne Kotromanic de l’alliance hongroise. Il n’est pas exclu que ce dernier se soit laissé acheter par des émissaires vénitiens alors qu’il était un des deux commandants de l’armée hongroise partie pour sauver Zara en 1345. En 1350 Louis se fiança avec la fille du bán, Élisabeth, et il l’épousa trois ans plus tard. Par ce mariage il liait étroitement les Kotromanic à sa famille et la Bosnie à son pays. En 1354 son beau-père mourut et la Bosnie, d’alliée, ne tarda pas à devenir ennemie. C’est alors que Louis eut l’idée de s’allier à Gênes et d’attaquer Venise mais, comme on l’a déjà vu, il ne viola pas l’accord d’armistice conclu pour huit ans. Au lieu de s’en prendre à Venise, il se tourna contre la Serbie, écrasa Étienne Dusán et offrit le territoire du Hulm (Herzégovine) qu’il venait d’occuper à son épouse en apanage. En 1355 l’empereur Dusán mourut. Une nouvelle campagne victorieuse contre la Serbie la même année apporta à la Hongrie Klissa en Dalmatie.

23La mort d’Étienne Dusán en 1355 marqua le début de la décadence foudroyante de l’État médiéval serbe. Sous le règne de son fils, le jeune Étienne Uros IV, la grande Serbie se désagrégea : ses parties constituantes se trouvèrent dans les mains de seigneurs indépendants. Les territoires du nord de la Serbie, à la frontière du bánat de Macsó, furent tenus par le knéze Lazare, allié aux Brankovic, maîtres de la région de Rigómezö « le champ des merles » (Kosovo polje). En 1358, un conflit éclata entre l’empereur Uros et le knéze Lazare. Menacé, Lazare s’adressa au roi de Hongrie et lui demanda assistance en échange de relations de vassalité. Louis lui accorda l’assistance souhaitée et lança lui-même en 1359 une nouvelle campagne de Serbie. Les armées hongroises dirigées par le roi s’enfoncèrent profondément en territoire serbe et infligèrent près de Krusevác une sévère défaite à l’empereur Uros et à son tuteur, le despote Vukasin. Louis arriva jusqu’au Champ des merles. C’est par cette campagne que Louis s’attacha Lazare (plus précisément ses successeurs, les Lazarevic) ainsi que les fils de Branko, les Brankovic de Serbie méridionale. Le fils de Nicolas Garai, bán de Macsó, épousa la fille de Lazare.

24Après la mort du bán de Bosnie Étienne Kotromanic, le jeune Tvrtkó ne poursuivit donc pas l’orientation pro-hongroise de la politique de son oncle. Il retint le Hulm, qui devait revenir au roi de Hongrie par l’intermédiaire de sa femme. Il mit des obstacles au fonctionnement de l’Église catholique et renforça les liens avec les principaux responsables de la doctrine bogomile. Bientôt cependant, inquiet des mouvements d’humeur des nobles bosniaques, il fit acte d’allégeance à Louis, promit de changer de politique, mais il ne tint guère ses promesses. Comme le roi de Hongrie n’avait toujours pas pris possession du Hulm et que la situation de l’Église catholique ne s’était pas améliorée, Louis envoya en 1363 deux armées en Bosnie. Il était à la tête de l’une d’entre elles, mais son expédition échoua. Cependant, comme les luttes intestines se poursuivaient sans discontinuer en Bosnie, Tvrtkó fut finalement contraint en 1365 de demander de l’aide à Louis pour reprendre le contrôle de son territoire. Louis accepta et la Bosnie compta dès lors parmi ses soutiens.

25Le grand perdant du renforcement de la Serbie et de sa progression territoriale dans les Balkans avait été la Bulgarie. Sous le règne d’Étienne Dusán la Macédoine se retrouva sous domination serbe. Même après la mort de Dusán, la Macédoine ne retourna pas à la Bulgarie, mais fut dirigée par une administration locale. La Bulgarie allait irrésistiblement dans le sens du démembrement. L’empereur bulgare Alexandre perdit la zone comprise entre le cours inférieur du Danube et la mer Noire (que l’on appellera Dobroudja d’après le nom de la principauté). Ce qui restait de la Bulgarie fut partagé par Alexandre en deux parties : les empires de Vidin et Tirnovo. Il en confia la régence à ses deux fils ; le Vidin, frontalier avec la Hongrie, revint à Jean Sztracimir, alors que Jean Sismán hérita de l’empire de Tirnovo. Stracimir était en relations étroites avec Lajk (Vlajku), le voïvode de Valachie, et avec le tuteur de l’empereur serbe Uros IV, le despote Vukasin. En 1365 Vukasin écarta Uros IV et prit le pouvoir dans une Serbie qui tombait en morceaux. C’est ainsi que se forma, par le canal des relations matrimoniales un axe serbo-bulgaro-valaque. Or ces États alliés occupaient un territoire que Louis considérait comme son fief, la Valachie.

26Louis voyait avec inquiétude les aspirations à l’indépendance des voïvodes de Valachie. En 1330 Baszaráb avait, on l’a vu, réussi à s’émanciper, grâce à sa victoire, de ses rapports de dépendance à l’égard de Charles-Robert. Sa politique fut poursuivie par son fils et successeur, le voïvode Alexandre. Quand, en 1344, Louis arriva en Transylvanie avec une armée considérable, pour attaquer le voïvode Alexandre, coupable de trahison, celui-ci n’attendit pas l’attaque du roi de Hongrie. Il se précipita à Brassó (Brasov) pour lui prêter serment d’allégeance. En 1364, le voïvode Alexandre laissa la place à son fils, Lajk, qui s’associa à la coalition serbo-bulgaro-valaque, tournée contre Louis (ou plus précisément contre l’exigence d’allégeance de la part de la Hongrie). Au début 1365 le roi de Hongrie rassembla ses troupes à Temesvár. Aussitôt Lajk, « suivant les mauvaises habitudes de son père », s’empressa d’aller lui prêter serment d’allégeance. En fin de compte la campagne de Louis fut tournée non point contre Lajk mais contre Sztracimir. Au printemps 1365 Louis occupa la capitale de son adversaire bulgare, Vidin, captura Sztracimir et l’envoya en Hongrie. Louis forma une nouvelle entité dont Vidin fut le centre – peut-être déjà avec des arrière-pensées anti-turques – à la tête de laquelle il mit des Hongrois, à savoir Denis et Emeric Lackfi. Le titre de bán de Bulgarie (banus Bulgariae) apparaît pour la première fois à la fin de 1366. Le voïvode de Valachie Lajk s’était pour sa part réellement soumis au roi de Hongrie, peut-être même avant la campagne bulgare (ce qui expliquerait que la campagne préparée contre lui se soit tournée contre Sztracimir). D’après d’autres versions cependant cette soumission effective n’aurait eu lieu qu’après la campagne bulgare. En tout cas, après la campagne bulgare Lajk reçut de Louis de nombreux titre honorifiques. C’est ainsi que dans une charte de 1368 il se donna les titres de voïvode de Valachie et de bán de Szörény par la grâce de Dieu et du roi de Hongrie. Sur le sceau apposé au document on distingue le titre de dux de Fogaras (dux de Fogrus), ce qui signifiait que Louis lui avait donné les régions de Fogaras et d’Omlás.

27La fidélité de Lajk ne dura pas. Les ambitions de celui-ci étaient sur beaucoup de points contrecarrés par le bánat de Bulgarie sous autorité hongroise. Pour régler son compte à ce territoire Lajk s’allia à Sismán En 1368 l’armée hongroise conduite personnellement par Louis se dirigea vers le château de Vidin mais, comme la troupe dirigée par le voïvode de Transylvanie avait été de son côté défaite par Lajk, Louis ne poursuivit pas son chemin et n’arriva pas jusqu’à Vidin. Il se retourna contre le château de Szörény et, malgré une virulente résistance des Roumains, il franchit le Danube et occupa le château. Le nouveau bán bulgare, Benoît Himfi défendit Vidin contre Sismán, mais quand Lajk entra dans Vidin, en février 1369, l’État bulgare (de Vidin) mis en place par les Hongrois s’écroula. Louis n’était pourtant pas sorti entièrement perdant de cette situation peu favorable. Peu de temps après Lajk se soumit à nouveau et, dès la fin de 1369, se mit à utiliser les titres de bán de Szörény et de duc de Fogaras. Nous pouvons supposer que Louis attribua de nouveau Vidin à Lajk en échange de Szörény et de Fogaras. Louis avait compris qu’en raison des distances et de la complication des relations de pouvoir dans les Balkans il n’était pas en mesure de gouverner la Bulgarie du Nord-Ouest – c’est pourquoi au cours de l’été 1369 il libéra de sa captivité hongroise Sztracimir, auquel il donna Vidin en échange de son allégeance.

28Depuis 1354, les vicissitudes balkaniques se déroulaient en présence des Turcs osmanlis. Mais les États balkaniques ne prêtèrent pas attention à la menace turque. Par contre, l’empereur de Byzance Jean V (Paléologue) se rendit en 1366 à Buda et engagea des pourparlers avec le roi Louis pour écarter ce danger. En même temps, dans l’intérêt du Christianisme (et avant tout de la Papauté) la question de l’union de l’Église devint très présente. Mais les négociations n’aboutirent pas. Dès les années 1360, l’empereur de Tirnovo, Sismán, accepta de payer tribut aux Turcs et mit en place une coopération militaire avec eux. C’est ainsi qu’en 1368-1369 les initiatives de l’empereur de Tirnovo contre le bánat de Vidin furent prises avec un soutien turc. Les États balkaniques, émiettés, divisés, voyaient dans l’apparition des Turcs en Europe davantage un élargissement de leur marge de manœuvre politique qu’une menace les touchant directement. En 1371 le sultan Mourad I^er infligea près de la Marica une défaite à l’armée unifiée des différents princes et administrateurs des portions de la Bulgarie. Vukasin perdit la vie dans la bataille. Les princes de Serbie méridionale commencèrent à payer tribut aux Turcs. La Serbie indépendante des Turcs se limitait désormais au territoire de l’ancienne Serbie du Nord. Dans la partie orientale de celle-ci le pouvoir était détenu par le knèze Lazare alors que la partie occidentale était sous l’autorité de Tvrtkó. En 1377, Tvrtkó, de la famille des Kotromanic, se fit couronner roi de Serbie et de Bosnie sous le nom d’Étienne Tvrtkó I^er.

29Le pape fit des démarches pour constituer une ligue antiturque, mais elles n’aboutirent pas. Il lança une croisade et il sollicita également la participation de Louis à la rencontre de Thèbes en 1373. Mais Louis ne lança aucune action militaire contre les Turcs et ne participa pas à la rencontre de Thèbes (cette année-là, il était engagé dans une guerre contre Venise et négociait à Cracovie sur les affaires polonaises). Les princes des Balkans, livrés à eux-mêmes, tombèrent les uns après les autres dans les bras des Turcs. Le voïvode valaque Lajk menait dès 1373 une politique philo-turque. Sztracimir et Lazare leur payèrent tribut dès les années 1370. Dans la dernière décennie de sa vie, Louis ne conduisit qu’une seule campagne dans les Balkans. En 1375, il partit combattre le nouveau voïvode de Valachie, Radu et ses alliés, le sultan Mourad I^er et l’empereur bulgare Sismán. Cette expédition aboutit à un résultat équivoque : elle arrêta l’avancée des Turcs, plus précisément elle priva Radu, qui avait été déloyal vis-à-vis de Louis, de ses possessions en Transylvanie et de son bánat de Szörény, mais elle ne parvint pas à assujettir la Valachie. Donc on ne peut accuser Louis de n’avoir rien entrepris contre les Turcs dans les Balkans. Mais ce roi qui avait occupé Naples, qui luttait contre Venise, qui possédait la Pologne, n’était ni ne pouvait être tenté de s’associer aux princes balkaniques en se mettant à égalité avec eux contre les Turcs. Louis ne perçut pas que les problèmes des princes balkaniques pouvaient avoir quelque chose en commun avec les siens. À ce moment-là, il est vrai les Turcs étaient encore loin des frontières réelles de la Hongrie. Les petites principautés balkaniques ne pouvaient pratiquement compter que sur elles-mêmes. Tvrtkó, qui venait d’être couronné roi de Serbie et de Bosnie, fit bien une tentative pour que les princes qui étaient devenus plus ou moins vassaux des Turcs formassent un front uni contre eux. Cetet coalition comprenait Radu, Sztracimir, Sismán, Lazare et Vuk Brankovic.

30Aux frontières orientales de la Hongrie, la Moldavie était dans les années 1340 encore possession tatare. Les Tatars de Moldavie pénétrèrent en 1345 en Transylvanie et saccagèrent la zone frontalière habitée par les Sicules. Le roi Louis envoya l’ispán sicule André Lackfi avec des troupes sicules contre les Tatars. Comme l’écrit Jean de Küküllö, les Sicules « écrasèrent lesTatars qui les bravaient, décapitèrent leur prince et envoyèrent à sa Majesté le roi à Visegrád bien des bannières et des prisonniers tatars ». La légende rattache à cet épisode une histoire selon laquelle – d’après l’information d’un narrateur anonyme des frères mineurs sur les années 1345-1355 – « les Sicules combattant pour la foi de Jésus Christ ont été aidés par la sainte Vierge Marie et par le roi saint Ladislas dans leur lutte contre les païens ». En 1346, les Sicules réitérèrent leur campagne militaire qui les avait menés en territoire tatar et, de nouveau, « en rapportèrent beaucoup d’armes de grande valeur et un incalculable butin fait de troupeaux, de perles, de pierres précieuses ». Les attaques répétées et victorieuses des Sicules contre les Tatars de Moldavie amenèrent les Tatars à « quitter ce pays et à s’enfuir dans les régions au bord de la lointaine mer (Noire) auprès des autres Tatars ». Quand, en 1354, Louis acheva sa troisième campagne lituanienne il fit la paix sur la frontière tatare avec le Khan tatare des Kiptchaks dont le peuple organisait souvent des incursions armées de concert avec les Lituaniens. Par cette paix la Hongrie s’assura l’inviolabilité de ses frontières du côté tatar.

