Les Français se sont brusquement aperçus dans le courant 1959 qu’il existait une jeunesse en France et qu’il serait temps de s’en occuper […] Grâce soit rendue aux « blousons noirs » pour ce service rendu à l’ensemble de la jeunesse1.

1Cette affirmation est partiellement inexacte. Si les blousons noirs firent bien l’actualité médiatique de l’été 1959, l’attention du public avait déjà été attirée vers la jeunesse depuis quelque temps déjà : la presse y avait contribué avec la célèbre enquête de Françoise Giroud parue dans l’Express en 1957, l’actualité cinématographique également, grâce au succès des Tricheurs de Marcel Carné, qui mettait en scène des jeunes2. L’épisode médiatique des blousons noirs ne fit donc que conforter une tendance latente : l’émergence de la jeunesse comme nouveau problème social.

La jeunesse : un problème

La France et sa jeunesse3

2À partir de 1956, le nombre d’ouvrages consacrés à la jeunesse était en nette augmentation4. Deux thèmes prédominaient : celui d’une crise de la jeunesse et celui d’un conflit de générations. Dans l’ensemble, cette littérature répétitive se souciait peu de décrire la réalité des jeunes, mais privilégiait les réflexions générales sur l’évolution de la société française, et même de la civilisation. Le spécialiste des questions éducatives, Jean Joussellin, publiait ainsi en 1959 un ouvrage Jeunesse fait social méconnu. Son ambition était vaste puisqu’il se proposait de « confronter ces deux réalités : la jeunesse et la civilisation et de [se] demander comment, aujourd’hui, elles réagissent l’une sur l’autre5 ». La jeunesse était en crise, à en croire ces écrits, dont l’audience véritable reste difficile à mesurer. L’époque était aux « grands mots pour les grands maux6 ». Néanmoins, gêné par le style moralisateur habituel à l’époque, on exagère peut-être le pessimisme de ces discours. Ceux-ci nous renseignent surtout sur les incertitudes d’une société en proie au doute, prise de vertige devant le sentiment de l’accélération de l’histoire et devant les progrès techniques. Nul doute qu’ici la jeunesse était une métaphore du changement social et des changements de mode de vie7.

3Pendant l’été 1959, la presse s’empara du thème des blousons noirs. Deux faits divers impliquant le même jour des bandes de jeunes, à Bandol (Var) et square Saint-Lambert à Paris suffirent à lancer « le phénomène blousons noirs » qui occupa une partie de l’actualité estivale et devint rapidement un objet de prédilection pour une presse qui se laissait aller au sensationnel. Des journalistes se plurent à effectuer des « explorations » qui se voulaient ethnographiques dans l’univers des blousons noirs8. Les récits qu’ils en rapportaient étaient stéréotypés : ils évoquaient l’errance dans les « faubourgs » avec ses étapes obligées : café, rue, terrain vague. Puis le passage à l’acte : des bandes de jeunes garçons s’affrontaient dans des rixes, où l’arme de choix était nécessairement la chaîne de vélo. Ces agissements suscitèrent d’autant plus l’intérêt qu’une plus grande attention avait été portée à la délinquance juvénile au cours des années cinquante, tant par les spécialistes que par le public. Les statistiques indiquaient que celle-ci était en hausse depuis 1954, conséquence peut-être d’une meilleure efficacité de la police et de la justice, qui s’étaient dotées de services spécialisés. Cette hausse annonçait aussi les prémices de la société de consommation : la délinquance juvénile s’attaquait, en priorité, aux objets et signes de la modernité : véhicules et disques9. Enfin, le phénomène blouson noir inquiétait, parce qu’il présentait des caractères de violence gratuite, et surtout collective. Peut-être était-ce là un des effets secondaires d’une évolution des conceptions de la délinquance vers la prise en compte des facteurs sociaux, du milieu « pathogène », donc des phénomènes collectifs. Mais, par extension, toute bande de jeunes, et même la jeunesse dans son ensemble pouvaient alors devenir potentiellement délinquantes.

Dans l’attente de la vague

4Les jeunes qui suscitaient tant d’attention se démarquaient pourtant peu de leurs aînés. Leurs mœurs restaient, dans l’ensemble, « sages », les valeurs auxquelles ils étaient attachés différaient peu de celles de leurs parents, en dépit des discours de déploration. Même si le rock témoignait de nouvelles attentes, il est resté le langage d’une minorité et n’a trouvé son public – restreint – qu’au tout début des années soixante. De même, cette jeunesse n’avait pas de conscience générationnelle, en dehors de celle que lui donnaient les vingt-huit mois passés en Algérie, directement pour les garçons, indirectement pour les filles. L’été 1959 fut bien plus l’été des sursis que celui des blousons noirs 10… Peut-être aussi le fait d’avoir été des enfants pendant la Seconde Guerre mondiale constituait-il un trait commun aux jeunes des années cinquante11. Mais, les manières de vivre la jeunesse étaient trop variées, trop dissemblables pour que puisse naître une identité commune : garçons et filles, enfants du peuple, des classes moyennes et de la bourgeoise, urbains et ruraux, les clivages étaient nombreux.

5La jeunesse comme âge de la vie présentait encore des aspects plus proches de ceux des années trente que de ceux des années soixante. Dans l’entre-deux-guerres, deux manières de vivre sa jeunesse coexistaient. La jeunesse prolongée était un privilège bourgeois. Elle était liée à une scolarité elle-même prolongée et à l’absence de rôle social assigné aux jeunes bourgeois. Le passage de l’enfance à l’établissement définitif dans les responsabilités de l’âge adulte, se faisait, sans rupture, par transitions successives, dans le cadre d’une autonomie tolérée, tant par la famille que par la société. L’individu disposait de revenus et d’un temps pour les expériences, ce qui pourrait être une définition de la jeunesse contemporaine. À l’inverse, dans les milieux populaires de l’entre-deux-guerres, les jeunes restaient sous la tutelle de leur famille, des frontières claires (la mise au travail, le service militaire) séparaient nettement les âges de la vie. Enfin des rites d’intégration au groupe des jeunes limitaient l’autonomie individuelle, pendant une jeunesse qui restait un épisode relativement bref de la vie de l’individu12. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la plus grande scolarisation des apprentissages ouvriers avait sans doute un peu modifié les comportements des jeunes des milieux populaires. De même, l’abaissement de l’âge du mariage en milieu étudiant, phénomène peut-être exagéré, témoignait d’une évolution de la jeunesse bourgeoise13. Mais surtout, l’essor de la scolarisation avait contribué à élargir socialement l’adolescence, sans gommer les spécificités inhérentes aux milieux sociaux. Ainsi, les effectifs de l’enseignement du second cycle classique et moderne avaient presque doublé en dix ans14. En 1960, le pourcentage de bacheliers qui ne formaient encore que 4,4 % d’une génération en 1946, dépassait pour la première fois le seuil symbolique de 10 %. Malgré tout, à 16 ans, trois jeunes sur cinq avaient déjà quitté l’école15. Dans le domaine scolaire, les grandes mutations étaient à venir. Deux décisions prises en 1959, les annonçaient : l’ordonnance Berthoin avait porté l’obligation scolaire à 16 ans, pour les enfants nés après 1953 ; d’autre part, l’Éducation nationale décidait de ne plus construire que des lycées mixtes, ce qui était un indice des transformations dans les rapports entre les sexes16. Dans les collèges et les cours complémentaires, l’administration scolaire devait faire face depuis 1957 au déferlement démographique de la vague du baby-boom, accentué par une demande de scolarisation prolongée. Mais lamasse à laquelle l’Éducation nationale devait faire face était constituée d’enfants, ou de pré-adolescents et non de jeunes : la première cohorte du baby-boom, née en 1946, n’atteignait que 13 ans en 195917.

