Chapitre X. Agriculteurs et usagers en interaction sociale
p. 335-384
Texte intégral
1Nous avons mis en évidence la fonction récréative de l’espace agricole, en tant qu’enjeu régional au chapitre VI, en tant qu’ensemble de pratiques effectives au chapitre précédent. Loin de conduire à une simple superposition d’usages, cette fonction récréative interfère, entre autres, avec la fonction productive, tandis qu’en retour le caractère agricole de l’espace peut influencer l’organisation de l’espace récréatif. La première section de ce chapitre approche ces interactions en terme de rapport d’exclusion, d’adaptation ou de valorisation entre agriculture et loisirs. Dans la seconde section, nous utilisons la diversité des loisirs comme prisme d’analyse pour montrer que ces interactions présentent aussi, autour de la tolérance et du jeu, des caractères d’apparence irrationelle qui donnent, pour nous, la pleine mesure de la dimension humaine de la fonction récréative en espace agricole, irréductible aux seuls aménagements. Dans la troisième section, nous proposons une lecture transversale des contenus des échanges entre agriculteurs et usagers, à qui la multifonctionnalité d’un espace partagé offre des opportunités de vraie communication.
AGRICULTURE ET LOISIRS EN SITUATIONS D’INTERACTION
2Les usages récréatifs de l’espace agricole conduisent à la coexistence, au même temps et en même lieu, de pratiques qui s’inscrivent dans des logiques sociales, spatiales et temporelles autonomes. L’agriculteur, dans son champ, pense à la PAC, à son voisin qui voudrait bien attraper la parcelle qu’il convoite, au risque d’échaudage couru par ses blés. Au même instant, à l’ombre d’un chêne, la promenade arrête là un habitant du voisinage qui cherche à se repérer, un feuillet municipal à la main, sur l’itinéraire imprécis qui le ramènera chez lui à temps pour l’apéritif. La coexistence de leurs espaces de référence et de leurs rationalités propres amène agriculteurs et usagers à se frotter les uns aux autres. Sur la base des sources disponibles et de nos observations, nous proposons, sur un plan général, une typologie sommaire des situations d’interactions entre agriculture et loisirs. Lorsque l’un des deux caractères agricole ou récréatif tend à réduire ou restreindre l’autre fonction de l’espace, nous observons des cas d’exclusion. Lorsque s’observent dans les pratiques agricoles ou récréatives des modifications imputables à l’existence de l’autre fonction, nous décrivons des situations d’adaptation. Enfin, il existe des cas de valorisation, lorsque l’une des fonctions s’enrichit de la présence de l’autre.
Situations d’exclusion entre agriculture et loisirs
3La fonction récréative et la production agricole ne cohabitent pas toujours très bien. Dans certains cas, le développement des loisirs tend à marginaliser l’agriculture. Dans d’autres, c’est l’agriculture qui ferme l’espace aux loisirs. Nous tirons de nos observations quelques exemples, sans porter de jugement a priori. L’exclusion fonctionnelle, qui revient à un zonage de fait, peut être légitime et efficace dans certains cas. Dans d’autres il s’agit d’un refus délibéré d’adapter l’espace à la multifonctionnalité, généralement parce qu’on n’en perçoit pas l’intérêt, et que l’on connaît trop mal les enjeux, les problèmes, la culture de l’autre.
4En général, les loisirs de plein air n’empêchent pas l’exercice de l’agriculture. Les exceptions sont à rechercher dans le cas des golfs, des parcs et bases de loisirs, des étangs importants, qui occupent les terres à titre exclusif. Et encore, si cette exclusion ne fait pas de doute à l’échelle de la parcelle, une synergie peut exister à l’échelle de l’exploitation, dès lors que l’aménagement récréatif est conçu avec ou par l’agriculteur. Celui-ci peut alors, en consacrant des terres médiocres aux loisirs, améliorer la rentabilité globale de son exploitation. Une ferme de la Sarthe a ainsi aménagé une dizaine d’hectares en golf, parallèlement à une activité d’accueil touristique, tandis qu’elle maintient un élevage hors-sol et des céréales. Parmi les loisirs envisagés dans le cadre de cette étude, rares sont les situations qui conduisent à l’exclusion totale de l’activité agricole. Par contre, leur développement peut parfois peser sur la viabilité d’exploitations agricoles. La chasse, parce qu’elle permet, sur certaines propriétés, de solides rentes, peut conduire des propriétaires à exclure leur fermier ! En Sologne, « la cause principale de rivalité entre la chasse et l’agriculture réside dans la disposition légale qui concède le droit de chasse au fermier. [Le propriétaire], pour éviter que le bénéfice de la chasse ne lui échappe, est tenté de renoncer à la location de ses terres. Depuis 20 ans, les cas de non-renouvellement du bail se sont multipliés » (Gillardot, 1981, p. 366). Plus fréquemment, la chasse pose des problèmes aux troupeaux qui peuvent particulièrement s’effrayer des chiens. Cela conduit certains éleveurs à éviter le pâturage de certaines parcelles à l’automne. Les promenades et les randonnées pédestres, équestres et à VTT peuvent également rendre difficile l’exploitation de certaines parcelles par les animaux. Le réseau des chemins ouverts au public entraîne des contraintes de clôture pour les parcelles traversées, et complique la conduite des animaux au pâturage. Dans certaines situations, cela peut rendre inexploitable une partie des herbages, en particulier par les vaches laitières (qui vont et viennent quatre fois par jour). Les remarques des agriculteurs interrogés renvoient, si l’on s’en tient aux cas où leur travail est réellement menacé, à trois composantes du problème. D’une part, le réseau des chemins ruraux est parfois organisé en peigne, c’est-à-dire que des chemins principaux (qui vont quelque part) se détachent des chemins de desserte des parcelles. « Il s’arrête là ; il était fait pour desservir la parcelle là », dit Bernard d’un chemin en cul-de-sac. Or certains usagers souhaitent passer, ce qui est leur droit si le chemin est public, dans ces impasses agricoles, compliquant le travail des agriculteurs. D’autre part l’utilisation des chemins pour la promenade est délicate à concilier avec la conduite des animaux au pâturage. Cela se traduit par des problèmes de ficelles : un agriculteur qui ne dispose d’aucune aide, ne pouvant être à la fois devant et derrière le troupeau, a besoin de fermer le chemin après l’entrée du pré, afin que ce guide-vaches les y oriente. S’il court le risque que ce fil soit ouvert par un usager pendant la traite, il sait qu’il peut voir son troupeau filer tout droit. Il n’est pas facile alors de courir à travers champs pour passer devant et refouler le bétail. Nous avons vu que Jacques s’en accommodait bien. Mais les remarques de Bernard illustrent une situation conflictuelle très courante :
« Dans le questionnaire vous dites que les randonneurs vous dérangent beaucoup trop ? “Ouais, ils peuvent pas attendre, les randonneurs peuvent pas attendre que les vaches soient traversées. Maintenant on se met deux à traverser les vaches parce que quand on est seul on met une ficelle et on met les vaches à sortir à nous suivre, et ben les gens, les randonneurs, ils défont la ficelle et puis démerde-toi. ‘Salut !’ ils disent d’un air, et puis quand t’as pas été pris une fois tu fais pas gaffe et puis tes vaches elles descendent la route… C’est pour ça on ne peut pas être copain-copain dans ce sens-là, non.” »
5Enfin, les promeneurs peuvent également mettre en péril l’élevage sans aucune mauvaise intention, du fait du dérangement du bétail. Les chiens au premier chef, mais également les chevaux, et même les groupes bruyants sont cités comme un risque pour les troupeaux. Sur des fermes traversées par des chemins fortement fréquentés, le cumul de ces situations peut rendre effectivement pénible, au quotidien, le travail d’élevage. Bernard en tire des conclusions définitives sur les promeneurs : « Le VTT ça augmente ? “De plus en plus oui.” Ils s’aventurent dans les champs ? “Ah ouais, ouais. Justement là y’a une ficelle qui est restée, et bien ils vont s’aventurer là, et puis si on est là ils vont nous dire ‘ben vous gênez pas y’a une ficelle’, on a beau leur dire que le chemin va pas plus loin mais ça fait rien ils reviennent, ils gueulent. C’est un droit qu’ils ont. Le pire c’est quand ils ont un chien avec et que les animaux sont dehors.” » Cette difficulté peut être résolue, et doit l’être, si l’on veut éviter que des agriculteurs s’arrangent pour supprimer le passage, au détriment des promeneurs, ou au contraire se tournent vers le zéro-pâturage, ce qui les éloigne d’une gestion durable de leur ferme.
6L’exclusion des loisirs par l’agriculture n’est pas la règle, nous l’avons vu. Parmi les agriculteurs que nous avons interrogés, peu ont pris des mesures explicitement limitatives vis-à-vis de l’accès récréatif (tableau 51). On remarque la tranquillité des agriculteurs de Saint-Germain en 1994. Un seul d’entre eux est l’auteur des deux mesures recensées. À Pacé au contraire la situation périurbaine provoque en 1998 une certaine réaction de clôture : refus de chasse, panneaux et clôtures. À Cancale et Saint-Coulomb, la pose de barrières est surtout destinée à limiter l’entrée de véhicules dans les champs. Les chemins y sont très utiles aux agriculteurs, et le libre passage y est respecté. Dans l’ensemble on est loin d’un monde agricole barricadé, embarbelé, fermé. Plus de 70 % des agriculteurs interrogés n’ont pris aucune mesure limitative explicite. Ceci confirme l’impression d’un espace ouvert que laisse l’espace agricole français. Cela ne veut pas dire que des entraves ne soient pas exercées à l’encontre de certains loisirs ou de l’accès récréatif en général, mais cela se produit de manière plus indirecte, voire involontairement. S’ils interdisent rarement l’accès récréatif de manière frontale, les agriculteurs en limitent fréquemment l’extension de manière indirecte, en appauvrissant les ressources naturelles et paysagères disponibles. L’analyse de ces modes d’exclusion des loisirs par les agriculteurs ne peut être conduite sans distinguer les promenades, pour lesquelles la ressource essentielle est faite de chemins, et les loisirs de prélèvement, qui s’appuient sur la biodiversité.
Tableau 51 : Mesures prises par les agriculteurs pour limiter l’accès

7Le droit de circuler, si universel soit-il, trouve sa limite dans les dommages qu’il peut causer aux riverains ou aux autres usagers. Aussi peut-on parler d’exclusion légitime lorsque des agriculteurs empêchent un accès manifestement illégal ou inapproprié. Ainsi, sur une exploitation littorale, Gérard se trouve confronté à des usagers illégaux du sentier côtier et de ses champs : « “Là j’ai mis de la terre pour limiter. C’étaient surtout des motos qui m’emmerdaient. Les motos ça leur faisait un beau tremplin, alors ils allaient dans les bouts.” Ok. “Et les chevaux aussi.” Parce que là y’a des chevaux qui passent, là ? “Y’en a plus maintenant mais y’en avaient qui passaient, oui. C’est au niveau du parking, le Littoral a bouché le passage, il a mis des petits bois, on ne peut plus passer avec les chevaux, mais avant ils s’aventuraient par là. Ils passaient le long de mes bâches là, ils passaient ici, et ils allaient sur la plage.” » Le talus contre les motos ou les chicanes du Conservatoire du littoral pour empêcher le passage des cavaliers ne constituent pas à proprement parler des moyens d’exclure les usagers : ils servent à faire respecter des interdits spécifiques ou à éviter des dommages. Dans d’autres cas, l’exclusion des promeneurs résulte de la complexité juridique et matérielle des droits de passage. Sans une volonté affirmée de l’agriculteur, les situations se bloquent. Lorsqu’il a repris la ferme, Bernard a remarqué, sur une parcelle, une rupture dans un chemin.
« Quand on est venu chez nous, quand on est venu ici, nous, la parcelle était déjà remembrée, et j’ai demandé à la SBAFER si y’avait un chemin de commune ou pas, ils ont jamais pu me dire, et à la fin quand on a signé le compromis, ils m’ont ressorti les plans, il n’y avait pas de rectification de faite. Et je suis allé voir la propriétaire qui avait ça, elle m’a dit qu’ils avaient acheté le bout de chemin. Après on a fait des recherches au niveau du cadastre, je pense bien qu’y avaient pas acheté. Justement on était en train de négocier avec [la mairie, qu’elle] nous donne l’échange, le terrain de commune là, […] pour le faire passer le long des arbres, pour le faire atterrir, justement à la route là-bas. ça s’est pas fait du fait que, eh bien, ils ont changé la municipalité, et puis, les choses ont traîné au-delà, et puis maintenant, ben, on attend, on verra bien. »
8Devant cette situation juridique pas claire du tout, il n’est pas facile d’agir. Ici l’agriculteur ne cherche pas à supprimer le chemin, mais à clarifier son tracé dans le champ où il a été inclus. Il s’est donné du mal pour obtenir une information claire, et il est prêt à négocier un nouveau passage en bord de parcelle. Mais comme cela ne lui rapportera rien, il attend, et avec lui attend la possibilité d’un passage. Cette passivité plus ou moins volontaire est fréquente ; elle cache souvent un fond de culpabilité vis-à-vis du chemin disparu sous les labours. Autres mécanismes d’exclusion, la dégradation des chemins par les engins agricoles, la transformation de chemins creux en émissaires de drainage ou leur obstruction par des branchages ne sont pas toujours orientées contre les usagers. Ainsi Bernard, qui aime vraiment les arbres et les chemins, qui les entretient fort bien en règle générale, utilise un chemin pour laisser pourrir des branches d’émondage : « Un vrai chemin creux d’autrefois, ouais. Ben disons que voilà, là le voisin il a entretenu, alors […] on s’est mis d’accord, j’lui ai dit on pousse les branches en limite de chemin et on laisse un passage mais y’a un endroit là c’est tellement épais et fourni » [le chemin est quasi bouché par un gros tas]. « C’est resté comme ça. Si jamais ça va pas on reprendra le tracto-pelle pour les retirer. Mais bon à la limite… » L’abandon des chemins ruraux ordinaires relève néanmoins bien souvent d’actes volontaires clairement destinés à limiter l’accès. Tout près de la ferme de Gwénaël, un chemin qui va vers les prés et la rivière est bouché, à son entrée, par un dépôt d’ordures. Gwénaël n’en dit mot ; peut-être n’est-il pas le seul à alimenter cette décharge sauvage. D’autres méthodes plus ou moins dissuasives existent, que nous avons pu expérimenter en tant que randonneur : certains oublient de prévoir une barrière lorsqu’ils coupent un chemin avec trois fils barbelés. D’autres accrochent un panonceau « taureau très méchant », d’autres encore abattent quelques arbres, ou bien négligent de débiter ceux qu’une tempête aura fait tomber en travers du chemin. Prendre le temps d’écouter Jean éclaire sur la complexité des arguments qui justifient l’appropriation d’une section de chemin coupant ses terres : chemin trop humide, système de pâturage, passage redouté des piétons, projets d’agrandissement avortés, existence d’autres itinéraires, solidarité avec un parent.
« Y’a un fossé là ? “Oui, y’a un fossé là, ben c’est un fossé important parce que c’est l’écoulement disons de… des drainages bien sûr […] ça rejoint le ruisseau de L.” C’est un chemin en fait ? “Oui, c’était un ancien chemin.” Donc y’a personne qui passe là. “Euh…” C’est perdu ? “Oui, c’est peut-être une bonne chose pour nous hein, je veux pas être méchant en disant ça, mais si on l’avait gardé, aujourd’hui, nos champs seraient coupés par les passages.” [Et vous passez où ?] “Parce que nous, à l’origine là c’était privé c’est vrai, […] avant du temps de mes parents c’était carrément un chemin y’avait des pommiers de chaque côté et tout, même s’il était privé, donc pourquoi, parce que le chemin [public] là-bas ils ne pouvaient pas l’utiliser, il était un chemin creux.” Ouais. “J’ai eu déjà des demandes de la commune de vouloir utiliser le chemin là, mais il aboutissait là, pof, plus de chemin. Alors ils voulaient… non faut être sérieux, nous, comment on va travailler ? Alors ils m’avaient proposé, étant donné qu’il y a la route ici là, de prendre dans mon champ, pour retrouver le chemin là.” Oui là je comprends… [pas trop en fait !] “Mais bon j’lui est dit non j’suis pas d’accord et puis c’est tout quoi c’en est resté là.” C’est N. qui vous avait fait cette proposition là ? “Oui c’est Monsieur N., oui. Oui mais enfin on est bien ensemble, hein.” Oui, y’a rien de grave. “J’lui ai dit ouvertement ce que je pensais, j’lui ai dit y’a un autre chemin […] qui continue où y’a les arbres là-bas, dans le fond là-bas à 4-500 mètres, puis le chemin il arrive derrière. Bon ben faut pas exagérer, on va pas en faire un là, et un autre là-bas, et puis cinquante aussi ! Y’en a beaucoup déjà hein. Non, mais dans la mesure où ça ne me gênerait pas dans l’exploitation, bon ils auraient voulu passer là mais, faut pas exagérer, on est pas à l’aise avec des animaux d’avoir tout le temps des passages comme ça. Moi ça m’embêtait, j’me disais un jour peut-être que j’aurais pu avoir ces terres, de l’autre côté là-bas, bon ça s’avère que c’est pas possible, le propriétaire il préfère s’entendre avec un entrepreneur […] mais comprenez si j’avais pu l’avoir et puis qu’y avait un chemin remis en service et tout ça… Moi j’ai voulu garder un peu de possibilités, d’indépendance pour l’avenir, quoi. Maintenant ça me gênerait peut-être un peu moins mais, bon je ne le souhaite pas, hein. Je ne le souhaite pas et puis bon, y’a mon frère qui a fait un petit étang là-bas il est plus tranquille que… que y’a pas d’autres à venir par là. Mais lui [mon frère] il l’entretient hein ! […] Il met les moutons là-dedans et puis il range.” C’est ce chemin là ? “Oui, et c’est là que la commune elle voulait reprendre […] pour l’équivalent de notre côté là-bas, bon on aurait pas pu vraiment s’opposer à tout, parce qu’on n’avait pas à s’emparer de terres qui nous appartenaient pas, ça c’est vrai, mais enfin bon. Je leur ai donné les arguments qu’il y avait un autre chemin là-bas. Monsieur N. a tempéré ça je pense.” »
9Ainsi s’obturent nombre de chemins ruraux. En droit, les usagers peuvent exercer des recours en opposition s’il est « fait obstacle à la libre circulation des piétons admise par les usages locaux » (art. L.441-3 du Code de l’urbanisme). Mais qui est prêt à s’engager dans des procédures pour un modeste loisir ? Ce procès des pratiques d’exclusion des agriculteurs doit aussi être tempéré. D’une part le climat global de tolérance reste la règle. D’autre part les chemins perdus et les chemins poubelles rencontrés par les promeneurs ne le sont pas toujours du fait des agriculteurs riverains, et peuvent résulter d’un défaut d’entretien par la collectivité.
