1La problématique centrale de l’appel à communications de ce colloque porte sur l’articulation « entre politique et esthétique du paysage ». Dans la mesure où « le regard de l’artiste sur cette interaction » est l’objet de ces travaux, nous nous proposons d’examiner comment le paysagiste est pris dans cette tension entre politique et esthétique. Elle est d’autant plus vive que des textes réglementaires récents (loi de 19931, convention européenne de 20002) fixent un cadre nouveau à l’action paysagiste. Celle-ci ne se limite plus à la création de parcs et jardins, voire à la conception d’espaces publics urbains : le paysage est aujourd’hui reconnu comme un enjeu d’aménagement du territoire au sens large, il est un élément déterminant la qualité de notre cadre de vie quotidien. Les politiques publiques s’emparent donc de ce nouvel enjeu en déployant des actions « au nom du paysage » aux différentes échelles territoriales.

2Quelle est la place du paysagiste dans ces politiques publiques ? Quelle est sa démarche, son profil : concepteur, ingénieur, médiateur ? L’élargissement de son cadre spatial d’action modifie-t-il son approche ? Comment les écoles du paysage abordent-elles, dans ce contexte, l’enseignement du projet de paysage ? Après avoir dressé le cadre général des politiques publiques dans lesquelles les paysagistes sont conduits à intervenir, nous nous attarderons plus précisément sur les spécificités de leurs démarches.

3Cette communication est nourrie par notre expérience d’enseignant dans deux formations de paysagistes3 ainsi que par une activité de recherche sur les politiques paysagères, travail initié en 2003 par une thèse de géographie intitulée « la sensibilité paysagère à l’épreuve de la gestion territoriale4 ». Nous expliquerons pourquoi cette formule est adaptée pour traiter la problématique de la tension politique/ esthétique qui structure le contenu des deux parties de cette communication.

Des politiques publiques dédiées aux paysages

4Toutes les sociétés ont toujours « produit » des paysages pour satisfaire leurs besoins. Aujourd’hui comme hier, les paysages résultent de la volonté des hommes d’aménager leurs espaces de vie. Par conséquent, soutenir la thèse que « le » paysage (au singulier) est une construction culturelle qui émerge à La Renaissance en Occident5 ne signifie pas que les sociétés antérieures n’ont pas produit leurs paysages (l’archéologie du paysage permet d’en témoigner) mais qu’une nouvelle « sensibilité » aux paysages émerge à cette époque. Reconnaître cette nouvelle sensibilité paysagère ne consiste pas à dénuer les hommes des sociétés médiévales, antiques ou préhistoriques de leurs sensibilités face aux paysages : l’homme est sensible « par nature » et ses cinq sens n’ont jamais cessé d’être affectés par les stimuli de son environnement et mobilisés dans son action quotidienne.

5Affirmer l’apparition d’une nouvelle sensibilité paysagère revient en définitive à reconnaître l’émergence d’autres représentations mentales des paysages. Celles-ci sont des schémas de pensée qui structurent nos manières de percevoir notre environnement. Les jardins, dans toutes les civilisations, ont toujours été des espaces privilégiés pour exprimer une vision du monde. Ces espaces clos et restreints permettent une expression optimale des savoirs et des techniques et, par là, le dépassement d’une production (« terre à terre ») des ressources matérielles : ils sont des lieux du ressourcement par le jeu savant de symboles puisant dans la cosmogonie de l’époque. La période de La Renaissance en Europe a été marquée par la construction d’un regard artistique sur certains paysages, avec ses canons esthétiques et modalités particulières d’appréciation. La peinture de paysage (l’impressionnisme en particulier) a véhiculé des modèles qui ont progressivement structuré les représentations mentales des paysages, d’abord chez les élites sociales puis progressivement diffusées6. La campagne pastorale et la nature pittoresque, ou aujourd’hui la nature sauvage, sont des modèles culturels qui nous permettent d’apprécier certains paysages, c’est-à-dire de les interpréter, de leur donner du sens.