6Le tournant des années soixante correspondait, sur le plan démographique, à une situation contrastée puisque le nombre d’enfants était très élevé et celui des jeunes de 15 à 24 ans était à son niveau le plus bas, conséquence de l’arrivée dans ces catégories d’âges, des générations peu nombreuses de l’avant-guerre et de la guerre. Les enfants constituaient donc la priorité immédiate, mais les effectifs des 15-24 ans allaient augmenter de plus d’un tiers entre 1962 et 1969, passant de 6 à 8 millions. « L’accueil aux jeunes », titre d’un chapitre du célèbre ouvrage d’Albert Sauvy, La montée des jeunes, publié en 1959, devenait une priorité. Les commissions de préparation du IV^e Plan (1962-1965) intégraient pour la première fois, la notion de « besoins des jeunes » dans leurs prévisions. Le hiatus entre des générations d’enfants nombreuses, vis-à-vis desquels les comportements éducatifs avaient déjà évolué dans l’après-guerre et des classes creuses d’adolescents et de jeunes adultes dont on attendait qu’ils se conforment à des modèles anciens, était peut-être l’une des clés qui expliquaient l’inquiétude que suscitait la jeunesse en cette toute fin des années cinquante18. La polarisation autour de la figure du blouson noir tenait aussi à ce qu’elle intégrait deux des dimensions par lesquelles les jeunes de la fin des années cinquante se distinguaient le plus des générations antérieures : le cadre de vie urbain et la mobilité. Jamais la part de la population urbaine n’augmenta aussi rapidement qu’entre les recensements de 1954 et 1962, dans un contexte de pénurie de logements. La jeunesse qui inquiétait était une jeunesse urbanisée et « vadrouilleuse » : les sorties des jeunes étaient encore contrôlées par les familles, mais certains avaient acquis les moyens d’une plus grande indépendance, grâce au scooter, signe avant-coureur de l’autonomie de la jeunesse. Son apparition bruyante dans le paysage urbain peut apparaître rétrospectivement comme le symbole des transformations sous-jacentes qui allaient triompher au cours des décennies suivantes19.

Les loisirs de la jeunesse : un enjeu

Loisirs et modernité

7Félicitant les responsables de la Maison des jeunes de sa ville, un élu local recommandait : « N’hésitez pas à aller jusque dans la rue pour y quérir, recrutant au plus et au mieux, les jeunes trottoiromanes impénitents dont l’ennui désabusé inspire la pitié20. » L’oisiveté et l’ennui, deux états de la condition adolescente moderne, tels étaient les maux qu’il fallait combattre. Lorsque, de plus, ils se manifestaient de manière collective, le phénomène devenait dangereux. Une inquiétude diffuse se développait à propos de l’inactivité des jeunes : dans les tableaux stéréotypés qui étaient régulièrement dressés des blousons noirs, l’ennui occupait une place de choix. Mais l’intérêt mêlé d’inquiétude face à la vacuité des loisirs juvéniles procédait d’une interrogation plus large au sujet des loisirs, dont on pronostiquait l’extension rapide, dans une société française en expansion. Ainsi, en 1959, un haut fonctionnaire pouvait déclarer : « On envisage sérieusement, sur le plan international de ramener à trente-cinq heures la semaine de travail et nul doute qu’avec les progrès de la productivité et de l’automation, un tel objectif ne soit réalisé en France, sinon dans un avenir immédiat, du moins d’ici dix ou quinze ans21. » La réalité était bien éloignée puisqu’en cette fin des années cinquante, la durée hebdomadaire effective du temps de travail atteignait des sommets : 46 heures pour les ouvriers et près de 45 pour les employés, soit les plus hauts niveaux depuis 194922. L’idée d’une extension du temps de loisir pouvait toutefois prendre, de nouveau, consistance, vingt ans après le Front populaire, grâce aux congés payés, portés officiellement à 18 jours annuels ouvrables, depuis la loi du 27 mars 1956. La hausse des revenus permettait de consacrer davantage de moyens aux loisirs, surtout pour les vacances estivales23.

8Indice révélateur, la revue Esprit consacrait en juin 1959 un épais numéro spécial au loisir « réalité intensément vécue, mais fort mal connue » :

« Notre but est double : prendre une première mesure du loisir dans la société moderne ; esquisser quelques hypothèses de réflexion autour desquelles peuvent s’ordonner des recherches. Le loisir existe en lui-même, et de plus en plus ; mais, en même temps, il retentit sur le travail et la culture, sur la totalité d’une civilisation24. »

9Joffre Dumazedier, premier sociologue à s’intéresser au sujet dans le cadre du CNRS, y présentait une synthèse à partir des recherches qu’il menait au sujet des pratiques de loisirs des Français25. Il formulait l’espoir de « l’avènement d’un humanisme du loisir, où l’homme pourrait être heureux sans déchoir, et où la société pourrait être prospère sans tyranniser ». Si la tonalité d’ensemble était plutôt optimiste, Joffre Dumazedier notait aussi que « l’Homme de loisir tend à être ingrat à l’égard du passé, et indifférent à l’égard de l’avenir26 ». Les autres contributions relevaient aussi le danger d’anomie, de repli de l’individu sur lui-même que contenait potentiellement la société de loisirs27. Beaucoup de ces réflexions étaient sous-tendues par une comparaison avec les États-Unis, « dans la mesure où l’évolution de la société américaine préfigure sans doute largement notre propre avenir28 ». Deux points retenaient l’attention : la commercialisation des loisirs, largement développée aux États-Unis et l’exposition de la population aux mass-média. Michel Crozier refusait d’incriminer systématiquement ces derniers, tout comme Alain Touraine, qui mettait toutefois en valeur leurs effets conservateurs, en particulier sur les jeunes, catégorie la plus exposée : « La consommation massive de loisirs mécanisés, loin d’entraîner une rupture des liens primaires s’accompagne d’un développement pathologique de ces liens29. » L’attention était attirée sur les mœurs des adolescents avec le dating – relations sexuelles prémaritales – et les bandes d’adolescents30. Le développement de nouveaux modes de sociabilité juvénile, sous une forme groupale, était donc l’un des traits inhérents à l’entrée dans la modernité, que la France allait, à son tour, affronter.

Maturation sociale des jeunes et équipement de loisirs

10Les conceptions scientifiques de la jeunesse dans les années cinquante étaient dominées par une approche individuelle et psychologique. Elles s’inscrivaient dans la lignée de celles qui étaient nées dans la seconde moitié du xix^e siècle. La « formule de l’adolescence » (Agnès Thiercé) continuait à structurer les perceptions. Elle reposait, depuis les années 1850-1914, sur la combinaison de trois éléments : la puberté, la notion d’âge critique et la nécessité d’un encadrement spécifique. Dans un premier temps, celui-ci avait été conçu sur le mode du soupçon, puis au tournant du xx^e siècle, des psychologues le plus souvent aussi pédagogues (Gabriel Compayré, Pierre Mendousse), avaient élaboré une conception moins dramatisée de l’adolescence31. L’instabilité adolescente, de perverse, était devenue féconde, l’altruisme adolescent étant mis en valeur, même s’il cohabitait avec une inévitable introversion. Si le caractère adolescent présentait un aspect double, potentiellement dangereux, il était aussi plein de virtualités qui devaient être orientées dans un sens positif, par un intense effort d’éducation. La pédagogie devait donc être incitative, le dressage devait se faire désormais éducation32. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les travaux de Maurice Debesse, psychologue et pédagogue, faisaient autorité, en particulier la notion de « crise d’originalité juvénile ». L’optique était celle d’une étude de l’évolution des personnalités, que l’on s’efforçait de différencier selon les milieux sociaux, mais tout en demeurant soucieux de définir des « types » psychologiques. L’individu isolé restait seul pris en compte : la dimension sociale continuait à occuper une place marginale.

