L'écho de l'évènement
| ,Deuxième partie. Du bon usage de l’événement
Chapitre XI. Donner à voir et conjurer le scandale : le pamphlet comme rhétorique de l’événement contre l’événement
Texte intégral
- 1 Discours des favoritismes.
1L’étude du pamphlet semble s’intégrer de façon stimulante dans le cadre d’une réflexion sur les rapports entre littérature et événement, en particulier dans le contexte de l’Espagne post-tridentine. Ainsi, nous illustrerons notre propos par l’exemple du Discurso de las privanzas1 (1608) de Francisco de Quevedo, œuvre dont nous pensons être en mesure de démontrer qu’il s’agit d’un pamphlet dans l’acception spécifiquement discursive du terme. De fait, une des caractéristiques majeures permettant de distinguer le pamphlet de la satire ou de la polémique avec lesquelles il est souvent confondu semble être le rapport complexe à l’événement qui s’y tisse. Ce rapport au monde particulier impose autant qu’il stimule le déploiement d’une rhétorique cryptée éminemment baroque. Une telle rhétorique cristallise les rapports nouveaux et complexes qui se tissent entre littérature et pouvoir lors d’une période marquant ce qu’il est convenu d’appeler la paradoxale « naissance de l’écrivain ».
- 2 Nous nous basons ici sur la définition qu’en propose L. Boltanski, cité par K. Hamedi dont la réfl (...)
2Dans notre perspective, nous pouvons définir le pamphlet comme rhétorique de l’événement contre l’événement dans la mesure où ce type de discours prétend donner à voir et conjurer le Scandale, dont ce type de textes constitue l’écho subjectif et indigné. Avant d’évoquer le cas précis du Discurso de las privanzas arrêtons-nous un instant sur cette notion de « Scandale », qui est centrale dans le discours pamphlétaire, et dont les enjeux sont particulièrement exacerbés lors de la période qui retient notre attention2. Ainsi, nous pourrions définir le scandale comme un événement absolu et négatif, car il correspond à une rupture profonde dans un système de valeurs. Son étymologie, qui remonte à l’Écriture Sainte, l’empreint d’une dimension religieuse et morale dont on conçoit qu’elle sera d’autant plus exacerbée dans le cadre d’une monarchie confessionnelle et dans une période de transition féconde entre le rêve finissant d’idéaux et la rhétorique de la Raison d’État.
3Le latin skandalum et le grec skandalon traduisent l’hébreu mikchol, qui signifie littéralement « ce qui fait trébucher, obstacle ». Le scandale est donc l’occasion d’une chute, considérée symboliquement comme inscrivant une rupture avec les codes culturels et normatifs régissant les rapports sociaux. Par ailleurs, la notion de paradoxe est au cœur de la notion de scandale, paradoxe dont nous allons souligner qu’il est particulièrement exacerbé dans le cas du pamphlétaire à la Cour de Philippe III. En effet, le scandale possède la propriété paradoxale d’être une institution de la vie politique qui contribue à son fonctionnement ordinaire tout en étant considéré, dans chacune de ses manifestations, comme le produit exceptionnel et monstrueux d’un mécanisme pervers. Le scandale est, en outre, d’autant plus grand que le caractère public de la mauvaise action est manifeste. Dans cette perspective, l’omniprésence et l’omnipotence volontairement flamboyante du duc de Lerma, favori de Philippe III qui surplombait le cadre institutionnel de la monarchie espagnole sans autre légitimité que l’amitié du monarque, fut bien souvent ressenti comme un scandale absolu par les observateurs du temps. De fait, le favori royal apparaissait bien souvent, à tort ou à raison, comme l’incarnation honnie de la Raison d’État. La dimension religieuse et morale du scandale est donc particulièrement exacerbée quand, dans le cadre d’une monarchie confessionnelle, il est incarné par un tel personnage. La dimension paradoxale du scandale est aussi particulièrement décuplée et renvoie plus généralement aux enjeux très profonds des relations entre écriture et pouvoir tels qu’ils se définissent au xviie siècle. Ainsi, même si le duc de Lerma faisait planer sur la monarchie espagnole le risque de l’usurpation, et en vertu de la conception organiciste du royaume, celui d’une monstrueuse monarchie bicéphale, il était, de fait, l’incontournable centre de la Cour. Cette dernière devint au xviie siècle un véritable espace d’intégration politique où, dans notre perspective, nous pourrions dire que tout ce qui faisait événement se passait.