6Cette sémantisation conduit à l’action. À la fin du xix^e siècle, les premières lois de protection reconnaissent la valeur de certains « monuments historiques » et « sites naturels » selon des critères sélectifs (pour des motifs d’ordre artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque). Pendant toute la première moitié du xx^e siècle, la sensibilité paysagère se traduit par des mesures de protection lourdes, contraignantes, mais extrêmement ciblées. Progressivement (à partir des années 1970 surtout), le « paysage d’aménagement » devient une catégorie nouvelle de l’action publique (qui ne supplante pas les sites et monuments pour lesquels les outils de protection continuent d’être utilisés), sur des espaces de plus en plus vastes et pour des motifs nouveaux : l’environnement, la biodiversité, le développement durable, l’identité territoriale. À une vision sélective du paysage (en extraire les éléments les plus remarquables dans une stratégie conservatrice) succède (sans la remplacer donc) une approche plus souple et évolutive du paysage (maîtriser les dynamiques qui portent atteinte à la diversité biologique ou paysagère). Les textes réglementaires les plus récents (loi paysage de 1993, convention européenne de 2000) portent ce discours appelant à sortir d’une vision trop étroite pour reconnaître l’intérêt potentiel de tous les paysages, le « cadre de vie » au sens large. Dans cette perspective, le « paysage ordinaire7 » est sans doute une nouvelle catégorie d’appréciation aujourd’hui en construction dans les politiques publiques.

7Le paysage n’est donc plus à présent une jouissance réservée à l’élite (la peinture de paysage, puis les premiers circuits touristiques), mais un enjeu d’aménagement du territoire qui nécessite la mise en œuvre de politiques paysagères à tous les niveaux de l’action publique territoriale : communale, intercommunale, départementale, régionale, nationale, européenne. Par ailleurs, le paysage n’est plus le domaine réservé des services de l’État qui désormais partagent cette compétence avec les collectivités territoriales décentralisées. Elles possèdent leurs outils propres (documents d’urbanisme ou de planification régionale), ou bénéficient d’outils contractuels à mettre en œuvre avec les services de l’État (plans, chartes et contrats de paysage8). Cette dynamique cherche donc à initier des interventions dépassant le cadre étroit de l’action paysagère traditionnelle, cantonnée à la préservation des sites et monuments extraordinaires ou à l’aménagement de parcs et jardins. Désormais le paysage se confond avec le cadre de vie, il change d’échelles9. Comment ces nouvelles dimensions sont-elles vécues par ceux qui les déploient ?

8L’analyse des « politiques paysagères » laisse penser que ce changement d’échelles pose un certain nombre de problèmes aux aménageurs : les opérations de paysagement restent très ciblées, les démarches intercommunales sont rares (plans et chartes de paysage) alors que les outils réglementaires traditionnels continuent d’être privilégiés10, les difficultés méthodologiques (expertise « grand territoire ») et opérationnelles (conflits d’appropriation) minent les démarches territoriales11. Ces difficultés peuvent être interprétées à l’aide de deux concepts-clés de la géographie humaine : paysage et territoire. D’un côté le paysage est l’espace perçu, marqué par une appréciation esthétique (l’échelle de référence est définie par un espace offrant les possibilités d’une perception sensible du paysage). De l’autre le territoire est une maille de gestion de l’espace, un périmètre politique où s’exprime un pouvoir (les échelles territoriales de l’action publique). Utiliser de cette manière ces deux concepts permet de souligner leur opposition, de révéler les ambiguïtés de l’expression « politique paysagère » et par là, d’interpréter les difficultés des aménageurs à les mettre réellement en œuvre.

9Cependant, le tableau des politiques paysagères contemporaines n’est pas aussi noir, en témoignent le succès de la rhétorique paysagère dans le discours public et, à défaut de leur élargissement, la multiplication des espaces du paysagement. Aussi, pour interpréter les aménagements paysagers contemporains et leur capacité à jouer avec les échelles (voir la notion d’interlieux12), et comprendre comment les images paysagères sont utilisées dans les stratégies de construction territoriale13, il faut atténuer l’opposition Territoire/Paysage telle que nous l’avons précédemment construite pour, au contraire penser, l’articulation des deux concepts, concevoir le paysage comme un vecteur de territorialisation14 et ne pas réduire ce dernier à un espace politique légitime : le territoire est un espace auquel on se sent appartenir et le paysage participe de ce sentiment d’appartenance. Le sentiment du territoire est en partie lié à la sensation du paysage, et c’est bien cette sensibilité exacerbée que le paysagiste revendique face aux autres professionnels de l’aménagement.