10Par rapport au droit de chasse et au droit de pêche, nous n’avons pas observé de démarche explicitement destinée à exclure les usagers. La lutte contre le braconnage (chasse et pêche illégales) ne semble guère préoccuper les agriculteurs rencontrés en Bretagne. Dans le cadre légal, nombre d’agriculteurs, pour éviter du dérangement, préfèrent cependant réserver au bénéfice d’un cercle restreint des droits qu’ils pourraient accorder au public. Mais c’est surtout indirectement, par la raréfaction et la dégradation des ressources naturelles, que l’agriculture tend à exclure de fait les loisirs de prélèvement. La dégradation du bocage (abri et garde-manger du petit gibier), le retournement des prairies et la pollution des eaux concourent à limiter les ressources. « Il est maintenant reconnu que l’intensification a contribué au déclin du gibier. Les haies arrachées à la suite de remembrements n’offrent plus d’abri pour l’hiver, de refuges contre les prédateurs ; la simplification des assolements ne fournit pas la même diversité alimentaire que la polyculture. L’utilisation de certains pesticides s’est révélée toxique pour la faune sauvage » (Le Clech, 1998, p. 242). Même si l’on note bien que l’exclusion de la cueillette, de la chasse ou de la pêche est indirecte, et qu’il s’agit rarement d’un refus d’accès, force est de constater la capacité des agriculteurs à limiter de fait certaines opportunités récréatives.
11Du point de vue de l’agriculteur, seul à réguler les usages sur son exploitation, face à des usagers nombreux et insaisissables, le combat pour le respect de ses droits mais plus largement pour la prise en compte de ses contraintes n’est pas facile, ni gagné d’avance. Lors de nos enquêtes, nous n’avons toutefois pas rencontré d’agriculteur obsédé par ces problèmes. Il est vrai qu’en Bretagne, les loisirs ne soulèvent pas d’enjeu économique majeur. C’est tout différent dans les grandes régions de cueillette, où la lutte contre les usages illégaux relève parfois de la croisade, comme le décrit Martin de la Soudière (1984, p. 327) dans les forêts de la Margeride, sous un titre évocateur : « Sociodrames en sous-bois : de la concurrence à l’auto-défense. » Le tout est de ne pas exagérer les enjeux, et de trouver les moyens appropriés pour faire respecter son droit, sans agressivité inutile : dans la plupart des situations, cela conduit à des adaptations réciproques.
Des phénomènes d’adaptation réciproque
12Les cas d’exclusion étudiés ci-dessus restent l’exception par rapport à la cohabitation générale entre les loisirs et l’agriculture. Observer et décrire les mécanismes d’adaptation réciproque nous permet de préciser la nature de cette coexistence. Les négociations qu’ils supposent, avec leur lot de conflits et d’accords, donnent aussi en retour une confirmation indirecte de la réalité des usages : les adaptations sont souvent plus faciles à saisir par le chercheur que les usages très informels qui les motivent. Par souci de clarté nous distinguons les adaptations de l’agriculture aux loisirs de celles des loisirs à un terrain agricole, mais le lecteur ne doit pas perdre de vue que ces adaptations sont réciproques.
13Indépendamment du nombre d’usagers, les loisirs peuvent imprimer à l’espace agricole des modifications géographiques, au travers de décisions prises par les agriculteurs. L’initiative de ces décisions peut être publique, comme pour la jachère environnement-faune-sauvage, mais elle vient le plus souvent de l’agriculteur qui adapte son outil de production à une contrainte particulière. Selon les cas, l’adaptation cherche à limiter les inconvénients du loisir en cause ou à favoriser le développement d’un loisir. C’est surtout pour le développement de la chasse que des initiatives publiques et privés ont été conduites et évaluées ; nous les étudions dans une perspective de transposition. Beaucoup d’adaptations, souvent moins formalisées, sont cependant réalisées au profit d’autres loisirs. Chaque fois que les agriculteurs choisissent des pratiques agricoles moins agressives pour le sol, l’eau, la flore ou la faune, ils favorisent directement les loisirs de prélèvement. Ainsi le semis direct, parce qu’il favorise les vers de terre, se trouve de fait promu comme technique favorable à la chasse (Granval et Muys, 1999). Le maintien de haies favorise le gibier mais aussi l’existence des mûres et des châtaignes. La maîtrise des pollutions agricoles est essentielle pour la qualité piscicole des cours d’eau. Le maintien de prairies permanentes peu fertilisées sauve les populations de rosés des prés. Toutes ces mesures sont par ailleurs favorables à la qualité des itinéraires de promenade, parce qu’elles introduisent de l’ombrage, de la diversité végétale et paysagère, la possibilité d’observer des animaux, etc. Dès lors il arrive fréquemment que des agriculteurs prennent des dispositions à coloration écologique dans le but explicite de maintenir la ressource en gibier, en poisson ou en produits de cueillette, que ce soit pour eux-mêmes ou pour les usagers. Il arrive aussi, plus rarement, qu’une haie soit maintenue ou plantée pour assurer l’ombrage aux promeneurs. En parallèle, certaines adaptations visent à intégrer les nuisances que les loisirs imposent à l’exploitation. C’est le cas, face aux dégâts du gibier, « des méthodes préventives (clôtures électriques, engrillagement, manchons protecteurs) ou de dissuasion (répulsifs, agrainage) » (Le Clech, 1998, p. 243). Nous avons vu Jules entourer ses parcelles de légumes contre les lapins. Chez Yves, comme chez beaucoup de riverains des rivières, ce n’est pas le poisson qui pourrait poser problème, mais les pêcheurs : il faut prévoir leur passage à chaque clôture de pâturage, tout en garantissant une bonne contention du bétail.
14Pour permettre la promenade, les agriculteurs organisent généralement de façon spécifique le réseau des clôtures, afin de laisser le libre passage sur les chemins, au moins ceux qui sont inscrits comme supports d’itinéraires. En pratique, en plaine, c’est la double clôture, de chaque côté du chemin. En montagne, et plus généralement sur les pâturages extensifs, cela peut devenir trop cher : la crainte de voir les barrières laissées ouvertes conduit à des investissements spécifiques (passages canadiens, passages d’homme). Tout cela ne va pas sans coûts et sans perte de temps. Lorsque la promenade est le seul usage du chemin, il s’agit bien d’une adaptation de l’agriculture à ce loisir. Le plus souvent, le chemin étant lui-même utile à l’agriculteur ou à d’autres riverains, ces aménagements sont justifiés à divers titres. La conduite des animaux au pâturage par des chemins également dédiés aux promeneurs pose le problème spécifique des ficelles, déjà évoqué, mais peut également dégrader le chemin (déjections, piétinement). Pour éviter cet embourbement du chemin, il arrive qu’un passage soit ménagé dans le champ voisin pour la conduite des troupeaux. Ces difficultés de cohabitation entre le pâturage et les promenades, mais aussi avec les chasseurs à l’automne peuvent amener l’agriculteur à sous-exploiter certains herbages, à en convertir d’autres en prés de fauche ou en cultures arables, pour regrouper ses bêtes à proximité de la ferme.
15À l’avenir, les agriculteurs seront certainement amenés à négocier des adaptations plus précises, à passer des contrats d’engagement réciproque avec des usagers des loisirs. La création de la jachère environnement-faune-sauvage à finalité cynégétique (JEFS) nous semble relever de cette démarche. Adaptation de la réglementation sur le gel obligatoire des terres arables, elle consiste à substituer aux règles techniques de mise en place de la jachère PAC un ensemble de règles proposées par les fédérations de chasseurs. Pour des céréaliers initialement hostiles à la réforme de la PAC de 1992, elle a permis de faire d’une contrainte économique apparemment aberrante (être payé pour ne rien produire) une production socialement utile. Expérimentée dès 1993, la JEFS a été officiellement proposée aux agriculteurs au printemps 1994, et reconduite depuis. Il s’agit d’un contrat annuel et individuel passé entre l’exploitant agricole, le détenteur du droit de chasse et la Fédération départementale des chasseurs. Ceci montre bien que la finalité cynégétique est prioritaire sur la finalité environnementale (Granval, Arnauduc et Havet, 1999). L’apposition de la JEFS comme dispositif additionnel à la déclaration PAC limite la portée de la mesure : lorsque le taux de gel obligatoire est tombé à 5 % en 1997-1998, les contrats ont été difficiles à pérenniser. Il s’agit donc bien d’une adaptation à la chasse d’un dispositif agricole conçu pour la maîtrise de la production céréalière. La JEFS est modulée, dans chaque département, grâce à un cahier des charges technique départemental, qui précise diverses possibilités pour l’implantation du couvert, une liste limitative des variétés pour de nombreuses espèces, une liste limitative d’herbicides, etc. L’entretien mécanique et le renouvellement du couvert sont prohibés entre le 15 avril et le 15 janvier de l’année suivante, afin de ne pas détruire les gîtes et les nids, alors que l’agriculteur reste seul responsable du respect du Code rural, et en particulier d’éviter la diffusion de graines d’adventices comme les chardons. « En contrepartie des contraintes supplémentaires occasionnées à l’exploitant agricole […], le détenteur du droit de chasse lui apportera les compensations financières dans la limite maximale des montants fixés par le tableau du cahier des charges1. » Ces montants s’échelonnent, en Ille-et-Vilaine, de 30 à 225 €/ha selon les couverts. Le titulaire du droit de chasse peut proposer moins, l’esprit de la mesure étant de compenser les coûts supplémentaires, et non d’octroyer un revenu à l’agriculteur, de toute façon engagé par sa déclaration PAC et indemnisé (à hauteur de 348 € par hectare gelé en Ille-et-Vilaine).
16Le développement de la JEFS n’a pas satisfait les espoirs mis en elle par l’Union nationale des fédérations départementales de chasseurs, dont « l’objectif était d’atteindre 75 000 ha » (Le Clech, 1998, p. 244). Après un record de 29 000 ha lors de sa mise en place en 1994, les chiffres se sont stabilisés autour de 15 000 à 25 000 ha. L’évolution des taux de jachère, mais aussi la concurrence de la jachère industrielle, plus lucrative, ont limité les surfaces en JEFS (Granval, Arnauduc et Havet, 1999). Enfin, le lien direct entre les surfaces en JEFS et les bassins céréaliers, sans rapport avec les cartes de la France cynégétique, a limité l’impact de la mesure. Il en va de même à l’échelle des terroirs et des exploitations, les agriculteurs choisissant pour implanter les jachères les parcelles les plus défavorables à une culture rentable des céréales, ce qui conduit à leur dispersion, et souvent à des implantations sans intérêt cynégétique, les chasseurs n’ayant alors aucun intérêt à signer un tel contrat. Ces difficultés expliquent peut-être qu’aucun autre contrat n’est venu depuis formaliser les contributions de l’agriculture aux loisirs, si l’on excepte la possibilité d’entretenir les chemins ruraux offerte dans le cadre des CTE et des CAD. L’essentiel des adaptations destinées à concilier leur métier avec les usages de loisirs reste aujourd’hui pratiqué de manière informelle. Et dans bien des cas il s’agit de comportements discrets, à l’initiative d’agriculteurs ouverts et compréhensifs. Adapter son exploitation aux loisirs, c’est aussi tout simplement faire preuve d’un minimum de diplomatie. La cohabitation sur les mêmes chemins des promeneurs, des tracteurs et du bétail en est un exemple : Yves évite un chemin fragile avec ses engins et fait un détour par les routes, tandis que Jacques prend soin d’enlever les fils après chaque passage de ses vaches.
17Si l’agriculture peut et doit parfois s’adapter aux loisirs, c’est plus massivement que les loisirs de plein air doivent faire avec les contraintes d’un espace produit par la civilisation paysanne et l’agriculture moderne. Si cette adaptation à l’espace agricole fait parfois leur attrait, cela peut aussi supprimer leur intérêt, voire leur possibilité. La diversité des adaptations observées peut s’analyser selon un degré croissant de collaboration avec les agriculteurs. Lorsque la banalisation des paysages est excessive, les usagers doivent mettre la main à la pâte pour entretenir une ressource que l’agriculture ne fournit plus spontanément. C’est ainsi que les pêcheurs s’organisent pour nettoyer les rives de cours d’eau, ou que les chasseurs créent de toutes pièces des habitats face à la raréfaction des haies. En matière de promenades, on peut observer que certains chemins creux devenus trop étroits pour les machines agricoles se prêtent bien aux loisirs, à condition d’être entretenus, ce que les agriculteurs ne font plus. Il n’est pas rare alors de voir un riverain prendre en charge telle courte section qui lui sert fréquemment pour promener son chien. Plus souvent, cet entretien est organisé par une association ou par une collectivité. Dans le cas plus général où l’agriculture fournit encore un support convenable, les usagers doivent adapter leur comportement aux caractéristiques particulières de cet espace. Un exemple frappant, et nettement récurrent, concerne les fameuses ficelles pour guider le bétail. En droit, sur un chemin rural, cette pratique est contestable ; mais dans la mesure où l’agriculteur a prévu une solution simple pour décrocher et raccrocher le fil, y a-t-il réellement matière à contentieux ? Accepter la contrainte des fils et des clôtures peut, sur des itinéraires pas trop fréquentés, sérieusement faciliter la vie des éleveurs et, par ricochet, faciliter la négociation de nouveaux itinéraires, comme le laisse entendre Gwénaël : « Ils voulaient reprendre ça comme chemin. On aurait dû mettre des ficelles pour passer les vaches dans nos champs. » L’espace agricole est un espace récréatif habité : s’y adapter, c’est donc aussi reconnaître ses habitants, en pratique savoir parfois répondre à la demande des agriculteurs. En général, les agriculteurs ne demandent rien explicitement aux promeneurs, cavaliers et cyclistes, si ce n’est de se faire aussi discrets que possible. Ils apprécient toutefois le bonjour, et, sauf urgence dans le travail, beaucoup n’ont même rien contre un brin de causette. La chasse peut répondre à des demandes plus spécifiques, notamment pour détruire les animaux nuisibles aux récoltes. La loi prévoit même le cas, le préfet pouvant ordonner des battues administratives, généralement à la demande des agriculteurs relayés par les maires ou la chambre d’agriculture. Il arrive aussi que l’agriculteur (chasseur ou non) fasse appel aux chasseurs de la commune pour limiter une population de lapins ou de pigeons qui s’attaque très localement à ses cultures. Nous en avons eu un exemple chez Jules. La chasse, parce qu’elle régule les ennemis des cultures, est donc perçue par beaucoup d’agriculteurs comme un service public, elle est même accusée d’incurie lorsque des ravageurs pullulent. Dans tous les cas, s’adapter au contexte agricole suppose d’aller au devant des agriculteurs pour expliquer le sens et les contraintes du loisir que l’on pratique, et entendre les souhaits de ceux qui entretiennent l’espace fréquenté. Cette volonté de dialogue s’observe au niveau individuel lors des demandes d’autorisation, par exemple pour la cueillette des champignons. Elle existe aussi au niveau des organisations locales, surtout pour la chasse et la pêche, chaque fois que des opérations collectives sont organisées (battues, nettoyages de rivières), ou que des droits collectifs sont négociés. Les promeneurs, cavaliers et vététistes semblent en général moins conscients de cette nécessité, sans doute bercés par leur bon droit d’utiliser les chemins ruraux ouverts au public. Cette ouverture reste pourtant bien fragile tant que les problèmes concrets ne sont pas réglés au niveau des exploitations traversées. Et dans bien des cas les solutions seraient plus faciles à trouver si les usagers s’exprimaient davantage. S’adapter c’est aussi savoir faire entendre sa voix face à un monde agricole bien organisé et capable de faire la sourde oreille quand ça l’arrange. Les promeneurs, cavaliers et vététistes sont trop peu structurés, et leurs organisations trop divisées pour défendre avec efficacité le réseau des chemins ruraux. L’exemple des chasseurs est là encore transposable, nous semble-t-il. Les chasseurs de Franche-Comté vont ainsi jusqu’à s’allier aux écologistes pour dénoncer la destruction des campagnols qui y ravagent les prairies. 55 000 ha ont été traités en 1998 dans le seul département du Doubs, et les produits utilisés contre ces rongeurs ont des conséquences désastreuses sur le lapin de garenne. « Pour trouver une solution, les trois parties ont constitué un comité de pilotage, auprès de la préfecture de région2. » Dans la même veine, les pêcheurs sont souvent à l’origine des plaintes contre des agriculteurs lorsque des bâtiments d’élevage mal conçus génèrent des pollutions sévères. Ils affirment ainsi, collectivement, la nécessité de respecter leurs rivières.
Rareté relative, en France, des cas de valorisation directe
18Au-delà d’une cohabitation la moins gênante possible, éventuellement appuyée sur des adaptations réciproques, il est possible de considérer les apports dont l’agriculture et les loisirs peuvent bénéficier s’ils prennent en compte l’existence de l’autre fonction. Nous appelons valorisation le fait d’obtenir, ou au moins de rechercher une amélioration économique, sociale ou environnementale. Les loisirs peuvent valoriser le caractère agricole de l’espace de pratique, tandis que l’agriculture peut valoriser la demande récréative. Nous examinerons successivement ces deux situations. Mais dans certains cas, la valorisation est réciproque et devient une réelle coproduction de l’espace qui peut améliorer l’efficacité de l’agriculture tout en favorisant la pratique des loisirs. L’exemple des frères Séverin au Verguier (Aisne), montre que l’on peut « concilier grandes cultures performantes et faune sauvage3 ». Sur leurs 480 ha de cultures, ils ont pris des décisions qui vont bien au-delà de la JEFS (qu’ils appliquent aussi), modifiant leurs assolements et certaines façons culturales, plantant des haies, ménageant des bandes abris, assurant des couverts hivernaux, sélectionnant les produits phytosanitaires adéquats sur l’ensemble des cultures, etc. En tant que chasseurs, ils en tirent un bénéfice direct. « La densité des perdrix augmente […], et la reproduction s’améliore » ; le chevreuil est de retour ; les lapins en surnombre, « proies très faciles pour le renard, permettent la préservation du lièvre et du perdreau ». L’espace agricole, riche en céréales, est valorisé pour la production de gibiers spécifiques (perdrix, lièvres). Mais du point de vue agricole, la chasse se trouve également valorisée en ce que ce loisir a amené les exploitants à réfléchir autrement leur production. Ils ont mis en place de meilleures rotations permettant d’abaisser les coûts de production. À moyen terme, cette exploitation se trouve en situation d’adhérer à des démarches contractuelles rémunératrices. Elle pourrait aussi, le cas échéant, tirer un meilleur profit d’une éventuelle location du droit de chasse. La limite principale de telles initiatives individuelle est leur impact limité sur le territoire. Les enjeux récréatifs (territoires de chasse, itinéraires de randonnée), environnementaux (bassins versants, paysage) et économiques agricoles (filières locales, bassins de production) nécessitent une action à l’échelle de territoires plus vastes que l’exploitation. Dans une perspective de développement local, il faudrait prendre en compte l’ensemble des agriculteurs d’un territoire, et s’intéresser à l’ensemble des loisirs pour penser et mettre en œuvre une coproduction de plus value récréative, agricole et environnementale. À notre connaissance, il n’existe pas d’exemple où la démarche ait été menée à cette échelle. Aussi devons-nous, pour l’instant, repérer des cas plus modestes de valorisation, qui constituent cependant les prémices et les expérimentations utiles d’une approche plus dynamique des rapports entre les loisirs et l’agriculture.
