Les loisirs en espace agricole
|Conclusion
Texte intégral
1Les usages récréatifs de l’espace agricole sont une réalité sociale inscrite dans la longue durée. En publiant en 2007 une recherche doctorale menée de 1992 à 2002, nous attendons de nos bienveillants lecteurs qu’ils relativisent la fragilité ou l’ancienneté de certains de nos résultats. Nous les avons donnés en toute connaissance de cause, en espérant que leur lumière imparfaite aura pourtant fait émerger de l’ombre assez d’étonnements pour justifier l’entreprise. Le phénomène des loisirs en espace agricole est d’abord une réalité de lieux, de gens et de pratiques, dont nous avons pu prendre la mesure : chasse, pêche, cueillette, promenades à pied, à cheval et à VTT sont des usages banals de l’espace agricole, qui concernent les deux tiers de la population et auxquels aucune exploitation agricole n’échappe totalement. Il révèle aussi certaines dimensions sociales originales de l’espace agricole ; pour trois d’entre elles, qui correspondent à nos questions de départ, nous proposerons ici une courte synthèse, prolongée le cas échéant des pistes d’aménagement qui s’ouvrent pour les agriculteurs, les usagers et les collectivités. Il nous a enfin permis, en explorant les motifs mystérieux que les hommes tissent sur la trame de leurs rapports aux lieux, d’apporter une contribution à la géographie sociale.
LA PATRIMONIALISATION DE L’ESPACE AGRICOLE
- 1 Martin Patricia, « Alter Ego », France Inter, le 23 octobre 2000, avec comme invités Pierre Sansot(...)
2L’espace agricole, en tant qu’espace ouvert et adapté aux loisirs, accroît sa valeur de patrimoine naturel et culturel, parce que les loisirs amènent les gens à le découvrir et à le vivre. La patrimonialisation, c’est l’attribution à un objet d’une valeur de legs ; nous retiendrons ici surtout celle qui s’exerce au-delà du cercle familial. La patrimonialisation de l’espace agricole est un fait de société observable. Avec elle, le foncier agricole n’est plus seulement un bien privé, le paysage agricole n’est plus seulement la constatation des formes produites par les agriculteurs. Dans le cadre d’une urbanité généralisée, le paysage, urbain comme rural, est perçu comme le cadre de la vie, et l’espace, de ressource minière, devient écoumène, maison commune des hommes qui l’habitent. Les loisirs sont un catalyseur important de la patrimonialisation de l’espace agricole. D’une part, dans notre société urbaine, les loisirs sont le moyen le plus fréquent d’avoir une expérience de l’espace agricole. « C’est par les activités qu’il y pratique (ou voudrait y pratiquer) que le sujet structure sa perception de l’espace » (de la Soudière, 1984, p. 129). Si les artistes et les scientifiques avaient été seuls à célébrer la beauté des paysages agricoles, la diversité de leurs écosystèmes et la richesse des vestiges de la civilisation paysanne qu’ils recèlent, aurait-on pu assister au retournement de l’image de la campagne et à la patrimonialisation de l’espace agricole ? Le rôle des loisirs s’observe encore par le fait que la patrimonialisation s’étend à l’espace agricole ordinaire. Ce sont les sensations qui comptent, et ces sensations dépendent moins de l’environnement que de l’état d’esprit de l’usager. Pierre Sansot témoigne : « La rue la plus ordinaire, c’est une enveloppe dans laquelle je me glisse. » David Lebreton renchérit : la marche est « une appropriation par corps du monde qui nous entoure1 ». Du fait de la recherche de loisirs de proximité, l’espace agricole banal se trouve être un espace disponible et pratiqué, sur lequel se projettent l’ensemble des sensations éprouvées par les usagers. Il en prend sens et valeur d’usage, et rend les usagers plus réceptifs à d’autres valeurs comme l’historicité, l’esthétique ou l’écologie des paysages agraires, qui, elles, font patrimoine. Enfin, les loisirs contribuent à la multifonctionnalité, et cette diversification des usages du sol, en obligeant à arbitrer entre des objectifs divergents ou contradictoires, limite la simplification paysagère qu’entraîne souvent la spécialisation.
3Chaque agriculteur vit très personnellement la patrimonialisation de son espace. Mais nous percevons des tendances fortes, au moins pour la grande majorité silencieuse des agriculteurs qui ne sont ni les gagnants du productivisme ni les militants des solutions alternatives. Les agriculteurs français apprennent aujourd’hui à intégrer leur exploitation au « système foncier publicisé » (Croix, 1998). En matière de protection de l’environnement, les changements techniques et économiques à opérer sont lourds, mais il est devenu de bon ton pour un agriculteur de se dire aux normes. C’est en matière de paysage que la contradiction entre la demande sociale et la perception des agriculteurs reste forte. Paradoxalement, les agriculteurs français, si réticents à replanter des haies (Périchon, 2004), acceptent bien le rôle d’espace public que peuvent jouer terres et chemins pour les loisirs de plein air. Plutôt qu’à sa patrimonialisation, ce sont aux usages sociaux de leur espace qu’ils sont donc plus sensibles. Les loisirs, parce qu’ils posent moins de problèmes que d’autres enjeux, sont dès lors une entrée pertinente pour une réflexion collective sur l’articulation entre l’agriculture et la société.