Le paysagiste et sa démarche

10Historiquement, la formation des paysagistes est une formation horticole, comme en témoigne en France la création de l’école d’horticulture de Versailles en 1874. Ce n’est que depuis 1976 que la pédagogie est mise au service de la formation de « paysagistes d’aménagement » avec la création de l’école nationale supérieure du paysage de Versailles (ENSP). Désormais, les paysagistes formés à Versailles le sont sur le modèle international du landscape designer (paysagiste concepteur). L’architecte-paysagiste est un concepteur, un être hybride entre l’artiste et le scientifique15. Son outil d’intervention sur l’espace est le « projet de paysage », démarche autour de laquelle est structurée la pédagogie versaillaise. Bien qu’il soit revendiqué par les paysagistes, le projet de paysage reste encore largement une « boîte noire16 » car son enseignement est assuré par des professionnels paysagistes qui ne cherchent pas à le théoriser (préférant adopter une pédagogie « par la pratique » et privilégiant l’apprentissage d’un savoir-faire). L’explicitation du projet de paysage est aujourd’hui progressivement instituée en objet scientifique dans les laboratoires de recherche des écoles du paysage. Contentons-nous ici de quelques éclairages.

11Notons d’abord que la formation des paysagistes en France se structure dans les années 1970, décennie de l’institutionnalisation de la politique environnementale avec, en particulier, la création du premier ministère de l’Environnement en 1971 et la promulgation de la loi sur la protection de la nature en 197617. Ce cadre réglementaire et institutionnel dans lequel émerge une formation strictement paysagiste est une illustration de la vigilance nouvelle de la société vis-à-vis de son environnement, mot-clé qu’il ne faut pas réduire au champ de la protection de la nature mais élargir à la protection du cadre de vie dans son ensemble, naturel ou non (bâti). C’est bien dans cet esprit que la loi sur l’architecture en 1977 crée (notamment) les CAUE18, acteurs essentiels de la sensibilisation aux enjeux de paysage. Cette thématique, encore peu présente au sein du nouveau ministère de l’Environnement, sera dans un premier temps portée par le Centre National d’Étude et de Recherche du Paysage (CNERP, à Trappes) qui, entre 1972 et 1978, forma une soixantaine de « paysagistes d’aménagement » avant que cette mission de formation soit ensuite reprise par l’ENSP19. Du point de vue du paysage urbain, les années 1970 sont une période où les professionnels de l’aménagement (et progressivement le grand public) commencent à prendre conscience des dégâts architecturaux et urbanistiques de « la modernité ». C’est dans ce contexte que les premiers paysagistes aménageurs (les « paysagistes planteurs20 ») sont convoqués pour soigner les plaies d’un urbanisme souvent enclin à la tabula rasa.

12La tabula rasa est l’illustration que la maîtrise technique rend possible un affranchissement progressif à l’égard de l’ensemble des contraintes territoriales, une « déterritorialisation21 ». Ce terme souligne la distanciation grandissante entre la société et son environnement, laquelle est compensée par des processus inverses de « reterritorialisation », au rang desquels on peut ranger le paysagisme (l’aménagement des paysages). En effet, dans un contexte où les mutations paysagères (étalement urbain, modernisation agricole, reconversion industrielle, infrastructures de transport, etc.) contribuent à rendre de plus en plus difficile la perception des fondements physiques des paysages, le « socle géographique22 » acquiert par exemple une valeur importante aux yeux des paysagistes. Sans ces qualités, les paysages n’offrent plus de prise suffisante pour une compréhension évidente des lieux, une pérennisation de la mémoire, un ancrage de l’identité, une satisfaction des sens, le maintien d’une diversité biologique suffisante. Il faut donc « révéler » le socle (un leitmotiv du projet de paysage) et la « géographie » est ce fondement du paysage sur lequel s’appuie le paysagiste pour penser et construire leur projet : le « socle » est naturel car il est le produit combiné des forces de la nature, il est permanent car ces forces s’inscrivent dans le temps long (géologique), il est spécifique car il donne sa singularité au site.