31Avec le refoulement progressif des Tatars l’élément hongrois et allemand se renforça dans la partie occidentale de la Moldavie. Sur les versants extérieurs des Carpates des implantations hongroises se fixèrent dont l’objectif était militaire. Au nord de la Moldavie il y avait sans doute déjà une population roumaine. En 1345, des populations roumaines dirigées par le voïvode roumain de Maramoros, Dragos, se joignirent à la campagne anti-tatare de Moldavie dirigée par André Lackfi, traversèrent les Carpates et s’installèrent en territoire moldave. En Moldavie, Dragos resta vassal de Louis. Son fils Szasz lui succéda à la tête de la voïvodie de Moldavie, considérée comme fief hongrois. Une source datée de 1365 nous apprend que le voïvode de Maramoros, Bogdán, depuis longtemps déloyal envers la Couronne hongroise, ainsi que ses fils, se rendirent en secret en Moldavie et, après en avoir chassé les fils du voïvode Szász, s’emparèrent de la voïvodie. Voilà comment Jean de Küküllö résume les événements :

« Le voïvode des Valaques (Roumains) de Máramaros, Bogdán, ayant rassemblé les Valaques de cette région, s’en retourna en secret sur la terre moldave, qui relevait de la Couronne hongroise, et qui depuis longtemps, en raison de la proximité des Tatars, était inhabitée. Et bien que ce roi l’ait souvent attaquée avec ses troupes, le nombre des Valaques vivant sur ce territoire devint considérable, ils se multiplièrent et devinrent un pays. Les voïvodes, eux, qui sont élus par les Valaques de ce pays, se reconnaissent vassaux du roi de Hongrie et payent tribut au moment habituel à la Hongrie. »

32La Moldavie devint ainsi sous Louis I^er un territoire habité et gouverné par les Roumains, où – même s’il restait rattaché à la Hongrie par des liens assez lâches – une voïvodie (principauté) roumaine indépendante était en train de se créer.

La royauté polonaise

33Les relations du roi Louis avec la Pologne ont été déterminées par les liens dynastiques et par les intérêts familiaux. Jusqu’en 1370 le trône polonais fut occupé par l’oncle de Louis, Casimir III, avec lequel Charles-Robert passa un accord de succession en 1339. D’après celui-ci, si Casimir mourait sans laisser d’héritier mâle, un des fils de Charles-Robert hériterait du pouvoir en Pologne. Dans la formation de la politique polonaise de Louis un élément important fut certainement la longévité de la reine Élisabeth. Mère de Louis, sœur de Casimir III, elle vécut jusqu’en 1380 et participa activement à la mise en place de la politique hongroise. Casimir III fut un des monarques polonais les plus remarquables du Moyen Âge. Mettant fin à des siècles d’éclatement, il ne cessa de renforcer le jeune État unifié polonais et d’accroître le pouvoir royal. En matière de politique étrangère les principaux soucis de la Pologne venaient de l’ordre Teutonique maître du littoral de la Baltique, de la Bohême gouvernée par le roi Jean de Luxembourg (qui détenait aussi la Silésie) et de la Lituanie qui s’était inopinément renforcée. Face à ces menaces le souverain polonais put compter sans hésitation sur le soutien de Louis.

34C’est dans la deuxième moitié du xiii^e siècle que la Lituanie, située le long des frontières est et nord-est de la Pologne, commenca à émerger. Le chef des Lituaniens avait bien embrassé le christianisme pour une courte période au xiii^e siècle mais comme la nouvelle religion était propagée surtout par les chevaliers Teutoniques, avec toutes les conséquences politiques que cela comportait, le pays se tourna de nouveau vers le paganisme. Or cette situation fournissait aux États chrétiens occidentaux des occasions permanentes d’immixtion. Au début du xiv^e siècle le prince lituanien Gidimin commença la conquête de territoires russes, ce qui était facilité par la désagrégation complète, l’atomisation de l’ancien État kiévien (ruinée par l’invasion mongole). Cette politique fut poursuivie par le prince Kestutis qui étendit son pouvoir sur les territoires russes occidentaux – à l’exception de Halics – depuis la mer Baltique jusqu’à la mer Noire, et qui s’allia souvent aux Tatars. Dans les années 1340, Halics fut militairement conquis par la Pologne. La Pologne et la Lituanie s’affrontèrent avant tout sur la question de la possession de Halics (et de la Lodomérie). La Lituanie avait des relations hostiles avec l’ordre Teutonique autant à propos de la mer Baltique que pour des raisons religieuses. Les relations entre les chevaliers Teutoniques et la Pologne s’améliorèrent, par contre, quelque peu, et les deux parties, en 1343, firent la paix grâce à la médiation de la Bohême. En conséquence, l’Ordre rendit à Casimir certains territoires polonais. En 1344, une croisade fut lancée contre les païens de Lituanie, à laquelle participèrent – outre les hauts dignitaires français et allemands – le roi Louis de Hongrie, le roi Jean de Bohême, le margrave Charles de Moravie et l’ordre Teutonique. La campagne ne fut pas couronnée de succès mais, sur le chemin du retour, il y eut un incident entre le fils du roi Jean, le margrave morave Charles (plus tard empereur Charles IV), et Casimir. Cette querelle servit de prétexte aux Tchèques en 1345 pour lancer leur armée contre la Pologne. La capitale de Casimir, Cracovie, était déjà assiégée par les Tchèques quand arriva l’armée salvatrice de Louis qui parvint à défendre la ville. Les hostilités entre Polonais et Tchèques se conclurent ensuite par un traité de paix.

35Entre 1351 et 1354, Louis participa à trois campagnes en Lituanie. En 1351 il répondit à l’appel de Casimir qui combattait les Lituaniens. Ceux-ci, après avoir occupé des territoires russes, menaçaient la Pologne. Sur la frontière lituano-polonaise, Louis, suite à une maladie de Casimir, dut assumer seul la direction de la campagne. L’offensive du roi Hongrois en Lituanie amena Kestutis à demander la paix. Après avoir embrassé le christianisme, le prince lituanien promit (à condition que Louis obtiennne du pape une couronne royale pour lui) de fonder un archevêché, des évêchés et des monastères. Il se dit prêt aussi à rejoindre les armées hongroises si Louis et Casimir parvenaient à lui restituer les terres lituaniennes occupées par l’ordre Teutonique. Avec cette paix, Louis obtint aussi que « la Lituanie, la Pologne et la Hongrie vivent ensemble dans la paix éternelle ; que les Hongrois sans devoir payer de taxes se rendent en Lituanie et qu’ils y séjournent autant qu’ils le souhaitent ». Or Kestutis n’avait nullement l’intention de tenir ses engagements. Sur le chemin du retour, il accompagna un certain temps Louis mais, dès que son frère eut été libéré de sa prison en Pologne, il se sépara de lui et s’en retourna en Lituanie. Cette violation de paix servit de prétexte au lancement d’une nouvelle campagne lituanienne l’année suivante, en 1352. Les troupes de Louis et de Casimir assiégèrent longuement le château de Belz où Louis fut blessé. Les assiégeants envisageaient de se retirer quand le capitaine de la forteresse se rendit à eux. Un armistice fut conclu pour deux ans. Après ce voyage aventureux mais sans grand résultat Louis rentra en Hongrie. C’est à la fin de cette campagne qu’il remit à Casimir Halics et la Lodomérie (sur laquelle la Hongrie avait des droits anciens). La troisième campagne de Lituanie menée par Louis eut lieu après la fin de l’armistice, en 1354. Louis l’emporta sur les Lituaniens près de Halics puis il fit la paix avec les Tatars.

36Après la mort de Casimir III, en 1370, Louis, conformément à l’accord de 1339, lui succéda sur le trône de Pologne. Le 17 novembre 1370, il fut couronné à Cracovie, créant ainsi entre les deux pays une union personnelle. Louis, pendant les douze ans de son règne, suivit fort peu les affaires polonaises. En 1370, il confia la régence de la Pologne à sa mère, la reine Élisabeth, comme on le sait d’origine polonaise, mais qui s’entoura de conseillers hongrois. Elle fit ainsi apparaître aux Polonais son pouvoir comme un pouvoir étranger. Ni Louis, ni Élisabeth ne furent capables de briser les menées des grands de Pologne, qui exprimaient leur mécontentement et leur tendance au séparatisme. La Pologne fut touchée par de nouvelles attaques lituaniennes et, pendant une courte période, Halics et la Lodomérie se retrouvèrent sous autorité lituanienne. Louis en chassa pourtant les Lituaniens et établit dans les territoires russes sous son autorité (qui avaient été pendant des décennies sous gouvernement polonais) une organisation administrative unique hongroise. En 1372 il démit Ladislas d’Opulie, un parent, de sa charge de palatin. Il le nomma régent de Halics et de la Lodomérie en tant que voïvode de Russie. En 1376 les Lituaniens en vinrent à menacer même la capitale, Cracovie. C’est pourquoi l’année suivante Louis lança contre eux une expédition punitive. Il occupa la Lodomérie, les châteaux de Belz et de Helm, nomma à la tête de ces territoires un nouveau voïvode, alors que le précédent voïvode, Ladislas d’Opulie, d’origine polonaise, reprenait à la reine mère Élisabeth la régence de la Pologne. Auparavant, en effet, en 1376, un incident sanglant avait eu lieu à Cracovie entre les Polonais de la ville et les Hongrois accompagnant Élisabeth. Les Hongrois furent assassinés et Élisabeth quitta la Pologne.

37Le roi Louis voulait avant tout assurer la transmission de la royauté polonaise à sa famille, à savoir à ses filles. Pendant 17 ans sa femme Élisabeth, d’origine bosniaque, ne lui donna pas d’enfants, puis, entre 1370 et 1373, elle donna naissance à trois filles : en 1370 à Catherine, en 1371 à Marie, en 1373 à Edwige. À l’assemblée des ordres polonais convoquée par Louis en 1373 à Kassa son objectif principal fut de garantir la succession en voie féminine. Pour l’obtenir, il fit de grandes concessions à la noblesse polonaise. La taxe due par les nobles au roi sur leurs tenures paysannes fut fixée à un montant incroyablement bas, ce qui affaiblit la base économique du pouvoir royal, alors que Casimir était parvenu à consolider. cette dernière. Pourtant, les nobles polonais rechignaient à accepter pour monarque une fille de Louis. Comme la plus âgée des filles du roi, Catherine, était fiancée au second fils du roi de France Charles V, le prince Louis d’Orléans (elle mourut dès 1378), c’est sa fille puînée, Marie, qui devait hériter du trône de Pologne. La même année, à la demande des Polonais, il retira à Ladislas d’Opulie la régence de la Pologne et la rendit à la reine mère Élisabeth. Comme celle-ci mourut en 1380, les affaires polonaises furent reprises en main non pas par le roi de Hongrie, mais par un petit conseil de régence, dirigé par l’évêque de Cracovie.

Les relations avec le Saint-Empire

38Sous le règne de Louis, la politique à l’égard des puissances occidentales occupa une position mineure comparée aux affaires napolitaines, polonaises et vénitiennes. Cependant à certains moments le roi accorda une place importante aux relations avec l’Empire. Dans les premières années du règne, la politique tchèque de Louis fut réglée par les traités que Charles-Robert avait conclus en 1338 avec le margrave de Moravie, Charles. Ce dernier y reconnaissait les droits du roi de Hongrie au trône de Pologne, en échange de quoi Charles-Robert s’engageait à défendre les intérêts tchèques en Silésie. Après la mort de Charles-Robert, le premier voyage diplomatique du nouveau roi le conduisit auprès du margrave de Moravie, son futur beau-père, afin de le gagner à ses projets concernant Naples. Charles fit des démarches auprès du pape pour soutenir le couronnement d’André. En 1344, le margrave appela Louis à la croisade contre les Lituaniens et, d’après certains témoignages, ils menèrent campagne ensemble. En 1345 Louis épousa sa fiancée, Marguerite de Luxembourg. Mais, la même année, des dissensions commencèrent à se faire jour entre Louis et les Tchèques. Dans les entreprises militaires du roi tchèque Jean et du margrave Charles contre la Pologne (Cracovie), Louis prit le parti de son oncle, Casimir III, contre Charles. Et en 1345, il contracta une alliance avec les Habsbourgs.

39Le lien dynastique entre les Angevins et les Luxembourgs fut rompu en 1349 quand la première femme de Louis, Marguerite, mourut victime de la peste. Le roi de Hongrie fit ensuite venir de Bosnie sa seconde femme, Élisabeth. Pourtant, au cours de la même année, un traité fut conclu entre Louis et Charles IV qui venait d’accéder au royaume de Bohême et à la direction du Saint-Empire sous le nom de Charles IV. Cet accord prévoyait que les parties s’informeraient mutuellement des fiançailles de leurs enfants.

