Les loisirs en espace agricole
|Troisième partie. Enjeux de rencontre
Chapitre IX. La fréquentation effective de l’espace agricole
Texte intégral
1Entre l’existence d’un droit et son exercice, entre l’interdiction et l’abstention, il existe des écarts importants. Nous souhaitons dans ce chapitre approcher l’ampleur des pratiques récréatives réelles de l’espace agricole. En l’absence de données statistiques isolant les loisirs en espace agricole de leur pratique générale, nous nous appuierons essentiellement sur les résultats de nos enquêtes. Les conclusions que l’on peut en tirer sont de ce fait simplement indicatives à l’échelle de la France, mais elles constituent une première image d’un phénomène jusque-là bien transparent. Nous cherchons d’abord à quantifier l’importance des loisirs en espace agricole. Les usagers y vont-ils nombreux ? Les agriculteurs sont-ils nombreux à y voir du monde ? Nous proposons ensuite un aperçu du calendrier des usages, et de leur manière d’occuper l’espace de manière plus ou moins normative. La présentation de cet « assolement récréatif » à l’échelle de l’exploitation, au travers de quatre monographies, nous servira enfin de cadre intégrateur pour observer la somme des pratiques agricoles et récréatives, leur localisation et leur cohabitation sur un même territoire.
REPÉRAGE STATISTIQUE : LA FRÉQUENTATION DÉCLARÉE
2La fréquentation réelle de l’espace agricole pour les loisirs est très difficile à apprécier. La dispersion des lieux rend illusoire toute tentative de comptage, qui n’aurait aucune valeur de généralité. À défaut, nous avons demandé par des questionnaires, aux usagers de nous préciser leurs loisirs de plein air et aux agriculteurs de dire s’ils voyaient ces pratiques se développer chez eux, c’est-à-dire sur leur exploitation. La confrontation des deux sources laisse percevoir la diffusion importante, tant dans la population que dans l’espace, des usages récréatifs de l’espace agricole ouvert.
La fréquentation déclarée par les usagers
3Deux questions, posées l’une à la suite de l’autre à 364 habitants de Pacé, Rennes et Saint-Germain-en-Coglès, permettent de comparer les loisirs pratiqués en général (A) et ceux qui sont pratiqués en espace agricole (B) ; les résultats obtenus sont présentés au tableau 47. Les fréquences brutes de pratique peuvent être comparées à des données départementales ou nationales. Attention toutefois, ce ne peut être qu’à titre indicatif si l’on se réfère à des pratiques individuelles car nous obtenons des données par couple. La fréquence des pratiques individuelles est donc plutôt surévaluée dans notre étude. Par contre certaines pratiques comme la pêche, le VTT, le canoë peuvent être souvent le fait de mineurs, que nous n’avons pas interrogés. Autre biais, les loisirs dont le rang moyen est élevé, c’est-à-dire qui ont été surtout cités au troisième rang, tels que le pique-nique, le cyclotourisme ou le jogging sont sous-estimés par le choix imposé de trois items maximum.
Tableau 47 : Loisirs pratiqués en espace agricole

Enquête auprès de 50 Germanais (1994), 100 Rennais (1994) et 214 Pacéens (1998).