13La qualité esthétique des paysages dépasse donc la valeur du beau (la méfiance des paysagistes à l’égard du terme est sans doute une manière de ne pas s’enfermer dans un académisme, d’éviter le débat sans fin des subjectivités relatives). L’esthétique paysagiste renvoie à une acceptation plus proche de l’étymologie du terme (du grec aïsthavesthaï, sentir) : la capacité d’un paysage à être ressenti. Ainsi élargie, assouplie, l’esthétique paysagiste est associée au « sensible », terme d’autant plus vague qu’il est très fréquemment utilisé par les paysagistes comme argument de légitimation23. Face à cette notion qui mériterait d’être véritablement traitée comme une question de recherche, soulignons deux idées importantes pour saisir le « statut » du sensible dans les pratiques paysagistes contemporaines : en amont du projet de paysage, il est un mode d’accès à la connaissance du site et à ses enjeux d’aménagement (l’analyse « sensible » du site est mise en balance avec un apport de connaissances parfois jugé parasitaire dans le processus de création), et, en aval du projet, il est abordé comme une valeur d’usage essentielle (le contact sensoriel à la nature).

14Ces premiers éléments de compréhension permettent de jeter les bases de la démarche paysagiste. Elle est construite sur le primat de l’esthétique (sensation, impression, sentiment, émotion) plus que sur une analyse scientifique des connaissances « du milieu », lesquelles représentent tout de même des ressources potentielles pour le projet et sont convoquées dans le processus de création. Le projet de paysage désigne une démarche (peu explicitée) plutôt qu’un produit (le projet de paysage n’est pas « livré » fini puisqu’il est voué à évoluer au gré des pratiques des usagers et des dynamiques naturelles). Le projet est donc un processus qui, parce qu’il est fondamentalement adapté aux particularités du site sur lequel il se déploie, résiste à toute tentative de normalisation (l’enseignement du projet de paysage ne revendique aucune méthodologie, aucun procédé). La révélation du site est le cœur du projet : le socle du paysage est le socle du projet.

15Le projet de paysage passe par une mise en images. Le dessin, la carte, le croquis sont des outils de compréhension, de création, de représentation. Tout autant qu’un dessein pour les paysages, le projet est un dessin des paysages24. Le projet reste néanmoins un acte d’aménagement, d’édification des lieux, même s’il ne se résume pas à une construction matérielle. Car sa dimension immatérielle est importante : il s’agit aussi de faire évoluer le regard sur les lieux, de produire du sens. Le projet est donc construit sur des valeurs collectives, partageables et appropriables (ex : biodiversité, identité) tout en étant fondamentalement une œuvre créative qui laisse la part belle au concepteur. Cette oscillation entre l’œuvre personnelle et le projet collectif résulte de la légitimité d’expert acquise par le paysagiste. Elle met en tension sa sensibilité avec celle des habitants. Son regard extérieur apporte un œil neuf sur leur environnement quotidien qui, à force d’être vécu, n’est plus vu. Le paysagiste apporte donc un regard distancié, proche de celui du touriste auquel, parfois, l’habitant accepte de se soumettre dans une mise en scène confortant des images de paysages plus ou moins valorisantes. Néanmoins ces clichés sont souvent réducteurs et peuvent être décalés avec les pratiques habitantes. L’expert peut alors être mis en porte-à-faux, sa posture distanciée ne lui permettant pas de saisir la complexité des relations d’intimité des habitants avec leurs paysages, et le projet du paysagiste ne jamais devenir un projet de paysage appropriable par une communauté territoriale.

16La tension esthétique/politique alimente alors des conflits pouvant ruiner les intentions du concepteur ou du maître d’ouvrage (une collectivité territoriale) dont les intérêts, les pratiques et les représentations divergent par rapport à ceux de certains groupes sociaux. Ceux-ci se mobilisent contre le projet en argumentant par différents registres de discours (technique, économique, social, scientifique), dont le registre patrimonial, qui leur permet de défendre au nom du bien commun des intérêts particuliers (processus de montée en généralité). Le paysage, désormais reconnu comme « patrimoine commun de la nation25 », possède une plasticité telle qu’il peut aussi bien être mobilisé par les promoteurs que par les opposants d’un même projet. « Bien commun sur domaine privé », l’enjeu du paysage est ainsi souvent pris en étau et sujet à multiples conflits et controverses. Les arguments écologiques, scientifiques, et donc objectivement plus facilement défendables, viennent souvent renforcer des considérations paysagères plus fragiles et difficiles à défendre dans le débat public. Or, l’intégration du discours paysager dans un discours environnemental plus large est souvent confus et parfois mal vécu par les paysagistes. Sujet de tensions, de débats, le paysage est aujourd’hui un enjeu au cœur de la vie politique locale et le projet de paysage est un projet politique par excellence.