40Louis continua à entretenir avec les Habsbourgs des relations cordiales. En 1355, le duc d’Autiche Albert II demanda assistance à Louis contre les habitants de Zurich en révolte. La petite armée d’archers hongrois conduite par Paul Lackfi combattit si vaillamment qu’Albert remercia Louis de son soutien par ces mots : « Ce que nous avec cinq mille combattants et des années entières de labeur n’avions pas réussi à obtenir, Paul Lackfi l’a glorieusement réalisé avec ses quatre cents Hongrois. » Ceci déboucha sur un traité d’alliance entre Louis et le Habsbourg. En 1353, l’empereur Charles IV, prêtant l’oreille à une demande de Venise, retint Louis, allié à Gênes, d’intervenir contre Venise mais, quand en 1356 la période de huit ans d’armistice hungaro-vénitien s’acheva, et que Louis entra en guerre contre Venise, Charles déclara avec lui la guerre à la ville adriatique.

41En 1360, Nagyszombat accueillit une rencontre entre l’empereur Charles, le roi Louis et Rodolphe IV (de Habsbourg), le nouveau duc d’Autriche, mais les années suivantes les relations de Louis aussi bien avec l’empereur qu’avec le duc se dégradèrent. Les intérêts de Louis étaient menacés par la volonté du duc d’Autriche de s’emparer du Frioul, car il faisait peser la menace d’une alliance austro-vénitienne. Le patriarche d’Aquilée demanda l’aide de Louis face à une prévisible attaque autrichienne. L’alliance conclue en 1361 entre l’empereur et Rodolphe IV fut tournée contre Louis et le patriarche d’Aquilée. De plus, en 1361, les Autrichiens occupèrent le Frioul et emmenèrent le patriarche à Vienne en captivité. Déjà on voyait se profiler les contours d’une coalition entre les Tchèques, les Autrichiens et les Vénitiens. Louis ne resta pas inactif et se prépara à la guerre contre son ancien allié, le duc d’Autriche. Mais il n’y eut pas d’affrontement armé, parce que le duc Rodolphe IV s’empressa de quitter son campement et, abandonnant l’empereur, il se rapprocha de Louis. Le duc d’Autriche exprimait ainsi son mécontentement de ne pas avoir obtenu une place dans le collège des princes électeurs énumérés dans la Bulle d’or réorganisant le Saint-Empire. Le roi hongrois fut le médiateur de la réconciliation entre Rodolphe IV et le patriarche d’Aquilée et le Frioul fut rendu à ce dernier. Plus tard, Louis et Rodolphe passèrent un traité d’alliance. Alors que la guerre contre les Autrichiens n’avait pas eu lieu, Louis, l’année suivante, en 1362, se prépara à combattre l’empereur Charles, qui avait offensé sa mère. Louis marcha sur la frontière morave et arriva jusqu’à Trencsén mais Charles IV prit l’initiative des pourparlers de paix. La paix fut conclue en 1364 à Brünn (Brno).

42L’empereur Charles parvint, grâce à ses manœuvres, à briser l’alliance hungaro­autrichienne et s’allia lui-même avec les Habsbourgs. Cette alliance fut tournée vers la conquête de territoires comme le Tyrol, le Brandebourg et le Frioul. Elle lésait par là les intérêts des Wittelsbach bavarois, de Louis ainsi que du roi polonais Casimir. C’est pourquoi en 1369 des membres de ces trois familles princières se rencontrèrent à Pozsony et contractèrent une alliance tournée contre Charles IV et les Habsbourgs. Il fut question d’opérations militaires, mais la Hongrie n’entra pas en guerre. Il y eut des escarmouches frontalières avec l’Autriche. En 1371 une armée hongroise entra en Moravie. Les hostilités tant avec l’Autriche qu’avec l’Empereur, roi de Bohême, furent cependant de courte durée. En 1371, Louis passa avec les Habsbourgs un accord sur l’interruption des actions militaires. Charles IV pour sa part, diplomate plutôt que guerrier, proposa en 1372 à Louis une alliance matrimoniale. : il demanda pour son fils Sigismond la main de la fille puînée de Louis, Marie. Au cours des pourparlers qui suivirent, les deux monarques confirmèrent ce projet. Quant à la fille cadette de Louis, Edwige, elle fut fiancée à Guillaume, l’aîné des fils de Léopold III, comte du Tyrol. On peut constater que Louis avait fiancé ses enfants, sans exceptions, à des rejetons de dynasties occidentales (française, Luxembourg, Habsbourg). Les fiançailles de Catherine et d’Edwige n’eurent pas lieu, les fiançailles de la première en raison de la mort prématurée de la jeune fille, les fiançailles de la seconde en raison de l’opposition des grands de Pologne, alors que Marie épousa effectivement Sigismond.

43Louis poursuivit donc une politique étrangère fort active. Pendant les quarante ans de son règne, il prit personnellement 16 fois la tête d’une campagne militaire, et 13 (ou 14) fois des chefs militaires hongrois dirigèrent des opérations à l’extérieur du territoire hongrois. Sa politique extérieure ne fut pas limitée aux actions de guerre, il mena également une activité diplomatique de grande ampleur. Il envoyait ses ambassadeurs dans la plus grande partie de l’Europe. Les fils de la politique étrangère de Louis partaient dans toutes les directions. L’axe de cette politique, c’étaient les relations dynastiques. Les actions concernant Naples et la Pologne étaient exclusivement guidées par des considérations familiales : il voulait s’emparer du Royaume de Naples en tant qu’héritage familial, et en Pologne, une fois la possession du trône assurée, il s’efforça de le garantir à ses descendants. La politique napolitaine de Louis se rattachait à la confrontation qui l’opposa pendant toute sa vie à Venise.

44Ses initiatives en direction des Balkans avaient des motivations diverses. Il partait en guerre pour des questions de nature dynastique (par exemple son intérêt pour la Bosnie, patrie d’origine de sa femme) ou religieuse (ses initiatives contre les hérétiques bogomiles ou contre les schismatiques grecs orthodoxes), souvent pour des aspirations de grande puissance et pour faire valoir des droits anciens (remontant aux árpádiens). Cette politique extérieure de grande ampleur a fait de Louis un souverain jouissant d’un grand prestige et d’un grand pouvoir en Europe, bien que les frontières du royaume de Hongrie n’aient pas connu d’autre mer que l’Adriatique. Il avait gagné du terrain sur le littoral de l’Adriatique, dans les Balkans, mais il en avait perdu ailleurs, comme en Moldavie. Après 1370, Louis se considéra maître de la Pologne, mais non la Hongrie.

45On ne peut pas reprocher à Louis de ne pas s’être mis à la tête de la lutte des peuples des Balkans contre les Turcs. Louis ne pouvait pas identifier dans les Turcs Osmanlis les futurs fossoyeurs de l’État hongrois, car sous son règne ils ne menacèrent pas directement le pays. Dans la réalité de l’époque ils n’apparaissaient que comme un nouveau pouvoir, dans la mosaïque déjà particulièrement confuse des Balkans.

Le pouvoir monarchique au sommet de sa puissance

Le renforcement de l’autorité royale

46Les réformes de Louis I^er débutèrent dans la première moitié des années 1350 par une initiative modeste. Un décret de 1350 interdit aux petits monastères d’utiliser des sceaux parce que le sceau était un moyen utilisé par les grands propriétaires pour placer des petits locus credibilis sous leur influence. En 1353 il fit passer en revue tous les sceaux des petits locus credibilis et en fit disparaître les plus petits. Dans les années 1370, il fit éclater le gain de la chambre, de même qu’il dissocia les administrations de la monnaie et des mines.

47Dans les années 1370 le souverain accomplit des réformes de chancellerie de large portée et de grande ampleur. En 1371, deux organes indépendants l’un de l’autre formaient les services de la chancellerie : l’un gérait le sceau secret du roi, l’autre certifiait les chartes royales qu’il émettait avec le sceau à anneau. En 1371, le roi supprima le service utilisant l’anneau sigillaire sous la direction du notaire spécial (specialis notarius). À la fin de l’année 1374, il transforma la section utilisant le sceau secret et dirigée par le notaire secret (notarius secretarius) en chancellerie secrète (cancellaria secreta) et son responsable prit le titre de chancelier secret (secretarius cancellarius), titre que possédait jusqu’alors l’ispán de la chapelle. En 1375, l’évêque Démèter (qui avait été trésorier) devint chancelier secret. Il sera amené par la suite à jouer un rôle considérable dans la mise en œuvre des réformes de la chancellerie. La chancellerie secrète fut chargée de traiter les affaires confidentielles du roi. Ces changements se manifestèrent dans le fait que parallèlement à la réforme, le sceau secret devint un signe de validation. En corrélation avec ces réformes, la fonction d’ispán de la chapelle elle aussi se modifia. En 1375, Louis mit en place un bureau permanent chargé de recevoir les plaintes en justice (audientia) ; il était dirigé par l’ispán de la chapelle, qui disposait du sceau moyen. La fonction de ce bureau était d’écouter les plaintes et de désigner les juges chargés de telle ou telle affaire. Par l’intermédiaire de l’audientia, le roi pouvait diriger les tribunaux pris un par un.

48La grande chancellerie, ou chancellerie principale (cancellaria maior, chargée d’utiliser le grand sceau du roi) continua à fonctionner. La direction de ce service passa en 1377 du vice-chancelier au chancelier. C’est alors que l’évêque Démèter fut nommé à la tête de la chancellerie et, avec la dignité de chancelier en chef, il prit également la direction de l’office de la présence spéciale du roi (specialis presentia regia), qui désormais était devenu un véritable tribunal. Au même moment, le chancelier (en chef) ajouta à ses fonctions un rôle constitutionnel. Vers 1375-1376 la reine mère Élisabeth s’empara du revers du grand sceau, tandis que le roi en confiait l’avers au conseil royal. C’est ainsi que le grand sceau perdit son caractère royal et devint l’expression de la volonté du conseil. C’est le chancelier chargé du sceau qui, en tant qu’homme de confiance du conseil, incarnait cette volonté. L’« éclatement » du grand sceau signifiait que, dans un sens constitutionnel (pour l’instant uniquement sur le principe), dans l’exercice du pouvoir le conseil avait atteint un rang identique à celui du souverain. D’après les sources, dans les dernières années du règne de Louis I^er (en 1379-1380) le roi attribua au conseil de nouvelles compétences (en matière de politique extérieure, concrètement dans la gestion des relations avec Venise, ou encore dans le domaine judiciaire).

49À partir de 1375, le poids de la fonction de comte de la cour augmenta. Le comte de la cour était un homme fort riche issu de la moyenne noblesse, Jacques de Szepes, et de ce fait l’extension de ses compétences représenta un encouragement pour les nombreux lignages de la moyenne noblesse. Les comtes de la cour disposaient de leur ancienne prérogative, qui était, dans l’immense majorité des cas – 80-85 % au cours du xiv^e siècle – d’être à la tête du tribunal de la présence du roi (presentia regia). La nouveauté fut qu’en la personne de Jacues de Szepes la fonction de comte de la cour devint d’une importance décisive dans la mise en œuvre des réformes du pays, et aussi qu’il obtint le titre de juge des Juifs. Il reprit petit à petit à l’ispán de la chapelle une partie des activités de locus credibilis, et le nombre d’affaires qui précédemment relevaient de l’ispán et qui maintenant étaient traitées par le comte de la cour, augmenta sensiblement. En raison de la multiplication des affaires le tribunal devint entre 1375 et 1378 une cour pratiquement permanente.

50L’extension des compétences du comte de la cour fut liée à la réforme établissant une nouvelle structure de juridiction au-dessus des villes. La réforme était motivée par le désir du roi de placer les villes sous son pouvoir et de s’en faire des alliées. En 1375, Jacques de Szepes se vit attribuer le titre de « juge de toutes les villes du roi Louis » (iudex universarum civitatum Lodovici regis) et Jacques remplit effectivement cette fonction. Son tribunal était la cour principale des villes et il rendait la justice suivant le droit de la Hongrie. Dans ce domaine, son activité préparait une réforme, bientôt considérée comme définitive : en 1378 il confia la juridiction des villes à l’argentier du roi. La démarche adoptée était la plus favorable aux citadins : ils dépendaient d’une juridiction propre, fonctionnant suivant un droit spécial. Certes il y avait eu déjà des cas où l’argentier du roi avait pris des décisions de justice concernant telle ou telle ville, mais désormais il devenait le juge principal de toutes les villes, et ce pouvoir se renforça les années suivantes. Thomas Szentgyörgy, qui avait lui-ausi joué un rôle dans l’élaboration des réformes de Louis, s’attribua en 1380 le titre d’argentier du roi et de juge de toutes les villes libres de Hongrie (iudex universarum civitatum liberarum in regno Hungariae existentium). Dans les dernières années du règne de Louis les juges civils furent associés au travail du tribunal de l’argentier du roi, ce qui voulait dire que ce dernier rendait la justice suivant un droit ad hoc, le droit des villes.

51En ce qui concerne l’administration territoriale, après des réformes initiales allant dans un sens différent, Charles-Robert s’était lui-même efforcé d’obtenir qu’un dignitaire concentre la direction le plus grand nombre possible de comitats et de châteaux. Ce même principe se généralisa. sous Louis I^er. Naturellement dans ces conditions les palatins disposèrent sous Louis I^er, au titre de leur fonction, de territoires considérables. À l’époque de Charles-Robert, puis de Louis I^er, on peut bien suivre la formation d’unités administratives de grande ampleur, et l’augmentation du prestige de l’honor à partir des exemples des báns de Macsó et des ispáns sicules. Le pouvoir du bán de Macsó portait originairement sur le territoire situé au sud de la Save mais, dès l’époque de Charles-Robert, de nombreux comitats du Sud vinrent s’ajouter à celui-ci et passèrent sous l’autorité du bán (Valkó, Bodrog, Baranya, Szerém, Bács). À l’époque de Louis I^er, l’honor du bán de Macsó comprenait le titre d’ispán de cinq comitats et les châteaux de la Couronne situés sur leurs territoires. L’ispán sicule, indépendant du voïvode, était ispán de plusieurs territoires saxons (Beszterce, Radna, Medyes et Brassó) et possédait aussi quelques châteaux de la Couronne en Transylvanie. Alors qu’en Slavonie et en Transylvanie les honores de voïvode et de bán étaient permanents, les honores des officiers en Hongrie proprement dite changeaient avec le changement de titulaire. Pour l’essentiel l’honor du comte de la cour – avec celui de bán de Macsó – représenta une exception, il s’étendit aux châteaux de la Couronne autour de Trencsén.