4Il nous semble enfin que l’espace agricole peut faire patrimoine en tant qu’espace ouvert. « Le paysage doit surtout être tenu pour un cimetière de signes » (Dagognet, Guéry et Marcel, 1982) : que l’homme les perçoive consciemment ou inconsciemment, qu’à la limite même il ne les perçoive pas, les signes de la nature et de l’œuvre humaine qui peuplent le paysage agricole provoquent à la rêverie. L’espace géographique parcouru fait écho aux espaces intérieurs, les éclaire et les révèle au sujet parcourant. « Puissions nous suivre la voie ouverte par Gaston Bachelard : savoir opérer cette autodéfense contre les privilèges de notre civilisation faustienne et “faire place à la rêverie qui veille en notre nuit” » (Sylvestre, 1987, p. 157). Cette valorisation de l’homme, au travers de son expérience de l’espace, les agriculteurs qui travaillent et les usagers qui se récréent dans l’intimité des champs peuvent la partager. La possibilité commune d’accéder à cette expérience fera probablement aussi, dans un futur proche, explicitement patrimoine, et l’on « protégera » les espaces ouverts.
L’EXPÉRIENCE DU RISQUE ASSUMÉ
5La rencontre entre les usagers et les agriculteurs, dans le cadre de l’espace agricole récréatif, nous a montré une capacité des uns et des autres à assumer eux-mêmes leurs choix et leurs désirs en les négociant. Dans une société française de soi-disant assistés où certains agriculteurs moissonnent les aides publiques, dans un contexte de tension critique entre l’agriculture et la société, voilà que la responsabilité et la tolérance émergent comme des valeurs opérantes. C’est que si les espaces agricoles prennent des caractères d’espaces publics, s’ils se publicisent pour assumer leur fonction récréative, ils ne deviennent pas pour autant des espaces publics. Aussi bien pour les chemins ruraux que pour les terres agricoles, nous avons conclu au caractère hybride de l’espace agricole, entre espace privé et espace public. Ce caractère hybride ou mixte (au sens de l’économie mixte) ouvre l’espace aux usagers sans qu’il soit pour autant régi par les règles du droit public. En espace agricole, c’est l’agriculteur qui reste le maître des lieux. Les usagers de leur côté ne bénéficient pas de l’encadrement d’une quelconque force publique, même sur les chemins ruraux. Livrés à eux-mêmes, ce sont les individus qui forgent au quotidien leur expérience de l’espace, et c’est cette expérience individuelle qui forme le substrat des régulations effectives, parfois validées a posteriori par des accords plus formels ou des textes de loi. L’émergence du sujet, et en particulier de sa capacité réflexive, constitue le fait majeur de la postmodernité. La liberté que prennent les usagers comme les agriculteurs vis-à-vis des réglementations, leur capacité manifeste à communiquer et à négocier, tout indique une attitude postmoderne chez les agriculteurs et les usagers que nous avons interrogés. À travers les loisirs, ils seraient donc, comme Monsieur Jourdain, postmodernes sans le savoir ! Mais les ranger sous cette flamboyante épithète nous importe moins que l’analyse des attitudes et des pratiques qu’elle qualifie.
6Nous avons évoqué, mais cela mériterait d’être approfondi, la responsabilité civile des usagers et des agriculteurs comme un souci émergent dans la question de l’accès aux espaces qui ne sont pas spécifiques aux loisirs. Parce que les usagers ne peuvent contrôler les polices d’assurance des nombreux exploitants dont ils traversent les exploitations lors d’une randonnée, parce qu’il est tout autant impossible pour un agriculteur d’exiger leur licence à des usagers qui, pour la plupart, n’en ont pas, parce qu’enfin souvent le jeu n’en vaut pas la chandelle, l’exercice de cette responsabilité reste dans l’immense majorité des cas invérifié. Qu’une branche tombe d’un arbre sur un cueilleur de cèpes et qu’un assureur intente un procès au malheureux propriétaire suffi t pour plonger dans l’expectative. La prise en compte du risque loisirs par les polices de responsabilité civile des agriculteurs progresse. En attendant, les usagers sont invités à rester prudents et les agriculteurs à limiter les risques. Mais les risques objectifs du milieu agricole et plus généralement des espaces ouverts devraient aussi conduire à développer l’éducation des usagers. L’exemple suédois montre la cohérence entre un accès généralisé et une pratique très importante de la course d’orientation. Plus largement, il s’agit d’améliorer la maîtrise de la nature, mais aussi celle du territoire (propriétés, cultures, règles d’accès et politesse). Il y a là une autre manière, plus constructive que l’accumulation des clauses de garanties, d’envisager l’exercice des responsabilités du public. En France, beaucoup reste à faire, nous semble-t-il dans le domaine de l’éducation à la nature, et en particulier à la nature habitée.