19La chasse est certainement le loisir qui a mené le plus loin l’étude des potentialités qu’offre le caractère agricole d’un espace de pratique. À la forêt sont associés les gros gibiers, tandis que la petite faune sédentaire de plaine (lièvres, perdrix, faisans), inféodée à la production de céréales, caractérise l’espace cultivé. En outre le développement des grands gibiers forestiers s’appuie en partie sur les ressources qu’ils peuvent trouver, en hiver notamment, dans la campagne agricole environnante. Sur le plan social, les chasses privées dominent en forêt tandis que l’espace agricole est le domaine de la chasse populaire. Les fédérations de chasseurs ne peuvent donc pas se désintéresser du territoire agricole. Aussi les chasseurs, individuellement ou collectivement, ont-ils cherché à influencer les agriculteurs dans le but d’améliorer la productivité cynégétique des espaces agricoles. La JEFS peut être considérée comme une démarche nationale dans ce sens, même si elle s’applique à une fraction très limitée de l’espace agricole. Des mesures plus fines ont été expérimentées dans certaines régions. Les chambres d’agriculture de Picardie animent ainsi depuis 1997 un programme intitulé « gestion du territoire » qui recherche « une approche globale de la gestion de l’exploitation, tout en satisfaisant les intérêts de l’agriculteur, du chasseur et du grand public4 ». En région Champagne-Ardenne, le conseil régional subventionne, sous le titre « volet aménagement du territoire », cinq mesures agri-environnementales dont l’application requiert l’avis de la Fédération départementale des chasseurs5. Plus localement, les Opérations groupées de mise en œuvre d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement (OGARE) et les Groupements d’intérêt cynégétique (GIC) sont des démarches collectives à l’initiative des chasseurs. L’OGARE est « encouragée par la volonté des organisations cynégétiques de susciter la création de groupes d’agriculteurs voisins. Ainsi ce groupe peut-il gérer une superficie significative au regard des enjeux environnementaux et s’engager dans le sens d’un développement durable de l’agriculture. Une attention particulière est alors portée à la diversité biologique, à la faune sauvage, au gibier et à la chasse » (Havet, 1999, p. 30). Les GIC, plus étroitement centrés sur la faune sauvage, sont parfois devenus des groupements agro-sylvo-cynégétiques pour intégrer les logiques agricoles et forestières de leur territoire. L’exemple du GIC du Vandelais, en Ille-et-Vilaine, montre que c’est une nécessité : depuis 1986, ses chasseurs sont partis « à la reconquête du lièvre » en appliquant strictement les plans de chasse. L’objectif atteint, ils se mobilisent aujourd’hui pour améliorer les paysages modifiés par un remembrement excessif6. Au niveau national enfin, le réseau Agrifaune, qui vise « la prise en compte de la faune sauvage dans la gestion agricole7 » apporte son expertise à ces initiatives. Ces exemples montrent que les chasseurs ne se contentent pas d’utiliser le territoire agricole comme espace de chasse, mais qu’ils ont élaboré un certain nombre de stratégies pour valoriser le caractère agricole de cet espace afin d’améliorer les conditions d’exercice de leur loisir. Ils montrent surtout que pour eux, l’espace agricole est essentiel (les moyens mis en place l’attestent), qu’il est bien géré par des agriculteurs (c’est à eux que l’on s’adresse), et qu’il est possible d’agir concrètement. Sur ces trois points, la démarche nous semble transposable à d’autres loisirs.
20En matière de pêche et de cueillette, nous n’avons pas connaissance de démarche visant spécifiquement à valoriser le caractère agricole des espaces fréquentés. Les associations de pêche ont tendance, nous semble-t-il, à limiter leurs rapports avec les agriculteurs afin de ne pas soulever inutilement les questions épineuses qui pourraient surgir, en matière de pollution des eaux comme en matière de droits de pêche. Plus fondamentalement, aux yeux des pêcheurs, l’agriculture n’apparaît pas comme produisant le poisson. Elle y contribue pourtant lorsqu’elle ouvre et entretient l’espace, permettant à la lumière de faire vivre la rivière. Elle y contribue surtout par son rôle hydrologique, modifiant les niveaux d’étiage et la qualité chimique et microbiologique des eaux. Les promeneurs, les cavaliers et les vététistes, quant à eux, traversent généralement l’espace agricole sans y prêter beaucoup d’attention. Ils s’en trouvent parfois exclus, en perçoivent les contraintes, auxquelles ils s’adaptent plus ou moins facilement, mais n’imaginent guère en valoriser des caractères spécifiques. Tel sentier va vers telle jolie forêt, passe devant cette vieille chapelle puis rejoint le bourg : l’espace agricole apparaît, à la lecture des descriptifs d’itinéraires, comme un espace interstitiel. Nous avons vu qu’il constitue pourtant, en Ille-et-Vilaine, environ 75 % des paysages des sentiers inscrits au PDIPR (tableau 29). Tout reste à faire dans ce domaine, mais certaines initiatives d’agriculteurs montrent la voie, quand par exemple fleurissent les randonnées de ferme à ferme.
21La valorisation des opportunités récréatives par l’agriculture nous semble tout aussi embryonnaire. Nous avons noté que la chasse, parce qu’elle détruit des animaux nuisibles, pouvait être directement appelée par des agriculteurs, comme facteur de la production agricole. Ainsi en est-il à Cancale et Saint-Coulomb vis-à-vis du lapin. Ce cas est cependant marginal ; les bénéfices que l’agriculture peut tirer d’une valorisation des loisirs sont le plus souvent disjoints du système de production. Il peut s’agir d’économies de charges, de revenus complémentaires, ou d’avantages stratégiques. Des économies de charges fixes peuvent résulter du développement des loisirs. Chez Jean, l’accès récréatif concédé à son frère se fait, implicitement, en échange de capitaux. « L’étang est dans les chênes là ? “Oui parce qu’il y avait une petite parcelle dans le fond là-bas, bon ben comme on s’entend bien entre nous je lui ai dit tiens si tu veux faire un étang c’est là que ça ira le mieux, ça démolira moins la ferme. Parce qu’autrement on est en GFA sur les terres.” Un GFA familial ? “Oui”. »
22Les agriculteurs attribuent ainsi fréquemment le droit de cueillette, de chasse ou de pêche sur l’ensemble des terres dont ils disposent aux propriétaires bailleurs, pour les remercier de leur céder la terre, pour éviter d’avoir à la leur racheter ou pour compenser le faible niveau des fermages. Les charges peuvent également être réduites, lorsque le développement des promenades permet de transférer les charges d’entretien de certains chemins à la collectivité, ou bien lorsque les pêcheurs assurent le nettoyage des rivières. Pour les agriculteurs que nous avons rencontrés, l’entretien réalisé dans ce cadre est toutefois trop irrégulier pour être vraiment efficace.
23L’agriculteur peut aussi espérer de nouvelles ressources. Le financement public de l’ouverture récréative de l’espace agricole sera probablement mis en place à l’avenir, dans le cadre explicite de contrats ou bien comme participant de la justification des primes découplées de la PAC. À plus court terme, les loisirs offrent de nombreuses opportunités dans le cadre d’activités agri-touristiques. Les chasses privées, lorsqu’elles sont louées, peuvent être lucratives. Pour que l’agriculteur en tire un profit, il faut cependant qu’il détienne en propriété une grande surface, ce qui limite beaucoup le nombre d’élus. Les étangs de pêche sont également une source de revenus pour certains agriculteurs, permettant une bonne valorisation économique des zones humides. Le succès des fermes équestres sur le marché de la randonnée et des activités de découverte équestres constitue l’exemple le plus achevé, en France, d’activité agro-touristique fondée sur un loisir. Elles proposent des animations autour du territoire (promenades et randonnées) et de l’élevage (participation aux travaux), débordant ou se démarquant de l’équitation proprement dite. Les agriculteurs que nous avons rencontrés ont généralement du mal à considérer les fermes équestres comme des vraies fermes, et nous y voyons trois raisons. D’une part la production de services récréatifs est une chose tout à fait nouvelle en agriculture. D’autre part la plupart des exploitants en ferme équestre ne sont pas enfants d’agriculteurs. Enfin, les conflits pour l’appropriation de la terre et des chemins qui peuvent résulter de leur développement conduisent à les percevoir comme dangereuses. Conséquence directe d’un certain ostracisme, la démarche originale des fermes équestres et les enseignements à en tirer ne profitent pas aux autres agriculteurs. En matière de promenades et randonnées pédestres, hormis les sentiers botaniques et pédagogiques qui peuvent leur être assimilés, nous ne connaissons pas d’exemple de création d’activité lucrative au niveau d’une exploitation agricole. La nécessité d’un parcours assez vaste, mais surtout la tradition de libre circulation freinent les initiatives commerciales. Par contre le VTT offre de bonnes opportunités, très rarement exploitées pour l’instant. À Rilly-sur-Loire (Loir-et-Cher), un couple d’exploitants agricoles a ainsi développé un centre d’accueil VTT. À côté de productions conventionnelles ( céréales, moutons), des circuits VTT ont été aménagés sur la ferme, et un ensemble de services est proposé autour de ce loisir. Le caractère exceptionnel de cette démarche fait des exploitants de la Ferme du Plessis d’indéniables précurseurs.
24Les agriculteurs peuvent enfin, seuls ou collectivement, valoriser les loisirs comme atouts stratégiques. Sans chercher à en tirer un profit immédiat, un agriculteur peut avoir intérêt à accorder un accès à sa ferme, parce qu’il espère ou négocie en échange des facilités. Pour réaliser des étangs collinaires d’irrigation, il est fréquent d’avoir besoin de la collaboration du propriétaire de l’autre rive du ruisseau. Lui accorder le droit de pêche sur l’étang projeté peut aider à négocier. Plus généralement, accepter de mettre ses terres en ACCA, ou bien faciliter le passage d’un sentier de randonnée peut arrondir les angles lors d’une demande de permis de construire, surtout s’il s’agit d’un bâtiment d’élevage soumis à enquête publique. Des attitudes individuelles ou collectives destinées à attirer la clientèle agri-touristique relèvent aussi de cette démarche : lorsqu’un agriculteur concède, crée ou entretient une portion de chemin de randonnée, il rend plus attractif le gîte rural du village. S’il possède ce gîte, le bénéfice, quoiqu’indirect, pourrait être classé comme une nouvelle ressource (meilleur taux de remplissage, ou fidélisation de clientèle par exemple). Mais s’il ne le possède pas, la démarche n’est pas pour autant sans retour : il peut espérer, d’une certaine solidarité avec le voisin propriétaire du gîte, le bénéfice d’un coup de main en période de pointe, ou bien tout simplement une meilleure compréhension, denrée plus rare qu’on ne pense entre agriculteurs.
Une variété d’interfaces vécus
25Nous avons montré que l’espace agricole n’est pas seulement l’espace potentiellement utile aux loisirs caractérisé au chapitre VI, mais que les loisirs s’y déroulent effectivement. Cette coexistence est en partie envisagée par le droit (cf. chapitre VIII), elle concerne la quasi-totalité des fermes et une grande majorité des habitants (cf. première section du chapitre IX), elle concerne tout ou presque tout l’espace ouvert des exploitations (cf. seconde section du chapitre IX) et elle peut se traduire par des processus d’exclusion, d’adaptation ou de valorisation des loisirs et/ou de l’agriculture (cf. supra). Considérer comme démontrée la fonction récréative de l’espace agricole et décrire les interactions sociales qui en résultent sur le plan général ne suffit pourtant pas à épuiser l’analyse. Parce que l’espace récréatif et l’espace agricole font intersection, les usagers et les agriculteurs sont amenés à se rencontrer. En première analyse, cette rencontre peut être évaluée en terme de satisfaction des acteurs : il y aura des rencontres plus heureuses, d’autres plus malheureuses. Et comme la rencontre entre agriculteur et usager est d’abord potentielle (elle n’intervient réellement qu’en cas de concordance de temps et de lieu), nous envisageons ici l’état d’esprit de l’usager vis-à-vis de l’agriculteur qu’il pourrait rencontrer, et celle de l’agriculteur vis-à-vis de l’usager qui pourrait passer par là, afin de proposer une grille de lecture des interactions susceptibles de se produire lorsqu’ils se rencontrent réellement.
26La pratique de chaque loisir peut être, selon le lieu, plus ou moins légitime. Cette légitimité conduit l’usager à être plus ou moins sûr de lui, plus ou moins entreprenant, plus ou moins communiquant aussi avec l’agriculteur de rencontre. Nous proposons de distinguer cinq niveaux de légitimité décroissante : le droit positif qui autorise l’usage par la loi, les usages locaux, la tolérance individuelle qui suppose en principe de vérifier l’accord du maître des lieux, la pratique sauvage peu ou mal codifiée socialement et la pratique strictement illégale comme le braconnage ou la cueillette dans un lieu clos. L’offre de son espace par l’agriculteur peut également se décliner selon quatre modalités : le refus assorti d’une attitude de défense active, l’inhibition qui amène l’agriculteur à laisser faire bien que cela ne lui plaise pas du tout, l’acceptation sur la base d’un consensus et la proposition, par laquelle l’agriculteur favorise le développement du loisir considéré sur son exploitation. Si nous laissons de côté les usages strictement illégaux, pratiques en forte régression et qui ne s’apparentent que de loin à la notion de loisir, le croisement de ces deux séries d’attitudes pour un loisir donné permet de définir seize situations d’interaction qualitativement ordonnées par conflictualité croissante (tableau 52). Prendre conscience de cette variété de situations permet d’une part d’éviter les généralisations abusives quant aux interactions entre agriculture et loisirs, entre agriculteurs et usagers. Cette analyse de l’espace des interactions pourrait aussi permettre, dans une démarche d’aménagement, de situer précisément l’étendue des secteurs d’un sentier de randonnée, des berges d’un cours d’eau poissonneux ou d’un territoire de chasse qui posent problème. Cela peut être enfin un outil utile pour repositionner les réactions souvent passionnelles des usagers et des agriculteurs dans une logique de négociation. Mais une telle typologie reste sommaire parce qu’elle néglige d’une part les rapports différents que les agriculteurs entretiennent avec les divers loisirs, et d’autre part la complexité des arguments qui président à définir, dans chaque situation particulière, tant la légitimité sociale d’une pratique de loisir que l’attitude de l’agriculteur vis-à-vis d’elle.
Tableau 52 : Variété des interfaces vécus entre loisirs et agriculture

En colonne les niveaux de légitimité sur lesquels s’appuient les usagers pour exercer leur loisir, en ligne les modalités d’ouverture de leur espace vécues par les agriculteurs. Les numéros symbolisent et ordonnent les types d’interfaces vécus. Les exemples sont illustratifs.
DES INTERACTIONS VÉCUES DIFFÉREMMENT SELON LES LOISIRS
27Lorsqu’un usager et un agriculteur se rencontrent, chacun se fait du loisir en cause et de l’espace concerné une représentation a priori, qu’il adapte le cas échéant aux réalités perceptibles du lieu et du moment. Les représentations du loisir (d’autrui) par les agriculteurs font pendant aux représentations de l’espace (d’autrui) par les usagers. Parallèlement, les agriculteurs accumulent de l’expérience sur l’espace de leur exploitation (fréquenté par une variété d’usagers), tandis que chaque usager se spécialise dans son loisir favori (qu’il pratique dans une diversité d’espaces). Nous pouvons supposer que les usagers se font une idée positive du loisir qu’ils pratiquent, même si des enquêtes montreraient certainement des nuances dans les significations d’un loisir parmi ses pratiquants, comme sont diverses les significations de l’espace agricole pour les agriculteurs (cf. chapitre IV). Nous n’avons pas fait d’investigations en ce sens, ce qui nous amène ici à mobiliser des catégories relativement grossières comme les chasseurs ou les vététistes. Cela n’est pas forcément trop gênant pour étudier les représentations que s’en font les agriculteurs. Mais l’étude des représentations, chez les usagers, de l’espace agricole en tant que support de leur activité, constitue également une piste de recherche dont, à défaut d’enquêtes plus approfondies auprès des usagers, nous proposons ci-après quelques hypothèses.
L’espace agricole vécu par les usagers des différents loisirs
28La variété des paysages agricoles conditionne certainement la perception de l’espace agricole des usagers. Mais l’espace agricole pris dans son ensemble est aussi comparé à d’autres espaces récréatifs disponible dans la même région : forêt, saltus, parcs et bases de loisirs. Il faut d’autre part tenir compte de la mobilité importante de nombreux usagers, qui ont des expériences de leur loisir dans d’autres régions, voire dans d’autres pays (Schreyer, Lime et Williams, 1984). Bien des usagers cumulent aussi des expériences de loisirs différents, chasse et promenade, cueillette et canoë, etc. L’évaluation qu’ils font de l’espace agricole comme espace de pratique de leur loisir dépend donc de nombreux facteurs, et les remarques générales qui suivent ne sauraient constituer au mieux que des portraits-robots. Chasseurs, pêcheurs et cueilleurs sont particulièrement sensibles aux caractéristiques écologiques de l’espace, a priori moins diversifiées en espace agricole que dans la forêt ou le saltus. Il y existe cependant des ressources spécifiques, soit parce qu’elles sont inféodées à des cultures (rosés des prés, petite faune sédentaire de plaine très dépendante des céréales), soit parce que l’abondance de lumière qu’induit l’ouverture des paysages agricoles favorise la productivité des écosystèmes (rivières, lisières de bois, haies). Ces trois loisirs ont aussi en commun leur caractère surfacique : s’ils sont confrontés aux clôtures de toute nature qui le cloisonnent, leurs pratiquants éprouvent probablement un certain plaisir à parcourir librement un espace agricole si manifestement approprié. Les promeneurs et randonneurs pédestres, équestres et à VTT recherchent quant à eux d’abord des itinéraires présentant des caractéristiques de roulement : ils fuient le goudron, craignent le chaotique, évitent les fondrières, et redoutent les impasses ! L’espace agricole, grâce à la densité des chemins ruraux, des chemins d’exploitation et des petites routes, leur offre un énorme potentiel. Il est par contre fortement et individuellement approprié, si bien que les sections de chemins disparues y sont plus nombreuses qu’en forêt. Comme dans le saltus, l’abondance de lumière y favorise les ronces et la végétation arbustive, ce qui rend beaucoup d’itinéraires impraticables. La sécurité physique est plutôt bonne en espace agricole, parce que la topographie y est souvent moins dangereuse et imprévisible que dans le saltus et parce qu’il s’agit d’un espace habité (au contraire de la forêt). Les risques spécifiques dus à la présence d’engins agricoles ou de bétail ne sont pour autant pas négligeables. La présence de l’agriculteur, plus constante et manifeste que celle du forestier, exerce certainement une influence sur la perception de l’espace agricole. En tant que présence humaine, c’est un facteur de sécurité, vécu comme tel par les promeneurs par exemple. Les chasseurs y trouvent encore souvent prétexte à convivialité, du fait de leur connaissance du terrain, auquel ils sont étroitement liés par la nécessité de disposer du droit de chasser. Cela peut être vrai aussi pour certains pêcheurs habitués. Par contre pour les cueilleurs, et pour les promeneurs chaque fois qu’ils quittent le réseau communal pour s’engager en terrain privé, c’est un facteur de risque, les réactions des agriculteurs pouvant être négatives.