4Concrètement, nos 6 % de chasseurs correspondent bien aux 18 500 chasseurs d’Ille-et-Vilaine en 1994 (5,9 % des ménages). Les pêcheurs affiliés sont 24 000 en Ille-et-Vilaine, soit 4 % de la population adulte : nos 20 % sont donc le signe d’une bonne vitalité de ce loisir, qui déborde largement le cadre des institutions ad hoc ; ils reflètent aussi l’importance, dans les réponses, de pratiques épisodiques ou abandonnées mais qui font toujours partie de l’identité de la personne interrogée ou de son conjoint. Il est plus difficile d’avoir des références pour les autres loisirs, parce qu’ils ne nécessitent pas d’adhésion, donc produisent moins de statistiques. La promenade est sans surprise très populaire (82 %), mais la randonnée pédestre a été retenue par 35 % des personnes interrogées, ce qui fait beaucoup par rapport aux 1 665 licenciés de la FFRP d’Ille-et-Vilaine, et aux données nationales d’environ 4 % de la population (Cointet-Pinell et Drosso, 1983, p. 79). Il est probable que des personnes ont entendu par randonnée des promenades à la demi-journée sur des itinéraires balisés. La promenade à cheval concerne peu de gens (3 %) mais le VTT (29 %) et la cueillette (27 %) sont des loisirs socialement importants. En 1981, 46 % de l’ensemble de la population avait pique-niqué à la campagne au moins une fois dans l’année (Bigazzi, 1986, p. 165) : nos 29 %, semblent cohérents, étant donné le rang moyen élevé de cette réponse. La cohérence que nous observons entre nos données brutes (question A) et les données disponibles nous permet de supposer que les réponses à la question des loisirs en espace agricole (question B) sont également représentatives.
5La part de chaque loisir qui se pratique en espace agricole peut être approchée par le rapport entre les réponses aux deux questions (coefficient a/b, colonne de droite du tableau 47). Ainsi tous les chasseurs vont en espace agricole, tandis que 40 % seulement des joggeurs vont dans la campagne agricole. On obtient ainsi un indice du lien entre un loisir et l’espace agricole. Les loisirs les plus agricoles sont la chasse (100 %), la cueillette des champignons (73 %), la promenade et la randonnée (61 et 79 %), la pêche (60 %) et le VTT (54 %). Les fréquences des différents loisirs en espace agricole sont importantes : 76 % de la population interrogée déclare y exercer un ou plusieurs loisirs. Mais cela varie beaucoup selon le loisir. Le palmarès s’établit ainsi : la promenade et la randonnée pédestre en espace agricole concernent 59 % de la population interrogée, la cueillette des champignons 20 %, le VTT 16 %, la pêche 12 %, le jogging 12 %, le pique-nique 7 % et la chasse 6 %. Les loisirs les plus agricoles ne sont donc pas forcément ceux qui amènent la plus forte population dans cet espace. Ainsi la chasse, à 100 % agricole, est peu répandue, tandis que la promenade, qui se fait hors de l’espace agricole pour 39 % de ses pratiquants, y amène néanmoins huit fois plus de monde.
La fréquentation perçue par les agriculteurs
6Les agriculteurs perçoivent les loisirs selon une autre perspective. La question A (tableau 48) permet de repérer la fréquentation perçue par les agriculteurs sur leur ferme, et, en principe, d’établir la proportion des agriculteurs qui sont concernés par la pratique d’un loisir donné. Une série de questions (B, tableau 49) cherche à mettre en évidence plus finement le nombre d’agriculteurs qui sont concernés par chaque loisir, même rarement (colonne b). Cette série de questions n’est disponible que pour les agriculteurs interrogés en 1994, c’est pourquoi nous rappelons (colonne a) les résultats de cet échantillonnage à la question précédente. La proportion d’agriculteurs signalant la présence, même rare, d’un loisir, est normalement plus élevée que la proportion de ceux qui ont noté le loisir parmi les trois les plus fréquents à la question A. Cet écart est d’autant plus important que le loisir est rare. Ainsi la chasse est importante pour 86 % des agriculteurs et en concerne 89 %, tandis que le VTT n’est important que pour 8 % des agriculteurs mais en concerne 27 %.
Tableau 48 : Loisirs perçus par les agriculteurs sur leur exploitation

Les résultats correspondent au cumul des 3 rangs de réponses. Tableau 49 : Analyse de la fréquence des divers loisirs sur les exploitations
Tableau 49 : Analyse de la fréquence des divers loisirs sur les exploitations

Enquête réalisée auprès de 106 agriculteurs à Pacé et Saint-Germain-en-Coglès en 1994.