7La multifonctionnalité complexifie la gestion d’un espace. Il serait plus simple de réserver l’espace agricole à la production et de confiner la récréation dans des bases de loisirs. En réalité, la fonction récréative de l’espace agricole existe dès avant l’arrivée du premier usager, du simple fait que les agriculteurs et leur famille exercent des loisirs autour de chez eux. La complexité est en germe dans le fait d’habiter un espace de production. L’espace agricole trouve là une de ses caractéristiques majeures. La complexité, qui empêche la maîtrise totale, ouvre à la surprise et à la rencontre. Pour l’agriculteur, les loisirs des autres introduisent une inquiétude, mais aussi la possibilité de surprises et de rencontres imprévues. Pour l’usager, l’espace agricole, comme terrain de jeu, se présente de manière radicalement différente d’un espace spécialisé : la complexité du paysage (les chemins sans issue par exemple), les surprises liées à la production agricole (le troupeau dans le chemin), la possibilité permanente d’être abordé par un agriculteur, tout cela fait qu’un promeneur ou un pêcheur ne sait jamais exactement à l’avance quelle expérience il va vivre. C’est aussi pour cela que l’on ne s’ennuie pas en espace agricole. En ce sens, il y a quelque chose de subversif dans l’usage récréatif d’un espace de production : l’homme y prend le risque de l’irrationnel. « Face à l’hyper-fonctionnalité socio-spatiale, le détournement des utilités, le retournement des usages est peut-être le seul moyen de redonner sens à la fonction, de retrouver l’œuvre dans l’instrument. […] C’est en étant d’abord “fonction” productive que l’espace rural (agricole ou non) aura aussi le “sens” de loisir » (Poret et Le Pauder, 1980, p. 264).
8Son caractère d’espace ouvert soumet enfin l’espace agricole au risque de la confrontation, et, dans un espace non policé, elle se produit sans contrôle. Nous avons montré que si elles sont nombreuses, les confrontations entre les agriculteurs et les usagers se soldent dans l’immense majorité des cas par une explication et une négociation. Les coups de cidre sont plus fréquents que les coups de fourche ! Entre usagers, la civilité est la règle, même si certaines incompatibilités ou concurrences maintiennent des tensions récurrentes. Malgré tout, dans un espace multifonctionnel et partagé, il est à tout moment possible d’avoir à s’expliquer avec autrui. Mais, contrairement à ce que laisse croire la société de consommation, les gens ne recherchent pas que le sûr et le garanti. Ils aiment aussi prendre le risque mesuré de faire des détours, de vivre des surprises et des rencontres inopinées, et en assument les conséquences. En laissant venir à eux les usagers, les agriculteurs brisent l’uniformité du monde industriel dans lequel les a plongés la modernisation. En y allant, les usagers montrent que le loisir est une expérience avant d’être une marchandise. « Et s’il était […] pour un homme une chance de rencontrer d’autres hommes, parfois de se heurter à eux, de participer à des émotions communes ? S’il appartenait à chacun d’entre nous de rendre ce monde mieux habité et plus habitable ? » (Sansot, 1993, p. 17). L’espace agricole, comme le jardin public, peut donner lieu à ce rêve…
L’HYPOTHÉTIQUE CONSTRUCTION DES SOLIDARITÉS
9L’inégale répartition sociale et spatiale des espaces et des pratiques de loisirs de plein air pose enfin la question des solidarités. S’il apparaît que les loisirs en espace agricole produisent des situations vécues porteuses de valeurs humaines positives, ils génèrent aussi un certain nombre de contraintes. A priori, ces avantages et ces coûts ne sont répartis de manière homogène ni entre les habitants, ni entre les territoires, ni entre les divers groupes d’acteurs sur un territoire donné, ni entre les agriculteurs. Nous observons qu’en général ces inégalités ne sont prises en compte explicitement ni dans l’étude ni dans la gestion des loisirs.
- 2 Les droits de passage anglais, truffés de clôtures et de murs qu’il faut franchir par des échelles (...)
10Certains groupes sociaux profitent-ils plus que d’autres de l’espace agricole pour leurs loisirs ? D’autres en sont-ils exclus pour une raison ou une autre ? Nous avons vu que toutes les catégories sociales trouvaient leur bonheur dans la palette des loisirs possibles en espace agricole. La cueillette est en particulier appréciée dans les milieux modestes, tant pour le contenu du panier que pour sa symbolique d’appropriation. La promenade est aussi un loisir très accessible. Les chemins ruraux français, globalement faciles à utiliser, permettent même un accès relativement large aux personnes ayant des handicaps2. Les jeunes peuvent trouver goût à la campagne grâce au VTT. L’espace agricole français semble donc un espace accueillant pour tout le monde. Des difficultés pratiques et psychologiques empêchent toutefois certaines personnes, en particulier dans les milieux sociaux défavorisés des grandes agglomérations, d’aller vers l’espace agricole (Burgess, Limb et Harrison, 1988). Il est clair que les coûts de transport d’une part, et la capacité à engager un dialogue avec les agriculteurs d’autre part constituent des freins pour les citadins qui ne connaissent pas le milieu agricole. Chez les agriculteurs interrogés, nous n’avons pas relevé de blocage quant à l’accueil de publics urbains en difficulté sociale, mais nos terrains d’enquête ne sont pas situés à proximité des grandes cités.