29À défaut de données spécifiques, mais sur la base des nombreuses réflexions lues ou entendues, nous pouvons faire l’hypothèse d’une différenciation des attitudes envers l’espace agricole et les agriculteurs selon les loisirs. Pour les chasseurs et les pêcheurs, l’espace agricole est un paysage-ressource que l’on évalue sur le plan écologique, l’agriculteur un partenaire parfois encombrant avec qui s’établissent des rapports d’interdépendance. Pour les cueilleurs, l’espace agricole est également un paysage-ressource que l’on évalue, mais l’agriculteur est un concurrent direct qu’il vaut mieux éviter, sauf accord préalable. Pour les promeneurs, cavaliers et vététistes qui parcourent les chemins ruraux et les itinéraires balisés, l’espace agricole peut s’avérer complexe à utiliser, et l’agriculteur est alors à la fois le principal responsable de cette difficulté, et le meilleur recours pour la contourner. En espace agricole, les usagers nous semblent donc osciller entre la vigilance de co-propriétaires, la clandestinité de francs-tireurs et la confiance un peu tendue de voyageurs. Ces types d’attitudes, qui se déclinent et s’entremêlent selon les situations et les personnes, déterminent des comportements plus ou moins responsables, plus ou moins respectueux des agriculteurs, plus ou moins ouverts à la négociation. En retour, les agriculteurs n’abordent pas tous les usagers avec le même état d’esprit.
Perception des divers loisirs par les agriculteurs
30Parce qu’ils bénéficient d’une légitimité juridique plus ou moins bien établie (cf. chapitre VIII) mais aussi parce qu’ils renvoient à des situations sociales différentes (cf. chapitre VII), les divers loisirs pratiqués dans l’espace agricole suscitent a priori, avant même leur réalisation sur la ferme, des réactions variées de l’agriculteur, qui se fait de chaque loisir et de ses pratiquants une certaine représentation. Étudier frontalement ces représentations nous semble difficile et risqué. Difficile du fait de la grande variété des pratiques au sein de chaque loisir, et du fait de l’interaction permanente entre l’opinion générale et les expériences particulières. Risqué parce que cela tend à opposer les loisirs les uns aux autres, à distinguer des pôles d’attitudes dont la construction, pour une grande part idéologique, n’a guère à voir avec la pratique réelle des loisirs. Nous donnons donc quelques pistes de réflexions sur cette représentation des divers loisirs chez les agriculteurs, mais nous avons privilégié dans les enquêtes une entrée plus concrète, les gênes perçues par les agriculteurs sur leur exploitation, entrée qui nous donnera des indications sur la nature des interactions vécues avec ces différents loisirs.
31Nous avons souligné l’utilité directe de la chasse dans le contrôle des animaux considérés comme nuisibles. Mais ce sont aussi les chasseurs qui génèrent, par leurs plans de gestion, les effectifs élevés de cerfs, de chevreuils et de sangliers qui s’attaquent aux cultures. Nous avons évoqué les pêcheurs qui ont besoin de passages dans les clôtures le long des cours d’eau, et les problèmes de cohabitation entre les promeneurs et les troupeaux sur les chemins. Mais ces éléments pratiques ne nous semblent pas déterminants dans la représentation que se font les agriculteurs des divers loisirs, qui nous paraît davantage construite sur trois oppositions de nature idéologique : la solidarité rurale contre les valeurs urbaines, la proximité locale contre l’invasion extérieure et le peuple contre la bourgeoisie. La chasse, la pêche et la cueillette peuvent bénéficier d’un sentiment de proximité culturelle, de solidarité rurale contre des valeurs urbaines incarnées par les loisirs de promenade pédestre, équestre ou cycliste. L’opposition médiatisée entre les chasseurs et les écologistes range par exemple, parfois contre leur gré, les chasseurs dans le camp des agriculteurs, alors même que les chasseurs sont très critiques sur l’impact environnemental de l’agriculture. Les loisirs de prélèvement arrivent par ce biais à faire oublier le caractère citadin de la majorité de leurs pratiquants. Parallèlement, certains loisirs bénéficient d’un label local qui les oppose aux loisirs pratiqués par les citadins ou les touristes (tableau 53). Ainsi la promenade sera mieux perçue que la randonnée, la promenade pédestre mieux perçue que la promenade équestre, la chasse (sociétés communales) mieux comprise que la pêche (associations qui ont des bases territoriales plus larges). Cette opposition peut aussi partager l’avis des agriculteurs sur un loisir comme la cueillette, rejetée lorsqu’elle est pratiquée par des gens venus d’ailleurs (Balabanian et Bouet, 1992). Les réponses des agriculteurs montrent toutefois que l’on doit relativiser la portée de cette opposition. Promeneurs, vététistes et randonneurs ne sont, contrairement au discours sur l’invasion urbaine, perçus comme allochtones que par 15 à 22 % des agriculteurs interrogés. Seuls les cavaliers se démarquent un peu car ils ne sont considérés comme des gens de la commune que par 42 % des agriculteurs interrogés. Enfin, certains loisirs sont perçus comme des loisirs bourgeois et leur image peut en souffrir. C’est le cas, à tort ou à raison, de l’équitation, mais aussi bien souvent de la chasse, lorsqu’elle n’est pas communautaire (Piel, 1995, p. 13). Si pour certains agriculteurs, les loisirs à la campagne sont en soi un sujet passionnant, pour d’autres les considérations générales sur les loisirs ne sont pas d’un grand intérêt. Nous en avons même rencontré plusieurs qui ne se préoccupent pas du tout de savoir par qui leur exploitation est fréquentée. Par contre, peu se désintéressent des problèmes concrets que peuvent poser les pratiques récréatives sur leur exploitation.
Tableau 53 : L’origine locale des usagers perçue par les agriculteurs selon le loisir pratiqué

L’effectif de réponses valides pour chaque loisir est indiqué entre parenthèses. Le tableau se lit ainsi : parmi les 99 agriculteurs qui voient passer des chasseurs sur leur exploitation, 71 % estiment qu’il s’agit surtout de chasseurs de la commune. L’indice de proximité est construit en affectant les valeurs 1 à 3 aux réponses « de la commune », « des environs » et « de la ville ou d’ailleurs ».
32Les problèmes occasionnés par la pratique de loisirs sur les exploitations agricoles peuvent s’apprécier globalement, ou par une analyse des principales gênes identifiables. Nous parlerons de la gêne occasionnée par un loisir dans le premier cas, des gênes dans le second. Dans l’ensemble, les agriculteurs concernés par un loisir ne sont guère dérangés par ses usagers (tableau 54) : 70 à 80 % ne le sont pas du tout et moins de 10 % le sont beaucoup. Les loisirs qui dérangent le plus sont la chasse et la promenade à cheval. Dans le premier cas, c’est peu étonnant pour un loisir qui conduit les usagers sur les terres, et qui génère certaines nuisances et certains risques. Pour le cheval, il est moins facile de percevoir en quoi ce loisir peut déranger 30 % des agriculteurs concernés. Mais l’impact d’une pratique qui gêne beaucoup de ceux qu’elle touche, mais qui ne concerne pas beaucoup d’exploitants, ne peut pas être mesuré auprès de ces derniers seulement. Dans une négociation, ils seront moins nombreux, moins crédibles qu’une majorité décidée à faire cesser une gêne peut-être plus légère. Aussi avons nous calculé le taux global de gêne de la population agricole interrogée (tableau 55). La chasse apparaît alors comme le problème le plus important pour le milieu agricole, suivi d’assez loin par l’équitation. Ces deux loisirs sont, parmi les six étudiés, ceux qui concernent la plus petite fraction de la population. Les loisirs les plus populaires, promenade pédestre et cueillette, ne semblent pas poser beaucoup de problèmes aux agriculteurs.
Tableau 54 : Gêne ressentie par les agriculteurs du fait des divers loisirs

L’effectif de réponses valides pour chaque loisir est indiqué entre parenthèses. Les « mécontents » sont ceux qui ont retenu les items 2 à 4.
Tableau 55 : Taux global de gêne par les différents loisirs

Le taux global de gêne est le produit du pourcentage de mécontents par le pourcentage d’agriculteurs concernés par le loisir : par exemple pour la pêche, 15 % x 45 % = 7 %. Cela signifie que 7 % des agriculteurs interrogés sont dérangés par des pêcheurs qui fréquentent effectivement leur exploitation.
33Si l’on demande aux agriculteurs ce qui les gêne dans chaque loisir, un nombre plus important d’entre eux cite des gênes (tableau 56). Globalement ce sont les chasseurs qui suscitent le plus de remarques : la chasse semble dans le collimateur des agriculteurs, qui trouvent que les chasseurs font à peu près toutes les bêtises possibles ! Les promeneurs, qui ne sont pas perçus comme globalement gênants (83 % des agriculteurs interrogés pas du tout gênés), appellent aussi beaucoup de remarques. Nous pouvons supposer que le grand nombre des promeneurs, la diversité des expériences qu’en ont les agriculteurs multiplient les occasions de débordements ponctuels qui ne mettent pas en cause l’ensemble des pratiquants. Concernant les cavaliers, c’est l’inverse qui apparaît. Alors qu’ils gênent globalement 30 % des agriculteurs interrogés, ceux-ci ne leur attribuent pas énormément de griefs concrets : s’ils piétinent parfois les cultures, ils ne se croient guère plus chez eux que les VTT ou les promeneurs. Si ce n’est qu’ils cueillent sans autorisation, les cueilleurs gênent très peu les agriculteurs interrogés. Les pêcheurs, de la même façon, provoquent peu de gênes identifiées.
34Si l’on examine chacune des gênes particulièrement, il apparaît que chaque loisir présente des particularités. Certaines gênes pénalisent l’exploitation. La question des clôtures mal refermées, qui est récurrente dans le débat sur l’accès aux espaces agricoles, est souvent associée aux loisirs de promenade. Nos résultats indiquent au contraire que ce sont d’abord les chasseurs et les pêcheurs qui laissent des barrières ouvertes, avant les promeneurs à pied. Cette gêne n’est, à notre surprise, quasiment pas attribuée aux cavaliers et vététistes. Pour expliquer ce phénomène, nous pouvons évoquer le contexte géographique des enquêtes, les chemins ruraux bretons ne coupant que rarement les parcelles. En région d’élevage extensif, il est beaucoup plus fréquent de devoir traverser une pâture lorsque l’on suit un itinéraire. Ce résultat montre cependant que des représentations bien établies comme « le problème avec les promeneurs, c’est qu’ils laissent des barrières ouvertes » sont à soumettre à l’analyse ! Le passage dans les parcelles cultivées est reproché aux chasseurs, en particulier en zone maraîchère, ce qui n’est pas surprenant. Mais il semble que les cavaliers, promeneurs et vététistes quittent aussi trop souvent les chemins. Certains usagers peuvent effrayer les animaux. Ce reproche est adressé aux chasseurs surtout, mais aussi aux cavaliers, certains agriculteurs évoquant une incompatibilité entre les chevaux et les vaches. Les pêcheurs, qui circulent pourtant le long de prairies souvent pâturées, sont au contraire très discrets : aucun agriculteur n’a retenu ce grief à leur encontre. L’ensemble de ces trois problèmes regroupe environ 40 % des gênes retenues.
Tableau 56 : Gênes occasionnées par les divers loisirs

Effectif : nombre d’agriculteurs dont l’exploitation est concerné par le loisir étudié.
35D’autres gênes atteignent au sentiment de la propriété, de la tranquillité personnelle et familiale de l’agriculteur. Si le bruit est peu invoqué, même pour la chasse, le non-respect de la propriété privée est reproché aux promeneurs et aux chasseurs, et dans une moindre mesure aux cavaliers, vététistes et cueilleurs. Derrière cette notion imprécise, nous pouvons trouver des attitudes désinvoltes que les agriculteurs vivent mal : les chasseurs, mais aussi les divers promeneurs (équestres, pédestres et en VTT) se croient chez eux. Bien qu’ils prennent pied, comme les chasseurs, dans les parcelles, ce reproche est beaucoup plus rare envers les pêcheurs et cueilleurs, soit qu’ils se comportent mieux, soit qu’ils soient moins visibles. Le problème peut aussi résulter d’un manque d’intimité familiale, que les usagers réduisent en venant trop près des maisons. Dans le cas des chasseurs, c’est fréquent (23 % des agriculteurs concernés), et cela résulte directement de leur comportement, même si l’exiguïté des territoires de chasse en région d’habitat dispersé leur complique les choses. Monique nous indique le petit bois derrière la ferme. « “Le bois n’est pas à nous. […]” Et il est chassé ? “Oui, il y a des chasseurs, enfin un chasseur notamment, qui vient.” C’est près des maisons. “Ouais, enfin je ne sais pas s’il chasse vraiment, il met des pièges, il vient de temps en temps ; il y a des chasseurs sur les terrains aux alentours là, c’est vrai quand les enfants étaient petits j’avais un peu peur je leur disais attention, n’allez pas parce qu’il y a les chasseurs.” » Bernard aussi cherche à éloigner les chasseurs : « Pour l’instant les enfants dorment. Eux ça les dérange pas. C’est un peu près des maisons quand même, quoi ! » Dans le cas des promeneurs, le passage près des maisons est lié à la structure du réseau des chemins, les usagers n’ont guère le choix. Avec ces quatre gênes, l’on regroupe encore environ 40 % des réponses.
36Les gênes qui concernent des atteintes à la nature au sens large, qu’elle soit sauvage ou cultivée, se partagent le dernier cinquième des réponses. Le vol de légumes ou de fruits, jamais cité à Saint-Germain, est fréquent à Cancale et Saint-Coulomb. Il est surtout reproché aux promeneurs, mais plusieurs agriculteurs ont évoqué la difficulté de savoir s’il s’agissait de promeneurs volant accessoirement, ou de voleurs faisant semblant de se promener ! Il faut donc relativiser des accusations difficiles à étayer. La cueillette des végétaux spontanés est bien entendu reprochée aux cueilleurs, mais il est bien difficile de distinguer cueilleurs et promeneurs. Ces prélèvements pourraient être rangés dans les atteintes à la propriété, mais les agriculteurs concernés les vivent surtout comme un dérangement de l’ordre des choses. Ce n’est pas tant le préjudice qui est mis en avant que l’intervention d’un intrus dans l’équilibre fragile entre l’homme et la nature. Les ramasseurs de champignons détruisent tout, les voleurs de fruits les prennent avant qu’ils soient mûrs, etc. Le dépôt d’ordures ou de déchets est une autre expression de ce dérangement du milieu. Ce sont les promeneurs qui sont le plus incriminés, puis les chasseurs et les pêcheurs. Plusieurs agriculteurs notent que du côté des promeneurs, il y a eu de nets progrès en vingt ans sur ce point. Gwénaël évoque un danger spécifique de la pêche : les hameçons perdus. « Les pêcheurs laissent parfois des ordures ? “Les pêcheurs, on ne voit pas ce qu’ils laissent. L’an passé il y a une génisse qui a crevé comme ça, elle était peut-être ferrée. On met des aimants, mais… On ne peut pas envoyer un véto à Guer [à l’abattoir].” » L’absence du vétérinaire empêche de confirmer le diagnostic, et cela renforce le soupçon envers les pêcheurs. Enfin, le stationnement anarchique des véhicules, surtout enregistré sur la côte, est une gêne associée à la promenade le long du littoral.
Tolérance et jeu : les interstices de la raison
37Le rapprochement entre les gênes exprimées, le loisir qui les provoque et le sentiment général de gêne qui est associé à ce loisir permet de caractériser le vécu de chaque loisir par les agriculteurs interrogés. L’étude de ces résultats d’enquêtes nous a cependant intriguée à plusieurs reprises parce qu’ils révèlent certaines contradictions : les cavaliers, plus gênants en général que les promeneurs, provoquent moins de gênes identifiables ; les chasseurs, envers lesquels les agriculteurs sont 55 % à formuler des reproches fournis, exercent un loisir qui ne gêne « en général » que 30 % des agriculteurs. Il nous a dès lors semblé intéressant de rapprocher systématiquement les résultats obtenus pour la gêne globale et les gênes particulières, pour tenter de découvrir des différences plus secrètes dans la perception des divers loisirs par les agriculteurs. À partir des résultats bruts, nous avons construit, pour chaque loisir, trois indicateurs (tableau 57). Le nombre de gênes exprimées par agriculteur gêné (première colonne du tableau) distingue les loisirs qui cumulent les problèmes. Le taux de gênes (deuxième colonne) mesure la proportion d’agriculteurs qui ont exprimé au moins une gêne particulière causée par le loisir considéré. L’indice de tolérance (quatrième colonne) rapporte ce taux de gênes au taux de gêne déclaré a priori dans les questions du type « Les chasseurs vous dérangent-ils ? » (ce taux de gêne, « mécontents » du tableau 54, est rappelé en troisième colonne).
Tableau 57 : Indice de tolérance aux divers loisirs

(a) Nombre moyen de gênes évoquées par les agriculteurs gênés par un loisir (cf. tableau 56).
(b) Agriculteurs concrètement dérangés en pourcentage des agriculteurs concernés (cf. tableau 56).
(c) Agriculteurs qui énoncent a priori qu’un loisir les gêne (cf. tableau 54).
38L’indice de tolérance montre que pour certains loisirs, les agriculteurs n’arrivent à formuler que peu de gênes précises, mais les trouvent quand même gênants. C’est le cas de la pêche, de l’équitation et du VTT (indice de tolérance proche de un). L’inverse se produit pour la chasse, la cueillette et la promenade : beaucoup plus d’agriculteurs leur reprochent des gênes qu’ils ne les citent comme globalement gênants (indice de tolérance proche de deux ou plus). Cette tolérance différentielle résulte probablement des représentations que les agriculteurs se font de ces divers loisirs. La pêche peut être considérée comme une incomprise : l’indice de tolérance est nettement moins bon que pour la chasse, alors que les personnes gênées sont beaucoup moins nombreuses. Tout se passe comme si les agriculteurs ne passaient rien aux pêcheurs. Nous émettons l’hypothèse que les activités de pêcheurs souvent solitaires, longeant les rivières sans suivre les chemins ni passer devant la ferme, ont quelque chose d’inquiétant. Nous avons également mentionné la forte mobilité des pêcheurs, et le faible niveau d’interconnaissance avec eux. Les cavaliers ont aussi une mauvaise image, mais les griefs sont un peu moins nombreux. Par rapport au cheval, certains agriculteurs sont carrément braqués : « J’ai dit au maire, hein, s’ils veulent faire passer un chemin ici, pour les piétons ça ira, mais les chevaux, jamais. » Outre les gênes effectives (tableau 56), le cheval souffre d’une distance sociale, réelle ou supposée, qui rappelle vaguement aux paysans la féodalité. Nous pouvons imaginer aussi des raisons moins explicites : position élevée du cavalier qui voit avant d’être vu, refoulement des relations anciennes au cheval de travail. Le VTT était une activité peu gênante en 1994, avec un taux de gênes de 14 %, mais qui avait déjà une assez mauvaise image (indice de tolérance 1,40). En intégrant les enquêtes de 1998 et 1999, nous observons, avec le développement de ce loisir, une augmentation de ses inconvénients pour les agriculteurs : il génère des gênes chez 25 % des agriculteurs concernés et son indice de tolérance est faible (1,19). La raison majeure en est l’indiscipline des vététistes. Le développement du VTT devrait être mieux encadré, mais c’est contradictoire avec l’esprit de ce loisir, qui est aussi le fait d’adolescents et de jeunes adultes recherchant des émotions fortes et un défoulement.
39Trois loisirs sont au contraire bien tolérés. La chasse provoque beaucoup de gênes (2,66 gênes par agriculteur gêné), chez 55 % des agriculteurs concernés, et ils le sont presque tous (97 %). Elle est pourtant bien acceptée (indice de tolérance de 1,83) probablement parce qu’elle est utile, ancienne, locale, intégrée au système juridique et technique des exploitations. Il existe aussi, très souvent, des liens familiaux, amicaux ou fonciers entre les agriculteurs et les chasseurs. Malgré l’élargissement du territoire de chasse, qui amène sur l’exploitation des personnes que ne maîtrise pas l’agriculteur, malgré les problèmes pratiques (clôtures), c’est la tolérance réciproque qui domine, comme chez Jean.