11Une évolution se dessinait cependant, depuis le milieu des années cinquante. Ainsi, au moment où éclataient les affaires de blousons noirs et où paraissait le numéro d’Esprit consacré au loisir, la revue des colonies de vacances laïques, Belles vacances, publiait les communications présentées lors du congrès de la Jeunesse au plein-air tenu au printemps précédent. Pédagogues et militants s’étaient penchés sur les jeunes, et non les enfants, ce qui constituait, soulignait-on, une nouveauté. Si la présence d’un médecin parmi les intervenants n’avait rien de surprenant, celle de sociologues était moins habituelle. Jacques Jenny avait présenté une des toutes premières études sociologiques consacrées à la jeunesse en France et la première à traiter de la sociabilité juvénile non délinquante33. Cette recherche ne rompait qu’en partie avec la tradition psychologique, puisque sa perspective était celle d’une psycho-sociologie et qu’elle faisait référence à la « puberté sociale », notion mise en avant par Maurice Debesse. Mais la dimension sociale était enrichie par les apports de la sociologie américaine, avec la notion de « subcultures ». Jacques Jenny dédramatisait le « phénomène de la bande, réalité qu’on ne pouvait nier, quel que soit le jugement moral qu’on portait sur lui, quelles que soient les déviations auxquelles il se prête parfois ». Il montrait qu’il découlait de l’allongement progressif de la période de maturation sociale dans les sociétés industrielles et d’une difficulté qui était propre à ces dernières : le passage, au cours de l’adolescence, du milieu familial homogène et restreint de l’enfance au milieu social large et hétérogène du monde adulte. La bande spontanée naissait de cette difficile période de transition : elle constituait, pour le jeune, « un cadre privilégié qui lui apportait la sécurité et l’estime et lui inculquait un certain sens librement consenti de la discipline et des valeurs morales34 ». La bande avait donc un rôle de socialisation et de protection.

12Le sociologue formulait aussi des recommandations. Les actions éducatives ne devaient pas être trop structurées, surtout pour les plus jeunes (15-17 ans). L’objectif était de prendre appui sur la sociabilité informelle, sans pour autant « maintenir le jeune dans sa situation provisoire de détachement à l’égard des cadres adultes ». L’action éducative visait au contraire à l’y intégrer progressivement et à permettre une maturation progressive35. En elle-même, la prise en compte de la sociabilité juvénile n’était pas une nouveauté, puisque le scoutisme s’appuyait déjà sur elle, avec un public d’adolescents d’origine bourgeoise, il est vrai. L’innovation venait de ce qu’on proposait de pratiquer une action éducative dans le cadre de vie, en particulier celui des nouveaux ensembles résidentiels. Jacques Jenny avait été amené à s’intéresser aux loisirs des adolescents à l’occasion de recherches menées à partir de 1956, dans de nouveaux ensembles résidentiels à Bordeaux. Une étude spécifique, commandée par la municipalité, avait conclu à la nécessité d’ouvrir des Maisons de jeunes, à l’échelle des quartiers36. Paul-Henry Chombart de Lauwe qui participait, lui aussi, au congrès de la Jeunesse au plein-air dirigeait ces recherches. Personnalité du monde scientifique, mais aussi personnalité engagée des Équipes sociales à Uriage, il avait introduit les débats, par une vision optimiste :

« La voie ouverte ici est riche de promesses. La collaboration entre médecins, éducateurs et sociologues, pour le travail quotidien dans les organisations de loisirs, les clubs, les centres, donnera, espérons-le, des résultats directement utilisables. […] La mission des éducateurs […] est aussi lourde que passionnante.
C’est le devoir des chercheurs et c’est aussi leur joie que de leur apporter leurs concours.37 »

13Les nouvelles sciences sociales allaient donc être mises au service de l’éducation des jeunes générations par le loisir38.

Une priorité : les inorganisés

14La jeunesse, sur le plan de ses loisirs était divisée, par les spécialistes, en trois catégories, selon une typologie mise en évidence par Françoise Tétard39. D’abord venait « la jeunesse organisée », c’est-à-dire celle qui appartenait aux organisations de jeunesse : scoutismes, organisations de la jeunesse catholiques, mouvements des auberges de la jeunesse. Même s’il est impossible de déterminer leurs effectifs, ces organisations n’avaient toujours regroupé qu’une minorité des jeunes. Les estimations les plus généreuses évoquaient le chiffre de deux jeunes sur sept à la Libération, soit moins d’un tiers, proportion qui avait, selon toute vraisemblance, baissé au cours des années cinquante et qui avoisinait sans doute 10 à 15 % des individus considérés. Ces organisations n’avaient d’ailleurs pas vocation à regrouper toute la jeunesse, mais plutôt à faire émerger des élites. À l’autre extrémité de l’éventail, se trouvait la « jeunesse inorganisée et inorganisable40 », la jeunesse inadaptée, la jeunesse dangereuse, celle sur qui l’attention avait été polarisée depuis le début de la décennie, et que l’actualité des blousons noirs mettait encore en évidence. Pour celle-ci, la prise en charge devait être très spécialisée, par la Prévention du même nom41. La perspective était celle d’un loisir à finalité curative, qui devait permettre la réadaptation d’une jeunesse qui relevait plutôt des ministères de la Justice ou de la Santé publique.

15Entre les deux catégories qui viennent d’être évoquées, le vaste ensemble des « inorganisés » : la « jeunesse de l’entre-deux42 », c’est-à-dire l’immense majorité des jeunes, qui n’appartenaient pas à un mouvement de jeunesse et qui ne relevaient pas d’une approche spécifique, comme les « inadaptés ». Une masse, qui faute d’une prise en charge, risquait de rejoindre la catégorie de la jeunesse dangereuse. Mais ces « inorganisés organisables » pouvaient aussi, grâce à une action éducative, devenir des citoyens pleinement intégrés à la société, sachant faire un bon usage de leurs loisirs : « Apprendre à se reposer, apprendre à vivre en société, préparer à la liberté, réalisant ainsi l’objectif du loisir : permettre à l’homme d’être plus homme43. » Au pessimisme du diagnostic sur l’état de la jeunesse, répondait donc l’optimisme des solutions proposées.

16Cette jeunesse inorganisée formait le public potentiel des Maisons des jeunes et de la culture.

Les MJC et leur fédération en 1959

17Pour la majorité des Français, les MJC, aujourd’hui, évoquent sans doute, au mieux, des bâtiments, d’un âge et d’un type indéfinissables, situés le plus souvent dans des quartiers dits sensibles, où l’on pratique des activités tout aussi indéfinissables que les bâtiments qui les abritent. Sauf rares exceptions, les personnes interrogées sont incapables de distinguer entre maison de jeunes, maison de quartier, centre social, et même parfois maison de la culture. L’existence de ces distinctions n’effleure même pas leur esprit. Une définition brève mais précise se révèle donc un exercice délicat. Suivons pour cela la brochure Comment créer une MJC, édition 1960, « destinée aux personnes qui désirent fonder une Maison des jeunes et de la culture44 ».