- 3 M. Angenot, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Éditions Payot, 1983.
4Dans un tel contexte, la situation du pamphlétaire à la Cour apparaît comme l’illustration emblématique et extrême de l’exotopie du pamphlétaire, à plus forte raison lorsqu’il prétend traiter en 1608, récemment intégré dans le microcosme courtisan, de ce phénomène du favoritisme qui y rythme le cours des événements. On doit à Marc Angenot, l’un des rares auteurs s’étant penché sur la question du pamphlet comme genre, ce terme d’« exotopie » pour définir la situation d’énonciation du pamphlétaire, qui le distingue clairement du satiriste ou du polémiste. Un tel statut énonciatif implique, précisément, un rapport particulier au monde et à l’événement3.
- 4 « Gamme étendue de petits traités et d’opuscules divers très difficiles à cataloguer. »
- 5 F. Tomás y Valiente, Los validos en la monarquía española del siglo xvii. Estudio in (...)
- 6 Gamme étendue de petits traités et d’opuscules divers très difficiles à cataloguer.
5En effet, le pamphlétaire, qu’il le veuille ou non, fait lui-même partie intégrante de ce monde du Scandale aux marges duquel il se sent intérieurement et douloureusement rejeté mais qui se revendique des mêmes valeurs et parle avec les mêmes mots que lui. Ainsi, le pamphlétaire vit une crise de l’énonciation et non du langage. Il se trouve au cœur de l’événement et y a les pieds solidement ancrés, même si cet événement prend pour lui les traits monstrueux du scandale. Cette situation paradoxale et frustrante explique que le discours pamphlétaire se caractérise par une dialectique extrêmement tendue, où les figures du renversement et les apparentes contradictions abondent. Ainsi, ce rapport particulier et délicat à l’événement implique et favorise le déploiement d’une rhétorique cryptée toute en jeux de feintes, d’échos et de clair-obscur. Rhétorique éminemment baroque donc, dont il est passablement surprenant qu’elle déconcerte le lecteur du Discurso de las privanzas, œuvre dont la supposée confusion et maladresse est souvent mise en exergue. Elle semblerait donc s’intégrer a priori dans cette gamme de textes énigmatiques sur les favoris (« extensa gama de pequeños tratados y opúsculos diversos de muy difícil catalogación4 ») dont Francisco Tomás y Valiente a recensé comme autant de déroutantes approximations des symptômes discursifs pourtant éminemment baroques, parmi lesquels une tendance à l’aphorisme plus qu’au raisonnement discursif, à l’exemple plus qu’à la démonstration56. Ces figures discursives sont trop souvent appréhendées comme des défauts alors qu’elles renvoient à toute la puissance de l’enargeia (qualité d’évidence), enjeu central d’une rhétorique antique dominée par l’impératif d’un « donner à voir » dont il cristallise les problématiques concernant la description, l’argumentation et le sublime.
- 7 Fumaroli M., L’Age de l’éloquence : Rhétorique et res literaria de la Renaissance au seuil de l’ép (...)
- 8 F. Bouza Alvarez, Corre manuscrito. Una historia cultural del siglo de oro, Madrid, Marcial Pons, (...)
6De fait, le terme « démonstration » est bien le terme central sur lequel il convient de s’arrêter. En effet, le pamphlet en général, et à plus forte raison le pamphlet au Siècle d’Or, apparaît comme la victime idéale de travers méthodologiques tenaces, parmi lesquels celui qui consiste à faire de ce terme de « démonstration » le synonyme restrictif de toute entreprise de persuasion. C’est bien cette hégémonie de grilles de lecture rationalistes que déplorent Marc Fumaroli et Fernando Bouza, le premier regrettant que l’enthousiasme, l’imagination et les passions qui appartiennent à des secteurs cruciaux de la rhétorique antique, aient été négligés ou affadis par les rhétoriciens des Lumières7. Fernando Bouza rappelle, pour sa part, que le langage au Siècle d’Or ne saurait être considéré, comme c’est le cas aujourd’hui, comme l’instrument théorique de l’abstraction rationnelle et qu’on ne saurait par conséquent lui appliquer des grilles de lecture anachroniques mutilant des textes traversés par une conception charnelle, irrationnelle et performative du langage8. Ainsi, la littérature de combat transforme les mots en armes et, dans le cadre d’un régime de l’incarnation, une pointe verbale bien aiguisée peut très concrètement blesser voire anéantir l’adversaire, à plus forte raison dans un contexte où la « honra » (« honneur ») est une valeur centrale. Le pamphlétaire prétend frapper au cœur l’hydre du scandale, couper cette deuxième tête qui déforme monstrueusement le corps du royaume – une telle image est récurrente dans le Discurso de las privanzas – et redresser le cours des événements par la seule force de sa parole. Une telle parole renvoie donc, de façon particulièrement aiguë, à cette dimension charnelle et irrationnelle du langage baroque parfois sous-estimée.