« Le territoire de la ferme là, au niveau de la chasse c’est la société communale ? “Non ici, j’ai des frères qui sont chasseurs moi je ne suis pas chasseur, donc y’a aucun problème de ce côté-là c’est des gens qui respectent bien.” C’est en chasse privée quoi, c’est resté pour la famille ? “Ouais, ils ont fait un regroupement avec d’autres là, une trentaine de chasseurs ; ça se passe bien de ce côté-là.” OK. “Ce qui les gène eux c’est les clôtures.” Ça les gène pourquoi ? “Ah ben, c’est, c’est les franchir, c’est ça le problème.” Ils vont pas jusqu’à les couper ? “Ah non, aucun problème !” Est-ce que vous avez fait, par exemple, installer des prises manuelles pour que ce soit plus facile de passer ? “Non… Mais moi les fils sont suffisamment écartés pour qu’on puisse passer entre les deux… En principe c’est comme ça. Mais attention, y’a du courant là-dedans hein.” Oui avec le fusil et tout. “Ouais, ça veut dire qu’il faut prendre… Ils sont habitués hein ils ont toujours un chiffon avec eux, ou un bâton.” »
40L’avenir pourrait être moins facile, les chasseurs étant de plus en plus considérés par les agriculteurs comme un groupe extérieur avec qui il faut composer. La cueillette est également, en Bretagne, une activité bien tolérée par les agriculteurs. Bien qu’elle soit totalement informelle, qu’il soit difficile d’exercer un quelconque recours en cas d’abus, qu’elle conduise les usagers à s’introduire dans les propriétés, elle suscite peu de gênes. Pour 21 % des agriculteurs concernés, et c’est le principal reproche qu’on leur fait, les ramasseurs de champignons et autres fleurs ou pissenlits devraient demander l’autorisation. Mais cette pétition de principe n’empêche pas 86 % d’entre eux de déclarer que la cueillette de les gêne pas du tout. Cette tolérance élevée peut certes s’expliquer par l’absence d’enjeu économique (nous ne sommes pas en Margeride), mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi l’atteinte formelle au droit de propriété, bien relevée, n’est pas dénoncée plus vigoureusement. Surtout qu’au contraire des régions de montagne, la taille réduite des exploitations bretonnes fait que la cueillette se pratique souvent à portée de regard de la ferme. Nous émettons l’hypothèse qu’il existe une certaine connivence idéologique entre l’indépendance de l’agriculteur et l’esprit de cueillette. Ce loisir, construit sur une culture de la rébellion, de l’appropriation collective et de l’intuition trouve certainement un écho chez des agriculteurs las des contraintes administratives, des pesanteurs foncières et des modèles productifs normalisés. La cueillette est peut-être tolérée parce qu’elle est la butte-témoin d’un passé mythique où tout n’était qu’instinct, lutte et gratuité. La promenade est le loisir le mieux toléré (indice de tolérance 3,06). Le fait que 69 % des agriculteurs interrogés se promènent (cf. tableau 11) n’y est pas pour rien. De plus c’est une activité qui attente peu à la propriété privée. Sa concentration sur les sentiers balisés conduit néanmoins 36 % des agriculteurs interrogés à exposer des griefs nombreux aux promeneurs (2,59 gênes pour chacun d’entre eux). La diversification des itinéraires permettrait de diminuer la pression d’usage sur ceux qui existent actuellement et de bénéficier de la bonne image de ce loisir. La banalisation de la promenade devrait à l’avenir être bien acceptée par les agriculteurs.
41Il existe donc un effet de tolérance, variable selon les loisirs. Cet effet conduit une proportion d’agriculteurs qui sont confrontés à un loisir donné et qui subissent des gênes à ne pas ressentir de gêne globale. À côté de cela, certains agriculteurs n’observent pas de pratique chez eux (ils ne sont pas concernés), d’autres ne subissent aucune gêne concrète, et il reste une proportion d’agriculteurs que le loisir dérange, la tolérance trouvant ses limites. Le tableau 58 récapitule ces proportions pour les six loisirs étudiés. Il apparaît clairement que pour la chasse et la promenade, la tolérance de 25 % des agriculteurs est essentielle à la pratique. Il faudrait poursuivre cette étude pour en tirer des enseignements plus précis et plus utiles pour orienter l’action : les causes de la plus ou moins bonne tolérance restent des hypothèses qu’il faudrait vérifier, ses conséquences en terme d’accessibilité des espaces et de modalités de régulation restent incertaines, et les facteurs qui favorisent ou limitent cette tolérance sont indistincts (âge, sexe, type de production, pratique du loisir). Enfin nous ne savons pas quelles réponses les usagers peuvent apporter à cette perception différentielle des loisirs par les agriculteurs.
Tableau 58 : Concernement et tolérance des agriculteurs selon les loisirs

Chaque ligne ventile les agriculteurs, son total est donc de 100 %. Agriculteurs non concernés : n’observent pas ce loisir sur leur ferme. Agriculteurs concernés mais pas gênés : n’indiquent aucun problème. Agriculteurs concernés tolérants : le loisir ne les gêne pas du tout, malgré des problèmes précis. Agriculteurs concernés dérangés : le loisir les gêne (un peu, beaucoup ou beaucoup trop). Concernement : de l’anglais « concernment », le fait d’être concerné.
42Parallèlement à l’effet de tolérance, nous identifions la dimension du jeu comme second mécanisme facilitant la résolution des contradictions entre un droit de propriété ou d’exploitation quasi sacré et une inégalité spatiale criante. Le jeu permet de transgresser « pour de faux » les interdits, et de tolérer comme sans gravité ces transgressions. En ce sens le jeu est une des causes possibles de la tolérance des agriculteurs envers certains loisirs. Plus largement, la dimension du jeu introduit du plaisir là où l’esprit cartésien de l’aménageur attendrait des conflits. L’objet même du loisir peut être un jeu, jeu de guerre pour la chasse collective (chasse à courre, battue), jeu de patience, proche des jeux de hasard, pour la chasse (Bromberger et Lenclud, 1982, p. 23), la pêche et la cueillette (Picon, 1991, p. 88), jeu de piste pour la randonnée ; jeux de société enfin, aux règles bien définies. Notre hypothèse sera d’élargir l’analyse à la partie que se jouent les usagers et les agriculteurs. Dans ce cas l’espace, avec ses particularités paysagères mais aussi ses propriétés générales (distance, étendue), devient, au propre comme au figuré, un terrain de jeu. À côté ou contre la loi et la réglementation existent un certain nombre de règles du jeu, et surtout de plaisirs de jouer. La dimension du jeu est évidente lorsque l’agriculteur se place sur le même terrain que l’usager, lorsqu’ils se retrouvent concurrents vis-à-vis de la ressource, dans un même jeu de stratégie. Pour Claude et sa fille Lucette, il ne s’agit pas d’empêcher les cueillettes, ce qu’il faut, c’est gagner la course aux châtaignes ! « Comment ça se passe avec les ramasseurs de châtaignes là, ils viennent vous… piller là ? “Y’en a tout plein de châtaignes.” Y’en a plein ? “[Lucette] Oui mais on essaye d’y aller avant eux parce qu’il y a des endroits stratégiques. Il y a des coins y’en a des bonnes, y’en a des grosses.” Il faut passer avant eux ? “[Claude] Oui, exactement. Et puis on arrive en groupe, ils laissent la place.” Ils ont peur ? “Peur, non, mais…” » Mais le jeu n’est pas toujours à armes égales. Face au grand nombre des usagers, Claude ne s’épuise pas à défendre son territoire. Il profite de sa connaissance du terrain et de sa présence quotidienne pour utiliser la ruse plutôt que la force. « “Bon on va passer dans le bois là, y’a un passage.” […] Et d’une manière générale des gens sur la ferme qui cueillent des champignons y’en a ? “Chez nous, oui.” Et… ils ont le droit ? “Non !” Ils le prennent ? “Ils le prennent oui, voilà.” “[Lucette] Mais tu sais bien papa quand il y avait des cèpes, tu les caches !” “[Claude] Oui quand j’en vois dans mes champs, je tire des feuilles dessus pour pas qu’on les voie [rires]… Un peu de fougères sèches, sinon les gens ils les prennent. Et le pire c’est pas qu’ils les prennent, c’est qu’après ils connaissent l’endroit !” » La présence de cueilleurs donne une valeur supplémentaire à ces champignons sauvés : de simples fruits de la propriété, ils deviennent les trophées d’une subtile stratégie.
43Bien que moins apparent, le jeu nous semble aussi présent dans un certain nombre de stratégies d’évitement. Le braconnage en constitue un exemple extrême, jeu de chat et de souris. Mais plus souvent, l’évitement est simplement requis pour gérer les contradictions entre la pratique et le droit. Le jeu consiste alors à éviter les situations qui pourraient conduire à clarifier ce qui doit rester informel et tacite. Chez Pierre, la pêche est officiellement privée, mais en pratique ce sont les pêcheurs de la Gaule pacéenne qui pêchent. « Les pêcheurs y’en a quelques-uns qui se promènent par là ? “Oui oui…” Et ils passent par là [passage entre la rive et un poteau qui tend les barbelés] ? “Ouais, comme on passe là, et de l’autre côté y’a la même chose. Ils peuvent passer à côté de la clôture, oui.” » La tolérance envers les pêcheurs suppose le non-dit, et le non-dit suppose l’évitement. Le passage est prévu par Pierre, mais il est incommode, il ne s’agit pas d’un portillon ou d’un espace aménagé. De leur côté, les pêcheurs sont discrets, tant vis-à-vis du poisson que des riverains du cours d’eau. Silencieux et furtifs, ils suivent les rives, et s’introduisent dans les parcelles agricoles par leurs extrémités les plus secrètes, souvent humides et masquées par les ripisylves. Que penser de ces jeux de cache-cache ? Si les promeneurs préfèrent le bocage à l’openfield, les collines à la plaine, est-ce toujours pour des raisons esthétiques ? N’y entrent-ils pas aussi des déterminants psychologiques (le bocage, matrice rassurante) et ludiques (le vu et le caché comme matériaux d’expérience) ? Pêcheurs, cueilleurs et promeneurs jouent ainsi à se fondre dans l’espace. Les agriculteurs quand ils ne sont pas sur leurs engins et les chasseurs tant qu’ils ne tirent pas font de même. Les cavaliers et les vététistes sont moins discrets, mais que penser de leur irruption soudaine au détour d’un chemin ? Leur apparition, comme celle des autres usagers, renvoie à leur présence insoupçonnée l’instant précédent. La mauvaise image de l’équitation tient peut-être au pouvoir de vision, à cette acceptation d’être vu que véhicule le cavalier. En se soustrayant à la règle du jeu de cache-cache, parce qu’il voit mieux, plus vite et plus loin que le maître des lieux, ne supprime-t-il pas une des conditions nécessaires à la tolérance ?
44Il y a des jeux de dupes aussi, quand on sait que les gens rêvent la nature, s’en approchent en auto, mais restent la plupart du temps à proximité de celle-ci. En première analyse, ces personnes font semblant de fréquenter la nature ; mais ce qui compte, c’est davantage la vérification d’une possibilité que son exercice. C’est un peu la même démarche qui va pousser à cueillir une fleur dans un champ dont on respecte par ailleurs le caractère privé. Dans ces conditions, le maître des lieux peut avoir deux lectures opposées : ou bien il considère l’acte positif (une voiture garée à l’entrée d’un pré, quelqu’un qui cueille une fleur) comme une atteinte à son droit, ou bien il admet qu’il s’agit d’une transgression symbolique dont la timidité confirme, paradoxalement, une reconnaissance et une acceptation de ce droit. Bien des petites cueillettes sont dans ce cas, chaque fois par exemple que l’on suit le bord d’un champ pour ses mûres ou ses châtaignes. Citons aussi la pause du canoéiste, les fesses sur l’herbe privée de la rive et les pieds dans l’eau publique de la rivière.
45La diversité des loisirs nous a permis d’entrevoir deux aspects de la relation entre agriculteurs et usagers, la tolérance et le jeu, qui ne s’appliquent pas uniformément, mais qui sont essentiels à la réalisation d’une multifonctionnalité informelle comme celle que nous observons en France. Les agriculteurs interrogés font preuve d’une tolérance effective envers la chasse et la promenade, tandis que la pêche et la cueillette sont marquées par de subtiles règles de jeu. Les cavaliers et les vététistes ne sont que marginalement concernés parce qu’ils semblent n’avoir pas encore trouvé le moyen d’établir le contact avec les agriculteurs. Globalement, l’espace agricole peut être ce lieu d’intimité publique où l’on est (un peu) soustrait à la norme sociale et aux rigueurs du droit tout en risquant à tout moment de voir ou d’être vu. Parallèlement, les agriculteurs, araignées dans une toile dont ils connaissent tous les fils, peuvent apprécier leur pouvoir symbolique sur ceux qui viennent, ingénument ou presque clandestinement, pratiquer un loisir chez eux. Le respect des règles du jeu, tacites et informelles, arrondit les angles du droit. Mais elles ne peuvent exister sans être continûment réaffirmées et reconstruites, ce qui suppose que le dialogue se noue entre les usagers et les agriculteurs.
LA COMMUNICATION ENTRE AGRICULTEURS ET USAGERS
46La fonction récréative et la fonction de production agricole cohabitent en espace agricole en interférant entre elles selon des modalités d’exclusion, d’adaptation ou de valorisation. La perception différentielle des loisirs par les agriculteurs nous a permis de mettre en évidence la tolérance et le jeu comme des modalités importantes de la relation entre agriculteurs et usagers. La communication entre eux est indispensable pour que puisse s’exprimer la multifonctionnalité de l’espace qu’ils partagent. Ces « dialogues par-dessus la haie » constituent un ensemble extrêmement confus et dispersé au fil des innombrables situations vécues. Les grilles d’analyse proposées sont destinées à faciliter la lecture et à dégager le sens de ces interactions qui participent concrètement de la socialité d’aujourd’hui. Aussi s’attachent-elles aux contenus des messages et à leur élaboration sans chercher à faire l’inventaire des nombreux moyens de communication disponibles, individuellement ou collectivement, entre agriculteurs et usagers. Nous distinguerons quatre pôles dans la communication étudiée : l’espace, les deux interlocuteurs et la loi. L’espace fait enjeu, et c’est autour de lui que va s’articuler la majeure partie des arguments échangés. Les interlocuteurs sont des agriculteurs et des usagers réels, incarnés, et ce d’autant plus que le débat sur l’accessibilité récréative des espaces ouverts est peu institutionnalisé. Excluant tout déterminisme physique ou technique des résultats de l’échange, postulant de l’ouverture contingente des solutions possibles, nous chercherons à montrer que ces interlocuteurs, s’ils ont à défendre des intérêts spécifiques d’appropriation de l’espace agricole, communiquent aussi sur la base d’un substrat culturel commun plus vaste qu’il n’y paraît. La loi enfin nous semble planer comme une ombre tutélaire sur l’ensemble. Parce qu’il engage des concepts juridiques forts comme la propriété ou la responsabilité, le débat sur les usages récréatifs de l’espace agricole fait sans cesse référence à la loi, que cette loi soit connue ou imaginée, que l’on cherche à s’en rapprocher ou à la contester.
Propriété, nature, travail, responsabilité : un fond argumentaire commun
47Nous avons montré comment les loisirs en espace agricole ouvert s’articulaient avec les rapports entre villes et campagnes (chapitre III), avec les rapports à la nature (chapitre IV), avec les rapports entre travail et loisir et enfin comment ils articulaient espace public et propriété privée (chapitre VII). Ces catégories de pensée et les représentations que les agriculteurs et les usagers s’en font sont le substrat des discours et des légitimations que les uns et les autres donnent à leurs actes et à leurs revendications. Si l’attachement de chacun à un argument plutôt qu’à un autre dépend en dernier ressort de son histoire personnelle et de son implication dans l’espace considéré, bref de sa psychologie, nous pouvons néanmoins repérer les principaux arguments effectivement utilisés par les personnes que nous avons interrogées. L’utilisation des enquêtes par questionnaire, mais aussi un souci de simplification nous conduira à associer ces argumentaires aux catégories usagers et agriculteurs. Nous tenterons cependant d’éviter les catégorisations et les extensions de moyennes arbitraires. Associer les agriculteurs ou les usagers à un argument donné caricature en effet presque toujours une réalité où les arguments sont partagés. En outre, lorsque la tentation est grande d’opposer statistiquement des couples acteurs/arguments entre eux, il est essentiel de s’attacher aux liens minoritaires : lien mineur entre une catégorie d’acteurs et l’argument favori de l’autre, lien entre une minorité d’acteurs et un argument de l’autre. C’est ainsi que la plupart des agriculteurs sont sensibles à un argument traditionnellement attribué aux usagers comme le besoin d’espace, ou qu’une minorité d’entre eux retient un argument effectivement revendiqué par les usagers comme le respect de la nature.
48Dans un espace agricole globalement perçu comme approprié par et pour les agriculteurs, la défense du caractère public de l’espace agricole devrait argumenter des stratégies d’appropriation au profit du public. Or nous n’avons pas relevé énormément d’usages opératoires du concept d’espace public dans les échanges entre agriculteurs et usagers. Nous pouvons imaginer que l’espace public est une notion difficile à manipuler dans un espace agricole où elle est systématiquement hybridée. D’une part, le caractère public de l’espace agricole n’est pas associé à la seule possibilité d’un accès public : la publicisation résulte plus généralement de la volonté des pouvoirs publics de « concilier intérêts privés et intérêt général » (Croix, 1998, p. 367) sur le plan environnemental, foncier ou paysager en agriculture. D’autre part, les agriculteurs, mais aussi certaines catégories d’usagers, confondent facilement l’espace public et l’espace commun : le caractère public de l’espace est alors admis, à condition que le public en question réponde à certaines caractéristiques. Les cueillettes seront ainsi par endroit réservées aux habitants du crû, les promenades interdites aux touristes par des panneaux que les habitants peuvent ignorer, etc. Par rapport à un espace strictement privatif, l’espace commun apporte une ouverture vers autrui qui en fait un espace apparemment public, mais fondamentalement incomplet (cf. chapitre VII). Il faut toutefois distinguer les discours restrictifs de la réalité des usages : bien souvent, lorsqu’ils autorisent un accès, les agriculteurs introduisent des clauses de style qui s’avèrent bien difficiles à appliquer, comme l’ouverture de chemins aux seuls piétons, ou bien aux seuls riverains. Un espace pensé comme commun peut ainsi se trouver géré de fait comme un espace public. Ce glissement non explicite de l’espace commun à l’espace public peut aussi s’interpréter comme un mécanisme de protection. En espace agricole, évoquer l’espace public fait rupture avec l’intimité du paysan sur sa terre. Mais cette rupture peut aussi se lire comme un élargissement progressif du cercle des intimes, l’accès du public prolongeant l’ouverture aux résidants du voisinage, elle-même extension paysanne et rurale du cercle élargi des amis et de la famille. Ce continuum, favorisé par la relative étroitesse du champ des relations possibles (en campagne, tout voisin est une ressource potentielle), la petite taille des communes et l’endogamie relative, porte les traces d’une conception communautaire de l’accès, dont les racines plongent dans l’histoire paysanne (Korosec-Serfaty, 1990). L’insistance des agriculteurs à obtenir le bonjour des usagers nous semble un signe du décalage entre une conception anonyme et citoyenne de l’espace public, telle que peut la défendre Pierre Sansot (1993) à propos des jardins publics, et la conception domestique de l’accès public qu’envisagent, sans le formuler si clairement, les agriculteurs que nous avons rencontrés.