17D’autant qu’aujourd’hui en France, les paysagistes travaillent pour une commande principalement publique. Pour les collectivités territoriales, le projet de paysage permet une mise en scène du pouvoir public car la spécificité de l’action sur le paysage est d’agir sur le visible. L’action publique paysagère est par conséquent l’instrument de stratégies diverses : environnementales, économiques (marketing territorial, attractivité touristique), sociales et culturelles (symbolique territoriale). Les effets directs du paysagement sont toujours accompagnés d’effets indirects : par exemple, la mise en valeur du cadre de vie induit une valorisation du prix du foncier entraînant potentiellement une sélection sociale de la population (processus de gentrification). Pour le paysagiste, il est nécessaire de prendre conscience que son intervention peut être instrumentalisée dans une stratégie politique.

18La dimension politique du projet de paysage tient également à la scène sur laquelle il se déploie : l’espace public. Par définition ouvert à tous, il est pourtant de plus en plus l’objet de stratégies de contrôle (pour ne pas dire d’exclusion) de certains groupes sociaux26 (jeunes, sans domicile fixe). Or, le paysage (et le paysagiste) peut être l’outil de ce contrôle social : permettre la visibilité des lieux (choix des essences végétales), utiliser un mobilier urbain adéquat (impossibilité de s’y allonger) sont des moyens de sécurisation des espaces. Intervenir sur l’espace public est éminemment politique, surtout sur ses limites, là où se pose la question du partage avec le domaine privé. La grande majorité des conflits de paysage sont en effet le reflet de tensions entre pouvoir public et propriétaires privés, ces derniers reprochant aux premiers d’empiéter sur leur domaine ; il est fréquent, par exemple, que l’aménagement d’un sentier de randonnée s’accompagne d’une politique de sensibilisation des riverains pour qu’ils améliorent l’aspect de leur propriété (lesquels propriétaires peuvent alors ressentir cette « ingérence » comme une remise en cause de leur droit de propriété). Parce que le champ visuel ne s’arrête pas aux limites foncières, le paysage (l’action sur le paysage) est un moyen pour les pouvoirs publics d’essayer d’intervenir hors de l’espace strictement public. D’ailleurs, de plus en plus, des règlements d’urbanisme permettent d’imposer aux propriétaires un certain nombre de règles paysagères : dans les extensions pavillonnaires récentes, les règlements de lotissements imposent tel matériau, type de clôture, enduit de façade, etc. L’espace public est donc une scène étroite que les pouvoirs publics, par l’action paysagère, cherchent à étendre… au risque du conflit. En définitive, la dimension politique du projet de paysage repose sur le fait que son destinataire est le public, ou plutôt les publics. Comment faire en sorte d’associer les populations aux décisions prises ? L’enjeu de la gouvernance est au cœur du projet de paysage, c’est un axe central de la Convention européenne du paysage.

19Ainsi en charge d’une question éminemment politique, les élus locaux comme les professionnels paysagistes sont-ils plus ou moins enclins à développer des démarches participatives de médiation paysagère. Celles-ci sont encore rares et, le plus souvent, le partage du projet repose sur l’éthique du paysagiste, sur un certain nombre de valeurs qui guident l’action : le projet de paysage valorise la diversité biologique et paysagère (associées), la multifonctionnalité des paysages (et non leur spécialisation), la connectivité des espaces, leur accessibilité, leur réversibilité (la sauvegarde des paysages en l’état n’a pas de sens, c’est leur capacité à évoluer qu’il faut préserver), le contact sensoriel à la « nature », la puissance imaginaire des lieux. Le projet de paysage contient une dimension utopique assumée en cherchant à dessiner l’évolution possible pour atteindre le paysage désiré. Parfois, l’enjeu d’une autre gouvernance est intégré comme composante de l’utopie paysagiste.