- 9 Esprit et discours baroque.
- 10 Exercice de la faveur.
7Dés lors, la tendance à désincarner ce langage est d’autant plus fâcheuse dans le cas d’un discours prétendant non seulement donner à voir l’événement mais encore en infléchir le cours, déployant pour ce faire toutes les vertigineuses richesses génératrices et régénératrices de l’ingenio9. Ainsi, il est d’autant plus injuste de reprocher à Quevedo sa désinvolture à l’égard du schéma de la dispositio, qu’il revendique explicitement, et ce à plusieurs reprises au cours de l’œuvre, une stratégie de monstration préférée à la démonstration et au recours inopérant à un abstrait savoir livresque. En l’occurrence, c’est bien la brûlante actualité de l’événement dans lequel le pamphlétaire a les pieds solidement ancrés et l’impossibilité de recourir à des mots et à des principes abstraits corrompus par le monde du Scandale qui explique le déploiement d’une rhétorique fondée sur un transfert d’évidence et des procédés de monstration. Plutôt que de se lancer dans d’abstraites démonstrations rationnelles, le pamphlétaire va donner à voir ce scandale dans toute son incandescente immédiateté, persuadé qu’il suffit de refléter le monde pour convaincre car le cours des événements parle de lui-même. Ainsi, un procédé récurrent dans le discours pamphlétaire est l’hypotypose, en vertu de laquelle l’événement est mis en scène de façon très impressive et est donné à voir le « défilé des imposteurs ». On trouve un exemple brillant de ce procédé dans le Discurso de las privanzas, où Francisco de Quevedo donne à voir et à entendre au monarque les manigances scandaleuses de son favori. Ainsi, les chapitres centraux, qui constituent en apparence un roué manuel de conservation de la privanza, montrent surtout au Roi, destinataire du discours dont l’ancrage dans l’événement est aussi profond que celui de son auteur, la perpétuelle et immorale mascarade pour se maintenir dans ses bonnes grâces d’un favori clairement et significativement placé sous le signe de Machiavel. Un autre procédé fréquent, qui participe de cette stratégie de monstration et de transfert d’évidence est ce que Marc Angenot appelle l’événement-écran ou « mythistoire », procédé en vertu duquel un événement singulier se trouve transformé en catalyseur d’une proposition idéologique. L’événement mythologisé résiste alors à toute tentative de mise en question, et s’apparente à un argument d’autorité, figé dans l’univocité. Ainsi, dans le premier chapitre, Quevedo feint de décrire une hypothétique bonne privanza mais l’association entre les notions de privanza10 et de vertu apparaît passablement utopique. Ce pessimisme est parachevé par le recours à l’exemplum, on ne peut plus inquiétant car il convoque la figure emblématique de la tyrannie, l’empereur Néron. Il n’est pas anodin qu’il choisisse un exemple aussi frappant de mauvaise privanza alors que, entre autres, l’exemple de bonne privanza de Joseph avec le pharaon était une référence largement partagée. Par conséquent, Quevedo semble « actualiser » cette référence historique transformée en « événement-écran », d’autant qu’il applique le terme privado (favori), qui se trouve au centre des réflexions politiques du temps, à l’époque romaine.
- 11 Écrits présentant une requête à un personnage de la Cour.
- 12 Fernandez Mosquera S., « El sermón, el tratado, el memorial : la escritura interesada de Quevedo ? (...)