Une association et une installation matérielle

18Le début de la présentation était aride :

« La MJC est une association légalement constituée : La MJC est une association régie par la loi de 1901. Les statuts-types proposés par la FFMJC sont approuvés et elle-même est agréée et contrôlée par la ministère de l’Éducation nationale. »

19La MJC, au sens strict, désignait une association et non un local. En théorie même, il pouvait exister des associations MJC sans locaux, alors que la présence de locaux destinés aux jeunes ne suffisait pas à faire une MJC. En effet, une Maison de jeunes qui n’était pas constituée selon les statuts-types, ni affiliée à la FFMJC, ne pouvait prétendre au titre de MJC. Des foyers municipaux de jeunes, des foyers ruraux, des clubs Léo Lagrange pouvaient présenter des similitudes avec les MJC sur le plan des activités proposées, éventuellement aussi, sur celui des objectifs poursuivis. En revanche, ils s’en distinguaient par les statuts.

« La MJC permet de nombreuses activités : récréatives, éducatives, sociales. Son programme est préparé et réalisé par ses usagers qui la fréquentent pendant leurs loisirs et y font ce qui leur plaît, comme il leur plaît : ils s’y rencontrent, ils s’y distraient, ils s’y adonnent aux diverses activités éducatives : physiques, pratiques, intellectuelles de leur choix ; ils y cherchent l’information qui leur convient, y confrontent leur divers points de vue, y préparent voyages et excursions. »

20Cet aspect n’appelle pas de commentaire particulier, si ce n’est pour souligner la polyvalence des activités (sportives, culturelles, éducatives) qui était au cœur du projet centré sur les activités de loisirs, dans un esprit d’auto-organisation : « ce qui leur plaît, comme il leur plaît », du ping-pong au club de poésie, de la reliure à la pièce de théâtre, du cours d’espéranto à la contemplation du temps qui passe dans le cadre du foyer. La MJC était ouverte à tous et visait principalement les jeunes qui n’appartenaient pas à un mouvement de jeunesse, c’est-à-dire la masse des « inorganisés ».

« La MJC est une installation matérielle : Le local doit être vaste, accueillant et confortable selon le nombre et les besoins des usagers appelés à l’utiliser. […]
La MJC dispose d’un directeur : Ce directeur, administrateur et surtout éducateur – temporaire ou permanent – est nommé par la FFMJC en accord avec le Conseil d’Administration de la Maison et avec l’approbation du haut-commissariat à la Jeunesse et aux Sports45. »

21Un local et un directeur-éducateur : dès le milieu des années soixante, la presse ou les sociologues auraient écrit « un équipement » et « un animateur », termes sous lesquels nous désignons encore ces deux réalités. L’important ici est surtout de souligner que cette « installation matérielle » et ce « directeur-éducateur », impliquaient que des moyens financiers fussent mis à disposition de la Maison et de ses « usagers ». Le choix de ce terme n’était pas anodin : il indiquait que les MJC se concevaient comme un service à destination du public, à destination des usagers, comme une institution.

L’institution de jeunesse par excellence

22Le terme institution est à prendre dans son acception la plus banale : une organisation stable, juridiquement définie, bénéficiant de locaux, éventuellement de personnel, et disposant de moyens financiers. Les responsables des MJC revendiquaient hautement le caractère institutionnel, qui était d’abord l’affirmation de leur caractère, sérieux : « Les MJC ne sont pas de banales petites associations d’éducation populaire », proclamaient-ils46. Cette revendication remplissait une autre fonction : indiquer la place où les MJC entendaient se situer parmi les associations de jeunesse et d’éducation populaire.

« Alors que les mouvements idéologiques se servent de leurs activités récréatives et éducatives pour attirer les jeunes et les tenir sous leur influence […] les Institutions affirment un désintéressement absolu : il leur suffit que leurs usagers trouvent chez elles dans un climat de tolérance et de camaraderie, de saines distractions et des sollicitations à accéder librement à toute culture à laquelle ils ont droit47. »

23Parmi les innombrables clivages qui parcouraient les milieux de jeunesse, celui qui opposait « mouvements » et « institutions » était l’un des plus nets. Pour schématiser : les « mouvements » se réclamaient d’une philosophie (religieuse, politique…) qui guidait leur idéal pédagogique et leur donnait un caractère « fermé », tandis que les institutions se concevaient comme des organisations « ouvertes » à tous, et ne pouvant donc afficher de prises de positions philosophiques en dehors de quelques principes suffisamment consensuels, tels que le respect de la démocratie. « Le mouvement est une organisation volontaire au sens fort du terme, l’institution est un service à caractère public », estimaient les sociologues Michel Amiot et Michel Freitag48.

Une institution de synthèse

24De multiples « ancêtres des MJC » peuvent être évoqués, depuis les « petites A » de la fin du xix^e siècle, le foyer de la rue de Trévise de l’UCJG (Union chrétienne des jeunes gens) à Paris, créé en 1893, ou encore la Maison pour Tous de la rue Mouffetard, « la Mouffe49 ». L’intégration de cette dernière au réseau des MJC accentuait certainement la filiation de celles-ci avec la Maisons pour Tous. De même, le projet de Club des loisirs de Léo Lagrange anticipait par certains aspects les MJC, mais il était resté au stade de projet et concernait les loisirs en général et non spécifiquement la jeunesse50. Ces expériences « annonçaient » sans doute les MJC, mais il leur manquait au moins l’une des caractéristiques qui faisaient l’originalité des MJC : un lien fédéral fort, l’affirmation d’une neutralité ou laïcité typiques de l’après-guerre, la référence à l’éducation populaire, la présence d’animateurs professionnels, et enfin un lien particulier avec l’État.

25En 1959, les MJC et leur fédération n’avaient que onze ans, si l’on s’en tenait aux critères juridiques, puisqu’elles étaient nées officiellement en janvier 1948, lors de l’assemblée générale de Saint-Cloud qui leur avait donné leurs statuts. Pour en comprendre l’origine, le mieux est de suivre l’historique qu’en avait fait l’homme qui présidait encore, en 1959, aux destinées des MJC et de leur fédération, André Philip.

« – M. André Philip fait l’historique des MJC [et le rédacteur du compte-rendu résume ses propos].
L’idée première revient au gouvernement de la France Libre à Alger, où M. Philip était à la fois Ministre de l’Intérieur et Ministre de l’Éducation Nationale. Aussi dès la Libération, prit-il l’initiative de lancer les nouvelles Maisons des Jeunes. Après deux ans de tâtonnements, une structure solide a été trouvée. Ce sont les statuts actuels de la Fédération Française qui acceptent, à tous les échelons, le contrôle de l’État. Ainsi s’est dégagée une institution originale et typiquement française, qui jouera dans la IV^e République le rôle essentiel que l’École Laïque a eu dans la III^e51. »

26Relevons la comparaison faite avec l’école laïque que les MJC ambitionnaient d’imiter. Réitérée tout au long des années cinquante, cette comparaison indiquait bien le caractère de service public universel que la fédération entendait exercer et son ambition civique.

