1C’est une histoire paradoxale que celle des MJC. Voici, en effet, une institution de gauche, présidée jusqu’en 1968 par un ancien ministre socialiste, André Philip, qui s’implante surtout dans des villes gouvernées au centre et à droite et qui semble résumer la politique en direction de la jeunesse menée par le Général de Gaulle durant son premier septennat. Une entreprise d’éducation populaire conçue comme un service public pleinement laïque, et pourtant suspect aux organismes les plus représentatifs de ce secteur, la Ligue de l’enseignement et le Syndicat national des instituteurs. Des maisons, enfin, destinées aux jeunes et à la culture qui accueillent aujourd’hui un tout autre public pour des activités très différentes. Il y a là de quoi susciter la curiosité.

2Laurent Besse la satisfait pleinement parce que son récit tient pleinement compte des contextes et de leur évolution. Il ne reste pas à l’intérieur des MJC et ne se contente pas d’analyser les conflits qui les traversent pour en dégager le sens. Il confronte ce qu’elles veulent être et ce qu’elles sont à la société qui les entoure, où d’autres institutions, structurées par d’autres logiques, définissent le champ des possibles qu’elles exploitent et qu’elles concourent en retour à structurer. En retraçant l’évolution de la Fédération française des MJC, c’est tout un pan de notre histoire sociale et culturelle qu’il éclaire.

3L’épisode fondateur du récit est naturellement la période 1959-1968. Les MJC ont alors le vent en poupe car les autorités voient très généralement dans une politique d’équipements spécifiques la réponse aux problèmes nouveaux que posent les adolescents, notamment ceux des grands ensembles. Les sociologues les confirment dans cette approche. Le phénomène des blousons noirs, amplifié par les médias pendant l’été 1959, impose le sentiment d’une urgence. Haut-commissaire à la jeunesse et aux sports, Herzog fait voter la loi-programme d’équipement du 17 juillet 1961 qui dégage d’importants crédits pour subventionner à hauteur de 50 % la création de maisons de jeunes. Le IV^e Plan prévoit d’en ouvrir 695 dans la période 1962-1965. C’est une incitation forte pour les initiatives municipales, mais qui donne lieu à des réalisations contrastées. Les municipalités communistes ou socialistes avaient mis en place, soit sous leur contrôle direct, soit grâce au concours d’associations comme les Francs camarades, des structures d’accueil et d’animation. Elles ne font donc pas un large appel aux MJC et comptent en 1965 un quart seulement des maisons avec directeur permanent. Les municipalités de centre et de droite étaient plus démunies. Les MJC leur offraient en quelque sorte une solution clef en mains : elles avaient un savoir-faire confirmé, elles savaient gérer, sous une forme associative, de telles « maisons », elles pouvaient y affecter un directeur et elles assuraient la formation de leur personnel. Faire appel à elles était d’autant plus intéressant que la loi permettait aux associations, et donc à la fédération des MJC, de recevoir directement la subvention d’équipement. Dans l’éclosion des maisons de jeunes de toutes sortes qui marque les années 1960, les MJC se taillent donc la part du lion.

4Les chiffres, sur ce point, sont impressionnants. On comptait au début de la V^e République 172 MJC. Elles sont un peu plus de 900 en 1968. Certes, 40 seulement disposent en 1959 d’un directeur permanent, mais Laurent Besse estime que 205 sont dans ce cas en 1965, et 381 en 1968 : c’est presque dix fois plus. Cette croissance s’est accompagnée d’une modification du recrutement. Les premiers directeurs étaient souvent issus des mouvements d’éducation populaire ; ils avaient rarement fait des études secondaires, mais étaient riches d’une expérience militante, associative ou syndicale. Les nouveaux directeurs sont plus jeunes et ils sont passés par le lycée. Leur fonction évolue, car la gestion des maisons devient plus lourde. Leur poids grandit dans la direction de la FFMJC d’autant qu’ils forment un syndicat très actif. La question de leur mode de rémunération et de ses modalités les préoccupe légitimement.

5Initialement, la FFMJC rétribuait les directeurs grâce à une subvention annuelle de l’État. Son développement dépendait donc de l’augmentation régulière de cette subvention, et les directeurs de MJC, comme les animateurs en poste dans d’autres structures, espéraient que l’État donnerait aux éducateurs un statut de fonctionnaire. N’assuraient-ils pas un service public d’éducation populaire ? Cette solution se heurtait à une double opposition : celle, prévisible, des Finances ; celle, plus surprenante au premier abord, mais fort logique, des milieux de l’enseignement, notamment de la Ligue, qui y voyaient un démantèlement du service public de l’Éducation nationale. Devant la difficulté, le délégué général de la FFMJC imagina de créer un fonds de concours, alimenté par l’État, les allocations familiales et d’autres organismes. Ses efforts aboutirent à la mise en place, en janvier 1964, du FONJEP (JEP = jeunesse et éducation populaire), qui prenait en charge la moitié du traitement des animateurs qu’elle agréait, dont les directeurs de MJC faisaient partie. Mais il fallut encore deux ans pour que la FFMJC en tant que telle intègre le conseil d’administration du FONJEP que présidait pourtant son délégué général. Les directeurs de MJC redoutaient la tutelle des municipalités que ce dispositif mettait à contribution pour l’autre moitié de leur traitement : c’était une menace pour leur indépendance. Il leur était surtout difficile de renoncer à l’idée d’un corps de fonctionnaires intégré à l’Éducation nationale. Mais force est de constater que le FONJEP a joué un rôle essentiel dans le développement spectaculaire des MJC.