8Dans cette perspective, il convient par ailleurs de souligner que Quevedo emploie de façon très clairement distincte des termes qui auraient pourtant pu être confondus lors d’une période de transition où les repères se brouillent. En particulier, l’emploi rigoureux des termes « conseiller » et « privado » et les concepts qui leur sont implicitement associés témoigne à lui seul de l’exigence langagière et morale d’une parole ambitieuse. La résonance des mots en contexte, c’est-à-dire en inévitable et significatif écho avec les événements rythmant la vie de la Cour, confère toute sa puissance démystificatrice à un discours profondément ancré dans le monde. Il traite, de fait, de l’événement majeur caractérisant la monarchie espagnole du xviie siècle, cette omniprésence des favoris dont Quevedo feint de traiter de façon générale et déshistoricisée. Or, il convient de rappeler que nombre de « traités », « discours » ou « memoriales11 » quévédiens, comme la première partie de Política de Dios, furent souvent lus à l’époque comme des pamphlets, le caractère dissimulé des critiques qu’ils délivrent étant la marque du rapport complexe à l’événement de textes relevant de la « critique intégrée ». Par conséquent, il convient de ne pas sous-estimer le rapport à l’événement qui est celui de Francisco de Quevedo dans ce type d’écrits configurant un univers textuel encore insuffisamment appréhendé dans une perspective discursive, contrairement à la satire. Santiago Fernández Mosquera remarquant que notre auteur s’ingénie, en outre, à ne pas respecter les quelques spécificités permettant de distinguer un tant soit peu le « discurso » (« discours ») du « memorial » ou du « tratado » (« traité ») on conçoit qu’il est d’autant plus nécessaire de ne pas négliger cette résonance des mots en contexte ni les vertus d’un discours en apparence déconcertant, crypté et exigeant12.
- 13 « Il peut bien y avoir coup de poignard sans louange mais rarement louange sans coup de poignard. (...)
9Ainsi, son caractère lapidaire, bien loin d’être la marque d’une désinvolture langagière et idéologique, est la marque de l’ambition de remotiver des mots corrompus en opposant à une débauche opportuniste de flagorneries une parole exigeante, stimulée par les vertus du silence, et qui se veut lieu et vecteur de la réactualisation de l’Être. De fait, il convient de préciser qu’un pamphlet, qui n’est quasiment jamais revendiqué comme tel, n’est pas un explicite et tonitruant cri d’indignation proféré à la lumière du jour sur la place publique mais qu’il apparaît comme une parole courtisane, aristocratique et exigeante pour le lecteur qui se doit d’en décrypter les éloquents silences et peut-être aussi de garder à l’esprit ce précieux avertissement formulé par Quevedo lui-même dans Vida de Marco Bruto : « Bien puede haber puñalada sin lisonja mas pocas veces hay lisonja sin puñalada13. »
- 14 C. Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000.
- 15 A. Feros, El Duque de Lerma, realeza y privanza en la España de Felipe III, Madrid, Marcial Pons H (...)
10Ainsi, si comme le rappelle Marc Fumaroli les humanistes craignaient à l’aube du xviie siècle que l’éloquence post-tridentine ne soit ravalée à la déprimante alternative entre opportuniste sophistique de cour ou parole autorisée des seuls docteurs et théologiens, le discours pamphlétaire apparaît comme le terreau privilégié du déploiement d’une nouvelle parole courtisane dépassant cette étroite alternative. Rhétorique cryptée et rhétorique du silence la parole pamphlétaire est parole emblématique de l’âge tacitéen qui succède après le Concile de Trente à l’aetas ciceroniana de la première Renaissance. Le déploiement d’une telle parole montre, si besoin est, que la dimension paradoxale des nouveaux pouvoirs de la littérature mise en exergue par Christian Jouhaud est loin d’être artificielle et renvoie, de fait, à toute la complexité des rapports entre littérature et événement14. De fait, si l’on se plaît parfois à imaginer une effrayante Espagne des Habsbourg écrasée par un ténébreux et oppressant silence, le pamphlet est un exemple emblématique des pouvoirs de la littérature pour intégrer et déjouer les contraintes socio-historiques données et percer, grâce à une rhétorique du silence et de la dissimulation déployant toutes les miroitantes ressources de l’ingenio baroque, le « grand mur de silence » derrière lequel, si l’on en croit Antonio Feros15, le duc de Lerma prétendait enfermer Philippe III. Par conséquent, le texte à lui seul, dans sa dynamique interne et profonde, est structuré par une rhétorique qui est à la fois reflet, fruit et dépassement d’un ancrage dans l’événement qui, contrairement à une idée reçue, n’hypothèque pas nécessairement la valeur esthétique d’une œuvre. À l’inverse, c’est bien une insuffisante prise en compte à la fois de la spécificité de la parole baroque et de son rapport au monde et, plus généralement, d’un contexte historique dont la prégnance éclaire en dernier ressort les ombres du discours, qui aboutit à sous-estimer un écrit dont la grandeur, et non la faiblesse, est d’être aux prises avec le monde et de cristalliser les enjeux éthiques et esthétiques de son temps.