27L’homme qui, dans le texte cité, retraçait l’histoire des MJC était socialiste et protestant. Elu député du Rhône en 1936, il avait voté contre les pleins pouvoirs à Pétain et, membre de Libération-Sud, avait rejoint Londres en 1942. Arrivé à Alger au printemps 1943, André Philip avait été désigné commissaire à l’Intérieur du CFLN (Comité français de Libération nationale). Cette charge incluait celle des services de la Jeunesse et des Sports, ce qui explique l’erreur commise par le rédacteur qui résumait les propos d’André Philip dans le texte cité plus haut : André Philip ne fut jamais commissaire à l’Éducation nationale, mais eut en charge, comme commissaire à l’Intérieur, les questions de la jeunesse52. À ce titre, il avait signé l’importante ordonnance du 2 octobre 1943, « portant statut provisoire des mouvements de jeunesse ». Ce texte résulte de la nécessité où se trouvait le CFLN de se déterminer par rapport à l’effort déployé par Vichy en direction de la jeunesse, qui marque le début véritable de l’intervention étatique dans ce domaine53. L’ordonnance reprenait le principe de l’agrément des associations de jeunesse mis au point en juin 1941. L’aspect fondamental en était le principe de la subvention par l’État des œuvres privées en échange de leur agrément, dispositif que reprenait le texte du CFLN. Prorogé à la Libération, ce texte définissait un modèle d’intervention de l’État en matière de « jeunesse », né de deux refus ou de deux impossibilités : le retour à l’État libéral indifférent antérieur au Front populaire et surtout à Vichy, le refus de « l’étatisation » de la politique de la jeunesse, perspective qui aurait rappelé les régimes totalitaires. Ainsi était esquissé le principe d’une division du travail entre l’État et les organisations de jeunesse, qui allait triompher après-guerre, et n’allait pas être remis en cause avant 1966 : aux pouvoirs publics l’aide financière et technique à apporter aux organisations de jeunesse, aux organisations le contact avec les jeunes54.

28De retour en métropole, André Philip avait fondé à Lyon, le 19 septembre 1944, une « association fédérative des foyers, cercles, Maisons de la jeunesse de France dite la République des Jeunes55 ». Cette fédération regroupait, sous sa présidence, des personnalités, des représentants de mouvements de jeunesse (Éclaireurs de France, Scouts de France…), des représentants des jeunesses politiques et de syndicats (Confédération générale du travail, Confédération générale agricole, Syndicat national des instituteurs, Ligue de l’enseignement ainsi que d’anciens membres de l’ANAMJ (Association nationale des amis des Maisons de Jeunes), fédération de responsables de Maisons de jeunes fondées du temps de Vichy, passés, pour certains, dans l’opposition au régime. Les Maisons de Vichy avaient été, peu après, dissoutes. Peu, sans doute, fonctionnaient encore effectivement en 1944. Leur personnel, « les chefs de Maison », avait ensuite été soumis à une épuration sévère et seuls sept furent intégrés aux nouvelles associations patronnées par l’organisation fondée à Lyon mais dont le siège fut rapidement transféré à Paris, puis à Neuilly-sur-Seine.

29Le titre de République des Jeunes qui lui avait été donné, évoquait peut-être les Faucons Rouges et indiquait une filiation possible avec la réflexion socialiste sur le club de loisirs, depuis Albert Thomas jusqu’au projet de Léo Lagrange56. Cependant, le nom de République indiquait ce que l’association entendait être : la « chose commune » de ceux qui la composaient, dans une république renaissante. Ces organisations et personnalités fondatrices devaient patronner les foyers de jeunes : la diversité des membres de la République des Jeunes avait pour fonction de garantir une pluralité d’orientation. André Philip comparait le projet à celui des Bourses du Travail :

« Le syndicalisme français a connu son premier essor lorsqu’à la fin du xix^e siècle, Fernand Pelloutier entreprit de réunir dans chaque ville les syndicats des divers métiers dans une même Bourse du travail. Ce sont les Bourses de la Jeunesse qu’il nous faut multiplier et nous aurons ainsi des institutions qui, dans le respect des diversités nécessaires, donneront aux Jeunes, l’expérience de la coopération et le sentiment de responsabilités prises en commun57. »

30Jean Guéhenno, responsable de la direction des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire au ministère de l’Éducation nationale de septembre 1944 à juin 1945 avait donné son appui à l’association, qui lui paraissait être de nature à favoriser son rêve de la « Maison d’école [qui deviendrait] une Maison de Culture, une Maison de la Jeune France, un foyer de la nation, de quelque nom qu’on désire la nommer, [et qui] serait en même temps une Maison des jeunes58 ». L’aide était d’abord morale, grâce à une circulaire du 8 mai 1945 qui « entendait appuyer l’action entreprise par la République des Jeunes », le soutien financier n’étant pas à la hauteur des promesses, en ces temps de pénurie59. La République des Jeunes avait donc souffert, dès l’origine, de graves difficultés financières. Elle fut aussi victime de conflits incessants entre les membres de son appareil administratif, qui était, de plus, accusé par les fonctionnaires de l’autorité de tutelle, de constituer une administration parallèle concurrente. Plus encore, le bel idéal de République avait fait long feu : un an à peine après sa fondation, les personnalités s’étaient retirées et de nombreuses organisations qui la composaient émettaient les plus fortes réserves sur sa viabilité. Les rivalités et divergences entre mouvements étaient extrêmement fortes. Un responsable déclarait : « De plus en plus je me rends compte que seule une organisation administrative et matérielle à la fois, au cours de 1946, peut déclencher en France le courant MJ qui, il faut l’admettre, n’est pas encore né60. »

31Le salut vint du détachement auprès de la République des Jeunes d’un inspecteur des Mouvements de jeunesse, Albert Léger, à partir de 1946. Initialement chargé par l’autorité de tutelle de liquider cet organisme, Albert Léger s’en fit, après quelques semaines, le défenseur et réussit à en sauver l’existence, au moins théorique. Ce détachement s’accompagnait d’un contrôle plus étroit de la direction des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire sur l’organisme, rebaptisé Fédération des Maisons des jeunes en mars 1946, puis Fédération française des Maisons des jeunes et de la culture en mai 1947. Les statuts de la FFMJC et des MJC, adoptés définitivement en janvier 1948, « acceptaient, à tous les échelons, le contrôle de l’État61 » car les inspecteurs de la Jeunesse et des Sports étaient membres de droit de tous les conseils d’administration. En contrepartie, la fédération recevait une subvention qui servait, pour l’essentiel, à rémunérer un personnel salarié, les directeurs-éducateurs de MJC qui animaient certaines Maisons urbaines.

Laïcité ouverte

32La comparaison qu’André Philip esquissait entre l’école laïque et la MJC ne signifiait pas, pour autant, que les MJC adoptaient, en matière de laïcité, la position de l’école. À propos d’une question très sensible dans les milieux de jeunesse, structurés en partie autour du conflit Église-République, les MJC avaient une position alors relativement originale et revendiquaient une « laïcité », ainsi définie : « Laïcité, mais non laïcité négative de l’école où rien de ce qui divise ne doit être consigné. Laïcité positive qui accepte la confrontation loyale et fraternelle des Idées et des doctrines »62. Cette conception appelée aussi « laïcité de confrontation » ou encore, « laïcité ouverte », André Philip et la FFMJC en faisaient la clé de la pédagogie des MJC :

« Il importe que dans les Maisons des jeunes, tout soit ouvert à tous. Il importe que se fasse entre jeunes la véritable éducation de l’esprit démocratique, c’est-à-dire la recherche, en groupe d’une solution à tous les problèmes envisagés, la recherche de la vérité, dans l’esprit d’humilité qui est celui de la véritable recherche scientifique, avec le sentiment qu’aucun d’entre nous n’est capable d’atteindre jamais la vérité totale, mais que chacun peut la chercher. […] Celui qui ne pense pas comme nous, loin d’être un adversaire, est un ami qui, par ses recherches et par ses critiques, ses objections, nous aide toujours à ne pas nous ankyloser. […] Dans nos Maisons, toute propagande politique ou religieuse est interdite, mais on ne se dérobe pas devant les problèmes63. »