(a) Pour le libellé de la question A, se reporter au tableau 48.
(b) Réponses 2 à 5.
(c) Indice construit en affectant les coefficients 1 à 5 aux réponses 1 à 5.
7Le sentiment de fréquence moyen peut se mesurer par un indice de fréquence (colonne c du tableau 49), construit en affectant les coefficients 1 à 5 aux réponses jamais à très souvent de la question B. La chasse se distingue avec une fréquence moyenne de 3,13, que l’on pourrait interpréter par plutôt souvent, tandis que le VTT, avec 1,42, s’observe rarement. En multipliant le pourcentage d’agriculteurs concernés (colonne b) par l’indice de fréquence (colonne c), on obtient un indice de prégnance de chaque loisir, qui tente d’approcher la place prise par le loisir dans l’esprit des agriculteurs. Cet indice, sans valeur intrinsèque, autorise une comparaison entre loisirs. La chasse, loisir présent sur 89 % des exploitations enquêtées et décrite comme fréquente par les exploitants qui la perçoivent, se démarque nettement (indice 278). La cueillette, loisir peu étudié, souvent oublié dans les enquêtes et les statistiques, arrive en seconde position (indice 130), bien que les communes d’enquêtes ne soient renommées pour aucune cueillette particulière. Promenade et randonnée pédestre viennent en troisième position (indice 97), en particulier parce qu’elles suivent les chemins et concernent de ce fait moins d’exploitants que la cueillette. La pêche et la promenade à cheval ont un indice équivalent (68), concernant toutes deux à peu près 40 % des agriculteurs avec la même fréquence assez faible. Le VTT arrive dernier (indice 38), mais c’est encore un loisir émergent en 1994.
8Les expériences des agriculteurs sont néanmoins plus contrastées que ces statistiques peuvent le laisser croire, comme le montrent deux exemples pris à Pacé. Jean voit du monde :
« On a parlé des cavaliers, mais des VTT il en passe ? “Oui là, si, il en passe un peu là mais enfin, ils ont du mal hein.” Oui c’est raide. “Mais enfin, y’a pas encore trop de VTT, puis de toute manière ça ne me gène pas qu’y en a, mais… Y’a beaucoup de promeneurs, disons nous quand on travaille dans les champs, dès qu’il y a un peu de temps un peu mieux.” Ensoleillé. “Dans une journée on en voit… On va voir 50 personnes et plus que ça qui vont faire des tours par là à pied hein. C’est beaucoup utilisé pour la promenade à pied, y’a des cavaliers, mais d’autres loisirs non”. »
9Pierre au contraire, constitue une sorte de contre-exemple à nos statistiques : il exploite une ferme très peu sollicitée. La chasse est privée, il y a des cultures intensives partout, la ferme est une ancienne grande propriété sans chemin ni bordant, ni coupant, l’accès se fait par des voies privées. « Sinon dans l’ensemble y’a pas d’autres personnes qui cherchent à venir sur les terres, je ne sais pas moi, qui cherchent des champignons, ou autre. Le long de la Flume ? “Non, non. Y’a très peu de passage ici. À part le long de la rivière mais autrement.” Dans l’ensemble il n’y a pas de chemins qui traversent la ferme. “Non”. »
10Pris dans leur ensemble, les loisirs de plein air concernent 99 % des agriculteurs, avec des différences marquées entre les loisirs, à la fois sur le plan de leur diffusion spatiale et de leur fréquence, que nous avons synthétisé par la notion de prégnance (tableau 49). La figure 3 rapproche cette prégnance du loisir chez les agriculteurs à sa diffusion parmi les ménages d’usagers interrogés. La chasse, exercée par une minorité de gens, domine l’espace agricole, tandis que la promenade en espace agricole, loisir populaire, est relativement moins perçue par les agriculteurs. Le fait que la chasse et la cueillette entraînent leurs pratiquants dans les parcelles peut être retenu comme explication : il suffi t d’une seule personne dans un champ pour retenir l’œil d’un agriculteur, alors que les promeneurs, au creux des chemins, ne sont pas tous vus. De plus les chasseurs se distinguent par une bonne lisibilité, avec chiens et fusils. La présence d’une ACCA à Saint-Germain et d’une SCC à Pacé participe aussi de la diffusion spatiale de ce loisir. Il est vrai aussi qu’ils sont assez fidèles à leur loisir pendant la saison, puisque chaque chasseur va en moyenne 28,8 fois à la chasse dans l’année (Pinet, 1993, p. 32). Il serait intéressant de demander aux usagers à quand remonte leur dernière promenade dans l’espace agricole pour établir une fréquence plus précise, mais elle ne se situerait probablement pas à plus de 5 à 10 fois par an. Entre le cheval et le VTT, qui utilisent tous les deux les chemins, on observe aussi une différence frappante : avec 2 % de pratiquants, le cheval est nettement mieux repéré par les agriculteurs interrogés que le VTT qui en regroupe 16 %. La visibilité des cavaliers est sans doute accentuée par la présence d’un centre équestre à Saint-Germain et de deux à Pacé.