- 16 L’épée, la foudre et la plume. Quevedo, le champ littéraire et le champ de pouvoir.
- 17 C. M. Gutiérrez, La espada, el rayo y la pluma. Quevedo y los campos literario y de poder, West La (...)
- 18 « Épître satirique censurant les mœurs actuelles des castillans, adressée a Don Gaspar de Guzmán, (...)
- 19 « Je ne me tairai pas. »
11Ainsi, s’il ne s’agit évidemment pas d’inféoder la littérature à l’histoire et que la seule mise en écho du texte avec le contexte ne suffirait pas à y décrypter une attaque contre le favori inscrite, en premier lieu, dans les ombres et silences de sa matière textuelle même il n’en reste pas moins qu’il convient de ne pas sous-estimer le rapport au monde qui était celui de Francisco de Quevedo. Dans cette perspective, Carlos M. Gutiérrez, dans un ouvrage significativement intitulé La espada, el rayo y la pluma. Quevedo y los campos literario y de poder16 insiste sur la nécessité, en particulier en ce qui concerne un auteur qui se distinguait des autres par le regard acéré et exigeant qu’il portait sur le monde et son écriture d’action et de réaction, de trouver un juste milieu entre une approche naïvement essentialiste et une approche étroitement déterministe des œuvres17. En particulier, la juste prise en compte du contexte historique et de la position complexe du courtisan Quevedo permet de remettre en question les fameuses contradictions de l’auteur, en l’occurrence souvent pointées dans le Discurso de las privanzas comme d’énigmatiques confusions à la fois idéologiques et discursives. Pourtant, elles semblent plutôt constituer le symptôme discursif absolu et signifiant d’une parole ambitieusement aux prises avec l’événement. Ce rapport ambitieux à l’événement est donc la marque du pamphlet et permet de le distinguer de la satire avec laquelle il est souvent confondu et dont, à l’inverse, on surestime souvent le rapport à l’histoire. Ainsi, si Carlos M. Gutiérrez insiste sur la nécessité de ne pas sous-estimer le rapport au monde qui est celui de Francisco de Quevedo dans certains textes, il ne s’agit pas pour autant de s’acharner à ancrer systématiquement son œuvre dans l’événement. Ainsi, se faisant l’écho de l’analyse d’Antonio Domínguez Ortiz il rappelle que la célèbre « Epístola satírica y censoria contra las costumbres presentes de los castellanos, escrita a Don Gaspar de Guzmán, Conde de Olivares, en su valimiento18 », adressée au favori de Philippe IV en 1630, bien que souvent brandie comme témoignage emblématique du courage de Francisco de Quevedo, s’avère plutôt inoffensive. Visant fondamentalement à s’attirer les bonnes grâces du nouveau favori en accablant son prédécesseur à un moment ou une telle condamnation n’a plus rien de téméraire elle raille, en outre, des travers transhistoriques. Ainsi, il convient de ne pas surestimer le rapport au monde qui est celui d’une satire abusivement consacrée comme manifestation admirable de la bravoure de Quevedo. De fait, y proclamer « No he de callar19 » est sans doute trop ouvertement téméraire pour l’être vraiment dans ce cas précis. En revanche, la façon dont Francisco de Quevedo refuse de se taire dans le Discurso de las privanzas, non en y clamant haut et fort ce refus, mais en y déployant une virtuose rhétorique du silence contre le duc de Lerma, est peut-être bien plus admirable tant l’auteur y manifeste sa capacité à ne pas se laisser bâillonner par le Monde même lorsque sa présence est bien plus prégnante et problématique que dans la satire.
- 20 « Épître satirique ».
12La distinction entre satire et pamphlet s’avère donc précieuse car elle semble favoriser une approche plus fine de textes qu’on tend à inclure dans l’ensemble indéterminé de la « littérature de combat ». La caractéristique majeure d’une telle littérature, le rapport à l’événement de l’écrit, n’est jamais défini ni nuancé, comme s’il n’y avait qu’une seule façon d’écrire pour le monde. Or, la mise en évidence des caractéristiques discursives spécifiques aux trois types d’écrits du mode agonique s’avère d’autant plus nécessaire qu’un pamphlet est rarement revendiqué comme tel. En revanche, gageons qu’en ce qui concerne l’« epístola satírica20 » de Quevedo le fait d’annoncer clairement et ouvertement dans le titre la dimension satirique du texte peut en soi être considéré comme reflétant sa relative innocuité. Inverse, ce que la postérité reconnaît comme pamphlet n’est presque jamais édité sous ce terme et il se présente très souvent comme une lettre ouverte ou un essai. Par ailleurs, que cette identification a posteriori de pamphlets dont l’auteur ne proclame pas haut et fort la charge subversive – première manifestation de la rhétorique du silence qui les structure – semble précisément montrer, contrairement à des préjugés tenaces, qu’ils survivent à l’événement qui les suscite par la force démystificatrice de l’esprit et du langage qui les traverse.