33Bel idéal qui avait cependant rencontré, dès sa formulation, des obstacles de taille. La laïcité ouverte s’opposait à la laïcité unitaire de la III^e République et en se définissant contre la laïcité scolaire, elle s’affirmait très clairement contre la Ligue de l’enseignement. Cette conception était proche de celle que définissait alors Esprit :

« L’école laïque n’est pas neutre, mais elle est partielle. […] Si la nation a une mission éducatrice qui lui est de moins en moins contestée, il demeure que l’éducation intégrale d’un homme ne peut être assurée que par la coopération des différentes communautés auxquelles l’enfant appartient64. »

34Bien qu’ayant participé à la République des jeunes, le SNI l’avait quittée dès le début de l’année 1946, imité peu après par la Ligue. Pour le syndicat des instituteurs, il ne s’agissait que d’un « organisme parasitaire et superfétatoire, où les notions de neutralité et de laïcité [étaient] confondues de façon regrettable ». Il souhaitait « que les Maisons des jeunes existantes soient prises en charge directement par la direction des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire65 ».

35Le départ du SNI avait été, pour une part, lié à des circonstances politiques : André Philip avait présidé la commission d’études sur le statut de l’enseignement privé, mais il traduisait la réaffirmation, après la très courte parenthèse de la Libération, d’une laïcité unitaire et défensive66. L’univers laïque entendait aussi éviter toute concurrence à la direction des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, incluse dans le pré-carré de l’Éducation nationale et toute forme d’éducation qui aurait échappé à l’école, et à la Ligue de l’enseignement67. Il refusait aussi « d’institutionnaliser le pluralisme », ce qui le conduisit peu à peu à « une véritable phobie du contact, non seulement avec les mouvements confessionnels, mais même avec des institutions neutres d’esprit pluraliste, c’est-à-dire où les confessionnels sont présents, mais en position minoritaire68 ». Or l’exemple même de ces institutions était la FFMJC et les associations MJC qu’elle fédérait : en prônant une laïcité ouverte, les MJC s’inscrivaient donc dans la nouvelle conception de la laïcité qui s’élaborait à la fin de la guerre et qui se traduisait par « un nouvel imaginaire éducatif et social […] un nouvel imaginaire pluraliste qui institutionnalise les groupements intermédiaires et les familles spirituelles, et qui voit, dans cette opération, le fondement de la liberté et de l’efficacité69 ». Or, non seulement, les MJC et leur fédération reconnaissaient le pluralisme, mais de plus, elles prétendaient l’institutionnaliser en intégrant les différents mouvements à leur fonctionnement.

Une place originale dans l’éducation populaire

36En 1959, que restait-il de la volonté d’associer les différentes familles spirituelles à la vie des MJC ? En théorie, les statuts fédéraux de 1948, toujours en vigueur, garantissaient à la fois la représentation de nombreux mouvements de jeunesse, celle des syndicats, ainsi que celle de la Ligue de l’enseignement et de l’Action catholique de la jeunesse française, régulièrement invités à reprendre au conseil d’administration le siège qu’elles avaient abandonné. En fait, seuls les Éclaireurs de France, les Scouts de France, le Conseil protestant de la jeunesse, l’Union des jeunesses communistes et, dans une moindre mesure, CGT et CFTC, jouaient un rôle au sein du conseil. Les autres partenaires n’y assistaient que très rarement ou même refusaient de le faire comme le SNI et la Ligue de l’enseignement, avec lesquels les tensions étaient fréquentes, au niveau des états-majors. Cependant, Marcel Auvert, vice-président de la FFMJC, assurait, à titre de membre fondateur, le contact avec l’univers laïque. Cet homme qui avait été très proche de Cécile Grunebaum-Ballin, au Centre laïque des auberges de jeunesse, avait d’ailleurs représenté la Ligue à la République des jeunes et continuait à le faire officieusement70. Les Scouts comme les Éclaireurs étaient de plus représentés de façon informelle, par des élus représentants des MJC, militants de ces mouvements.

37Rapporté à l’idéal de la République des Jeunes, le pluralisme du conseil d’administration était modeste : le rêve d’une fédération associant toutes les familles spirituelles s’était éloigné. Il faut, toutefois, replacer la pratique du conseil d’administration fédéral, dans le contexte des milieux de jeunesse de la fin des années cinquante. Les divisions y étaient multiples et ne résultaient pas uniquement de la fracture laïques-confessionnels. Ainsi, les mouvements de jeunesse politiques étaient mis à l’écart depuis 1947. De même, les organisations proches du Parti communiste étaient tenues en lisière71. Or, Jeunesses communistes et, moins régulièrement, CGT siégeaient au conseil d’administration de la FFMJC présidée par une figure importante du courant socialiste connue pour son anti-communisme, tout comme y siégeaient aussi des hommes de tendance démocrate-chrétienne. À la base, dans les MJC, l’ouverture aux différentes familles politiques ou spirituelles était inégale, mais elle constituait un trait suffisamment remarquable pour être relevé par des observateurs, même parmi les moins favorables. Le conseil d’administration fonctionnait selon un mode relativement consensuel, depuis le début des années cinquante, contrastant fortement en cela, avec l’atmosphère qui avait prévalu à la fin de la décennie précédente72. Il était dominé par la haute figure d’André Philip, qui mettait au service de la fédération son influence personnelle : contacts avec différents milieux, autorité morale, capacité à arbitrer les débats. Nul n’aurait songé à remettre en cause sa prééminence. Il mettait régulièrement en garde la fédération contre les risques de « cléricature » ou de « technocratie », deux termes essentiels qu’il légua à l’idéologie MJC. L’un des paradoxes de l’histoire des MJC, ces « Institutions », fut que l’homme qui les créa était un éminent protestant… Il participait aussi à la formation des directeurs, par des conférences lors des journées d’études annuelles73.

38Le conseil d’administration assumait trois fonctions : outre la représentation des mouvements, déjà évoquée, il devait assurer aussi celle des Maisons de base, en tenant compte d’un équilibre régional. Enfin, le conseil d’administration devait s’efforcer d’avoir un rôle de patronage pour les MJC, en offrant des postes à des personnalités dont l’influence pouvait être utile à la fédération. Il se réunissait trois à quatre fois par an et ne pouvait jouer entièrement le rôle qui lui était imparti : l’isolement des administrateurs de province, l’absence de responsabilités intermédiaires entre le niveau purement local et le niveau national concouraient à le réduire à entériner les décisions prises par un bureau fédéral, plus souvent réuni, plus parisien aussi. Mais surtout le caractère technique des décisions à prendre donnait à l’exécutif fédéral, composé de professionnels, une grande marge d’initiative.