11La question de la solidarité entre territoires se pose de manière plus aigüe, à différentes échelles. D’une part, les usagers et l’espace agricole ne sont pas répartis de la même manière. À l’échelle de la France, la carte 22 synthétise les écarts entre les régions où l’espace agricole est, en tant que ressource récréative, dans des situations variées face à la pression de demande. À l’échelle régionale, entre ville et campagne tout particulièrement, si nous avons rejeté toute idée d’envahissement, nous pouvons nous interroger sur la gestion des moyens. Pour s’approvisionner en eau potable, la ville de Rennes finance la protection de captages dans des communes éloignées de 40 kilomètres. Il en sera probablement ainsi, demain, pour les nettoyages de rivière et l’ouverture de sentiers. Déjà le conseil général assure une certaine redistribution en prenant en charge le financement des espaces naturels et du PDIPR. Parce que les habitants de la campagne en sont les premiers bénéficiaires, il importe aussi de répartir harmonieusement les espaces accessibles. Le réseau des sentiers inscrits au PDIPR d’Ille-et-Vilaine, par exemple, est inexistant dans de larges secteurs du département. Les communes qui mettent en place des boucles de promenade pratiquent de fait cette revendication d’horizontalité. De même, le principe des associations communales de chasse favorise la proximité, par opposition aux adjudications d’Alsace-Moselle. Plus précisément encore, en campagne, le droit au loisir depuis chez soi devrait être une évidence, au moins en terme d’objectif d’aménagement. L’aliénation d’un chemin rural se fait aujourd’hui après enquête publique et consultation d’associations de randonneurs : la promenade banale des riverains n’y compte pas pour grand-chose !
12Entre agriculteurs, forestiers et collectivités, entre catégories d’usagers, il importe aussi de répartir les coûts et les avantages. Certains agriculteurs enverraient bien les touristes se promener en forêt. Si c’est une forêt privée, le procédé semble cavalier. Et la forêt soumise au régime forestier ne pourra pas absorber tout le flux sans dommage. Parce que les espaces verts publics coûtent cher, les collectivités ont intérêt à maintenir un espace agricole et forestier accueillant. Il n’est pas raisonnable d’en laisser supporter les inconvénients aux seuls gestionnaires privés, ce qui reste le cas le plus général. L’entretien du réseau des chemins, condition de son efficacité, est ainsi une clef (budgétaire) de sa densité, qui amène à s’interroger sur les modalités de la participation des usagers à l’entretien de la ressource. Cette participation peut être individuelle, associative ou publique (par le média de l’impôt). De son côté, l’encadrement agricole ne doit pas laisser chaque agriculteur seul face aux difficultés, mais doit imaginer collectivement l’adaptation des systèmes d’exploitation agricoles au développement de leur fonction récréative. À la recherche de systèmes durables, il importe de penser l’articulation des loisirs avec le tourisme vert, avec les autres fonctions environnementales mais aussi et d’abord avec la production végétale, animale et avec l’économie agricole. Sur tous ces plans, les problématiques nécessitent des régulations collectives. Les usagers aussi doivent se penser solidaires, sans quoi se développent des luttes d’appropriation exténuantes : la coexistence entre la chasse et les promenades et cueillettes, ou bien entre la pêche et le canoë, permettent par exemple d’élargir l’étendue disponible pour chacun de ces loisirs. Établir un zonage, c’est peut-être chasser tranquille ici mais c’est aussi ne pas chasser du tout là-bas… Sans exclure ce type d’accords dans des situations particulières, il est en général possible et souhaitable d’assurer la multifonctionnalité récréative des espaces agricoles.
- 3 Voir par exemple le jeûne hebdomadaire mené par des agriculteurs de l’Ouest depuis 2006 pour une r (...)
13Il nous semble enfin que si les agriculteurs français peuvent légitimement tirer un bénéfice d’image de leur bonne tolérance envers les usages récréatifs de leur espace professionnel, ils auront quelques questions épineuses à traiter au sein même de leur profession. Entre agriculteurs d’une même commune par exemple, certains sont très sollicités par les loisirs, et d’autres moins. Ainsi les exploitants qui ont beaucoup de terres le long d’une rivière doivent souvent y maintenir des prairies. Ils cumulent alors le passage des pêcheurs, des chasseurs (milieu bocager plus diversifié), des cueilleurs de mûres (davantage de haies moins contenues) et des ramasseurs de champignons (rosés des prés). L’itinéraire communal de promenade passe à proximité, recherchant la douceur du paysage (rivière, prairies, bocage). La présence des animaux en pâture y est aussi plus fréquente, ce qui accroît les risques. Les agriculteurs qui exploitent de grandes parcelles céréalières remembrées ont par comparaison moins de contacts et moins de soucis avec les usagers. Cette inégalité, que l’on pourrait attribuer à la fatalité (« on fait avec les terres que l’on a », nous dit Jean) prend un tour plus politique si l’on fait remarquer que ce sont les terres de culture, moins sollicitées pour la récréation, qui génèrent les primes de la PAC, tandis que les prairies basses ne donnent à peu près rien, situation plus ou moins figée depuis 2006 par l’application d’un découplage des primes sur une base historique (en France). Dès à présent, les syndicats agricoles commencent à recourir à l’argument des services rendus à la collectivité pour justifier le maintien d’un niveau élevé de financement public de l’agriculture dans l’Union européenne. Mais si d’aventure les primes du premier pilier de la PAC devaient être explicitement réorientées vers la production d’aménités, il faudrait procéder à de sérieuses redistributions entre agriculteurs, comme certains le revendiquent déjà pour la protection de la ressource en eau3.