Figure 3 : Les différents loisirs vécus et perçus en espace agricole

Le taux de pratique en abscisse donne la proportion d’habitants qui pratiquent en espace agricole, tandis que l’indice de prégnance en ordonnée reflète la place que le loisir occupe dans l’esprit des agriculteurs.
Tendances perceptibles d’évolution
11Grâce au retour sur la commune de Pacé, réalisé tant auprès des agriculteurs que des usagers à quatre années d’intervalle, nous pouvons, moyennant une certaine prudence, tenter de dégager quelques tendances d’évolution entre 1994 et 1998 (tableau 50). Nous ne retenons, pour simplifier la lecture, que huit loisirs et deux critères : le pourcentage d’usagers qui nous ont affirmé exercer le loisir en espace agricole, et le pourcentage d’agriculteurs qui ont observé le loisir comme un des trois plus importants sur leur exploitation. Nous constatons un plus grand intérêt des personnes interrogées en 1998 : le taux de non réponse diminue considérablement, tandis que le nombre de réponses apportées par les répondants augmente. Une première tendance serait donc l’extension sociale et spatiale des loisirs en espace agricole ; sociale parce qu’ils touchent davantage de gens dans la société, spatiale parce qu’ils concernent davantage d’espaces agricoles. Les loisirs de prélèvement (chasse, pêche et cueillette) régressent ou stagnent sur les deux plans, tandis que tous les loisirs itinérants progressent. Les loisirs pédestres, déjà bien diffusés en 1994, progressent sur les deux plans en 1998. Si les cavaliers sont toujours aussi peu nombreux parmi la population pacéenne (1 %), cette pratique explose en terme d’espace, puisque 22 % des agriculteurs interrogés en 1998 voient passer des chevaux, ce qui indique un développement de la ballade hors club. Le VTT suit la même évolution spatiale, mais la proportion de vététistes double ! Nous observons donc, en un temps court (quatre ans), un fort développement de loisirs nécessitant des chemins. À Pacé ces évolutions peuvent s’expliquer par la création, au début des années quatre-vingt-dix, de trois circuits de promenade bien entretenus depuis, et par l’augmentation importante de la population de la commune, qui a gagné plus de 2 000 habitants entre les deux enquêtes. Il ne nous semble pas impossible pour autant d’imaginer que les tendances qui y sont observées sont assez générales.