L’exécutif fédéral : une administration-modèle

39L’exécutif fédéral – petit noyau de salariés chargés de faire vivre la fédération au quotidien – était toujours dirigé en 1959 par l’inspecteur principal de la Jeunesse et des Sports, Albert Léger, détaché depuis 1946. L’histoire de l’exécutif fédéral se confond avec lui. Si André Philip était l’inspirateur du projet, il ne fait aucun doute que, sans Albert Léger, les MJC n’auraient pas existé. Il avait appliqué à la fédération sa rigueur administrative, rompant avec la joyeuse improvisation qui semble avoir été celle de la République des jeunes74. Son programme, au cours des treize années qui avaient suivi son arrivée, peut, sans la moindre caricature, être ainsi résumé : construire une légitimité à la fédération, en battant l’administration de la Jeunesse et des Sports sur le terrain de la rigueur administrative et comptable. Secondé, à partir de 1951, par un autre Lorrain, André Jager, ancien directeur de MJC à Metz, en charge des questions proprement administratives, il effectua un intense travail de normalisation, de rédaction des statuts, tout au long des années cinquante. Ainsi s’explique la mise en place d’une véritable administration sans équivalent dans le milieu associatif, calquée sur le modèle qu’Albert Léger connaissait bien, celui de l’Éducation nationale. Ce souci de rigueur exacerbait les tensions avec certains fonctionnaires de la DGJS (Direction générale de la Jeunesse et des Sports), liés à la Ligue de l’enseignement, qui critiquaient la mise en place d’une administration para-publique75.

40Réduire, pour autant, Albert Léger aux traits d’un bureaucrate serait passer à côté de l’essentiel : administrateur il fut, pédagogue il le fut davantage. Fils d’instituteur, instituteur lui-même, puis inspecteur primaire, il avait vécu, dans les années trente, les tensions liées à la question laïque, comme inspecteur à Figeac où sa politique en faveur de la gémination lui valut des passes d’armes avec l’Évêché76. Il fut surtout influencé par les Éclaireurs de France à qui il devait sa prise de conscience de l’importance de l’éducation extra-scolaire. C’est par l’intermédiaire de ce mouvement qu’il fut appelé, à la Libération, auprès de Jean Guéhenno, à la direction des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire. Albert Léger entretenait des relations étroites avec ce milieu « éclaireur », très favorable au développement de la nouvelle conception de la laïcité et très présent dans les MJC, tant parmi les directeurs que les élus. C’étaient les Éclaireurs également qui assuraient les liens avec la Maison pour Tous de la rue Mouffetard77.

41Laïque, profondément républicain, Albert Léger avait effectué, au cours de sa carrière, le parcours d’un certain nombre d’hommes de sa génération qui évoluèrent d’une laïcité intransigeante vers la « nouvelle » laïcité. Son œuvre pédagogique peut être interprétée comme une tentative de faire vivre cette laïcité ouverte, à laquelle s’ajoutait chez lui la conscience que l’ère de la post-école était définitivement close78. S’il n’a laissé que peu d’écrits de réflexion proprement dite, s’il ne mérite pas le titre de théoricien de la pédagogie, il a donné aux MJC des statuts qui portent sa marque et constituent le trait le plus caractéristique des Maisons des jeunes et de la culture en matière éducative : la pratique réfléchie et graduelle d’institutions. Sa source d’inspiration fut d’abord Durkheim, formation en école normale oblige. Et l’on mesure alors d’autant plus l’importance du mot institution, pour lui, mais aussi pour les MJC. Plus déterminante, la marque du Tocqueville De la démocratie en Amérique : les pages consacrées aux libertés locales et aux associations étaient longuement commentées aux directeurs des premières générations79. Les MJC permettant l’exercice du « self-government des jeunes », devaient être, pour paraphraser Tocqueville, les écoles primaires de la démocratie qu’elles mettaient à la portée des jeunes80. Mais, par dessus tout, sa pensée se fondait sur un profond légalisme, un formalisme, et un « gradualisme », dont témoignait le titre de la principale revue de la fédération : Pas à Pas81^. Ce respect scrupuleux des formes de la démocratie institutionnelle, commun au monde associatif, prit à la FFMJC une ampleur considérable, en grande partie sous l’influence du délégué général qui marqua profondément les premières générations de directeurs et de militants82. Les relations avec les élus, en particulier avec André Philip, étaient fondées sur une répartition claire des tâches : au président, les grandes perspectives, au délégué général, l’intendance83. Le respect mutuel que se portaient les deux hommes n’abolissait ni la différence de conceptions dans le rapport à l’autorité ni la distance sociale, entre l’ancien directeur d’école normale et celui qu’il appelait respectueusement Monsieur le Ministre.

Jeunesse et éducation populaire

42Les MJC affirmaient leur appartenance à « l’éducation populaire ». Cette notion ancienne constituée par strates successives depuis le xix^e siècle donnait lieu à d’innombrables tentatives de définition, d’où la difficulté aujourd’hui encore de la définir simplement. Pour reprendre les analyses de Jean-Paul Martin il s’agissait d’un « ensemble flou » : « Recouvrant tout à la fois des projets collectifs, des mythes, des utopies et des pratiques sociales, l’éducation populaire ne se laisse pas aisément réduire à une analyse conduite en termes trop cartésiens84. » Françoise Tétard évoque, quant à elle, l’éducation populaire comme « un ressenti, mais un ressenti partagé85 ». La définition du Vocabulaire de l’Éducation présente l’avantage de mettre en avant les caractéristiques de l’éducation populaire à l’époque où les MJC se développaient, en particulier le processus d’institutionnalisation qui avait alors cours :

« Éducation populaire : Depuis 1945, c’est un ensemble de structures administratives et associatives dont l’objet est d’aider chacun à trouver son chemin personnel vers la culture – qui est élévation et affinement des facultés, donc épanouissement et joie dans le respect de soi et des autres. L’éducation populaire s’adresse à tous les milieux. Elle se veut agent d’un développement culturel démocratique qui, par priorité, devrait atteindre ceux qui subissent les conséquences des inégalités et des injustices dans l’accès aux biens et aux valeurs de la culture. C’est un facteur de progrès social.
Elle englobe l’organisation extra-scolaire des loisirs de l’enfance, de l’adolescence et de la jeunesse – ainsi que l’éducation des adultes de tous âges, sur la base de leurs intérêts de loisir (artistiques, intellectuels, manuels, physiques et sportifs, sociaux)86. »

43Si on peut faire remonter les origines de la notion d’éducation populaire jusqu’à Condorcet (« rendre la raison populaire ») et plus sûrement à l’affaire Dreyfus et aux Universités populaires, l’expression avait acquis, depuis 1945, une reconnaissance officielle que symbolisaient l’existence d’une administration de l’Éducation populaire (direction puis simple bureau) et celle d’une procédure d’agrément « éducation populaire » qui permettait d’accorder ce label à des associations. L’association était, en effet, la forme privilégiée d’organisation du secteur, en particulier sous la forme d’associations locales affiliées à des fédérations nationales. Le terme « populaire », dans l’éducation du même nom, renvoyait à deux acceptions différentes du mot peuple : à la fois, le peuple conçu dans son unité, mais aussi le peuple comme synonyme de classes populaires : l’éducation populaire « s’adresse à tous les milieux », mais elle « veut atteindre ceux qui subissent les conséquences des inégalités et des injustices dans l’accès aux biens et aux valeurs de la culture87 ». L’ambivalence du projet a été souvent soulignée. Elle n’était pas propre à cette période : il s’agit même d’un trait structurel. En revanche, la volonté d’associer durablement les syndicats à l’effort d’éducation populaire constituait un phénomène relativement neuf88.