52Le système de gouvernement territorial des Angevins (surtout de Louis I^et) reposait sur le principe des honores. Cela signifiait que le roi offrait des charges (fonction d’ispán, châteaux) non point en possession définitive mais pour une période donnée, correspondant à celle où le bénéficiaire remplissait une certaine fonction. Cela ne modifiait pas le régime de la propriété puisque les biens en question – châteaux ou comitats – demeuraient propriété du roi, tout en étant utilisés par les barons (détenteurs de l’honor). C’est ainsi que l’honor comportait en même temps une fonction et un domaine officiel. La fonction – en soi ou en rapport avec une haute dignité du royaume – était représentée par le titre d’ispán (dans lequel le baron était remplacé sous le titre d’ispán ou de vice-ispán par ses familiers). Le domaine était incarné par les châteaux de la Couronne et par les terres attenantes (à la tête desquels le baron plaçait également ses familiers sous le titre de capitaine ou vice-capitaine du guet). Le lien établi entre les deux composantes de l’honor montre bien que les ispán et les capitaines du guet ne disposaient pas d’administrations séparées. La pratique générale à l’époque de Louis I^er voulait que le vice-ispán fût en même temps capitaine du guet.

53C’est grâce à ce système que les Angevins ont tenu solidement en main pendant de longues décennies le gouvernail du pays. Au milieu du xiv^e siècle, le chroniqueur florentin Matteo Villani définit ainsi très bien l’essentiel du système hongrois des honores : « Les Hongrois sont presque tous sous la direction de baronages (baronaggi), mais les baronages (baronie) hongrois ne sont pas héréditaires, ils ne sont pas conférés à vie, mais ils sont distribués et retirés par les souverains à leur gré. »

Église et barons

54Dans maintes chartes, Louis I^er rappelle qu’il prend ses décisions en ayant consulté ses dignitaires ecclésiastiques et ses barons (cum prelatis et baronibus nos-tris). À l’époque de Louis, ces personnalités forment le conseil du roi. Les membres du haut clergé sont de plus en plus souvent issus des familles de grands propriétaires hongrois. Parmi ceux de Louis I^er, dix étaient étrangers – d’origine surtout italienne –, trois provenaient de la moyenne noblesse, et 25 de familles de grands seigneurs. Un ou plusieurs Lackfi, Bebek, Czudar, Bánfi, Gilétfi, Horváti, Szécsi, Szécsényi, Bátori occuperont de hauts postes dans la hiérarchie de l’Église. Le siège d’archevêque d’Esztergom à l’époque de Louis I^er a été tenu pratiquement sans exception par les descendants d’une même famille issue de Csanád, les Telegdi, et dont l’origine remontait à Étienne I^er, ce qui veut dire que la première dignité ecclésiastique du pays se transmettait de manière pratiquement dynastique. Elle a été tenue par Csanád Telegdi (1330-1349), puis par son neveu Nicolas Vásári (1350-1358), plus tard par son deuxième neveu Thomas Telegdi (1367-1376). L’archevêque d’Esztergom Démèter (1378-1387), également cardinal, était lui aussi apparenté à l’archevêque Csanád. Pendant 58 ans, la même famille a détenu cette charge en permanence sauf pour une durée de dix ans. L’archiépiscopat d’Esztergom était presque un État dans l’État. L’archevêque était ispán héréditaire du comitat d’Esztergom ; les subordonnés de l’archevêque formaient un corps autonome et étaient indépendants de l’administration du comitat. L’archevêque disposait de son propre palatin, de son propre juge principal, de sa propre noblesse militaire (les predials), qui étaient tous sous son autorité. À la fin du xiv^e siècle l’archevêque de Kalocsa et l’évêque de Vezprém obtinrent aussi que le titre d’ispán leur fut reconnu. Le haut clergé de Louis I^er, pour l’essentiel issu de familles de la haute aristocratie, avait accumulé un pouvoir considérable, mais jusqu’en 1382 il ne l’utilisa pas contre le souverain. À l’époque de Louis I^er nous avons connaissance d’un seul et unique cas où un évêque fût reconnu coupable du crime de lèse-majesté. En 1349, en effet, André Szécsi, évêque de Transylvanie, interdit au roi l’entrée de l’un de ses châteaux. Louis ordonna aussitôt l’arrestation de l’évêque indocile et la confiscation de ses terres et de ses châteaux.

55La puissance patrimoniale et l’influence des ordres monastiques et du clergé séculier s’accrurent à l’époque des Angevins, et surtout sous Louis I^er. Les bénédictins, les prémontrés et les cisterciens recouvrèrent les biens qu’ils avaient perdus et augmentèrent grâce à de nouveaux dons leurs propriétés foncières. En même temps, parmi les ordres mendiants, les dominicains au xiv^e siècle n’augmentèrent que modérément le nombre de leurs couvents en Hongrie (de 35 au début du siècle à 38 à la fin du xiv^e siècle), alors que le nombre des établissements franciscains augmentait considérablement (41 en 1300, 51 cinquante ans plus tard et 115 en 1400). L’hérésie, qui apparaît à plusieurs endroits dans la Hongrie du xiv^e siècle, vint également renforcer le rôle politique des ordres mendiants. À la fin des années 1320 une hérésie d’origine inconnue apparut notamment en Transylvanie. Au milieu du siècle des flagellants émergèrent à la faveur de l’épidémie de peste et dans la deuxième moitié du siècle, à différents endroits, les vaudois et les bogomiles redressèrent la tête. Les ordres mendiants (surtout les dominicains) jouèrent un rôle important dans leur répression. C’est pourquoi dans les régions frontalières du pays et dans les comitats ecclésiastiques se trouvant dans les régions de mission anti-hérétique (Kalocsa, Szerém, Nándorfehérvár) on trouve des évêques provenant de ces mêmes ordres. Il n’est pas exclu que la création de l’université de Pécs en 1347 ait été liée aux initiatives contre les hérétiques. En tout cas elle s’intégrait dans la liste des fondations d’universités d’Europe centrale. Il y eut d’abord Prague (1348) puis Cracovie (1364) et Vienne (1365). Au xiv^e siècle l’ordre qui connut le développement le plus spectaculaire fut celui des ermites de saint Paul. Alors qu’en 1300 il y avait 17 couvents, ce chiffre s’éleva à la fin du siècle à 78. La fondation des établissements de cet ordre fut rendue possible grâce au soutien des rois (c’est Louis I^er qui fonda par exemple Nosztra et Pálosremete) et des grandes familles aristocratiques (les Druget, les Lackfi, les Bebek, les Kanizsai, etc.). En 1381 le corps de saint Paul, le premier ermite, arriva en Hongrie en provenance de Venise et – comme le note Jean de Küküllö – « fut placé solennellement, dans le couvent des ermites à Szentlörinc, près de Buda au sommet d’une éminence. À cet endroit… une grande foule avait coutume… de se rassembler pour louer le Seigneur ». Quant aux chartreux, eux aussi un ordre d’ermites, le roi Louis, d’après Jean de Küküllö, « leur fit construire un monastère à Lövöld, dans le Bakony, et leur donna abondance de biens ».

56À l’époque de Louis I^er le mot baron (baro) avait plusieurs sens. Au sens le plus étroit, il désignait ceux qui avaient réellement droit à ce titre, les véritables barons (veri barones regni). Ce sont eux qui étaient porteurs des plus hautes dignités du pays. À partir du milieu du xiv^e siècle, ce terme fait référence à une douzaine de titulaires de dignités majeures. Avant cette date, le mot désignait tous les détenteurs de l’honor d’ispán et il n’est pas exclu que dans telle ou telle source, le terme baron ait inclus aussi les hauts dignitaires de l’Église (archevêques, évêques). Les détenteurs de ces dignités, en raison de leurs honores, comptaient parmi les principaux propriétaires fonciers du pays. Plus tard, à partir du deuxième tiers du xv^e siècle et dans un sens beaucoup plus large, même le grand propriétaire non détenteur d’honor eut droit au titre de baron. Les barons de Louis I^er appartenaient pour la plupart à cette nouvelle aristocratie qui s’était formée à l’époque de Charles-Robert. La noblesse de ses membres remontait tout au plus à une ou deux générations. La reconnaissance et la fidélité absolue dont leurs pères (parfois leurs grand-pères) avaient témoigné vis-à-vis de Charles-Robert continua à caractériser le rapport entre leurs descendants et le roi Louis.

57Pendant les quarante ans du règne de Louis I^er cinq personnalités occupèrent la charge de palatin. Nicolas Gilétfi (de Zsámbék) fut palatin pendant quatorze ans (entre 1342 et 1356). Bien qu’il ait eu certainement un nombre plus important d’honores, nous connaissons seulement son titre d’ispán de Trencsén et les seuls domaines dont il ait disposé étaient certainement les châteaux situés sur ce territoire. Son successeur fut Nicolas Kont, ancêtre de la famille des Újlaki, qui occupa le poste de palatin pendant onze ans (entre 1356 et 1367) et était ispán d’au moins cinq (mais peut-être de sept) comitats. Le nombre de châteaux liés à son honor était de neuf, ou bien peut-être de quatorze. Cependant, ces châteaux et ces comitats ne se trouvaient pas tous dans la même région de Hongrie. Ils étaient éparpillés dans trois unités géographiques au moins (Trencsén dans le Haut-Pays occidental, Szepes et Sáros dans le Haut-Pays oriental, Vas et Sopron en Transdanubie), ce qui n’a pas permis la formation d’une aire de pouvoir comparable à celle que Druget avait eue deux décennies auparavant. Après la mort de Kont, c’est le prince Ladislas d’Opulie qui lui succéda (1367-1372). En tant que membre de la famille royale polonaise, il était un proche parent du roi Louis. Il fut palatin cinq ans, après quoi et jusqu’à sa mort Louis ne confia plus le palatinat qu’à des barons aux pouvoirs étendus : Emeric Lackfi (1372-1375) et Nicolas Garai (1375-1385).

58À l’époque de Louis I^er, ce sont les Lackfi qui réussirent la plus brillante carrière de baron. La carrière de l’ancêtre de la famille, Lack, de la famille des Hermány, avait commencé sous Charles-Robert avec le titre d’ispán des Sicules (plus tard il fut aussi ispán d’autres régions). Parmi ses nombreux fils, trois ont occupé de très hautes charges – Étienne, André et Denis. En 1326, Étienne obtint le titre d’écuyer du roi, charge qui fut ensuite assurée à la cour par des membres de la famille Lackfi jusqu’en 1395. Sous Louis I^er, Étienne Lackfi fut aussi, pour peu de temps, argentier du roi puis, à l’époque des campagnes napolitaines des années 1340, il fut voïvode de Translylvanie, puis bán de Slavonie et de Croatie. Au cours des années 1350, André Lackfi arriva jusqu’au poste de bán de Macsó, argentier de la reine et voïvode de Transylvanie. Quant à Denis, il fut archevêque de Kalocsa. L’âge d’or de la famille des Lackfi sera pourtant sa troisième génération. Les fils d’Étienne (Denis, Nicolas, Emeric et Étienne) furent tous les quatre voïvodes de Transylvanie ; ils se passèrent la charge de main en main entre 1359 et 1376. Parmi eux, deux furent écuyers du roi pendant vingt-cinq ans, puis bán de Croatie pendant dix ans. Les deux autres fils seront pendant plusieurs années bán de Szörény, et l’un d’entre eux sera aussi bán de Bulgarie pour une courte période. Emeric Lackfi, après avoir été écuyer et voïvode de Transylvanie, finit par obtenir le titre de palatin.

59En examinant la fortune des comtes de la cour à l’époque de Louis I^er nous sentons bien la politique qui régissait l’attribution des dignités. Après le départ de Paul Nagymártoni en 1349, la fonction fut occupée pendant près d’un quart de siècle, jusqu’en 1372, par des propriétaires de grands domaines. Ils avaient tous détenu d’autres fonctions importantes avant d’assumer celle de comte de la cour. À l’exception de Thomas Szécsény, ils appartenaient à la deuxième génération de la nouvelle aristocratie promue par Charles-Robert et ils étaient tous des partisans inconditionnels du roi Louis. Ce furent successivement Thomas Szécsény (1349-1354), Nicolas Druget (fils du palatin Jean Druget) (1354-1355), Nicolas Szécsi (1355-1358), Nicolas Újlaki, de la famille des Csák (fils de l’argentier du roi Ugrin Csák) en 1359, Étienne Bebek (1360-1369). En 1372 cependant, ce n’est pas un baron qui avait été proche de Charles-Robert, mais le fils d’une famille de petite noblesse, Jacques de Szepes, que Louis fit comte de la cour. Le souverain montrait ainsi qu’à côté d’une coopération harmonieuse avec la deuxième et la troisième génération de la noblesse promue par Charles-Robert, il entendait lui aussi promouvoir une nouvelle aristocratie. Avec une brève interruption, Jacques de Szepes fut comte de la cour entre 1372 et 1380, et son fils Jean devint archevêque de Kalocsa. À l’époque de Louis I^er, la fonction d’argentier du roi fut détenue exclusivement par des membres de la nouvelle aristocratie, tels que Laurent Tót (le père du palatin Nicolas Kont), Jean Gilétfi, ou encore Jean de Dunajec (de Berzevic). Jacob de Szepes fut aussi brièvement argentier du roi, à côté de sa tâche de comte de la cour.