6Ce développement vint buter en 1966-68 sur une crise. Le successeur d’Herzog était en effet résolu à supprimer la FFMJC, où il voyait, de façon sommaire, un repaire de communistes ; son projet consistait à remplacer les MJC par des structures plus légères, sans animateurs permanents, dont les mille clubs qu’il lance constituaient le prototype. Il dut finalement y renoncer, mais les événements de 1968 relancent le débat. Leur choc aiguise la crainte des communistes et des gauchistes et le nouveau secrétaire d’État reprend la lutte contre les MJC qui représentent à ses yeux une menace pour la société, un pouvoir indépendant hostile et qui plus est financé sur des fonds publics. L’action du syndicat des directeurs de MJC, affilié à la CGT, stimulée par les événements, alimente ses critiques. Il décide donc d’en finir avec la structure nationale des MJC et d’imposer à la FFMJC une régionalisation de ses structures et diverses mesures, dont l’exclusion des directeurs des instances dirigeantes. Il en résulte une scission entre ceux qui acceptent cette orientation – une minorité – et ceux qui choisissent de continuer le combat pour finir, après quelques péripéties, par se soumettre, contraints et forcés, aux dispositions voulues par le secrétaire d’État.

7Mais les temps ont commencé à changer. Les maisons ne suscitent plus le même consensus. D’autres institutions culturelles se développent, qui valorisent la création et rejettent les MJC du côté du « socio-culturel ». Le métier d’animateur se professionnalise avec la création de diplômes spécifiques. Les attentes des jeunes se modifient, les adolescents masculins qui peuplaient les MJC les désertent progressivement et font place à d’autres publics : des femmes, des enfants, de gens de tous âges. Les pouvoirs locaux cherchent à intégrer les maisons dans des politiques plus globales. Une reconfiguration s’annonce et se développe, selon des étapes et des modalités qui font tout l’intérêt du livre.

8Laurent Besse, en effet, ne se contente pas de suivre cette histoire jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 à partir des archives du ministère, du FONJEP et de la FFMJC qui n’avaient encore jamais été dépouillées dans cette perspective. Il a plongé dans les archives des fédérations régionales, voire dans celles des maisons ou des municipalités ; il a recueilli le témoignage des acteurs. Il peut ainsi reconstituer avec précision et vivacité la vie quotidienne des maisons dans leur diversité, car à côté des grosses MJC de centre-ville, il en est de quartier, et même des maisons rurales ; celles qui bénéficient d’un directeur permanent pourraient faire oublier celles qu’animent des bénévoles. Le va-et-vient permanent entre les exemples concrets, au niveau d’une ville, parfois d’une maison, et les débats nationaux constitue l’une des richesses de son travail. Il nous fait partager les activités des MJC, leurs clubs de photographie, leurs équipes sportives, leurs soirées culturelles. Il nous fait visiter leurs locaux, à l’agencement desquels la FFMJC et son bureau d’architecture ont longuement réfléchi : l’accueil, les tables de ping-pong, les tatamis, la grande salle aux usages multiples : conférences, débats, cercles, mais aussi spectacles ou danse. Il retrace leur insertion dans le contexte local, et les tensions qui naissent, et parfois explosent, avec les élus locaux, maires ou adjoints. Leur projet avait en effet une dimension politique au sens large : il s’agissait d’éduquer les jeunes à la démocratie par la prise de responsabilités à la base, même la plus infime. Cela passait par la gestion associative et l’institution de « conseils de maison », aux destins divers, dont notre auteur analyse la composition, le recrutement, le fonctionnement, allant même parfois jusqu’à retracer le destin de tel ou tel de leurs présidents ou de leurs membres. L’histoire de cette démocratie associative, qui fut l’ambition même de la FFMJC, méritait d’être écrite : l’un des traits caractéristiques de ce qu’on a appelé « la deuxième gauche » était précisément d’y croire.

9On le voit, ce livre admirablement documenté, bien écrit, dans une langue fluide qui exclut tout pédantisme, est à la fois une histoire politique et culturelle de la France des trente glorieuses et de sa jeunesse. Le dernier trait qu’un préfacier se doit de signaler au lecteur, car il est rare et précieux, est la juste distance que l’auteur prend avec son sujet. Laurent Besse éprouve manifestement de la sympathie pour les MJC, leurs directeurs et leur projet, mais cette sympathie ne tourne jamais à la connivence ou à la complicité. Elle lui permet de comprendre en profondeur son sujet, mais elle ne lui fait jamais oublier le devoir de rigueur et d’objectivité qui est au cœur même du métier d’historien. Cet équilibre délicat fait tout le prix d’une histoire où les plus anciens retrouveront leur jeunesse tandis que les plus jeunes y découvriront leurs racines. Une histoire qui ne satisfait pas seulement les curieux mais donne sens aux débats d’aujourd’hui.