14Certains agriculteurs peuvent aussi avoir un intérêt direct à développer l’accessibilité de l’espace agricole. Pour un développement d’opportunités récréatives à la ferme, il suffit certes de quelques agriculteurs motivés, voire d’un seul. Malgré tout, ils ont besoin du consentement des autres, dès lors qu’ils proposent à leurs clients des activités qui les font sortir de l’exploitation, comme les fermes équestres. Mais c’est le tourisme à la ferme classique, avec hébergement et/ou restauration, qui conduit le plus d’agriculteurs à s’intéresser aux loisirs, parce qu’ils conditionnent le séjour de leur clientèle. « Or la contestation d’un seul individu peut pénaliser tout le projet [de circuit de randonnée] » (Leforestier, 1995, p. 59). Une approche globale et solidaire des loisirs devra donc être pensée, dans un futur proche, tant par les agriculteurs et leurs organisations que par les collectivités. Les loisirs de plein air, sous réserve que l’on aborde la question dans son ensemble, donnent alors une occasion rare de réunir autour d’une carte des acteurs qui, chacun dans leur domaine, ont une pensée concrète et une vraie connaissance des rapports au territoire de ses divers occupants. Nous avons proposé, pour porter les réalisations qui résulteraient de telles concertations, de créer des coopératives territoriales, en transposant à la production collective de territoire ce que les agriculteurs ont si bien réussi dans les années cinquante pour dépasser leur individualisme commercial (Le Caro, 2004 b).
POUR VALORISER LA FONCTION RÉCRÉATIVE DE L’ESPACE AGRICOLE
15Cette mise en perspective nous amène à souligner des faiblesses dans l’organisation actuelle des loisirs en espace agricole par rapport à des objectifs de développement humain. Le potentiel d’offre et de demande en matière récréative est important, et les loisirs, tels que nous les avons décrits, constituent une valeur économique et sociale en grande partie latente. Sans entrer dans le détail des situations et des solutions techniques, nous pouvons tracer quelques pistes d’aménagement pour qui chercherait à valoriser ce potentiel. En préalable, soulignons que la constitution confuse des attitudes collectives vis-à-vis des loisirs en espace agricole retarde la prise en considération de ces enjeux de solidarité sociale et d’équilibre territorial. Les syndicats agricoles, tant la FNSEA que la Confédération paysanne, n’ont pas défini d’orientations sur cette question des loisirs. Les collectivités, à travers leurs élus, évitent le sujet autant qu’elles le peuvent, de peur de soulever l’épineux problème de la chasse ou l’opposition des agriculteurs au passage des chemins. Les fédérations d’usagers des loisirs concentrent l’énergie de leurs bénévoles sur la protection et le développement de la ressource qui les concerne. Globalement, beaucoup d’initiatives sont prises sur le terrain mais il n’existe pas d’outils d’analyse de leur pertinence géographique et sociale (ce qui ne veut pas dire qu’elles n’en aient pas), et peu ou pas de réflexion prospective globale.
16La première étape nous semble devoir préciser les objectifs d’un aménagement récréatif de l’espace agricole. L’opportunité pour les agriculteurs peut en être établie à partir d’une analyse économique, sociale et géographique des marges de manœuvre dont ils disposent. Il convient de distinguer les effets directs (durabilité et rentabilité de l’activité agricole, restauration du lien social) et les effets indirects (légitimité professionnelle facilitant la négociation économique globale) du développement des loisirs. De même la récréation peut être un levier du développement pour quelques entreprenants (les loisirs comme diversification) ou pour l’ensemble de la profession (les loisirs comme fonction générale de l’espace agricole). Du point de vue de la collectivité, devant le coût et l’insuffisance des espaces publics spécialisés, l’encouragement à la polyvalence des espaces agricoles et forestiers banals, peut s’analyser comme une nécessité d’ordre public. Il faudra mesurer, en retour, les bénéfices que les collectivités impliquées pourraient retirer d’un aménagement récréatif judicieux en terme d’attractivité résidentielle ou touristique. À l’échelle régionale et nationale, le soutien public aux services récréatifs rendus par l’agriculture doit donc aussi se comprendre comme un outil d’aménagement du territoire.