REPÉRAGE SPATIAL ET TEMPOREL : DE L’ASSOLEMENT RÉCRÉATIF
12Une fréquentation importante et croissante en termes de population et d’espace concernés nous permet d’affirmer la signification sociale et spatiale du phénomène récréatif en espace agricole. Nous avons pris en compte la diversité des loisirs et des usagers, mais l’espace agricole a été dans ces premiers résultats considéré comme un tout. Or négliger la diversité des lieux et l’inégale densité des pratiques à diverses échelles réduirait à une fonction abstraite un phénomène qui se singularise aussi à chaque occurrence selon l’espace où il se produit. Si l’étude de trois ensembles communaux a pu donner un aperçu des différences à l’échelle des terroirs (tableau 48), nous proposons ci-après une esquisse de différenciation des pratiques selon leur légitimité au regard du droit. L’échelle d’étude est ici obligatoirement très fine, car le statut juridique des sols et les droits d’usage varient d’une parcelle à l’autre, parfois même au sein de la même parcelle, par exemple pour l’application des distances en matière de chasse. La pratique effective d’un loisir sur une parcelle d’espace agricole peut être analysée comme légitime, lorsqu’un droit d’usage ou une autorisation formelle existent, comme informelle lorsque la possibilité de l’usage résulte d’une tolérance et comme transgressive, lorsqu’une règle de droit ou une interdiction connue sont enfreintes par l’usager. Cette typologie, si elle s’appuie sur les règles du droit (chapitre VIII), n’est pas de nature strictement juridique, mais de nature sociale. L’utilisation d’un chemin rural en partie détruit, non entretenu, relèvera davantage d’un usage informel que d’un usage légitime, parce qu’au droit formel d’utiliser ce chemin public s’oppose la rugosité du réel qui montre un usage rare et une appropriation de fait par les riverains. La question de savoir s’il faut remettre ce chemin en état ne constitue pas l’objet de la classification proposée. Celle-ci permet avant tout d’envisager sur une base compréhensive la diversité des usages au sein de l’espace agricole. Cette diversité participe, du point de vue de l’agriculteur sur son exploitation, de la constitution d’un assolement récréatif (Le Caro, 2004 a), répartition spatiale des usages autorisés, tolérés ou subis, dont la prochaine section donnera quatre exemples.
13En préalable, il faut aussi noter que les usages ont des saisons, tout comme les cultures dans l’assolement. Certains loisirs, comme les cueillettes, sont directement liés à de courtes saisons naturelles. Les saisons de chasse et de pêche sont encadrées par des dates d’ouverture et de fermeture. Les randonnées pédestres, équestres et en VTT sont massivement pratiquées l’été, mais aussi au printemps et en automne. La distribution du temps libre des travailleurs favorise les pratiques de week-end, pour tous les loisirs, mais particulièrement les randonnées. Il existe également des traditions : le dimanche est ainsi le jour le plus fréquenté pour la chasse, sans doute parce qu’il fut longtemps le seul jour chômé. Il ne faut pourtant pas sous-estimer la population disponible pour exercer ses loisirs en semaine. Les horaires de travail et de transport permettent à de nombreux salariés de disposer de temps en début de soirée pour une promenade ou un jogging : la présence d’espaces agricoles proches du domicile est alors l’occasion de les fréquenter. Ces inégales distributions dans le temps créent des repères temporels, comme l’ouverture de la chasse. Par ailleurs elles permettent d’éviter que des loisirs peu compatibles n’aient lieu simultanément : ainsi de l’interdiction de la chasse en été. A contrario, la cueillette des champignons et la chasse cohabitent dangereusement à l’automne.