49Si ces aspects qualitatifs alimentent peu les discussions, la qualification des parcelles comme espaces publics ou privés, au sens de leur accessibilité au public, fait l’objet de nombreux échanges. Les agriculteurs comme les usagers peuvent alors tomber dans le piège d’une partition de l’espace ; car sur quelle base doit-on s’appuyer pour séparer l’espace public de l’espace privé ? Sur la base de la propriété foncière, si l’espace agricole est constitué d’un maillage de parcelles privées enserrées dans un réseau de chemins et de voies qui sont généralement la propriété des collectivités, il est manifeste qu’il est publicisé bien au-delà de ce réseau de chemins juridiquement ouverts au public. Sur la base de l’ouverture au public, le découpage serait très différent : de nombreux chemins ruraux, barrés de ronces ou labourés, ne sont plus accessibles, tandis que de larges pans du parcellaire privé, tels que des chemins privés, des chemins d’exploitation, des prairies et de nombreux espaces semi-sauvages sont ouverts à tous sans indication particulière de propriété. Ce double découpage, basique, partage l’espace agricole entre quatre espèces d’espaces : deux espèces simples sont l’espace public ouvert au public et l’espace privé fermé au public ; deux autres plus complexes, sont les espaces publics inaccessibles et les espaces privés ouverts. Si l’on cherche à rapprocher les deux découpages, le risque est grand de voir l’accessibilité des espaces privés se réduire. Il sera en effet difficile d’exiger l’ouverture au public de tous les espaces publics sans admettre le bien fondé de l’enclosure des espaces privés. Et si l’on considère au contraire que les loisirs justifient une appropriation publique d’espaces agricoles juridiquement privés, il ne faut pas oublier qu’il existe aussi, et de façon très fréquente, une appropriation privée de l’espace public par les agriculteurs. Justifier la première (au nom de l’intérêt général) sans comprendre la seconde (qui s’explique par l’attachement et l’investissement d’une personne en un lieu) peut être interprété comme une annexion de l’espace par les usagers. Dénoncer la première (au nom de la propriété) sans mettre en cause la seconde (à la légalité improbable) tient de la démagogie. Ajoutons à cela une mise en œuvre délicate dans le cas fréquent ou les acteurs ne sont pas d’accord entre eux sur les limites et les classements de droit ou de fait. Il faut donc admettre le caractère hybride de l’espace agricole : le caractère public, maximal sur la voie publique ou la plage qui borde l’exploitation, va decrescendo jusqu’aux portes de l’habitation de l’agriculteur, au contraire du caractère privé, maximal dans sa salle de bains ou la chambre à coucher, et qui s’atténue progressivement jusqu’au goudron de la voirie communale. Mais il reste de l’espace public dans le contenu social de la cour de la ferme, comme il reste de l’espace privé dans le contenu social du chemin rural. L’espace est aux gens ce qu’ils en font, et le chercheur s’épuiserait à vouloir rapprocher la réalité qui s’exprime dans les enquêtes et les entretiens avec une quelconque partition de l’espace. Il nous semble que les agriculteurs et les usagers interrogés sont en effet, pour plus de 80 %, conscients du double caractère privé et public de l’espace agricole. Personne ne le confond avec un espace vert urbain ou un jardin public, mais très peu doutent de sa vocation à accueillir du public pour les loisirs. Le souci des uns et des autres de définir précisément le degré d’accessibilité de chaque parcelle, pour chaque loisir, à chaque saison, relève donc probablement de la nécessité pratique, assortie du plaisir de jouer, mais ne saurait s’interpréter comme l’expression d’une impossible rationalisation.
50Même dans un espace explicitement et juridiquement public, l’accessibilité ne résout pas la question du sens du lieu. « Un espace public se doit de posséder une forte charge symbolique », et le droit d’accès ne dispense pas l’usager d’établir un rapport aux lieux. « Que nous ayons à faire nos preuves avant de pénétrer dans un lieu public, c’est encore une manière de lui rendre hommage, de le valoriser, de ne pas le considérer uniquement sous l’angle du fonctionnel » (Sansot, 1990, p. 79). Ces remarques s’appliquent directement aux usagers des chemins ruraux. A fortiori, l’accès du public aux parcelles privées met au centre du débat ces relations qualitatives entre l’usager et l’espace auquel il accède. Pour l’usager comme pour l’agriculteur, la question n’est pas tant de savoir si l’espace est public ou privé que de donner un sens à la pratique récréative qu’il envisage de mener ou de tolérer dans cet espace. Le sens que chacun donne à cet espace se construit probablement pour une large part autour des pôles de valeurs que nous avons distingués : l’espace agricole est un espace de campagne (par opposition à la ville), un espace naturel (mais cultivé), un espace de travail (mais l’on y vient pour ses loisirs) et c’est enfin un espace approprié et habité par les agriculteurs. Pour essayer de comprendre leur poids respectif dans les argumentaires, nous avons analysé les explications que les usagers et les agriculteurs ont données avec leurs réponses à la question sur l’ouverture au public des parcelles agricoles. Les textes, intégralement relevés, ont été codés a posteriori selon le plan argumentaire utilisé (tableau 59). Pour les usagers, il est intéressant de distinguer ceux qui ont répondu oui à l’ouverture pour au moins un loisir de ceux qui ont répondu non. Chez les agriculteurs, les arguments se répartissent de manière équivalente pour les réponses positives et négatives, nous avons donc présenté seulement le résultat global.
Tableau 59 : Arguments utilisés pour discuter l’accès aux terres agricoles

Les réponses à la question proprement dite sont exposées aux tableaux 27 (usagers) et 32 (agriculteurs). Ne sont ici reprises que les précisions apportées, post-codées selon une grille de lecture en 7 items.
51Il ressort de l’analyse des arguments proposés par les répondants que les oppositions ville/campagne et urbain/rural ne sont retenues comme justifications de l’accès public ou de son refus par aucun des 206 arguments des usagers ni par aucun des 65 arguments des agriculteurs. Ceci confirme nos conclusions (chapitre III). Si l’on excepte les 7 % de réponses diverses et les 13 % de commentaires qui évoquent le respect sans autre précision, les arguments s’appuient largement sur les trois autres pôles de valeur. Les références au travail de l’agriculteur, généralement explicites, sont les plus nombreuses chez les usagers (31 %). La propriété fait aussi recette, même chez les usagers qui sont 25 % à conditionner l’accès à l’autorisation du propriétaire. Les arguments autour du respect de la nature sont plus disparates, et marquent une césure entre agriculteurs et usagers. Si l’on accepte de regrouper des réponses comme « pour ne pas détériorer la nature », « la chasse non, je suis contre » et « c’est le patrimoine des citoyens » dans une nébuleuse nature, celle-ci réunit 25 % des arguments des usagers et 5 % seulement de ceux des agriculteurs, probablement parce que ces derniers ne pensent guère leur espace de travail comme un espace naturel. Les usagers qui souhaitent l’accès aux terres agricoles pour un loisir particulier sont rares à justifier directement ce choix, sauf s’il s’agit de défendre le droit de chasse. Ils sont très nombreux au contraire à avoir assorti leur position de conditions et de réserves. Celles-ci tiennent beaucoup au respect de la nature (43 %), le respect de la propriété étant logiquement moins cité (12 %). C’est l’inverse pour les usagers qui s’opposent au libre accès aux terres pour tous les loisirs, qui mettent davantage en avant la propriété (33 %) que la nature (15 %). L’écart est moindre pour ce qui concerne le travail agricole, dont le respect est jugé prioritaire par un quart des pro et un tiers des anti accès. Il faut noter que les réponses négatives sont 2,5 fois plus argumentées que les réponses positives (70 % contre 27 %) chez les usagers qui cherchent probablement, en situation d’enquête, à justifier une réponse paradoxale. Les agriculteurs sont également 70 % à préciser leurs réponses négatives, pour 39 % seulement à préciser leurs réponses positives. Pour eux, répondre négativement correspond à l’exclusion du public, et c’est probablement vis-à-vis de l’enquêteur qu’ils jugent prudent d’argumenter leur réponse. L’utilisation des mêmes arguments pour défendre l’accès comme pour l’interdire, mais aussi la conjonction de trois cadres idéologiques irréductibles (nature, travail, propriété) nous permettent de situer les principales représentations actives dans ce débat, mais soulignent sa complexité. Tout se passe comme si chacun disposait d’arguments tellement flexibles qu’ils permettent tous les dialogues et toutes les solutions pratiques, au gré des situations d’interaction.
52Il existe pourtant une frontière qui pourrait se révéler intangible. Le thème de la responsabilité civile des propriétaires est largement mis en avant dans les travaux d’aménagement (Michel, 2003). Sans entrer dans le détail des règles juridiques, qui laissent largement place en cette matière à la faculté d’appréciation des juges, nous pouvons rappeler que la responsabilité civile d’une personne est engagée dès lors que les choses ou les animaux qu’elle a sous sa garde, ainsi que les personnes dont elle a la responsabilité, ont pu entraîner un dommage à autrui. Pour les agriculteurs, il en va ainsi dans le cas d’accidents provoqués par un engin agricole, un taureau ou un chien méchant, une branche qui tombe d’un arbre, etc. À défaut d’être correctement signalé, un danger particulier du terrain (crevasse, précipice) peut aussi entraîner la mise en cause du propriétaire, même lorsque l’usager imprudent s’est trop aventuré, abusant à ses dépens du droit général de circulation. Sur les chemins ruraux et autres terrains qui appartiennent aux collectivités, celles-ci endossent logiquement cette responsabilité. Il va de soi que les agriculteurs des régions de montagne et les propriétaires forestiers sont plus sensibles à ces questions que les agriculteurs bretons que nous avons interrogés. Un agriculteur de Saint-Coulomb nous a dit être inquiet du passage de piétons, en particulier des enfants, dans la cour de la ferme, où passe un sentier de randonnée mais où manœuvrent aussi de nombreux engins. Comme en écho, un usager opposé au libre accès explique que « cela présente des dangers, c’est le lieu de travail des agriculteurs, il faut une sécurité du lieu de travail ». La question de la responsabilité civile des usagers se pose aussi dès lors que l’agriculteur peut subir des dommages du fait de l’exercice des loisirs. S’ils ne nous ont généralement décrit les gênes qu’ils imputent aux loisirs qu’en terme de désagréments, les agriculteurs peuvent craindre des préjudices plus graves. Une bête peut se blesser lorsqu’elle est effrayée par des chiens, des chevaux ou tout simplement la surprise de voir passer du monde de manière inhabituelle. L’agriculteur peut se voir mis en cause vis-à-vis de tiers si des animaux, libérés par une clôture mal refermée, vont provoquer un accident de la circulation. Ces arguments, globalement défavorables à l’ouverture de l’espace agricole, sont très peu mobilisés par les agriculteurs et les usagers que nous avons interrogés. Probablement est-ce dû à une large méconnaissance des notions juridiques nécessaires, autant que des solutions qui permettraient de sécuriser les pratiques. Vérifier auprès de son assureur les clauses du contrat en responsabilité civile, mettre en place des solutions collectives par le biais de conventions entre les agriculteurs, les fédérations d’usagers et les collectivités, inscrire des sites ou des itinéraires au PDIPR ou au PDESI, aménager l’espace pour limiter les risques sur le terrain ne sont pas des démarches très courantes.
53La plupart des agriculteurs et des usagers semblent donc « toucher du bois » en matière de risques récréatifs ; par ailleurs nous avons vu qu’ils ne disposent pas d’arguments suffisamment efficaces pour trancher les débats concernant l’accès récréatif proprement dit. Alors comment expliquer leur relative sérénité et la grande diffusion spatiale et sociale de ces pratiques ? Au terme de cette étude, nous sommes persuadés que cette confiance s’appuie principalement sur l’expérience, expérience réitérée et transmise selon laquelle agriculteurs et usagers savent produire les conditions de leur cohabitation. Une attitude réflexive vis-à-vis de l’action, qui intègre les possibles conséquences négatives pour autrui et pour l’environnement, semble en effet nécessaire pour que la fonction récréative d’un espace aussi vaste, complexe et diversifié que l’espace agricole puisse s’actualiser en pratiques. Or, si la réflexivité environnementale s’appuie sur la conscience de la fragilité de l’écoumène à court et moyen terme et sur la solidarité avec les générations futures, la réflexivité récréative ne peut guère être fondée sur autre chose que sur la conscience d’une communauté de vie, d’une co-habitation dans un espace vivant vécu.
Des expériences partagées
54Les conflits générés par les usages récréatifs de l’espace agricole constituent l’écume apparente de processus d’interaction qui se soldent, dans la plupart des cas, par un accord. Nous observons en particulier que la référence aux conflits, aux problèmes, aux tensions, est fréquent dans le discours des agriculteurs interrogés par questionnaire, mais que les entretiens bottes aux pieds passés avec les mêmes personnes révèlent leur réel investissement dans la régulation des usages, et leur compréhension du besoin d’espace des usagers. Tout se passe comme si devant une question générale, il était commode de s’identifier à une catégorie et de s’opposer à une autre, en valorisant des expériences de conflits, alors que le témoignage détaillé sur les interactions réellement vécues souligne plutôt la finesse et la multiplicité des accords que la personne a pu passer avec les autres. Des entretiens approfondis avec des usagers, dans leur espace de pratique récréative, confirmeraient certainement qu’ils prennent soigneusement en compte les besoins des agriculteurs, même lorsqu’ils formulent des griefs envers la profession agricole en général. Entre le discours construit et le vécu au quotidien, entre la virulence des propos et la faiblesse des oppositions réelles, il semble donc y avoir disjonction. « La rareté des conflits majeurs entre agriculteurs et “rurbains” témoigne en définitive, même si les choses ne sont jamais exprimées de cette manière, d’un certain consensus » (Diry, 1994, p. 214). Sans nier l’existence de conflits réels, sans nier qu’il existe une frange d’agriculteurs et d’usagers qui adoptent des comportements réactionnels, nous observons ce consensus en matière récréative. Il témoigne de la capacité des acteurs individuels à dépasser le conflit d’intérêt apparent entre des agriculteurs qui disposent d’espace et des usagers qui souhaitent l’utiliser. Pour fonder ce consensus, ni les liens sociaux entre agriculteurs et usagers, ni même le partage de certaines valeurs ne sauraient suffire. L’expérience commune qu’ils ont de l’espace agricole et de leurs rencontres est un élément important, particulier à la fonction récréative, qui leur permet de dépasser les stéréotypes. L’ensemble favorise une pratique de la tolérance au quotidien, tolérance qui s’avère être au moins autant une nécessité qu’un objectif : en espace agricole, la fonction productive comme la fonction récréative reposent sur des équilibres fragiles, que chacun cherche à préserver. Dans une certaine mesure, les loisirs en espace agricole offrent de ce fait un moyen de dépasser les normes sociales défensives pour prendre le risque d’un partage du temps et de l’espace avec autrui. Xavier nous indique une mare, entourée sur deux côtés par des lauriers. « “Il y a une mare. Il y a un puits, ça fait deux ou trois mètres là. On ne l’utilise pas.” Le voisinage, ça ne vous pose pas de problèmes ? “Non, on a pas de problèmes de voisinage. Le monsieur là [il montre une maison voisine] vient à la pêche dans la mare une ou deux fois par an. Quand on est dans le champ on discute.” »
55Parce qu’ils les mettent en présence, les loisirs imposent une expérience commune aux agriculteurs et aux usagers. Cette expérience nous semble fondamentale car elle modifie la nature des relations entre agriculteurs et usagers, et les rapports qu’ils entretiennent avec l’espace. Par expérience commune, nous entendons d’abord qu’il se produit des interactions entre les personnes, soient qu’elles se côtoient dans une pratique commune (de Réparaz, 1986, p. 274), soit, beaucoup plus fréquemment, qu’elles échangent des conversations ou des signes qui participent de la meilleure connaissance de l’autre, de sa reconnaissance comme être humain, fragilisant les stéréotypes. L’expérience commune, c’est aussi l’action sous le regard de l’autre. Les agriculteurs sont interpellés, dans leur relation à l’espace qu’ils cultivent, par le regard des usagers. Réciproquement, les usagers confrontent leur désir de loisirs à la fonction agricole de leur espace récréatif. Or la prise en compte de l’intervention d’autrui enrichit la relation entre un sujet et un objet (Moscovici, 1984, p. 8). L’espace, qui motive ici de manière parallèle l’agriculteur et l’usager, les conduit à soumettre leur géographie particulière au regard de l’autre, ce regard produisant ses effets tant chez l’observé que chez l’observant. Le partage d’une expérience commune de l’espace agricole, qui résulte de sa multifonctionnalité, est le plus souvent involontaire. Mais certains indices nous permettent d’envisager l’hypothèse suivante : partager l’espace, c’est en partager l’expérience, et c’est une manière de commerce entre humains qui présente en soi un intérêt pour les personnes concernées. Il y a dans la relation entre agriculteurs et usagers du don et du contre-don, même si la pudeur empêche généralement que cela soit formulé. Parmi les dons et contre-dons échangés, les plus importants sont probablement, pour chaque individu concerné, sa propre vulnérabilité et sa reconnaissance de l’autre, qui supposent tout à la fois confiance en l’autre et confiance en soi.
56Les agriculteurs que nous avons interrogés abordent fréquemment le plaisir qu’ils trouvent à discuter avec les usagers. Souvent, ils situent ces échanges comme des ouvertures sur le monde extérieur et une manière de faire connaître leur métier. Il est plus rare qu’ils évoquent ce qui, dans leur relation personnelle à l’espace, peut être partagé. Certains nous ont dit leur fierté de partager la beauté du paysage, qu’ils ont créé, avec des usagers qui l’apprécient. Chez Claude, nous passons près d’un ancien lavoir au milieu des prés, couvert de lentilles d’eau. Sa fille Lucette évoque alors son expérience enfantine du lieu. « “On y venait…” Vous y veniez petites ? Vous vous baigniez ? “Oui, on barrait là, c’était bien propre, et l’eau ressortait là.” C’est pas mal la vie agricole. “On marchait pieds nus dans l’herbe, quand il faisait chaud c’était trop bien !” » Si, sur la ferme de Claude, les usagers les plus divers sont les bienvenus, ce n’est pas sans rapport avec ces expériences heureuses. Des entretiens spécifiques seraient à mettre en place pour évoquer plus précisément la réalité et les effets des expériences partagées ou partageables qu’ont de l’espace agricole les usagers et les agriculteurs. Nous avons, en première analyse, cherché à en montrer l’importance quantitative et à en situer quelques modalités, grâce à une question, rédigée un peu différemment pour les usagers et pour les agriculteurs, mais dont les items se répondent, si bien que nous pouvons comparer les résultats (tableau 60). Le faible taux de non-réponses, tant chez des habitants interrogés au porte à porte que chez les agriculteurs, confirme que presque tout le monde a un vécu des loisirs dans l’espace agricole. Il n’y a pas de différence significative entre les communes pour les usagers en 1994, par contre le nombre d’expériences citées est plus élevé chez les agriculteurs du littoral (Cancale et Saint-Coulomb, 3,58) que chez ceux de Pacé (2,87). Sur la commune de Pacé, la différence entre les agriculteurs (2,87) et les usagers (2,80) est minime. L’expérience la plus courante est la discussion entre agriculteurs et usagers, qui concerne environ la moitié de la population interrogée. Pour un loisir particulier, la promenade, Agnès Grandin de l’Épervier (1997, p. 79) obtient auprès d’agriculteurs de l’Allier des résultats comparables : pour 100 agriculteurs interrogés, 20 « échangent juste un “bonjour” » et 41 « bavardent un peu ».