17L’équilibre à trouver entre zonage et multifonctionnalité est au cœur du parti d’aménagement qui devra guider l’action. Le zonage conduit à un partage vertical de l’espace, partition qui induit des effets de frontières mais limite les conflits d’usage au quotidien. La multifonctionnalité, en amenant les hommes à se partager l’espace, prend le risque de leurs interactions. « Beaucoup de formes de gestion de la campagne ne sont ni brutales ni visibles, et c’est tout à fait approprié. La plupart traitent des problèmes locaux qui conduisent à des solutions locales et des approches discrètes. Un management technocratique ou des interventions tranchantes sont rarement nécessaires ou adaptés pour protéger les ressources ou s’assurer de la bonne volonté du visiteur. On peut arriver à mieux par des moyens plus modestes, plus subtils, plus participatifs » (Glyptis, 1991, p. 158). C’est probablement parce qu’ils ne font pas confiance à cette capacité des individus que les responsables politiques ont privilégié et privilégient encore la réalisation d’équipements comme les bases de loisirs par rapport à la mise en valeur récréative des campagnes. Les cas où le zonage récréatif s’avère une solution utile doivent être identifiés, tout en gardant en mémoire la richesse de sens qu’apporte un usage multiple des lieux. Il faut toutefois se garder d’une alternative trop brutale : il est possible d’établir des niveaux de multifonctionnalité, en s’appuyant sur les potentialités des espaces et sur l’intensité variable de la demande. En articulant les régulations dans l’espace et dans le temps, il est encore possible d’affiner les objectifs assignés. La différenciation des propositions selon les régions (le périurbain rennais diffère du périurbain marseillais) va de soi si la démarche est réellement participative. Des objectifs concrets sont également constitués par les difficultés à surmonter en termes sociologiques : nous avons souligné les blocages internes à la profession agricole, mais il ne faut pas sous-estimer la difficulté pour gérer des espaces qui verront renforcer leur caractère public : l’incivisme, les exigences infondées d’accès et la possibilité d’une multiplication des conflits entre pratiquants de loisirs différents doivent être envisagés. Il faut aussi tenter de mettre en cohérence le temps long des aménagements agricoles (Deffontaines, Landais et Pierret, 1997) et le désir d’accès immédiat de l’usager. Des enseignements doivent être recherchés dans les espaces qui ont accumulé les expériences, transposables ou non, de multifonctionnalité : parmi d’autres, la forêt publique française (Kalaora, 1981 ; Marty, 1998) et l’espace agricole anglais (Glyptis, 1991 ; Harrison, 1991) nous semblent très pertinents.
18Sur la base d’une évaluation de ces expériences, et des résultats de la recherche concernant les loisirs dans l’espace agricole français, il doit être possible de définir des orientations pour une dynamique d’aménagement qui réponde aux objectifs définis. En premier lieu, la négociation sociale doit précéder la réglementation. Qui doit définir les conditions de l’accessibilité ? Répondre à cette question ne peut se réduire à identifier des acteurs légitimes. Il doit exister un espace d’expression de la prise de conscience et du volontarisme des agriculteurs, comme de la nécessité d’une éducation et d’une meilleure représentation des usagers. Dans le cadre des aménagements proposés, il importe de laisser place à la créativité des acteurs, en articulant les responsabilités confiées aux institutions et celles qui sont laissées aux individus. La multifonctionnalité nécessite enfin des régulations : il s’agit de savoir lesquelles et par quelle autorité elles doivent être exercées, à des échelles territoriales adaptées. En second lieu, il faudrait réfléchir à l’internalisation de la récréation dans l’économie agricole. Cela suppose d’abord d’identifier les enjeux économiques (variables selon les régions et les productions) : il faut tout à la fois reconnaître la récréation comme un service public rendu par l’agriculture en général et accompagner le développement de l’offre de services récréatifs payants sur certaines exploitations. Nos observations montrent toutefois que beaucoup d’agriculteurs souhaitent que la récréation reste hors du domaine professionnel, lui fixant comme objectif « la possibilité de rencontres et d’échanges » (tableau 40). La nécessité d’une intervention publique forte, mais qui responsabilise les gens, pour encadrer l’accès récréatif et accompagner sa mise en œuvre, nous semble le troisième axe de réflexion. Sur certains points, en particulier la protection des chemins ruraux, le canoë, la responsabilité civile des propriétaires, il faut faire évoluer la législation, mais la prudence s’impose car cela peut remettre en cause nombre d’accords tacites. Lors des procédures d’aménagement foncier, les collectivités ont l’opportunité de structurer un véritable réseau multifonctionnel de circulation en campagne, tout en améliorant les liens entre les espaces spécialisés de loisirs et les espaces ouverts multifonctionnels. La puissance publique est aussi garante du respect de la loi, ce qui amène à s’interroger sur les rôles possibles et la forme adéquate d’une police rurale. Pourquoi ne pas généraliser les gardes champêtres à cheval de la Brigade verte du Haut-Rhin ?
19La recherche de nouveaux consensus autour de l’espace agricole passe donc par une réflexion de fond sur le rôle de l’espace, espace de cantonnement ou espace de vie, pour grossir le trait. Ensuite, dans chaque situation locale, selon les groupes sociaux en présence et les médiateurs possibles et légitimes, les modes de régulation que l’on pourra proposer seront différents. Il n’y a pas de solution universelle. On peut seulement affirmer le rôle social de l’espace agricole, que les responsables professionnels et les élus oublient encore trop souvent dans leurs projets d’aménagement.