44L’ambivalence de la notion de « populaire », dans le projet, son réformisme d’ensemble, expliquaient la difficulté des rapports avec le Parti communiste89. Au-delà des imprécations, cependant, des communistes maintinrent des contacts avec le monde de l’éducation populaire, y compris après 1947. Marcel Vigny, l’auteur de la définition citée plus haut, avait été, par exemple, un résistant communiste, responsable du Front national en Haute-Savoie de 1942 à 1944. S’il quitta le PCF en 1956, il en resta proche et exerça des responsabilités aux Francs et Franches camarades et à la Fédération des œuvres laïques. Son itinéraire témoignait de la même ambivalence à propos de la question laïque. Instituteur, il avait participé à l’expérience du Centre éducatif des Marquisats à Annecy en compagnie de chrétiens (catholiques comme Paul Thisse, protestants comme Jean Le Veugle) d’autres communistes ou d’autres « laïques », puis avait repris des fonctions importantes à la Ligue de l’enseignement. La définition qu’il proposait de l’éducation populaire était empreinte d’un humanisme où l’on pourrait percevoir les traces d’un personnalisme très discret : « Aider chacun à trouver son chemin personnel vers la culture – qui est élévation et affinement des facultés, donc épanouissement et joie dans le respect de soi et des autres90. » On sait le rôle qu’ont tenu l’humanisme chrétien, la pensée d’Emmanuel Mounier dans les références de l’éducation populaire d’après-guerre, conséquence, parmi d’autres facteurs, du passage par Uriage d’hommes comme Joffre Dumazedier, Benigno Caceres, Gilles Ferry, Jean Le Veugle ou encore Paul-Henri Chombart de Lauwe. L’insistance mise sur le « développement communautaire » à la FFMJC, la « laïcité ouverte », la volonté de promouvoir un nouvel humanisme, la volonté de joindre l’action à la réflexion, témoignent de l’influence du personnalisme sur l’éducation populaire et les MJC en particulier. Toutefois, il ne faut pas en surestimer l’importance. L’idéologie, ou plutôt « l’esprit » de l’éducation populaire, était volontiers syncrétique, et dépassait les préoccupations spirituelles et il est parfois difficile de distinguer ce qui relève d’un humanisme laïque, et ce qui témoigne d’une véritable imprégnation par des thèmes personnalistes.

45Les responsables des MJC faisaient aussi référence à la « culture populaire », qu’ils assimilaient à l’éducation populaire. Albert Léger, se livrant, fin 1958, à un exercice d’élucidation des concepts, estimait que les deux termes étaient devenus synonymes et que la distinction entre eux n’était qu’un simple héritage datant de l’après-guerre91. Cette interprétation reflétait une volonté de synthèse car l’opposition entre culture et éducation populaire remontait effectivement à la Libération92. Deux logiques s’étaient alors affrontées à la direction des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire : celle de la « culture populaire » de Jean Guéhenno, incarnation de l’héritage du Front populaire, restait marquée par la tradition humaniste et la référence au monde scolaire ; celle de « l’éducation populaire », mise en avant par André Basdevant qui voyait dans cette « notion, une chance à saisir pour les mouvements de jeunesse93 ». Les deux projets se distinguaient par le statut qu’ils accordaient à la jeunesse. Celui de Basdevant « visait la jeunesse, en utilisant l’éducation populaire comme une méthode, l’autre [celui de Guéhenno], avait pour objectif la culture populaire, la jeunesse n’étant qu’une des populations concernées ». Finalement, aucun des deux ne triompha et la Direction s’engagea sur un « entre-deux » où elle s’efforça de se trouver une identité94. Toutefois, le déclin de la notion de culture populaire, qu’Albert Léger constatait à la fin des années cinquante, témoignait de l’importance prise par la thématique de la jeunesse, dans le domaine de l’éducation populaire, depuis les années trente.

46Le nom même des MJC, Maisons des jeunes et de la culture, illustrait parfaitement, rappelons-le, cette double dimension de l’éducation populaire : jeunesse et culture populaire. Référence volontaire ou non à la Maison de la culture des années trente, le choix de lier les trois termes était pertinent. Albert Léger en fut vraisemblablement l’inventeur, au début de l’année 1947, en compagnie de Robert Fareng95. La Maison des Jeunes, première dénomination en 1945-1946 entendait déjà s’opposer à la Maison de Jeunes de Vichy, afin d’affirmer le pluralisme des MJ. « Jeunes » était préféré à « Jeunesse », qui, surtout sans qualificatif, avait des relents « totalitaires96 ». L’adjonction de la Culture renforçait cette signification, et impliquait une dimension d’ouverture vers un public plus large que celui des seuls « jeunes », qui pouvait faire des MJC un foyer de culture pour tous les âges. Toutefois, les activités proposées, le mode de fonctionnement des MJC des années cinquante et la présence de 75 % de moins de 25 ans parmi leurs adhérents, en faisaient bien d’abord des Maisons des jeunes.

47Alors que la V^e République naissait, le nombre des MJC ne s’élevait qu’à 195 et il s’agissait de MJC rurales dans leur majorité. Ce chiffre était très éloigné des 2200 MJC que la fédération avait envisagées dans son plan d’extension pour 1951-1955, sans parler du rêve déçu de voir la Maison des jeunes être l’équivalent de ce que l’école avait été à la III^e République. La FFMJC réclamait, depuis le printemps 1958, une « nationalisation », qu’elle prenait soin de distinguer d’une « étatisation97 ». « Étatisation », dans le vocabulaire des milieux de jeunesse, était synonyme de « fonctionnarisation », tandis que « nationalisation » signifiait mise à disposition régulière de fonds publics, en contrepartie d’un service rendu àl’ensemble de la population, dans le respect par l’État de la liberté associative. Les MJC prétendaient exercer un « service semi-public » et pour cela, revendiquaient une aide. Cette référence était fort répandue dans les milieux culturels depuis la Libération. Ainsi le slogan de Jean Vilar, « le TNP […] un service public, tout comme le gaz, l’eau, l’électricité » est resté fameux98. Mais dans le monde de l’éducation populaire, aucune association n’y faisait autant référence que la FFMJC, autoproclamée, « institution de base du service public de l’éducation populaire99 ». À travers le vocabulaire étaient en jeu les rapports entre État et milieux de jeunesse depuis la Seconde Guerre mondiale : comment des organisations de jeunesse pouvaient-elles recevoir une aide de l’État et maintenir leur indépendance et leur originalité ? En réalité, les milieux de jeunesse avaient fait depuis 1944 « une utilisation rhétorique de leur opposition à l’État, mais se prêtaient à un double jeu : celui de se rapprocher de l’État et celui de s’en défendre100 ». Seule, la Ligue de l’enseignement réclamait officiellement la fonctionnarisation du secteur. On connaît, à ce sujet, la formule célèbre par laquelle son secrétaire général avait défini les ambitions de la Ligue en 1945 : « Notre but doit être de réaliser le trust des œuvres éducatives, mais ce trust, à la différence de ses homonymes, n’a qu’une seule ambition : celle de se faire nationaliser101. »

48Quatorze ans plus tard, on aurait pu dire de la FFMJC qu’elle était dans une position assez proche, si ce n’est qu’elle relevait davantage de la PME dynamique et fragile que du trust. Dans le jeu avec l’État, elle occupait une place de choix, largement méconnue. Ses réflexions sur « le domaine public » de l’éducation populaire lui valaient parfois des accusations d’étatisme102. Elle était, en fait, plutôt partisane d’une contractualisation avec l’État. Elle était surtout la première « cliente » de l’administration de la Jeunesse et des Sports en termes de subventions. Malgré tout, les sommes qu’elle recevait restaient insuffisantes et en 1958, la paie des directeurs n’avait pu être assurée in extremis que grâce à une aide avancée par les MJC. La faillite avait été évitée de peu, comme à plusieurs reprises depuis 1948, et au début de l’année 1959, les responsables estimaient que l’année qui venait de s’achever avait été la pire que les MJC et leur fédération avaient connue depuis leur origine103. Quelques mois plus tard, la situation changeait radicalement.