60Louis I^er ne dilapida pas la fortune de la Couronne que son père avait accumulée au prix de grands efforts. En 1343, il introduisit une réforme dans les donations. La principale disposition concerna les biens royaux : ceux-ci n’étaient plus attribués de manière indivisible à tous les membres d’une famille qui la possédaient ensemble mais l’étaient à un individu bien précis. De ce fait, à la différence des pratiques antérieures, il fit entrer en vigueur le principe de l’héritage individuel. Il distribua bien des domaines et des droits à des ecclésiastiques et à des laïcs, il donna son premier château en gage (il s’agissait du château de Sirok dans le comitat de Heves), mais il se montra prudent dans la distribution des châteaux. En effet, dans la Hongrie du xiv^e siècle, c’est surtout la possession des châteaux (et de leurs terres) qui incarnait le pouvoir. Au cours de son long règne, Louis I^er donnera seulement 18 châteaux. Les familles aristocratiques des palatins, les Lackfi et les Újlaki, en reçurent chacune trois. Louis veillait à ce que les châteaux auxquels il renonçait se trouvassent loin des possessions de la famille ; quand il donnait deux châteaux, il veillait à ce que les bénéficiaires ne se trouvent pas à la tête de deux forteresses contiguës. C’est pourquoi il n’avait pas à craindre la formation de territoires cohérents aux mains des barons. À sa mort, en 1382, sur près de 300 châteaux que comportait le territoire du royaume de Hongrie, la moitié appartenait au roi en toute propriété avec les terres adjacentes. L’usufruit en était attribué à un baron qui pouvait être appelé à participer à la gestion en raison de la fidélité dont il avait fait preuve à l’égard du roi. La possession de 150 châteaux représentait un immense pouvoir détenu par le souverain et lui garantissait une force, une prédominance qui se manifestait dans le gouvernement du pays. Louis ne bénéficia pas uniquement de la fidélité du haut clergé et des barons, il était aussi épaulé par les masses de nobles moyens. D’ailleurs il était sensible à leurs difficultés : c’est ce qui justifie l’adoption du décret de 1351.

Le décret royal de 1351

61Deux circonstances jouèrent un rôle important dans la genèse de ce décret. D’une part, les guerres napolitaines qui se sont achevées en 1350 avaient donné aux couches dirigeantes de la société une bonne occasion pour contraindre le souverain à élargir leurs libertés en récompense des services fournis. Dans la genèse de la loi, Louis I^er souligne le rôle d’initiative « des barons, des grands et des nobles de notre pays », il mentionne lui-même leurs mérites, en affirmant qu’ils « s’étaient intrépidement exposés avec nous… en allant dans le pays de la Sicile… aux coups inattendus du sort et à divers capricieux dangers ». D’autre part, entre 1347 et 1349 la Peste noire avait ravagé le pays. En conséquence, le nombre de tenanciers avait considérablement diminué. Le manque de main-d’œuvre était sensible à l’échelle du pays tout entier. Cette situation avait exacerbé les contradictions existantes entre les différents groupes de la couche dominante. Si l’épidémie de peste ne se reflète pas directement dans le décret de 1351, elle y est indirectement présente par ses effets sur la société.

62La loi de 1351 est l’aboutissement des travaux de la Diète de Buda, qui dura près d’un mois, en novembre-décembre de la même année. L’assistance était composée de barons, de grands dignitaires et de nobles moyens et c’est à leur demande que Louis I^er émit ce décret. Il est frappant de noter que les sources ne soulignent nullement le rôle du haut clergé, mais il ne faut pas forcément en déduire que ses membres étaient restés à l’écart de la réunion, ou qu’ils n’étaient pas d’accord avec la loi. Il est probable que le terme « baron » en cette occasion ait renvoyé non seulement aux hauts dignitaires du pays mais aussi aux membres du corps épiscopal. Les participants ont demandé au roi de reconduire la Bulle d’or d’André II datée de 1222 dont ils ont fait réécrire le texte par le roi mot pour mot. Un seul article fut modifié par Louis dans son décret, il concernait la vente des biens nobles. La Bulle d’or disait : « Il fait partie des droits et des libertés des nobles qui meurent sans laisser d’héritier de remettre ou de léguer, de vendre ou d’aliéner aux églises ou à qui ils voudront de leur vivant et pour l’échéance de leur décès. » À la place de cette formulation, le roi rédigea ainsi le nouvel article : « Bien au contraire, ils (les nobles) n’ont pas le droit de le faire (vendre), mais conformément aux lois et à la loi simplement et honnêtement, sans contradiction, leurs domaines reviennent à leurs plus proches parents, aux membres de leur famille. » C’est ainsi que le roi Louis effaçait de la Bulle d’or le droit accordé aux servientes du roi de disposer librement de leurs biens et posait à la place le principe de l’inaliénabilité des biens nobiliaires. En clair il protégeait les intérêts de la moyenne noblesse en interdisant la réduction ou l’émiettement des domaines nobiliaires. C’est ainsi que l’inaliénabilité des biens patrimoniaux fit son entrée dans le droit féodal hongrois (aviticitas).

63Le fait que les participants à la Diète de 1351 aient soumis au roi pour reconduction la Bulle d’or de 1222 (qui avait donné des droits plus étendus aux servientes du roi, c’est-à-dire à la moyenne noblesse), montre que c’est la noblesse moyenne qui donnait le ton à la Diète. Outre la reconduction de la Bulle la Diète élabora aussi 25 nouveaux articles. La majorité d’entre eux concrétisait les demandes de la moyenne noblesse. Leur adoption montre que le souverain était sensible au bien-fondé des exigences de cette couche sociale et se montrait prêt – le cas échéant même au détriment d’autres couches de la société – à les fixer sous forme de loi. Un point important de la loi est celui qui place les nobles des régions du Sud (celles entre la Drave et la Save, ainsi que les comitats de Pozsega et de Valkó) à égalité avec ceux du reste du pays. Il y était établi que les nobles qui « sont tenus de payer avec les autres vrais nobles de notre pays » le gain de la chambre sont dispensés de payer l’impôt appelé « impôt en fouine » (marturina) au bán et, « comme les autres nobles des autres parties de notre pays, eux aussi sont entièrement privilégiés et dispensés de l’obligation de payer n’importe quel autre impôt qu’ils ont payé jusqu’à ce jour » (12). La loi comprenait également une formulation générale selon laquelle « tous les véritables nobles vivant entre les frontières de notre pays ainsi que ceux qui vivent dans les provinces princières situées à l’intérieur de nos frontières (en Slavonie et en Transylvanie) jouissent des mêmes et identiques libertés » (11).

64La participation de la moyenne noblesse à la genèse de la loi apparaît clairement dans l’article qui réglemente le paiement et la collecte du neuvième (nona) (6). Il s’agissait du recouvrement de la neuvième partie de toute production agricole et de tout le vin produit en tant que redevance prélevée par les propriétaires fonciers. Cet impôt devait être levé « auprès de tous nos tenanciers, cultivateurs et viticulteurs vivant dans tout village libre, dans les villages des dignitaires de la cour et de la reine, sauf dans les villes entourées d’une muraille ». L’obligation de paiement du neuvième ne remonte pas à la loi de 1351, car même avant il y avait eu des tentatives de la part des propriétaires fonciers pour l’imposer. Suite à la « grande mort », comme avait été appelée l’épidémie de peste, alors que la valeur de la main-d’œuvre avait augmenté, les puissants dignitaires pouvaient le plus facilement se passer du neuvième. Si ces derniers n’exigeaient pas de leurs tenanciers cette redevance, les paysans, qui se déplaçaient librement, pouvaient être tentés d’abandonner les domaines des nobles moyens pour aller s’installer chez les grands propriétaires. La prescription du neuvième comme taxe obligatoire servait donc à protéger la moyenne noblesse du danger que leurs tenanciers ne soient attirés ailleurs (par les plus puissants). Ce n’est pas par hasard que le texte de la loi faisait peser la perspective d’un châtiment pour les propriétaires rebelles (rebellis) : si les seigneurs omettent de prélever cette taxe, c’est le roi qui la fera prélever pour son propre compte.

65Un autre article de la loi illustre bien les contradictions existantes entre les diverses couches de l’élite séculière dominante. Il prévoyait que les tenanciers – qu’ils relèvent du roi, de la reine, du haut clergé ou des seigneurs laïcs – ne pouvaient pas « être éloignés de leurs exploitations par la violence, ni sans l’autorisation librement consentie des seigneurs auxquels ils appartiennent » (16). L’expulsion des tenanciers par la force (abductio) vers un autre domaine était un phénomène fréquent dans l’ordre féodal. Comme les puissants dignitaires avaient plus de possibilités que les autres de faire usage de la force, l’inscription dans la loi de cette interdiction allait avant tout dans le sens des intérêts de la moyenne noblesse et présentait une garantie face aux grands propriétaires. Mais, en fait, aucun propriétaire n’était jamais entièrement à l’abri de l’enlèvement de ses tenanciers, et le décret prévoyait l’interdiction d’enlèvement des tenanciers appartenant au roi, à la reine, au clergé et aux seigneurs.

66Un autre article fort discuté du décret de 1351 concernait la légalisation de la juridiction des seigneurs. Il tentait d’interdire une pratique largement diffusée, selon laquelle des nobles convoquaient devant leurs tribunaux des tenanciers extérieurs qui avaient commis des délits en traversant leur seigneurie (en se rendant au marché, à un moulin, en effectuant la corvée de port ou en se rendant à l’église). La loi demande l’application de la règle suivante : « Au cas où [un tenancier] se serait rendu de manière évidente coupable de blessures, d’offenses, d’assassinats, d’incendies criminels et d’autres semblables abominations, il fallait en référer à son seigneur qui serait chargé de le juger. » (18). Cette disposition représentait l’inscription dans la loi de l’institution de la justice seigneuriale (la juridiction des propriétaires fonciers). La juridiction propre au propriétaire foncier remonte à un principe du temps ancien de l’économie naturelle : sur ses terres le seigneur était responsable de tâches d’État. Voilà pourquoi la justice seigneuriale a pu se mettre en place sans privilèges particuliers. La première autorisation royale à tenir un tribunal seigneurial date de 1328. Charles-Robert avait alors établi que chez les nobles du comitat de Szepes seuls les seigneurs avaient le droit de juger leurs tenanciers à l’exception des cas de vol, de rapine, d’abus de pouvoir ou d’incendie criminel. En 1331, curieusement, cette pratique était qualifiée d’ancienne coutume du pays mais jusqu’en 1378 le droit de rendre la justice fut exclusivement octroyé par le roi, ce qui révèle l’inconsistance du droit de l’époque antérieure

67Dans la loi de 1351, les propriétaires fonciers – dont la moyenne noblesse – obtenaient le droit de juridiction sur leurs tenanciers non seulement en matière de délits mineurs, mais aussi pour les délits dits « de droit commun » (assassinat, coups et blessures, incendie criminel, etc.). En 1328 ces infractions ne relevaient pas de la compétence de la justice seigneuriale. L’extension des compétences de celle-ci dans la loi de 1351 exprime les intérêts de la moyenne noblesse. Le premier privilège écrit accordant la haute justice avait été octroyé en 1341 à l’un des partisans les plus fidèles de Charles-Robert, Paul Magyar, capitaine du guet de Gimes. Il avait été autorisé à établir des jugements et à les exécuter pour toutes les infractions « de droit commun ». Au moment où le droit de haute justice se mettait en place, la noblesse moyenne refusait que celui-ci soit réservé aux propriétaires les plus puissants. Mais, dans les faits, cet article de la loi de 1351 ne sera pas appliqué : les tenanciers des nobles les moins puissants seront jugés au niveau du comitat nobiliaire, par les szolgabiró, et plus tard par les grands propriétaires jouissant du droit de haute justice.

68Sur certaines questions l’Église fut obligée de faire des concessions. Certains articles offensants pour elle ont même trouvé place dans la loi de 1351. Contrairement à la coutume de l’époque, la loi interdisait aux gens d’Église d’administrer, dans le cas d’un procès avec des nobles, les punitions ecclésiastiques, et plus précisément d’utiliser l’excommunication (1). La loi rendit plus sévère la certification des terres de l’Église. Conformément à ses dispositions, des lettres ordinaires d’examen (qui dans les autres cas servaient de preuve du droit de propriété) ne suffisaient pas pour attester le droit de propriété de l’Église. Seuls le roi, la reine ou les juges remplaçant le roi pouvaient émettre des lettres de privilège (20). La disposition selon laquelle dans l’avenir les petits monastères privés de la possession d’un sceau ne pourraient plus délivrer des documents réglant la transmission d’un héritage n’était pas directement tournée contre les églises, mais elle l’était contre les grands propriétaires, qui avaient tendance dans leurs affaires patrimoniales à attirer les petits monastères dans leur sphère d’influence.

69La loi de 1351 indique bien que la noblesse moyenne ne se contentait plus désormais des droits et des libertés (de servants du roi) contenus dans la Bulle d’or de 1222 : elle voulait s’assurer de nouveaux privilèges, de nouveaux avantages. Bien sûr, une partie de ceux-ci est restée sur le papier, mais le seul fait qu’ils aient été inscrits dans la loi prouve que la noblesse moyenne s’était organisée, renforcée. Elle intervenait désormais comme un groupe social uni. Le décret de 1351 est un jalon essentiel sur la voie de la transformation de la moyenne noblesse en ordre social. L’espace dans lequel la moyenne noblesse s’organisa, ce fut le comitat nobiliaire.