BILAN ET PERSPECTIVES DE LA RECHERCHE
20S’il importe de relativiser la portée des résultats scientifiques, il ne faut pas non plus les tenir pour négligeables. De l’incessant aller et retour du chercheur entre science et sens commun émergent quelques « prises » sur le réel, quelques points d’appui dans la progression de la connaissance. Notre recherche démontre que la fonction récréative est une fonction horizontale des espaces agricoles, que tous les agriculteurs sont, consciemment ou non, producteurs de cet espace de loisirs, et que les habitants, les citadins et les touristes en font un usage fréquent, banal, mais spécifique en ce qu’ils apprécient les qualités particulières de l’espace agricole, cultivé et habité. La faible valorisation actuelle de cet espace pour les loisirs laisse apparaître un potentiel de développement économique et social considérable, sur lequel nous venons d’entrouvrir une porte.
21Globalement, nous avons pu montrer la complexité du vécu, par les agriculteurs, des loisirs qui se produisent sur leur exploitation. Du point de vue d’une géographie du bien-être, les usages récréatifs de l’espace agricole apparaissent comme un exemple frappant du rôle de l’espace banal dans la qualité de vie de chacun : directement, l’agriculteur et l’usager y puisent des possibilités de s’exprimer au travers des loisirs, tandis qu’indirectement, en provoquant leur rencontre (qu’elle soit conflictuelle ou non), l’espace partagé enrichit leur expérience sociale. Nous observons ainsi l’espace comme lieu et comme enjeu de l’intégration sociale. L’espace agricole est d’abord un ensemble de lieux où les personnes et les groupes sociaux tissent des liens. Les usagers, lorsqu’ils font le choix de l’espace agricole, prennent le risque de la rencontre. Du point de vue des agriculteurs, laisser ouvert son espace c’est accueillir l’autre, même si c’est parfois en bougonnant ! Pour l’essentiel non-marchand, les services récréatifs rendus par les agriculteurs résultent généralement d’une tolérance car il est rare que la loi impose effectivement aux agriculteurs d’accueillir des usagers. Le droit de se clore, suspendu comme une épée de Damoclès sur la tête des usagers de l’espace privé, le confirme. La disparition des chemins est rarement sanctionnée. Laisser cueillir des mûres n’est pas, à ce jour, d’ordre public. Et il n’est pas certain que la création de servitudes améliorerait l’offre récréative proposée par les agriculteurs. Car c’est bien librement que s’est instituée en France la tradition de tolérance. Elle semble constituer aujourd’hui une norme sociale faible, un modèle de comportement auquel les agriculteurs peuvent déroger sans risque majeur. Le seul risque à se clore semble être l’isolement, ce qui tend à confirmer l’objectif principal de la tolérance des agriculteurs envers les loisirs : entretenir de bonnes relations avec le reste de la population. La possibilité ou le risque de la rencontre, consubstantielle à l’ouverture de l’espace agricole, minimise ainsi les conséquences sociales de l’appropriation inégalitaire de l’espace, mais elle en consolide paradoxalement la légitimité : la plupart des usagers ont la conscience et/ou l’expérience du caractère habité et approprié de l’espace agricole, et ne le remettent nullement en cause. Une autre question est de savoir si les gens ont envie de se rencontrer, ou bien si c’est une contrainte, inhérente à l’état des lieux. Les nouveaux habitants des campagnes cherchent-ils la nature ou bien une vie sociale plus équilibrée ? Les agriculteurs cèdent-ils à la pression de la demande ou bien ont-ils, même si c’est timidement, envie d’accueillir leurs semblables sur une terre qu’ils connaissent et qu’ils aiment ? Nos enquêtes confirment le désir de rencontre. L’organisation de l’espace permet ou non ces contacts entre les gens : lieu de la rencontre, l’espace la conditionne. En espace agricole se conjuguent un caractère d’espace public et une intimité de situation qui favorisent le respect de l’autre et l’entrée en contact. Les phénomènes d’enclosure ne peuvent dès lors laisser indifférent, car ils fragilisent le consensus social. L’antidote à leur développement nous semble être à rechercher dans l’expérience du vivre ensemble au sein d’espaces ouverts humanisés.
22Plus nous avançons dans cette recherche, plus nous attachons d’importance au vécu de la personne considérée comme sujet expérimentant le monde. Le caractère diffus et peu organisé des pratiques récréatives en espace agricole, la faiblesse des représentations qu’en donnaient la recherche et les institutions nous ont orienté vers le questionnement direct des individus. Remarquant alors la faible corrélation entre les réponses aux questionnaires et les variables explicatives classiques, nous avons expérimenté une méthode d’entretien qui valorise l’expérience individuelle dans sa dimension phénoménologique : en donnant au paysage le statut de guide d’entretien, nous laissions venir en mots des éléments vécus que n’auraient probablement pas révélés des questions posées à table. En questionnant le réel dans ses contenus les plus subjectifs, nous avons pu souligner des aspects originaux de la relation de l’homme à l’espace et à la société. Dans leur manière d’habiter l’espace, les agriculteurs exercent ainsi un droit de propriété à géométrie variable : intraitables sur leur droit d’abattre leurs arbres, ils sont très majoritaires à reconnaître un droit naturel d’accès aux usagers ; fâchés avec tel loisir, ils peuvent en favoriser un autre ; etc. La complexité des liens d’appropriation entre une personne et son espace nous semble trouver là un support d’analyse : l’espace permet aux agriculteurs de dire et de se dire. Cet espace utilisé comme langage suppose une sémantique de l’accès, dont nous avons pu donner quelques aperçus, mais qui ne pourra être comprise qu’en donnant aussi la parole, et si possible sur le même espace, aux divers usagers. Agriculteurs et usagers construisent en effet un langage qui pour n’être pas univoque, n’en est pas moins commun. Parallèlement, l’espace peut être interprété comme le cadre topologique des interactions sociales. Si l’usager et les agriculteurs partagent à l’instant t un espace apparemment semblable, des topologies concrètes, personnelles et fonctionnelles (cf. chapitre VII) assurent la cohérence du rapport de chacun avec le lieu, en rapport avec les autres lieux qui ont du sens pour lui, et donnent sens aux comportements d’interaction observés. La situation particulière de celui qui connaît plus finement les lieux et qui tisse avec eux des liens plus personnels permet de comprendre la fonction régulatrice de médiateur que l’agriculteur exerce de facto dans son espace. Il nous semble qu’il y a là une piste de recherche fructueuse pour améliorer la compréhension que l’on peut avoir de bien des situations, cages d’escalier, rues ou salles de classe, dans lesquelles le partage de l’espace ne va pas ou plus de soi.