Tableau 60 : Expériences vécues par les agriculteurs et les usagers

Terrain des enquêtes : Rennes, Pacé et Saint-Germain-en-Coglès (usagers 1994), Pacé (usagers 1998), Pacé, Saint-Coulomb et Cancale (agriculteurs 1998-1999).
57Nous avons demandé les thèmes abordés aux usagers de Pacé en 1998. Derrière l’apparente banalité transparaît le rôle social de la cueillette des champignons, de la météo ou de l’orientation (« demander sa direction »), véritables modes d’entrer en relation. Les autres expériences que nous évoquions dans la question sont un peu moins fréquentes. Certaines, fréquentes chez les usagers, le sont moins chez les agriculteurs, parce qu’il s’agit d’attitudes liées à une minorité d’agriculteurs : vente directe, accès refusé à certains. Réciproquement, certaines attitudes plus rares chez les usagers concernent tout de même un bon nombre d’agriculteurs, parce que les usagers concernés, quoique peu nombreux, circulent de ferme en ferme. C’est le cas des demandes d’autorisation, de la pénétration dans les parcelles (chasse, cueillettes), du pique-nique. Nous retenons globalement la richesse des interactions entre les agriculteurs et la population que génèrent les pratiques de loisirs en espace agricole.
58Si l’esprit de tolérance est un facteur favorisant l’interconnaissance et le partage d’expériences plus riches entre agriculteurs et usagers, il est aussi le produit des interactions suscitées par l’exercice de loisirs de plein air en espace agricole. Si cette tolérance ne fait aucun doute, au moins pour la majorité des agriculteurs et des usagers, nous cherchons ici à en préciser les motivations et la portée. Il semble en première analyse qu’une morale de la tolérance soit à l’œuvre lorsqu’agriculteurs et usagers modèrent leur ardeur en matière d’appropriation de l’espace. Au nom du respect du travail ou de la propriété, les usagers tolèrent ainsi les désagréments que les pratiques agricoles peuvent générer, tandis que les agriculteurs s’interdisent d’interdire l’accès à des citadins qui manquent d’espace. Dans le cas des cueillettes, beaucoup d’agriculteurs sont par exemple conscients de l’importance des petites libertés que leur espace permet aux gens, en particulier aux plus pauvres. Au-delà de la prise en compte morale des besoins d’autrui, nous percevons chez la majorité des personnes interrogées un sens social certain, comme si la recherche de valeurs communes orientait les comportements. Nous avons vu ainsi le sens de la propriété, aigu chez la plupart des Français, aider les usagers à respecter la propriété agricole. Nous avons évoqué aussi le goût du grand air que les agriculteurs partagent avec les usagers. Olivier Piron (1986) nomme « thèmes de surcode » ces valeurs permettant une communication entre des groupes d’acteurs porteurs de rationalités diverses : le droit à l’existence, le plaisir partagé, le sens de la communauté peuvent ainsi transcender les clivages. La morale qui fonde la tolérance n’est donc pas uniquement ni premièrement altruiste. Pour l’économie des conventions, « l’impératif de justification pour forger le jugement doit donc être restitué dans l’action et conduit à l’exigence de la tolérance, non comme valeur morale mais comme condition pragmatique de fonctionnement et d’action » (Simonneaux, 1999, p. 108). S’il accepte leur passage, c’est peut-être que l’agriculteur trouve une satisfaction à voir les pêcheurs franchir respectueusement ses clôtures. Si Gwénaël laisse un fil en travers du chemin même quand ses vaches paissent ailleurs, c’est qu’en franchissant inutilement ce fil, les promeneurs marquent une forme d’allégeance qui l’aide à accepter le passage au coin de sa ferme. Les chemins de la tolérance ne sont donc pas toujours pétris de vertu. Il semble même que la tolérance soit d’abord nécessitée par un souci de cohérence du sujet, qui recherche l’accord d’autrui sur sa façon d’être au monde. Pour la sociologie compréhensive, la validation des systèmes d’action et de communication réside en effet « dans l’existence d’une norme de vérité et d’intelligence commune qui pousse les personnes à rechercher les concepts et catégories adéquats aux faits. […] Cette norme de vérité semble être la condition fondamentale de la vie en société, préalable à toute convention et à tout contrat social » (Pharo, 1993, p. 262). Deux observations nous semblent appuyer cette interprétation sémantique des interactions. D’une part, contrairement à ce que pourrait laisser penser une analyse en terme d’appropriation de l’espace, Agnès Grandin de l’Épervier (1997, p. 85) montre que les agriculteurs les plus concernés par les sentiers balisés sont les plus favorables à la promenade. Comme il est peu probable que les itinéraires aient été établis sur ce critère, cela tient sans doute à une meilleure mise au point, au sens photographique, sur les signes laissés par les promeneurs. Plus intelligible, le loisir devient aussi plus acceptable. D’autre part, la norme de vérité se vérifie lorsque s’engage le dialogue entre agriculteurs et usagers : la capacité de saisir ses propres erreurs et l’humour sont des outils efficaces pour dépasser les préventions. La tolérance qui prévaut dans les relations entre agriculteurs et usagers peut alors se lire comme un symptôme de sincérité. En contrepoint des luttes d’appropriation très vives sur le plan de la maîtrise foncière ou du paysage, les loisirs offriraient ainsi un champ de communication relativement ouvert. Les arguments idéologiques (travail, nature, propriété) et les références morales y gardent une plastique suffisante pour que l’écart à la norme ne soit pas insupportable. Dans ce champ particulier des interactions sociales, l’individu semble en bonne situation pour revendiquer et obtenir le respect de soi et de sa vérité, de sa propre culture, évitant le double écueil de la rupture et de la folklorisation des rapports humains. « Il ne s’agit pas de faire vrai mais d’être vrais. C’est la plus difficile des sagesses » (Lurol, 1994, p. 47).
Des contradictions dans le rapport à la loi
59Les échanges de signes entre agriculteurs et usagers ne sont pas réductibles à une guerre de tranchées idéologique qui les opposerait sur des valeurs, et ils participent d’une recherche de vérité subjective qui conduit chacun vers plus de tolérance. Comment alors doit se comprendre l’exercice du droit ? S’impose-t-il aux actions réelles, formant le périmètre du possible ? N’est-il aux usages récréatifs de l’espace agricole qu’un filigrane, dont on ne met la figurine en lumière qu’en cas de conflit ? Est-il un outil de mesure du réel dans le cadre de négociations, donnant aux entorses concédées une valeur d’autant plus grande que le fait s’éloigne du droit ? Nous examinerons successivement l’exercice d’un droit naturel qui semble dominer les pratiques, la légitimité donnée par la loi à certaines revendications et les risques qu’encourent les agriculteurs comme les usagers à judiciariser leur espace de cohabitation. En fin de compte, les modalités de négociation qui opèrent concrètement entre eux empruntent à ces divers référentiels avec souplesse. Parce qu’il est moins artificialisé que la ville, moins densément occupé par l’homme, constitué majoritairement d’éléments naturels, l’espace des champs et des prés semble permettre d’échapper aux contraintes et aux conventions de la vie sociale. Dans son équivalent urbain, le jardin public, Pierre Sansot (1993, p. 169) décrit par exemple « la drague verte ». Tout se passe comme si, au contact de la nature, l’être humain souhaitait retrouver une illusoire liberté primitive ; il s’accorde en tout cas, sous les frondaisons, un droit d’inventaire du cadre juridique formel. Le fait de dire bonjour nous paraît un premier exemple significatif : si le droit ne fait aucunement obligation de dire bonjour, en campagne, les agriculteurs comme les usagers apprécient le bonjour, ils pensent y avoir droit et s’estiment offensés par un silence en réponse. Il s’agit d’un droit naturel à la reconnaissance, destiné, nous semble-t-il, à diminuer le sentiment d’insécurité que génère la présence d’autrui quand on est isolé. Cela explique pourquoi ce droit au bonjour tombe en désuétude, même en espace agricole, dès lors que la fréquentation est très importante, sur le sentier côtier par exemple. Autre exemple, la revendication du droit naturel d’accéder à la nature. Constitutionnel en Suède, ce droit, s’il se heurte au caractère sacré de la propriété privée, n’est pourtant pas absent du droit français : pensons au droit général de circulation ou à la servitude de passage le long du littoral. C’est surtout la manière dont s’accorde ce droit naturel avec le droit de propriété qui caractérise le système français. En 1939, Roger Blais plaide déjà pour une jurisprudence assez souple : « Nous formulons le vœu que tout en défendant, comme il se doit, la propriété rurale, [la justice] témoigne d’un certain libéralisme et n’empêche pas un contact réel entre le touriste et la nature sauvage de la campagne. Nous ne sommes pas loin de penser que cette possibilité emprunte quelque chose au droit naturel et revêt un caractère imprescriptible » (Blais, 1939, p. 284). En clair, le droit de propriété serait trop sévère pour être moralement applicable. Jean témoigne de ce conflit de légitimité.
« Tiens une autre fois, c’était un dimanche, on faisait un tour après manger, on voit un cheval qui passe à travers […] dans le bas là. C’était après maïs donc il n’y avait pas de culture c’est vrai, mais j’avais mis mon fumier avant l’hiver, comme c’est une parcelle mouillée […] Alors on se gare sur la route : “Vous avez l’autorisation de passer là ?” Ah, il me dit : “Non, non, c’est vrai, mais je pense que je ne fais pas de perte.” Alors j’lui dis : “Ben non, peut-être, vous croyez que vous n’en faites pas, mais si vous passez quand c’est très mouillé”, et puis c’était déjà mouillé à cette époque-là. “Vous n’avez pas à faire ça. Et puis en plus qu’est-ce que ça vous donne là, de là ou de là, c’est pas sérieux hein, si vous faites du cheval c’est que vous avez le temps, faites le tour, hein.” “Bon mais je sais bien ce que c’est que la campagne, mon père est agriculteur.” “Ben, je dis, d’autant plus, la terre on la respecte, nous on fait tout ce qu’on peut pour ne pas l’abîmer ne pas la fouler, vous ça ne vous gène pas.” “Oui, j’ai bien compris, j’suis en tort.” Bon, alors nous on repart en marche arrière, et puis lui il repart avec son cheval là sur la route de l’autre côté et puis dès qu’il était à 5 mètres de nous : “Et puis de toute manière, vous êtes dans votre droit, mais c’est pas gentil de votre part de dire ça.” Ça veut dire qu’on avait pas le droit de lui dire, c’est ça, je vous dis peut-être pas les mots exacts, mais c’était tout à fait ça, on avait pas le droit de le dire. C’était notre droit, mais. »
60Face à l’usager qui invoque implicitement un droit naturel, Jean lui-même n’invoque pas le droit de propriété au sens strict, mais plutôt des éléments de nature agronomique, comme un droit naturel au respect de son travail. Dans le cas des chemins privés, des sentiers et autres passages, le promeneur n’est pas toujours au courant de la nature du chemin et Gérard admet facilement comme des droits de passage les usages de fait qu’il constate. « [Ce chemin] est privé aussi, tout est privé là ? “Tout est privé. N’importe comment les gens passent là aussi c’est privé aussi mais c’est marqué euh… C’est un droit de passage.” Oui. “Ils n’ont jamais demandé à passer hein, mais, bon, ils s’autorisent quand même à… Parce que eux ça les arrange.” » Troisième exemple, certains agriculteurs invoquent un droit naturel à la tranquillité pour refuser le passage sur le chemin rural qui traverse leur propriété, ou tentent de le racheter par tous les moyens. Dans le cas de chemins éloignés des habitations, ce droit s’oppose à celui des habitants d’accéder à la nature, et les usagers peuvent facilement invoquer l’inégalité spatiale pour défendre le passage public. Dans le cas de chemins qui traversent la cour de la ferme, ce droit à la tranquillité pourrait être reconnu, en définissant un nouveau passage moins gênant. Les usagers, prompts à se réclamer du droit d’accès à la nature, exigent souvent beaucoup des agriculteurs. Le syndrome grilles-thuyas-interphone, qui met en paysage ce droit à la tranquillité, touche pourtant d’abord les habitants des villes et les néo-ruraux.
61Parallèlement à l’invocation d’un droit naturel, la loi est utilisée dès lors qu’elle produit des avantages. Dans le cas de la cueillette ou de la promenade banale, on peut considérer qu’en l’absence de législation spécifique, le droit de propriété s’applique dans toute sa rigueur, que ce soit au bénéfice de propriétaires privés ou au bénéfice du public : le propriétaire privé peut interdire la cueillette des mûres tandis que le promeneur peut porter plainte contre un agriculteur qui barre un chemin rural. Si l’exclusion du public des propriétés privées peut se justifier lorsque la gêne occasionnée est réelle et concrète, l’application du droit de se clore à seule fin de soustraire sa propriété au pas d’autrui est assez difficile à défendre socialement, l’ensemble des propriétaires de parcelles agricoles et forestières de France ayant jusqu’à présent été assez tolérants. Le domaine clos, c’est le domaine qui entoure le château, c’est un privilège de classe. Le propriétaire a donc le droit pour lui, mais s’il l’applique avec trop de rigueur, son cas pourra sembler pathologique. À partir de régions comme la Sologne, la Dombes, la Brenne, on observe pourtant actuellement un mouvement d’enclosure dans les campagnes de France. Une des raisons tient sans doute à l’usage abusif que nombre d’usagers font de la tolérance des agriculteurs et des forestiers. Pour Jean, le respect de la propriété, c’est d’abord de demander l’autorisation.
« Et la cueillette des champignons ? “Non non. Y’en a pas beaucoup mais alors, y’a-t-il des gens malpolis ! J’ai failli me faire bagarrer avec ça moi. […] Ce qui nous est arrivé c’est qu’on avait pas mal de champignons dans les prairies là-bas, et puis ils s’en viennent deux là, et puis j’avais un de mes neveux, étudiant à ce moment-là lui, dame il venait en ramasser de temps en temps, et à chaque fois qu’il venait en ramasser il me dit : ‘Je comprends pas, y’a pourtant des champignons et puis là on n’en voit pas.’ ‘Ah ben c’est pas étonnant, je savais pas que tu voulais en ramasser parce que la solution elle est toute simple, y’en a qui viennent les ramasser, ils sont levés avant toi le matin, hein !’ Parce que je voyais quelqu’un qui venait ramasser les champignons, […] et puis, un coup je vais voir le gars, il faisait la razzia mais alors, il passait.” Propre quoi, méthodique. “Il faisait une bande de sept, une dizaine de mètres et quand il était rendu au bout il recommençait. Et puis alors donc, j’lui dis comme ça : ‘Écoutez, c’est bien de ramasser les champignons et nous on a pas le temps de les ramasser, pourtant on aime bien ça aussi, j’lui dit vous pourriez p’t-être nous en laisser un petit peu ?’ ‘Ah ben non je ramasse les champignons c’est quand même pour moi !’ ‘Bon ben si c’est pour vous alors vous irez en ramasser sur d’autres terrains mais ici c’est propriété privée, vous n’avez pas à les ramasser.’ ‘Ah ben alors v’là aut’chose !’ Et puis bon j’lui dis non, vous repartez, j’lui dis ça gentiment, et puis… il recommence, il fait vingt mètres et il recommence. J’lui dis : ‘Écoutez, vous voulez pas m’en donner et bien vous, vous dégagez !’ Et puis le voilà qui était en train de m’engueuler, que nous on ramassait pas les champignons et que lui il avait le droit de les ramasser, écoutez je lui dis vous nous en donnez un petit peu, je pense que c’est un peu de savoir vivre, j’lui dis, c’est tout. Alors les gens qui agissent comme cela vous comprenez, c’est tellement malpoli, parce que moi ce que je lui demandais c’était le geste quoi. Pour lui faire comprendre que quand on est chez quelqu’un sur une propriété privée, on va le voir. J’lui dis vous demanderiez ce serait déjà différent, hein.” »
62Loin de vouloir exclure a priori, Jean mobilise le droit de propriété pour que soit reconnue sa prééminence de maître des lieux sur ses terres. Dans le contexte de sa commune, l’interconnaissance qu’il a vécue enfant diminue considérablement, et de nouveaux modes de régulation doivent être trouvés pour que perdurent les équilibres d’usage. À défaut, deux solutions radicales risquent de s’imposer, parce qu’elles demandent moins d’énergie : l’enclosure, ou triomphe du droit de propriété, et l’ouverture indifférenciée au public, victoire d’un droit naturel à l’espace difficilement compatible avec la fonction agricole. Sur les chemins ruraux, le droit positif est plutôt du côté des usagers qui font respecter le libre passage, contre des obstructions imputables aux agriculteurs. Les agriculteurs sont tout à fait conscients qu’ils sont dans leur tort lorsqu’ils s’approprient des chemins de manière illégale. Pour plusieurs des agriculteurs que nous avons cités, c’est d’ailleurs un motif pour rester tolérant : accepter le passage des promeneurs sur tel chemin compense le fait d’en avoir fait disparaître ailleurs. Mais tous admettent qu’en cas de contestation, ils devront rendre les chemins pris, espérant simplement qu’un nouveau tracé, moins contraignant pour eux, sera alors accepté. Pour les usagers, bénéficier de droits de passage et d’usage écrits donne une tranquillité d’esprit qui paraît une condition de la détente recherchée dans un loisir. Le risque, souvent dénoncé par les agriculteurs interrogés, est cette fois de se comporter en terrain conquis, en oubliant que leur droit d’usage porte sur des espaces qui supportent d’autres fonctions. Réciproquement, lorsqu’un agriculteur abat une haie bordant un sentier, l’ombre perdue constitue un abus du droit de l’agriculteur de gérer le bocage comme il l’entend. Usagers et agriculteurs doivent donc veiller à ne pas abuser de leurs droits.