Le comitat nobiliaire

70Bien sûr, le comitat nobiliaire n’est pas né à l’époque de Louis I^er. Nous en trouvons les premières traces dans les lettres de jugement des servientes de Zala en 1232. Le processus de formation du comitat nobiliaire avait été interrompu à la fin du xiii^e siècle par les princes territoriaux. Dans les comitats où le comitat nobiliaire ne s’était pas mis en place au xiii^e siècle, il faudra attendre l’écrasement des oligarques pour qu’il apparaisse. Ainsi dans de nombreux comitats de Transylvanie (Szolnok, Küküllö, Hunyad) c’est seulement après la mort de Ladislas Kán que les szolgabiró apparurent. Les premiers documents attestant l’existence de comitats nobiliaires sont datés des années 1320 et concernent quelques comitats du Haut-Pays (Bars, Trencsen) après la mort de Matthieu Csák mais c’est sous Louis I^er que le comitat nobiliaire atteignit sa forme caractéristique et durable. En partant du système des honores déjà étudié il faut mettre à part à part les comitats où il n’y avait pas de château appartenant à la Couronne, ni de terres appartenant au roi ou à la reine, et donc dont le titre d’ispán n’était pas considéré comme un honor. C’est dans ces comitats – citons ici par exemple Bodrog, Gömör, Szabolcs, Györ et Zala – que la gestion par les nobles s’exprima sous sa forme la plus pure. Dans la plupart des comitats le titre d’ispan était remis en tant qu’honor à tel ou tel baron, mais cela n’a pas représenté un obstacle à la mise en place du comitat nobiliaire. La Slavonie et la Transylvanie forment elles aussi une catégorie à part : les ispán de ces régions dépendaient non point du roi, mais du voïvode ou du bán, ce sont eux qui leur conféraient leurs pouvoirs. Sur leurs territoires, des comitats nobiliaires à autonomie limitée ont vu le jour.

71Le comitat nobiliaire était en même temps un organe administratif et une entité juridique. La structure du comitat ne couvrait pas le pays tout entier. Grâce à des privilèges remontant à des périodes plus anciennes, de nombreux groupes ethniques avaient gardé leur autonomie par rapport aux comitats, assurant ainsi leur propre administration. C’est ainsi que les Saxons dans le Haut-Pays ainsi que, dans le nord et le sud de la Transylvanie, les Sicules en Transylvanie, les Coumans et les Iazyges qui vivaient en bloc à plusieurs endroits du pays, bénéficiaient tous de ce type de privilège. Les Petchenègues étaient gouvernés par leur propre ispán (comes Byssenorum) alors que les Juifs demeuraient propriété du roi. C’est d’ailleurs à partir du règne de Louis I^er que nous connaissons la charge de juge des Juifs (iudex Iudeorum totius regni) exerçant sur eux l’autorité suprême.

72À l’intérieur même des comitats des territoires ou des personnes échappaient à la juridiction hongroise. C’était le cas avant tout des villes détentrices de privilèges et, avec certaines restrictions, les villes royales. L’autonomie des villes s’est accrue vers la fin du règne de Louis I^er. Elles créèrent des tribunaux autonomes et, dans leur cas, ce n’était pas le droit national mais le droit urbain qui s’appliquait. Sur les châteaux appartenant au roi et les terres adjacentes la compétence revenait – en vertu de l’honor – à l’ispán ou au capitaine du guet (ou au vice-ispán), c’est-à-dire à l’officier royal du comitat et ici le szolgabiro, qui représentait « l’âme » du comitat nobiliaire, n’avait pas son mot à dire. Certaines personnes également échappaient à la juridiction du comitat : il s’agissait de ceux qui se trouvaient placés sous la compétence des juges de la cour sur la base de privilèges individuels octroyés par le roi. La Hongrie du xiv^e siècle est caractérisée par une très grande hétérogénéité aussi bien dans le domaine de l’administration que de la justice.

73Néanmoins, le comitat nobiliaire disposait d’une large compétence. Sur le territoire du comitat, son droit s’étendait aux nobles, aux habitants des villes qui ne disposaient pas de privilèges et aux paysans tenanciers. Cette situation impliquait que les comitats du xiv^e siècle aient eu des frontières clairement déterminées. Par ailleurs, une vie publique régulière nécessitait un centre établi. Ce processus d’établissement du comitat n’est pas achevé à l’époque de Louis I^er mais, dans bien des cas, le comitat avait déjà « trouvé » son chef-lieu définitif, où les autorités du comitat tenaient régulièrement leurs assemblées. Le chef-lieu de comitat (autrement dit aussi du tribunal) coïncidait dans de nombreux cas avec le siège du comitat royal de naguère (comme dans les cas de Gömör ou de Pozsony), mais il ne s’agit de continuité juridique que dans quelque cas isolés. Dans certains comitats – comme Sopron ou Szatmár – le chef-lieu n’a cessé de changer tout au long du xiv^e siècle. Dans le choix de son emplacement la personne du seigneur du lieu n’était pas prise en compte pas plus que la taille de l’agglomération et son statut juridique, le plus important était la position géographique, à savoir son accessibilité.

74L’administration du comitat nobiliaire était assurée par l’ispán (appelé dans ce cas ispán suprême à partir du xv^e siècle), le vice-ispán, les szolgabiró et le notaire du comitat. L’ispán (comes, puis supremus comes) était placé à la tête du comitat par le roi « à son gré », c’est-à-dire que le souverain pouvait l’en retirer à n’importe quel moment. Dans la Hongrie proprement dite, la fonction d’ispán a été remplie sous Louis I^er uniquement par des laïcs. L’exception était le comitat d’Esztergom où, depuis Étienne V, l’archevêque recevait l’office d’ispán suprême de son comitat. Il arrivait aussi dans les comitats de Slavonie que l’ispán fût un homme d’Église. Il était fréquent qu’un seul baron détînt plusieurs offices d’ispán tout en occupant dans le même temps une dignité « nationale ». L’ispán n’était pas en mesure de diriger personnellement son comitat. Il avait reçu cette fonction en tant qu’honor, il profitait de ses revenus (dont les principales sources étaient les terres et les douanes) mais il en confiait la direction à ses familiers. Au cours du xiv^e siècle, on a vu progressivement la direction effective passer de l’ispán à son vice-ispán (vicecomes), qui était un homme de confiance, un familier de l’ispán. Quand, en 1317, maître Petö, ispán de Szatmár, nomme vice-ispán maître Michel, qui était à son service, il lui donna en même temps deux postes de douane, certaines fonctions au niveau du comitat (celle d’argentier), 20 marcs, des vêtements, et plus tard un village, quand le roi en offre un à Petö. Chaque comitat avait un vice-ispán mais, à l’époque de Louis I^er, il y a des cas où deux ispán (en général deux frères) dirigent un comitat, et il arrive même qu’il y ait deux vice-ispán dans un même comitat.

75La fonction la plus spécifique des comitats nobiliaires est celle de szolgabiró (iudex nobilium). Ceux-ci étaient élus par l’assemblée du comitat, mais au début du xiv^e siècle, certaines sources montrent que c’était le roi qui les nommait. Dans la Hongrie proprement dite, de même qu’en Slavonie, ils étaient au nombre de quatre par comitat, alors qu’en Transylvanie il n’y en avait que deux. Avec le vice-ispán, ils formaient le tribunal du comitat. Ils n’avaient pas de siège personnel de juge. En revanche, en dehors des procès, ils pouvaient agir individuellement : ils enregistraient les cessions de domaines, en établissaient les bornes. Ils jouaient également un grand rôle dans la collecte des impôts et de la dîme. Ils accompagnaient toujours les champarteurs. Ils étaient aussi chargés de traiter les affaires concernant les tenures (déplacements par la contrainte, rétentions, etc.). Ils étaient aussi présents au tribunal seigneurial. Ils tiraient leurs revenus avant tout des domaines, ainsi que des activités extérieures aux procès, c’est-à-dire de la rémunération pour leur participation à la collecte des impôts et de la dîme. Les tâches administratives du comitat nobiliaire étaient menées à bien par le notaire.

76Parmi les organes du comitat nobiliaire, il convient de mentionner l’assemblée générale et le tribunal. Les assemblées générales (congregatio generalis) étaient ouvertes à tous les nobles, c’est-à-dire à chaque membre de la communauté nobiliaire (universitas nobilium) en personne. Ils votaient tous sans prise en compte du niveau des fortunes. De nombreux documents, aussi bien qu’un recueil de formules du xiv^e siècle (Ars notaria), révèlent que les nobles de l’époque participaient encore effectivement à l’assemblée générale du comitat, ou plutôt qu’ils y étaient tous invités. Jusqu’en 1342, les séances se tinrent sous la présidence du palatin ou de l’ispán. Après cette date, sur décision de Louis I^er, le siège juridictionnel du palatin a été fixé à la cour : ses fonctions l’amenaient à y tenir régulièrement des assemblées générales judiciaires. À l’époque de Charles-Robert il était fréquent que plusieurs comitats (de cinq à sept) fussent convoqués à l’assemblée générale mais à l’époque de Louis I^er chaque comitat tenait son assemblée générale à part. Tout au plus deux petits comitats pouvaient se réunir ensemble. Après 1342, il arriva encore que le palatin présidât des assemblées de comitat, mais seulement sur ordre du roi. La fonction des assemblées générales présidées par le palatin était d’exclure les criminels, de leur infliger la marque d’infamie (proscriptio) et de rendre la justice. Ces assemblées générales ne se distinguaient en rien de celles présidées par l’ispán : en effet, même dans ce cas, elles se tenaient sur ordre du roi et au nom du roi.

77Louis I^er s’appuya sur le comitat nobiliaire. Ses premières instructions de 1342 prescrivaient en effet à chaque comitat de tenir son assemblée générale, d’établir la liste des voleurs, des brigands et de tous ceux qui abusaient de leur pouvoir, et de la lui faire parvenir. Mais l’assemblée générale ne siégeait pas en permanence. L’intervalle entre deux séances pouvait parfois atteindre plusieurs années. Par contre, le tribunal siégeait entre une et deux fois par semaine. En conséquence c’est le tribunal de comitat (sedes iudiciaria, en abrégé : sedria) qui était détenteur des compétences autonomes du comitat en matière de justice. Les jugements étaient rendus par les szolgabiró et par des nobles élus en tant que jurés sous la présidence de l’ispán ou du vice-ispán. Leur compétence s’étendait à l’ensemble de la population noble et non noble du comitat, à l’exception de ceux qui en étaient exemptés. Les affaires concernant les tenanciers des seigneurs étaient traitées non pas au tribunal du comitat mais au tribunal seigneurial, dans le cadre de la juridiction propre au seigneur. Certains nobles, ou plutôt les grands propriétaires fonciers, obtinrent du roi le droit de voir jugées les affaires les concernant à la cour royale.

78À partir du premier tiers du xiii^e siècle, le comitat nobiliaire connut une évolution sensible. À l’époque de Louis I^er, il devint une institution administrative de base, déterminante à l’échelle de toute la Hongrie, l’une des structures judiciaires principales. Dans le gouvernement du pays le roi tenait compte du travail des comitats nobiliaires. Il avait établi des rapports vivants et animés avec eux. La régularisation de la vie des comitats, les assemblées générales, les tribunaux de comitat, ainsi que le corps nobiliaire du comitat – surtout la fonction de vice-ispán – voilà autant de cadres dans lesquels les représentants de la moyenne noblesse ont pu intervenir dans la vie du pays. C’est là qu’ils ont acquis une expérience politique. Étienne Ravasz, par exemple, était l’un des familiers préférés du palatin Nicolas Kont, propriétaire foncier dans le comitat d’Esztergom. Il commença par être chevalier de cour du roi puis remplaça son seigneur en tant que vice-ispán et vice-voïvode de Bars et de Pozsony, puis vice-ispán de Vas. Le comitat nobiliaire aida la noblesse locale à sortir de son isolement antérieur, contribua à la constitution d’une identité et d’un sentiment de complémentarité. Sans le comitat nobiliaire, la structuration de la noblesse en ordre social n’aurait pas pu se produire.

Le soutien royal aux villes et aux échanges

79Les Angevins soutinrent les villes. Leur politique urbaine est ainsi caractérisée par la Chronique de Szepesszombat, écrite par des bourgeois en allemand au xv^e siècle : « Ce roi [Louis] et son père aimaient beaucoup les villes hongroises, ils les ont promues et améliorées [amélioré leur état]. » Les bonnes relations entre Charles-Robert et les villes avaient commencé dès 1310, alors que les villes lui avaient prêté assistance militaire dans sa lutte contre les princes territoriaux. Les villes du Szepes l’avaient soutenu contre Amédée Aba, les habitants de Debrecen contre Kopasz Borsa. Ce n’est pas un hasard si, après ses victoires sur les oligarques, le roi s’empressa d’accorder des privilèges aux villes. Un an après la mort de Ladislas Kán en 1315, Charles-Robert accorda le privilège du statut urbain aux hospites de Kolozsvár, qui étaient restés fidèles au roi face à ses ennemis non sans subir de grosses pertes. Le dynamisme commercial de Kolozsvár s’explique par le fait qu’en dehors des privilèges urbains (libre élection des juges et des prêtres), l’agglomération fut aussi exemptée de droits de douane pour le territoire de la Transylvanie. En 1317, après son succès dans la lutte contre les Köszegi, Charles-Robert renforça les privilèges des citoyens de Sopron. Parmi ses motivations le roi mentionne, outre le fait que le privilège antérieur avait été détruit par le feu, la fidélité des habitants de la ville à son égard. Les bons et loyaux services contre les princes territoriaux apparaissent dans les documents royaux des décennies après les faits. En 1361 par exemple Louis I^er octroya à Debrecen des privilèges en récompense des services rendus naguère à Charles-Robert.