23L’importance que nous avons accordée au subjectif ne signifie pas que nous ayons abandonné le champ du social : les enjeux identitaires pour les groupes sociaux (en particulier pour les agriculteurs), les représentations de la campagne, de la nature, des loisirs ou du travail, les modalités juridiques et sociales de l’appropriation récréative de l’espace agricole sont des composantes essentielles de la problématique. Menant de front les deux niveaux d’analyse, nous avons tenté d’articuler le subjectif et le social. Sur la dichotomie entre la tolérance vis-à-vis des loisirs et la réticence envers le bocage, les entretiens bottes aux pieds ont par exemple permis tout à la fois de confirmer les représentations repérées par les enquêtes quantitatives, et d’enrichir l’analyse, la subjectivité du vécu dans l’espace révélant bien des paradoxes. Tel qui tient des discours défensifs contre les usagers se montre pédagogue et patient ; tel autre, qui a arraché presque tous ses talus, montre de l’attachement aux quelques arbres conservés. En acceptant la complexité subjective, le chercheur peut éviter de plaquer sur les personnes les lignes de forces et les catégories qu’il perçoit dans le jeu social. Cela peut déboucher, dans une perspective d’aménagement, sur une certaine souplesse, un humanisme dans les propositions, même si celles-ci visent des régulations sociales. Postulant d’une inégalité spatiale, nous avons cherché à mettre à jour les enjeux sociaux, qui ne sont pas toujours là où on les attend. L’espace agricole est ainsi un espace convoité pour les loisirs, parce que proche et familier, alors que l’offre de loisirs touristiques l’ignore généralement. Il peut répondre aux besoins d’espace des populations rurales les moins mobiles. En changeant d’échelle, nous avons pu montrer que les régions françaises où les agriculteurs semblent avoir la plus forte responsabilité, parce qu’ils y gèrent beaucoup d’espace et parce que la demande y est forte, sont les régions intensives où l’on s’attend le moins à voir l’agriculture produire ce type de services.
24La fonction récréative est à plus d’un titre originale parmi les nombreuses fonctions de l’espace agricole. Elle offre des perspectives insoupçonnées aux agriculteurs, aux habitants-usagers, aux collectivités. Elle s’offre également aux chercheurs comme une opportunité. Si le géographe nous semble bien placé pour aborder cette question et imaginer des aménagements, elle devrait donner lieu à un travail d’investigation en équipe multidisciplinaire. Elle ne doit plus être absente des programmes qui analysent les fonctions de l’espace agricole, les modes d’habiter, les espaces de loisirs, l’écologie du paysage, les relations sociales entre les agriculteurs et les autres catégories sociales, l’identité professionnelle agricole, l’organisation de la production, etc. Elle ouvre aussi, au sein de la discipline géographique, des ponts entre géographie rurale et géographie sociale, en permettant d’approcher les relations que tissent les diverses populations qui vivent en campagne (agriculteurs, natifs, néo-ruraux et touristes par exemple), trop souvent perçues comme juxtaposées. Une fois levé le voile d’invisibilité qui les recouvrait, les loisirs en espace agricole devraient donc devenir, pour l’ensemble du corps social, tout à la fois une question et une école du vivre ensemble.
Notes
1 Martin Patricia, « Alter Ego », France Inter, le 23 octobre 2000, avec comme invités Pierre Sansot et David Lebreton pour leurs livres Chemins aux vents (Paris, Payot, 2000, 305 p.) et Éloge de la marche (Paris, Métaillé, 2000, 176 p.).
2 Les droits de passage anglais, truffés de clôtures et de murs qu’il faut franchir par des échelles, sont au contraire généralement réservés à des personnes en bonne forme physique.
3 Voir par exemple le jeûne hebdomadaire mené par des agriculteurs de l’Ouest depuis 2006 pour une répartition plus juste des aides de la PAC (Valo Martine, « Des agriculteurs qui jeûnent dans le désert », Le Monde 2, 6 janvier 2007, p. 22-24).
© Presses universitaires de Rennes, 2007