63Qu’il soit brandi comme une règle incontournable ou complètement ignoré au profit de pratiques admises, le droit forme un repère commun, garanti par une puissance judiciaire extérieure au système local de régulation. Recourir au droit présente pourtant des risques. Nous venons de mentionner l’abus de droit. Mais le recours au droit n’est pas toujours efficace. D’une part la loi n’est pas toujours respectée. Les loisirs en espace agricole, et plus généralement les loisirs de plein air, ne sont pas des enjeux majeurs, si bien que la loi est impuissante si la pression sociale et les pouvoirs publics ne sont pas de son côté, comme l’éprouvent ceux qui souhaitent maintenir des sentiers de randonnées face à « l’indifférence des municipalités » (Jouno, 1974, p. 15). Dans le domaine de la gestion de l’espace rural, tout ce qui va à l’encontre du droit de propriété doit s’appuyer sur un militantisme actif8. D’autre part le droit, œuvre sociale imparfaite, contient aussi des règles qui visent des objectifs contradictoires, si bien qu’en s’appuyant sur une règle de droit, dans la résolution d’un conflit, on offre souvent l’opportunité à la partie adverse d’en saisir une autre ! Enfin, l’application du droit sur le terrain est souvent difficile (cf. chapitre VIII). Nous avons rapporté le témoignage de Bernard sur la complexité des territoires de chasse. Il nous décrit ici un problème de limite de propriété, qui pose problème aux chasseurs. « “On arrive à un litige de chasse. Le chemin, de l’autre côté c’est libre, la terre est libre, et là de ce côté c’est une chasse privée. Et puis le chemin ben y passe, où on s’imagine quoi !” Le chemin disparaît ? “La limite n’est pas claire, et puis ben les anciens autrefois, y’en a qui disent ‘Le chemin y revient par là puis y part comme ça’, d’autres ‘Ben puisqu’on coupe, on coupe de biais’.” » La dernière critique qu’il nous faut apporter au recours juridique relève de la philosophie politique. Le droit est en effet souvent invoqué au nom de sa légitimité démocratique. Dans la rhétorique du débat, l’opprobre est alors facilement jeté à la face de celui qui viole la loi. Cet usage moraliste du droit est généralement hypocrite pour deux raisons. Premièrement les personnes qui l’invoquent sont trop souvent promptes à récuser ce même droit dès lors qu’il ne les arrange pas : ceux qui voudraient voir reconnu un droit d’usage de la campagne comme la cueillette des fleurs invoquent en même temps le droit de propriété pour dénoncer la loi Verdeille, tandis que des agriculteurs qui s’appuient sur le droit de propriété pour interdire ces cueillettes ne sont pas toujours les derniers à s’approprier illégalement des chemins. Deuxièmement, le droit est généralement fondé sur des modalités formelles de contrôle social, conformes à des principes définis par les élites sociales, alors que le peuple s’organise selon des modalités pratiques, par exemple pour s’assurer la sécurité, ce qui crée une protection différentielle des espaces récréatifs selon les classes sociales, au profit des classes supérieures (Lee, 1972, p. 78). La protection décroissante des droits du public à chasser, pêcher et cueillir peut illustrer cette inégalité. Le recours au droit nous semble donc devoir être entouré d’un certain nombre de précautions. Il importe de confronter les règles de droit aux aspirations des protagonistes, de manière à prendre en compte des fonctions de l’espace inexistantes sur le plan juridique. La mise en œuvre sur le terrain nécessite de toute manière des compromis, qui seront plus faciles à trouver si les parties ont su s’écouter. S’il est préférable de rapprocher le droit du fait, les usages, les manières de se comporter, la tolérance permettent très généralement d’accommoder au cadre juridique les souhaits multiples des usagers et des agriculteurs. Le juge prendra d’ailleurs généralement en compte la coutume et le contexte. Les agriculteurs que nous avons rencontrés pratiquent eux-mêmes cette souplesse en négociant avec les usagers, s’épargnant très généralement les frais d’une procédure.
64La question n’est donc plus de savoir si les agriculteurs et les usagers négocient. Ils le font sans cesse, de manière explicite ou, le plus souvent, implicite, brodant sur le canevas juridique les motifs de leur interconnaisance, de la tolérance et du jeu qui leur permettent d’atteindre des accords acceptables. La manière dont cette négociation peut être stimulée et optimisée, en terme de méthode, constitue une voie de recherche (Michel, 2003). Il faudra entreprendre aussi l’étude des modalités d’aménagement favorables. Nous ne cherchons ici qu’à donner un aperçu de la manière dont se vit aujourd’hui cette négociation, à l’échelle inter-individuelle, à travers des exemples glanés au fil des entretiens bottes aux pieds. Nous avons observé plusieurs situations où l’emplacement d’un chemin posait problème alors que l’agriculteur ne reprochait rien de particulier aux usagers. Le cas le plus critique concerne le passage du chemin trop près de la maison. Chez Monique, il traverse la cour de ferme. La négociation se situe d’abord au sein du couple dans cette famille d’agriculteurs qui randonnent régulièrement.
« “Nous c’est vrai que bon, […] on est très favorables à l’existence de ce circuit, parce que nous on en pratique beaucoup. Tous les week-ends. Mais on voudrait qu’ils ne passent pas dans les cours de ferme, justement si on veut que tout le monde se sente très à l’aise à faire ces circuits, donc voilà.” Donc c’est un problème d’aménagement, pas un problème de principe. “Ben oui, mais une fois que c’est établi c’est pas facile. Bon lui, mon mari, il est peut-être moins à cheval que moi là-dessus, il dit ben oui mais quand on fait des circuits c’est pareil on passe dans les fermes. Je dis peut-être dans certains cas, mais c’est pas normal, c’est pareil en fait. Par exemple en montagne quand on va dans le Massif central et tout ben c’est bien balisé là-bas, en général ils ont fait des beaux circuits, on évite les cours de ferme, bon.” »
65Pour faire évoluer la situation, Monique et son mari ont divisé la cour en deux avec un talus arboré, de manière à isoler leur pas de porte du passage. Ils recherchent aussi activement, mais sans succès, un accord avec la municipalité et un agriculteur voisin pour dévier le chemin. Chez Claude, c’est justement pour éviter la maison d’un riverain que le chemin est dévié, dans le cadre du remembrement.
« “Là le chemin, encore le chemin, le voisin là-bas il voulait pas que le chemin passe chez lui là.” Le chemin là il rejoint ? “Oui le chemin qu’on a vu tout à l’heure là, ça passe dans le coin de sa maison.” Oui. “Alors il a demandé à ce qu’il passe ailleurs. Nous autres on a proposé, il voulait pas et vu que c’est notre propriétaire, on aime bien, disons que j’essaye de lui faire voir, d’être arrangeant quoi.” Oui. “Alors nous on a proposé que le chemin aille tout droit, mais ça n’a pas été accepté [par la commission] parce qu’ils ont jugé que là-bas ça arrive dans une légère courbe [de la route] et qu’il n’y a pas assez de visibilité. […] Alors qu’il aurait pu aussi le chemin, au lieu de sortir là-bas si c’est dangereux, aller tout droit au talus là-bas, et après longer le talus et reprendre l’ancien chemin ; ça aurait éloigné de sa maison, de cinquante mètres.” »
66Sur ce chemin qui sert à la fois pour l’exploitation et comme sentier de randonnée, Claude propose plusieurs solutions, s’adaptant à chaque contrainte posée par autrui (la maison du riverain, la courbe de la route). Mais la commission communale de remembrement ne lui laisse pas piloter ce dossier et impose un choix de passage dont nous avons pu constater les inconvénients. Or, quand son tracé est illogique, il est plus difficile de faire respecter les exploitations riveraines d’un chemin, comme le raconte Bernard. « Là y’avait un p’tit conflit là-bas, parce que le chemin de commune y s’arrête au pied de la maison là, et puis pour aller là-bas, il faut traverser, et alors au bout de la parcelle là-bas où on voit le ray-grass et le maïs, y’a un [autre] chemin de commune, ça oblige les gens d’ici de descendre un peu, bon ça leur paraissait “trop compliqué” dans un premier temps. » Derrière le langage elliptique de Bernard, il y a ses gestes et son sourire : ce qui était « trop compliqué », c’était de faire le détour. Et le second temps, c’est quand « les gens d’ici » ont compris que s’ils continuaient à couper à travers champ, il se fâcherait…
67Souvent, les agriculteurs cherchent à comprendre les besoins des usagers et proposent des solutions alternatives, à la fois pour faire plaisir et pour éviter des désagréments moins maîtrisables. En matière de chemins, c’est le cas lorsqu’un passage le long d’une parcelle privée est proposé pour remplacer un chemin public que l’agriculteur a détruit. L’alternative est alors clairement avantageuse pour l’agriculteur, elle régularise en quelque sorte la suppression d’un passage public. Parfois, c’est le flux des usagers qu’ils s’agit de régulariser. Gérard, qui cultive au bord de la mer, voyait régulièrement des promeneurs et des cavaliers traverser ses champs de manière anarchique pour atteindre plus rapidement le trait de côte à partir de la route. « “Alors là j’ai laissé un passage là pour… Ce qu’on disait. Y’a les patates là, j’ai laissé le passage là, les voitures sont là-bas, alors au lieu de faire le tour par là, ils montent sur la butte là, et ils suivent les bâches. C’est plus près quoi, pfiout !” C’est un passage privé ? “Oui c’est privé. Je le laisse tout le temps parce que là ma pièce elle est orientée comme ça.” » Pour les usagers, le passage ménagé par Gérard ressemble à un chemin de terre, et la plupart ne savent probablement pas qu’il s’agit d’une initiative de l’agriculteur. Le fait qu’elle soit implicite n’enlève rien à l’efficacité de cette négociation. Chez Gwénaël, nous observons des traces de vélos. « Les gens passent dans le champ. Ils voient que le chemin est mouillé et ils passent… » En laissant passer dans le champ, Gwénaël compense le défaut d’entretien du chemin communal en fournissant une alternative, même si c’est avec un certain fatalisme. De la part des usagers, la proposition d’alternatives est également fréquente. Pour les usagers individuels, leur faible emprise sur l’espace leur laisse souvent peu de choix, si ce n’est d’aller ailleurs. En interrogeant les responsables d’associations de chasseurs, de pêcheurs ou de randonneurs, nous nous apercevons qu’ils formulent souvent des propositions visant à arrondir les angles. Placer son exploitation en réserve de chasse permet ainsi de satisfaire un agriculteur qui ne supporte plus le passage des chasseurs. Les modifications d’itinéraires sont courantes à l’initiative des centres équestres ou des associations de randonneurs, lorsque des difficultés surviennent.
CONCLUSION
68Sur la base de leur expérience commune de l’espace, en utilisant le droit, la coutume et une dose variable de tolérance, usagers et agriculteurs ne cessent de coproduire les équilibres d’usage qui permettent la coexistence des usages productifs et récréatifs de l’espace agricole. Les fonctions agricole et récréative s’excluent parfois localement, s’adaptent l’une à l’autre le plus souvent, se valoriseront peut-être davantage demain. Usagers comme agriculteurs montrent dans ces processus des compétences sociales et spatiales qu’ils enrichissent tous les jours au fil de leurs interactions. Parce qu’il les connaît, qu’il les habite, qu’il en est propriétaire ou locataire, bref parce qu’il est de fait maître des lieux, l’agriculteur joue, face à la dispersion des usagers et à la faiblesse des institutions, un rôle central dans ces régulations. Ce rôle particulier l’amène souvent à une posture de médiateur, qui peut prendre diverses formes. Premièrement, les agriculteurs peuvent aider les usagers à s’approprier l’espace. « C’est arrivé que des gens demandent : “Y va pas à Saint-Gilles ?” Non, c’est un chemin privé celui-là. » Xavier nous explique qu’ensuite il donne des indications au promeneur déçu, pour qu’il puisse atteindre son but. L’orientation est un des motifs les plus fréquents d’intervention, mais il est courant pour les agriculteurs de discuter avec les chasseurs, les pêcheurs et les cueilleurs sur la localisation d’habitats ou de places. Bien sûr il arrive aussi qu’un agriculteur « perde » un randonneur, et nous avons vu Claude cacher ses champignons… Les discussions sur l’organisation de la production agricole sont aussi un moyen pour les usagers de mieux comprendre le paysage, les agriculteurs donnant des clefs de lecture. Il semble plus rare que les agriculteurs s’intéressent aux motivations des usagers, et que ces derniers puissent exprimer leur propre lecture du paysage. Deuxièmement, parce qu’il est là, qu’il peut prendre la main dans le sac l’usager qui ne respecterait pas le Code de bonne conduite de son loisir, l’agriculteur se fait souvent éducateur. Jean nous raconte son combat contre « la malpolitesse » des cavaliers. Son souci, c’est de rendre compatible sa tranquillité avec la pratique du cheval encouragée par la proximité du centre équestre de Monsieur G.
« “Faut trouver le truc quoi [le moyen de laisser les gens se promener à cheval]… Mais bon, mais ça c’est une chose, mais alors quand il y a des gens qui sont malpolis, ça c’est autre chose ça, c’est un manque d’être civilisé c’est le cas de le dire.” Oui. Et ça c’est fréquent ? “Ben […] celui qui exploitait avant, il est en retraite, il me disait ça il me dit : ‘Mais, tu trouves ça normal toi que y’a toujours des chevaux qui passent dans ton champ ?’ ‘Ah ben moi je suis chez moi, je crois pas hein !’ Et ben je dis non, ah puis un jour je passe là […] avec le tracteur, je revenais de Pacé, oui c’est ça, et puis je vois donc, les chevaux, […] ils coupaient là parce qu’avant c’est dans le bouillon, c’est dans la flotte quoi. Alors mon champ il avait le droit de servir de chemin quoi. Donc je passe là, j’arrive à hauteur là, et je vois un cavalier qui commence à monter là, bon et bien tout de suite je m’arrête à mi-hauteur et puis je coupe à pied à travers, la personne s’arrête, c’était une femme, et puis j’lui dit : ‘Mais de quel droit vous pouvez passer dans la parcelle là’ ‘Ah ben M. G. a l’autorisation du propriétaire’ ‘Ah bon, ben, ça m’étonnerait parce que c’est moi le propriétaire !’ Bon ben elle savait plus ce que dire forcément, alors j’lui explique hein les raisons, j’lui dis hein c’est privé, déjà on ne m’a pas demandé, premièrement, je donnerai peut-être l’autorisation mais je ne suis pas forcé de donner l’autorisation dans ce sens où quand on a commencé, les autres vont suivre et ils vont pas s’occuper, d’aucun égard pour savoir s’il y a une culture ou s’ils vont abîmer le sol. Donc j’lui dis : ‘Ça commence d’abord par en parler au propriétaire.’ Bon ben je croyais qu’elle avait compris, et puis je retourne à la voiture et puis, je la vois continuer ! Ben j’lui dis : ‘Mais écoutez, j’vous ai dit hein alors, demi-tour !’ Bon elle a fait demi-tour. La preuve que c’est têtu quand même, certaines personnes. […] Non, mais [les sentiers], tout ça, ça a permis une ouverture, c’est une évolution hein, aujourd’hui les gens ils veulent la nature, mais ça permet aussi à des gens qui savent pas respecter les choses, ou les gens, ben, d’abuser ; ça a fait une ouverture dans ce sens là aussi. C’est ça qui est dommage quoi, c’est tout.” »
69Si le recours au président de la société de chasse ou bien au responsable du centre équestre dans l’exemple de Jean peut apporter un soutien, c’est le plus souvent par une intervention directe que l’agriculteur peut espérer une certaine efficacité. Xavier nous a ainsi expliqué comment il avait remis « dans le droit chemin » des gamins qui passaient dans sa cour de ferme en VTT. Cette posture d’éducateur semble parfois très naturelle aux agriculteurs, en particulier lorsque le motif de leur intervention fait clairement l’objet d’un consensus social ; mais il est rare qu’ils acceptent la réciproque. Si l’agriculteur peut endosser l’habit du maître, il serait important qu’il accepte aussi celui de l’élève, ouvert aux valeurs et aux motivations des usagers. Troisièmement, il arrive que les agriculteurs aient à résoudre des conflits entre les usagers. Bernard nous explique comment, tel Ponce Pilate, il a résolu un litige entre chasseurs. Outre la recherche de la tranquillité, il utilise aussi ce conflit entre chasseurs pour rester maître chez lui.
« “Tout le bloc de ce côté-là, et là, c’est de la chasse communale, la société de chasse. Là la mienne là c’est une parcelle libre, et après c’est une chasse privée.” ça fait un peu limite quoi, no man’s land. “Ouais.” La société de chasse accepte ça ? “Euh, elle aurait voulu le dire, mais moi je dis je regrette c’est moi le propriétaire.” Votre parcelle est donc libre de chasse, entre les territoires de deux groupes. “Oui, toutefois, avant, la parcelle c’était la société de chasse communale, et puis y’avait une haie, y’avait du lapin à une époque, y’avait eu des conflits.” On a le droit de suite normalement. “Ben justement c’est là que les conflits arrivent parce que parfois, comme la société met des faisans, les faisans vont tomber là, et puis le chasseur qui l’a vu, qui l’a tiré, il est supposé dire qu’il l’a touché et puis bon, il va le tuer de l’autre côté, les autres, bon…” »
70Bernard connaît assez la nature humaine pour exercer préventivement et efficacement son pouvoir de maître des lieux.
71Comme les concierges dans les grands ensembles, les agriculteurs ne fondent pas leur légitimité de médiateurs sur la seule connaissance de l’espace, mais aussi sur un humanisme pragmatique. Nous ne pensons pas que l’héritage de la civilisation paysanne, la familiarité avec la vie qu’implique leur métier ou d’autres facteurs fassent des agriculteurs des philosophes plus éclairés que le commun des mortels. C’est leur situation, sur leur exploitation, en observateurs face à des personnes, les usagers, avec lesquels ils ne sont que très marginalement en compétition, qui produit souvent la relative sérénité que l’on constate dans leur jugement. L’efficacité des négociations entre agriculteurs et usagers tient probablement aussi à leur extraordinaire décentralisation. L’éclatement des usages sur l’ensemble des exploitations et l’atomisation des usagers, qui pour la plupart ne sont affiliés à aucune espèce d’organisation, conduit à régler de personne à personne des micro-conflits dont les observateurs extérieurs ne pourront qu’ignorer l’existence. Nous confirmons la meilleure, ou du moins la bonne efficacité du contact personnel pour résoudre les problèmes liés aux loisirs, déjà relevée par Richard Denman (1978, p. 111). Dans ce domaine particulier, les syndicats agricoles, les associations d’usagers comme les collectivités sont d’un maigre secours, et les individus se voient dans l’obligation de traiter eux-mêmes les conséquences des problèmes qu’ils ont contribué à soulever. Il faut donc être prudent avant d’engager les protagonistes sur les voies d’une institutionnalisation des loisirs, d’une professionnalisation des régulations ou d’une judiciarisation des conflits.
Notes de bas de page
1 Art. 5 du contrat type JEFS pour la campagne 1999-2000 en Ille-et-Vilaine.
2 « L’affaire campagnol », Jeunes agriculteurs, 1999, 542, p. 12.
3 Chantal Urvoy, « Allier productivité et développement du gibier », La France agricole, 27 novembre 1998, p. 31.
4 Ibidem, p. 31.
5 La lettre du réseau Agrifaune, décembre 2000-janvier 2001, 11, p. 12-13.
6 « Le Vandelais à la reconquête du lièvre », Chasser en Bretagne, 1997, 8, p. 10-12.
7 La lettre du réseau Agrifaune, décembre 2000-janvier 2001, 11, p. 1.
8 Les agriculteurs, quand ils ont du mal à accepter la ténacité de certains usagers, peuvent se rappeler qu’il leur en fallut aussi pour faire appliquer la réglementation des cumuls en agriculture, qui n’a été efficace contre les concentrations que là où des syndicalistes montaient systématiquement au créneau. « De deux choses l’une : ou l’action syndicale est faible et la loi est ignorée ; ou cette action est forte et la loi paraît insuffisante pour assurer le contrôle efficace voulu par les jeunes agriculteurs » (Coulomb, 1986, p. 67). Les randonneurs pourraient reprendre à leur compte ces propos !
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2009
Ville fermée, ville surveillée
La sécurisation des espaces résidentiels en France et en Amérique du Nord
Gérald Billard, Jacques Chevalier et François Madoré
2005
La classe créative selon Richard Florida
Un paradigme urbain plausible ?
Rémy Tremblay et Diane-Gabrielle Tremblay (dir.)
2010
Le logement social en Europe au début du xxie siècle
La révision générale
Claire Lévy-Vroelant et Christian Tutin (dir.)
2010