20Ces éléments d’analyse de la pratique paysagiste reflètent bien l’enseignement du paysage de l’école de Versailles, la formation la plus ancienne et la plus connue en France. Mais il existe aujourd’hui d’autres écoles de paysagistes en France27 qui construisent leurs propres modalités d’enseignement du projet de paysage28 et celui-ci serait donc à analyser au prisme de ces différentes cultures. Elles peuvent être facilement comparées dans la mesure où l’enseignement du paysage est toujours tiraillé entre deux pôles : celui des sciences et celui des arts29 entre lesquels chacune des écoles positionne son curseur. D’un côté celle de Versailles forme des architectes-paysagistes en privilégiant une pédagogie fondée sur la conception et donc sur la créativité. De l’autre, celle d’Angers forme des ingénieurs paysagistes en privilégiant un enseignement scientifique. Les écoles de Bordeaux, Lille et Blois se positionnent sur cet axe entre ces deux modèles opposés, selon les diplômes qu’elles délivrent (titre DPLG ou titre d’ingénieur)30. Cette tension qui structure l’enseignement (et la vie pédagogique) des formations en paysage entre le domaine des arts et de la création et celui des sciences et de la connaissance rejoint la tension que nous décrivions dans l’action publique entre l’esthétique et la politique.

21Dans le numéro spécial de la revue Les Carnets du paysage consacré au projet de paysage (2001), l’anthropologue Jean-Pierre Boutinet31 utilisait cette opposition pour distinguer le projet de paysage (celui de l’artiste) du projet de territoire (celui du géomètre). De notre point de vue, cette distinction n’est pas justifiable dans la mesure où l’imagerie est constitutive du projet territorial et que, d’autre part, le projet de paysage peut être un outil ou une traduction possible du projet de territoire32. Cette construction binaire qui consiste à opposer l’artiste et l’ingénieur, le sensible et le rationnel, passe à côté de ce qu’elle vise : le paysage dans sa complexité, concept « trajectif33 » par excellence dans la mesure où il relie les qualifications symboliques et les propriétés factuelles de l’espace. L’artiste et le géomètre doivent donc savoir cohabiter, et peut-être même dans une même personne (le paysagiste) ! C’est du moins la conclusion que nous tirons de l’examen des tensions entre esthétique et politique dans l’action publique paysagère.

22L’esthétique paysagiste est une posture professionnelle car l’identité paysagiste est construite sur la revendication d’une sensibilité exacerbée aux paysages (à leurs transformations, à leurs qualités). Or, l’esthétique paysagère n’est pas réservée au paysagiste : chacun ressent le paysage et le charge d’affects au gré de ses pratiques quotidiennes, de son histoire. Par ailleurs, l’action sur le paysage est éminemment politique car elle touche à l’aménagement du cadre de vie quotidien. Or, l’action paysagère ne se réduit pas à celle du paysagiste : chacun agit sur le paysage en l’utilisant dans ses pratiques quotidiennes. Par conséquent, dans l’action publique paysagère ou plus strictement dans l’action paysagiste, la tension entre esthétique et politique est structurante : l’action sur le paysage confronte des sensibilités différentes et pose la question du partage de l’espace. Le regard distancié du paysagiste est sollicité par les pouvoirs publics pour déceler les qualités paysagères d’un espace et les valoriser. Porté par sa propre sensibilité et une connaissance inévitablement partielle des lieux, il peut offrir le meilleur lorsqu’il réussit l’inscription territoriale de son projet (entendons par là l’inscription dans un contexte réglementaire, social et culturel et non pas l’intégration paysagère) et, dans le cas contraire, ses propositions échouent. Pour éviter les dérives possibles de démarches paysagistes exclusivement artistiques (l’œuvre) ou étroitement technicistes (les recettes), il faut réconcilier le concepteur et l’ingénieur par des formations qui assument cette double composante de l’identité professionnelle paysagiste en privilégiant des pédagogies aptes à ouvrir l’artiste sur la société et à dépasser la seule maîtrise des techniques. Les limites méthodologiques et opérationnelles qui freinent aujourd’hui l’action publique paysagère peuvent être atténuées par une meilleure compréhension de la complexité territoriale.