80Au-delà de l’aspect politique, les villes représentaient pour le roi un considérable soutien économique. Elles payaient l’impôt (qui plus est en une somme unique) et elles lui fournissaient des soldats. Les Angevins – contrairement aux princes territoriaux, soucieux de profit immédiat – menèrent une politique prévoyante et patiente : ils laissèrent les villes se développer, voire les aidèrent dans ce sens. En 1320, par exemple, Bártfa reçut des priviléges royaux pour assurer son développement. Charles Robert accorda des exemptions de douane à de nombreuses agglomérations, par exemple à Zsolna dans le Haut-Pays, à Nagymaros et à Pozsony sur le Danube, cette dernière ville retournant sous autorité hongroise en 1328, etc. Le roi suivit avec une attention toute particulière le sort des villes minières : il donna des privilèges à la ville d’Aranyosbánya en Transylvanie, et Körmöcbánya fut fondée grâce à Charles-Robert. Le droit des villes hongroises les plus développées servit de modèle aux autres agglomérations. C’est ainsi que le droit en vigueur à Buda fut adopté sous Charles-Robert par Nagymaros, Szécsény, Rimaszombat ; celui de Korpona par Lipcse, dans le comitat de Zólyom, puis par Persöc, Csetnek et Turócszentmárton ; Közseg reprit le droit de Sopron, et Szomolnok celui de Selmecbánya.

81Louis I^er poursuivit la politique urbaine lancée par Charles-Robert. Il accorda les privilèges de ville à Podolin, Kassa, Debrecen. Parmi les villes minières, il reconduisit les libertés d’activité minière de Nagybánya et promut la ville de Zalatna en Transylvanie. D’après une source de 1345, il poursuivit également la politique de son père en matière de location des chambres de fabrication de la monnaie, mais il revint au système de la double monnaie. Les privilèges contribuèrent à l’augmentation de la population urbaine. La lettre de privilège de Sárvár prescrit que les seigneurs ne doivent pas s’opposer à l’implantation de leurs tenanciers en ville. La plupart du temps, le roi octroyait des privilèges commerciaux, ce qui montre que la ville était à l’origine le lieu d’habitation de ceux qui se livraient à des activités commerciales. En 1351, il accorda aux marchands de Nagyszeben, malgré les douanes, la liberté de circulation dans tout le pays et des privilèges commerciaux. Ceux-ci leur garantissaient la liberté de commerce en direction des grandes villes des pays voisins de la Hongrie et, même, le droit de relâche de Buda ne s’appliquait pas à eux. De très nombreuses villes obtinrent le droit de relâche (comme Kassa et Brassó). Plusieurs agglomérations rurales obtinrent les privilèges de ville, telles que Kapronca et Modor, et reprirent le système juridique d’autres villes plus développées : Kapronca celui de Zagreb, et Modor se tourna vers Nagyszombat et Pozsony. Zsolna avait pour ville mère (forum d’appel) Teschen en Silésie. Zsolna, pour ne pas devoir prendre modèle sur une ville étrangère, reprit le système juridique de Korpona.

82Louis et les villes firent beaucoup pour que la Hongrie s’intègre sérieusement dans les circuits du commerce international. Le roi accorda aux marchands de nombreuses villes d’Europe centrale et occidentale – Vienne, Nuremberg, Ratisbonne, Cologne, Aix-la-Chapelle, Huy (sur la Meuse), la ville tchèque de Cheb (Eger), Prague, etc. – des sauf-conduits et des privilèges. Grâce à l’établissement de liens commerciaux, de nombreux marchands de Nuremberg, de Cologne et d’autres villes allèrent s’installer dans les villes hongroises, ils en acquirent la citoyenneté et conservèrent des relations étroites avec leur ville d’origine. En 1360, une véritable guerre commerciale éclata entre Cracovie et Kassa : en réponse aux privilèges préalablement acquis par Cracovie, Kassa obtint en 1361 le droit de relâche. À Cracovie en fait le droit de relâche était tourné avant tout contre les marchands prussiens de Thorn (Toruń), mais il n’en lésait pas moins les intérêts des gens de Kassa, qui voulaient intervenir sur les marchés polonais avec leurs bêtes, leur vin et leur cuivre. Cette controverse fut résolue par l’accord commercial de Buda passé en 1368 entre Louis et le roi polonais Casimir. Le roi de Hongrie ouvrit aux commerçants polonais l’espace hongrois (dans la mesure où ils devaient exposer leurs marchandises à Kassa pour les vendre) et Casimir autorisa les marchands hongrois à commercer en Pologne. En tant que souverain polonais, Louis ouvrit ensuite aux marchands de Kassa le commerce polonais.

83Après la paix de Zara de 1358, c’est la Dalmatie qui s’est retrouvée au cœur de la politique économique de Louis. Louis émit l’une après l’autre des chartes accordant les libertés nécessaires pour commercer avec la Dalmatie, aussi bien à Nagyzseben qu’à Pozsony. L’objectif était que les villes dalmates, surtout Zara, approvisionnent le pays en produits orientaux aux dépens de Venise. Le privilège commercial accordé en 1367 à Nagyszeben soulignait l’importance du libre commerce avec Zara. En 1370, il accorda aux marchands venant de la Hongrie proprement dite l’exemption de droits de douane avec la Croatie et la Dalmatie. Ceci impliquait l’ouverture d’une nouvelle voie commerciale entre Zara et Zagreb, qui aurait permis également une certaine circulation « maritime » en direction des villes de l’intérieur de la Hongrie, mais la plupart des produits orientaux ne parvenaient pas en Hongrie par cette route. Venise veillait à ce que les produits de provenance orientale ne parvinssent pas par voie de mer directement, mais seulement par son intermédiaire aux villes dalmates. Suite à la paix de Zara, Venise prit toute une série de décisions interdisant le commerce avec Zara, Raguse, puis en 1378, avec toute la Dalmatie.

84Pour la plupart, les produits orientaux arrivaient en Hongrie par l’est. Les droits de relâche des villes transylvaines de Brassó et de Nagyszeben portaient d’une part sur le commerce étranger (polonais et allemand), d’autre part sur le commerce du drap hongrois (notamment de Kassa). Les deux villes obtinrent le droit de réglementer elles-mêmes le commerce en Transylvanie ainsi qu’en Valachie. En même temps – comme le montre un document de Louis I^er daté de 1382 – Nagyszeben, grâce au commerce venu du Levant, obtint le privilège de revendre les produits (poivre, safran et autres épices) arrivant en Transylvanie et destinés à la Hongrie. Les privilèges commerciaux de Nagyszeben et de Brassó touchaient un point sensible de l’activité des marchands de Kassa. À partir des années 1370, Kassa et les villes saxonnes de Transylvanie méridionale s’affrontèrent en une « guerre » commerciale. Au cours de cette lutte, Nagyszeben obtint de Louis les privilèges que Cracovie, Kassa et Löcse avaient obtenus précédemment dans le commerce polonais. Le commerce oriental de Brassó prouve que la ville avait obtenu, en 1358 du côté hongrois, en 1368 du côté roumain, des avantages dans le commerce valaque. En 1358, Louis avait garanti aux marchands de Brassó la libre circulation en Valachie jusqu’au confluent des rivières Szeret et Jalomica avec le Danube (c’est-à-dire pratiquement jusqu’à la mer Noire). D’après d’autres sources, le commerce de Brassó s’étendait au territoire au-delà de Brãilán et parvenait jusqu’à Kilia, à l’embouchure du Danube et jusqu’au célèbre comptoir commercial de Caffa, situé sur les bords de la Mer Noire. Les gens de Brassó commerçaient aussi au sud du Danube. En 1369, ils obtinrent un privilège de la part de l’empereur de la Bulgarie de Vidin. Dans le commerce moldave, une autre ville saxonne du nord de la Transylvanie, Beszterce, venait s’ajouter à Brassó. La route de terre allant en Transylvanie par la Valachie et la Moldavie puis tournant vers Kassa en passant par Várad n’était pas la principale route commerciale venant de l’est mais c’est surtout par cette voie que la Hongrie pouvait se procurer les épices, la laine et le coton ainsi que les peaux orientales.

85Les villes hongroises étaient intégrées dans l’ordre féodal. Par exemple la ville de Bártfa avait obtenu de Louis I^er un droit de haute justice comparable à celui obtenu par les grands propriétaires terriens à partir de 1341. L’usage du cimier par les villes connut aussi un développement sensible, pratique dont les premiers signes apparaissent peut-être dès le premier tiers du xiii^e siècle (en tout cas au xiii^e siècle). Les premières villes à l’avoir utilisé en Hongrie étaient celles qui se trouvaient en tête du développement urbain, Esztergom et Buda. Comme le cimier de Tata comporte les lys des Anjou, nous pouvons supposer que le cimier de la ville remonte à leur domination. La première ville hongroise à avoir reçu un cimier fut Temesvár et elle l’a obtenu sans doute en 1365. Il comportait la représentation d’un dragon d‘or crachant des flammes. Kassa obtint son cimier peu après comme l’indique sa lettre d’anoblissement, la première lettre d’anoblissement parvenue jusqu’à nous. Malheureusement cette lettre décrit le cimier en paroles sans représentation imagée. Ce cimier comportait trois lys, qui – comme le souligne le texte de la lettre – provenaient du cimier du roi Louis.

86Le roi veillait tout particulièrement sur les villes qui se trouvaient sous sa juridiction. Un livre de formules (Ars notaria) de son époque en établit le principe fondamental sous forme d’une lettre fictive de fondation de ville : « Qu’aucune ville du roi ou de la reine ne soit soumise à quelque capitaine du guet que ce soit. » Les villes royales furent placées au même rang que la noblesse ou le comitat nobiliaire. Dans les années 1370, Louis multiplia les dispositions favorables aux villes. C’est alors qu’il autorisa l’installation de paysans tenanciers à Kolozsvár ainsi qu’à Torda. Pozsony, qui avait été victime d’un incendie, bénéficia de nombreux privilèges : les citoyens de la ville furent exemptés de la neuvième ainsi que du versement du tiers sur le transport des produits alimentaires. Le roi indemnisa sur ses propres fonds les dommages subis par les habitants de la ville. En 1374, Eperjes obtint le privilège commercial de Buda. En 1376 le roi promut Bártfa au rang de ville royale, à côté de Buda et de Kassa.

87L’un des résultats durables de la politique urbaine de Louis I^er fut l’établissement d’un tribunal suprême pour les villes. Il arrivait auparavant que l’argentier du roi rendit la justice pour telle ou telle ville, mais ce droit était exercé par plusieurs dignitaires, sur ordre du roi. En 1378, c’est l’argentier du roi qui obtint la juridiction des villes et, par cette réforme, il devint juge de toutes les villes royales. L’argentier du roi pouvait s’appuyer sur des jurés citoyens de la ville et l’on peut supposer qu’il suivait le droit particulier de chaque ville. Cette institution est une digne conclusion à la politique favorable aux villes menée par Louis.

Le « roi-chevalier » et la culture de cour

88Différents signes montrent que Louis se considérait comme un roi-chevalier. Il s’efforçait d’être l’incarnation des vertus chevaleresques. Il prouva dans maintes batailles qu’il avait cette vertu des chevaliers qu’on nomme audacia (le courage au mépris de la mort). Lors de la campagne de Naples de 1350 il fut même deux fois blessé. Il participa en personne au siège d’Aversa et, d’après Jean de Küküllö, « il fut blessé à la jambe par la flèche d’une arbalète et se trouva en péril mortel, et confiant en l’aide du Seigneur et grâce à l’aide des médecins échappa de peu à la mort ». Quelques semaines auparavant, lors du siège de Canosa di Puglia, il avait aussi été blessé. Là, il s’était livré à un acte de bravoure que, d’après Jean de Küküllö, ses propres compagnons n’avaient pas manqué de souligner :

« Ici, alors qu’il essayait de grimper tout armé sur une échelle, il fut précipité dans le fossé du château gravement touché par une pierre et subit de graves blessures sur son corps. C’est pourquoi les barons et les chevaliers lui adressèrent de très sérieux reproches d’avoir fait des choses qui ne seyaient pas à sa dignité de roi. »

89Le modèle de miles christianus (chevalier chrétien) a joué un grand rôle dans sa croisade contre les Lituaniens. Quand Jean de Küküllö écrit à son sujet qu’il « était dévot dans la foi catholique, il donnait volontiers aux pauvres, respectait les droits de l’Église et avait une grande vénération pour les services de l’Église », c’est que le roi chevalier faisait ressortir, parmi les vertus chevaleresques, la charité envers les pauvres et la protection de l’Église.