13Par conséquent, nous suggérons que le Discurso de las privanzas est un pamphlet virtuose contre le Scandale absolu qu’incarne le duc de Lerma et non cette réflexion générale, transhistorique et confuse sur les favoris à laquelle il est souvent réduit. Dans notre perspective, nous prétendons que Quevedo, s’adressant au monarque pour traiter de façon en apparence théorique du phénomène des favoris, feint de ne pas traiter de l’événement scandaleux que ce dernier incarne et qui agite tous les esprits au moment de la rédaction du discours. Pourtant, il distille au long de ce texte, structuré par de virtuoses jeux de miroirs, une attaque cryptée contre le duc de Lerma, incarnation du Scandale dont l’omniprésence est la conséquence de la seule faveur du monarque égaré. C’est à ce monarque que Quevedo, observateur scandalisé mais aussi jeune courtisan qui doit se faire un nom à la Cour, prétend ouvrir les yeux sans se mettre en danger. Ainsi, loin d’être de la sous-littérature dont le rapport étroit à l’événement scellerait la caducité, le pamphlet apparaît comme un exemple emblématique des pouvoirs de la littérature pour déjouer les contraintes socio-historiques du pouvoir « absolu ». Le paradoxe du jeune Quevedo pamphlétaire apparaît comme une exacerbation du paradoxe de la naissance de l’écrivain au xviie siècle. Ses fécondes contraintes, fortement liées à l’histoire, se révèlent être autant de stimulants d’une parole nouvelle qui en est à la fois l’écho et le dépassement.
Notes
1 Discours des favoritismes.
2 Nous nous basons ici sur la définition qu’en propose L. Boltanski, cité par K. Hamedi dont la réflexion, si elle traite d’hommes politiques contemporains, n’en comporte pas moins une tentative de définition générale du « scandale ». De fait, cette notion souffre d’un flou définitionnel persistant à l’instar du pamphlet. L. Boltanski, « La Dénonciation publique », in L’Amour et la Justice comme compétences, trois essais de sociologie de l’action, Paris, Anne-Marie Métailié, 1990, troisième partie, p. 357, cité in K. Hamedi, Scandale et suicide politiques : destins croisés de pierre Bérégovoy et Robert Boulin, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 72.
3 M. Angenot, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Éditions Payot, 1983.
4 « Gamme étendue de petits traités et d’opuscules divers très difficiles à cataloguer. »
5 F. Tomás y Valiente, Los validos en la monarquía española del siglo xvii. Estudio institucional, Madrid, Siglo xxi de España Editores, 1990.
6 Gamme étendue de petits traités et d’opuscules divers très difficiles à cataloguer.
7 Fumaroli M., L’Age de l’éloquence : Rhétorique et res literaria de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Paris, H. Champion, 1980.
8 F. Bouza Alvarez, Corre manuscrito. Una historia cultural del siglo de oro, Madrid, Marcial Pons, 2001.
9 Esprit et discours baroque.
10 Exercice de la faveur.
11 Écrits présentant une requête à un personnage de la Cour.
12 Fernandez Mosquera S., « El sermón, el tratado, el memorial : la escritura interesada de Quevedo ? », La Perinola, 2, 1998.
13 « Il peut bien y avoir coup de poignard sans louange mais rarement louange sans coup de poignard. »
14 C. Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000.
15 A. Feros, El Duque de Lerma, realeza y privanza en la España de Felipe III, Madrid, Marcial Pons Historia, 2001.
16 L’épée, la foudre et la plume. Quevedo, le champ littéraire et le champ de pouvoir.
17 C. M. Gutiérrez, La espada, el rayo y la pluma. Quevedo y los campos literario y de poder, West Lafayette, Indiana, Purdue University Press, 2005.
18 « Épître satirique censurant les mœurs actuelles des castillans, adressée a Don Gaspar de Guzmán, comte d’Olivares, pendant l’exercice de sa faveur. »
19 « Je ne me tairai pas. »
20 « Épître satirique ».
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