90C’est en tant que roi chevalier que Louis apparaît dans les œuvres littéraires écrites sous son règne. Nous pouvons supposer que le roman sur Alexandre le Grand traduit du grec en hongrois au xii^e siècle a été recopié à l’époque de Louis. Le texte hongrois ne nous est pas parvenu, mais les textes des traductions en slave du Sud, elles-mêmes établies sur la base du texte hongrois, ont gardé des passages qui n’existent pas dans l’original grec, mais qui sont en rapport avec des événements remontant à l’époque de Louis. La raison manifeste de la réélaboration du texte est la ressemblance entre la figure d’Alexandre et celle du second roi angevin. À la même époque remonte la geste, dont il ne reste que des fragments, qui donne une image de l’histoire entre 1345 et 1355. Sans aucun doute l’auteur en était un moine franciscain mais son identité reste incertaine. Certains l’appellent de ce fait le Frère mineur anonyme, d’autres estiment que sa personne coïncide avec celle de Jean, de la famille des Kétyi du comitat d’Abaúj, issu de la moyenne noblesse, qui, de directeur de l’école monastique d’Eger, en 1350, devint le chapelain personnel et le confesseur de la mère de Louis, Élisabeth, puis supérieur franciscain et confesseur du roi. Il l’accompagna dans ses campagnes, se rendit à Avignon chez le pape en ambassade. Sa geste est caractérisée par un mode de narration de nouvelliste. Il enchaîne de nombreux épisodes passionnants. Les éléments épiques des romans de chevalerie se mêlent à la prédilection des prédicateurs franciscains pour l’anecdote. À côté de nombreux éléments invraisemblables et merveilleux, son œuvre montre aussi l’époque des chevaliers en Hongrie. Quand, à l’occasion de la seconde campagne napolitaine en 1350, le mari de Jeanne, Louis de Tarente, proposa à Louis un combat singulier, celui-ci « l’accepta avec joie, et promit que le 13 janvier de l’an de grâce 1350 à Pérouse en présence des rois de France et d’Angleterre, il se présenterait à cette compétition ». L’auteur franciscain relate également un intéressant épisode où le culte de saint Ladislas s’entremêle avec le règne de Louis. En 1345 saint Ladislas aida les Sicules et les Hongrois à combattre les Tatars, qui étaient païens. De vieux Tatars attestèrent que devant les Sicules « il y avait un grand chevalier, assis sur un cheval haut sur pattes, une couronne d’or sur la tête, à la main une hache de guerre, qui nous détruisait tous en frappant et portant des coups d’une force immense ». D’après l’auteur de la geste, la preuve du miracle était qu’avant la bataille, la tête du roi saint Ladislas avait disparu de l’église de Várad, puis elle y était réapparue, « mais tellement chaude, qu’elle semblait vivante, et comme si elle avait fait un grand effort pour retourner de quelque part ».

91C’est toute l’histoire de l’époque de Louis qui se trouve traitée dans la biographie (vita) de Louis par Jean de Küküllö. Toute la vie de l’auteur, et non seulement l’inspiration chevaleresque de l’œuvre, sont typiques du xiv^e siècle. Jean Apród de Tótsolymos – tel était son nom – provenait d’une famille de la moyenne noblesse du comitat de Saros. À la suite de la perte du domaine familial, il s’engagea dans une profession intellectuelle. Il travailla pour commencer à la grande chancellerie. Jusqu’en 1349, il fut notaire de cour considéré comme clerc (litteratus), puis en 1350 il remplit les mêmes fonctions de notaire toujours à la chancellerie, mais dans la section du sceau secret du roi. En 1343 il accompagna la reine Élisabeth et en 1350 le roi Louis en Italie. Au début des années 1350, il embrassa la carrière ecclésiastique : il parvint à la position de chanoine et en 1355 il obtint l’archidiaconat de Küküllö. C’est de là que vient son nom courant de Jean de Küküllö. À partir des années 1360 et pendant près d’un quart de siècle il fut remplaçant, vicaire (vicarius) de l’archevêque d’Esztergom, son collaborateur direct ainsi que le responsable de la juridiction archiépiscopale. Tout en étant vicaire de l’archevêque, il devint aussi chapelain du roi, en continuant à travailler à la grande chancellerie en tant que notaire principal. Son itinéraire, qui avait commencé par des fonctions laïques, s’est donc achevé par une carrière ecclésiastique.

92Il écrivit son œuvre en deux parties. Les 25 premiers chapitres furent rédigés au milieu des années 1360, les 30 suivants après la mort de Louis. Dans l’introduction de sa Vita il présente comme trait distinctif du roi chevalier le souci de la réputation, la gloire. Il accorde une grande importance au « parfum de la bonne réputation ». « Dans le gouvernement l’essentiel est donc la renommée », et que « la renommée de son haut nom, se répandant sur toute la terre, acquiert devant Dieu, grâce à ses actes dignes d’éloges, la gloire ailée qui monte au ciel, et que les peuples divers louent et magnifient son nom ». Sur ce point, il présente Alexandre le Grand comme modèle à Louis et se réfère au « Secret des secrets » (Secreta secretorum), attribué à Aristote. L’auteur antique Vegèce lui sert d’exemple pour les « actes militaires et l’empressement à faire la guerre ». Il voit dans les guerres de Louis des combats animés par l’idéal chevaleresque, s’efforçant d’écarter l’idée que les interminables guerres du roi aient eu finalement peu d’utilité. Vues par Jean de Kükullö, les campagnes de Naples deviennent une entreprise militaire héroïque des chevaliers hongrois. C’est ainsi que d’après lui Louis entrant à Rome en 1350 a été accueilli par Cola di Rienzo lui-même, le tribun de la ville. Ce dernier était habillé comme les grands de la ville en velours pourpre et défila devant lui avec cent hommes munis de trompettes et d’autres instruments de musique, alors que les rues de Rome avaient été « splendidement couvertes de tapis et décorées ». Or Cola di Rienzo avait été renversé en 1347, et n’avait donc pas pu rencontrer Louis à Rome en 1350.

93C’est à l’époque de Louis que s’acheva l’activité des chroniqueurs, qui avait débuté avec les gestes antiques et s’était poursuivie sous les règnes des rois árpádiens. À l’époque de Charles-Robert, en 1332-1333, une version abrégée de cette Chronique hongroise fut mise au point par un frère mineur franciscain de Buda. En 1358, un autre chroniqueur (peut-être Marc de Kált, gardien de la chapelle royale, chanoine custodial de Székesfehérvár) commença une nouvelle version de la Chronique hongroise. Il retrouva les matériaux anciens, que les chroniqueurs précédents avaient laissés de côté dans leurs chroniques et qui contenaient surtout des informations sur la deuxième moitié du xi^e siècle et la première moitié du xii^e siècle. Il replaça ces informations au bon endroit et mit au cœur de sa chronique l’histoire de la lutte entre Salomon et les fils de Béla (Géza, Ladislas et Lambert) ainsi que le règne de saint Ladislas. Ceci n’était certes pas indépendant du culte de Ladislas qui s’est développé sous le règne de Louis. En même temps, Marc de Kált écrivit une nouvelle introduction dans laquelle il brosse un portrait idéalisé du roi-chevalier Louis. Il évoque les triomphes militaires des rois de Hongrie et leurs célèbres guerres : « Encouragés par l’autorité divine, ils brisèrent puissamment des rangs de soldats combattant l’épée à la main, ils bouleversèrent des campements de rois et d’empereurs ; ils devinrent puissants au combat, contre eux nul pouvoir ne pouvait résister dans la lutte. » La chronique se fait l’écho de l’image du souverain médiéval aux traits bibliques, quand elle écrit que les rois représentent « l’équité de la justice, la lumière et la sérénité de la sagesse, la grâce de la patience et de la miséricorde ». Mais quand il évoque le fait que les rois hongrois « écrasèrent tous les tyrans, et veillèrent sur les peuples de Hongrie dans l’émerveillement de la paix et dans une abondante sérénité », c’est de nouveau le modèle des Angevins qui passe devant les yeux du chroniqueur.

94Le manuscrit original de Marc de Kált a été perdu, mais sa version de la chronique – appelée composition de la chronique du xiv^e siècle – a été préservée grâce à de nombreuses copies. La plus fiable est le codex de la Chronique Enluminée (Képes Krónika) dont les miniatures atteignent le niveau des sommets de l’art européen de l’époque. On a découvert que l’artiste ayant enluminé la Chronique Enluminée était peut-être un certain Nicolas, originaire de Meggyes à proximité du lac de Fertö, et fils d’Hertul, qui était venu de Naples à l’époque de Charles-Robert. Un autre incunable présente une parenté prononcée avec celui-ci : il s’agit des Secreta Secretorum, attribués à Aristote, dont l’artiste soit est identique à celui de la Chronique, soit a travaillé dans le même atelier que lui. Ce n’est pas un hasard si Jean de Küküllö, dans sa Vita, renvoie à cette œuvre exécutée à la cour du roi Louis. Mais l’art de l’enluminure, à son apogée à la cour de Louis, ne partait pas de rien en Hongrie. C’est sur commande de Charles-Robert qu’un Légendaire hongrois des Angevins a été réalisé en Italie, de même que la Bible en deux volumes de Démèter Nekcsei est elle aussi une œuvre italienne. Mais nous savons que Charles-Robert avait déjà à sa cour un enlumineur personnel.

95Le tournant le plus important dans le développement culturel au xiv^e siècle est indiscutablement la fin du monopole de l’Église sur la culture écrite. Il est vrai que les historiens de l’époque de Louis étaient tous des ecclésiastiques mais Jean Apród de Tótsolymos avait commencé sa carrière en tant que laïc à la chancellerie royale. Au xiv^e siècle une différence considérable apparaît entre la chapelle royale et la chancellerie. La chapelle était le lieu de rassemblement de clercs ayant fait leurs études en Italie alors que la chancellerie (ainsi que la cour) employait à partir des années 1320, à peu d’exceptions près, des laïcs. C’est alors que l’expression clericus, liée à l’Église, a été remplacée par litteratus, dit en hongrois diák ou deak. Celui-ci était aussi lettré que le clerc mais il avait été formé en Hongrie. C’est de ce groupe que sont issus au xiv^e siècle la plus grande partie des lettrés et des juristes hongrois. Les laïcs de la chancellerie, les notaires, étaient issus de la moyenne noblesse, de familles de juges à revenus modestes. Les rejetons des familles fortunées choisissaient comme espace pour s’affirmer la chapelle royale.

96Le xiv^e siècle connut aussi la multiplication des textes en hongrois. Le Fragment de Königsberg et son iconographie en bandes remonte aux alentours de 1350 (même si le texte qu’il contient reflète un état linguistique antérieur). Le texte hongrois de la légende en latin de saint François d’Assise, conservée grâce à la copie du codex Jókai de 1440, a été établi aux alentours de 1370.

97L’art de l’époque de Louis se rattachait, par d’autres liens, au culte des saints rois árpádiens. À Várad, lieu de sépulture de saint Ladislas, il y eut à l’époque de Louis des constructions de bâtiments ecclésiastiques. C’est là que furent placées les œuvres des frères de Kolozsvár (Martin et Georges), connues aujourd’hui uniquement par des descriptions, ainsi que les statues en bronze grandeur nature de saint Étienne, saint Emeric et saint Ladislas. À Prague on peut voir une autre œuvre des frères de Kolozsvár illustrant les mœurs chevaleresques puisqu’il s’agit d’un saint Georges, œuvre de la sculpture hongroise du xiv^e siècle d’importance européenne.

98Louis lança des constructions dans bien d’autres endroits du pays. Les plus spectaculaires sont celles des deux capitales, Visegrád et Buda. Sur les quarante ans de règne de Louis, la cour en passa trente à Visegrád (1342-1347 et 1355-1382), et huit à Buda (1347-1355). Les monuments architecturaux importants pour l’époque sont la reconstruction du palais de Visegrád (détruit vers 1340 par un incendie) avec ses fontaines d’apparat, la tour Saint-Étienne à Buda sur la colline du château, ainsi que l’aile correspondante du château, et l’église Notre-Dame (aujourd’hui Máthyás), aménagée en halle. C’est sous Louis I^er que se répandit le modèle de la forteresse dont nous trouvons les plus beaux exemples à Diósgyör et à Zólyom. C’est surtout Diosgyor qui reflète les caractéristiques de la forteresse à quatre tours. Celle-ci comprenait également une immense salle voûtée. L’architecture de l’époque de Louis appartient au gothique rayonnant. C’est aussi ce style qui caractérise l’architecture civile des villes (à Buda, à Sopron et ailleurs).

99À côté des constructions il faut signaler la richesse de la peinture murale. Celle-ci poursuit directement les traditions de l’époque de Charles-Robert, il faut évoquer ici la fresque de Szepeshely représentant le couronnement du roi. (1317) À côté des peintures murales des capitales du roi et du clergé (Esztergom, Várad, Zagreb), la peinture murale gothique est également très présente dans les territoires périphériques. Dans l’église parroissiale de Zsegra, dans le Szepes, saint Étienne et saint Ladislas sont représentés à côté des prophètes. Dans l’église de Gelence en Transylvanie, les peintures murales représentent la légende de saint Ladislas (le combat de Ladislas avec le Couman ayant volé la jeune fille). L’unique peintre de l’époque de Louis connu par son nom est Jean Aquila, d’origine styrienne, qui décora de ses peintures l’église de Velemér dans le comitat de Vas. Les fresques de Keszthely, datées des années 1380, ont été commandées par Étienne Lackfi le jeune. Le goût de la pompe qu’avait le roi chevalier apparaît clairement dans les productions de son atelier d’orfèvrerie. Les plus belles pièces sont des objets d’ameublement d’une chapelle de pélerins fondée par le roi à Aix-la-Chapelle (des coupes, des chandeliers), ainsi que la double croix de Louis gardée à Vienne.

100Louis I^er est le seul roi hongrois au nom duquel la postérité a ajouté l’épithète de Grand. Pendant les quarante années de son règne, il a bien su administrer les résultats de la politique de consolidation de Charles-Robert. Le pouvoir royal est resté solide, il parvint à créer un équilibre entre les différents groupes sociaux, parfois aux intérêts divergents. Le pays vécut en paix. À sa mort, le 10 septembre 1382, il laissait en héritage un pays stable et puissant. Le 16 septembre il fut enterré à Székesfehérvár, dans une chapelle funéraire de la basilique qu’il avait fondée. Comme il ne laissait pas d’héritier mâle, le lendemain de ses funérailles le cardinal Démèter, archevêque d’Esztergom, couronnait sa fille Marie reine de Hongrie.