14Certaines parcelles, au sein de l’espace agricole, tel que nous l’avons défi ni, sont désignées comme utilisables pour certains loisirs. Cette désignation formelle a priori sans ambiguïté, peut néanmoins être contestée. Parfois, une personne (usager comme agriculteur) peut ignorer la loi, une signalisation peut manquer, une autorisation devenir invalide. Nous ferons abstraction dans ce qui suit de ces cas litigieux, en nous plaçant du point de vue de l’agriculteur qui reconnaît la légitimité de l’usage récréatif de la parcelle considérée. Sont désignés pour les promenades (pédestres, équestres, en VTT) les itinéraires balisés et les chemins ruraux habituellement fréquentés ; sont désignés pour la chasse les terrains donnés à bail à une société de chasse, ou apportés à une ACCA ; sont désignées pour la pêche les rives des cours d’eaux domaniaux et les rives apportées à une société de pêche ou louées à un tiers. La cueillette des végétaux spontanés fait rarement l’objet d’un tel droit sur les propriétés privées, mais les bords des chemins ruraux permettent de cueillir beaucoup de choses. Le droit d’usage en un lieu peut résulter de la loi, ou d’un accord du propriétaire, ou d’un accord de l’agriculteur fermier. Une fois institué, l’usage se développe toutefois indépendamment de cette origine, dont il est rare que l’usager soit informé. Trois cas de figures nous semblent caractériser ces usages légitimes en un lieu, tels que les perçoivent les agriculteurs : le droit qui ne sert à rien, l’usage paisible et l’abus de droit. D’une part certains droits ne sont pas utilisés par la population qui en dispose. Selon son appréciation sur la légitimité sociale de ce droit qui ne sert à rien, l’agriculteur concerné peut qualifier ce droit d’inutile, et, par glissement, proposer sa suppression, ou bien regretter que personne ne vienne profiter de son espace, voire même en être vexé, comme si cette désaffection déqualifiait son paysage. Souvent aussi, il constate les faits, sans exprimer de sentiment, comme Gwénaël : « Il y a des chasseurs dans le bois ? “Non, ou alors rarement”. » Plus fréquemment, les droits d’usage sont utilisés conformément à l’autorisation initiale, ou bien les usagers n’y dérogent pas tant que cela soit perceptible et dommageable. Face à cet usage paisible, les agriculteurs que nous avons rencontrés sont généralement enclins à la tolérance. Les loisirs sont, en soi, plutôt bien admis comme un usage banal de l’espace agricole (chapitre VI). Il existe pourtant des cas où l’usage autorisé est mal vécu par l’agriculteur, qui éprouve un sentiment d’impuissance face au droit constitué. Que l’autorisation de l’usage résulte de la loi, de la décision d’un propriétaire bailleur ou d’un accord antérieur difficile à remettre en cause ne change alors pas grand chose. Les raisons de ces oppositions, et leurs manifestations sont variées ; mais dans ces situations où l’usage est de droit et où les usagers respectent leurs devoirs, c’est dans leur groupe social, leur espace, leurs représentations qu’il faut chercher les raisons qui poussent ces agriculteurs à réagir. Les situations conflictuelles qui résultent d’un abus des usagers sont sans doute plus simples à comprendre. Assez fréquemment, l’usage accordé conduit en effet à des abus (cf. tableaux 36 et 37). Mais il faut différencier les incorrections individuelles des débordements collectifs du cadre fi xé par l’autorisation initiale. Un bon exemple est fourni par la servitude de passage le long du littoral, normalement autorisée aux seuls piétons. Gérard montre bien le côté élastique de cette limitation : « Comme là y’a que des piétons ou des VTT, des chevaux à passer ? “Des VTT pas mal oui, les cavaliers non, moins, parce que, y’a des années y’en avait, mais on ne tient pas à les laisser passer non plus quoi”. » Le manque de contrôle peut donc conduire les riverains à faire la police eux-mêmes, mais il entraîne, plus souvent encore, des frustrations. Chez Monique, l’abus résulte en outre de l’augmentation massive de la fréquentation. Comme ce sont elle et son mari qui ont autorisé le passage sur leur terrain, ils se trouvent devant une difficulté morale (revenir sur leur engagement) et technique (comment trouver un autre passage pour l’itinéraire).
« Nous notre problème il est essentiellement le passage, la traversée de la cour, c’est vrai que ça, pour l’instant ça va encore à peu près mais vu que la commune va encore s’étendre, on ne sait pas du tout ce qui va se passer, bon nous en plus on est très favorable à ce que les gens de la commune puissent s’aérer, donc à notre avis il faudrait qu’il y ait un circuit qui soit vraiment bien, disponible à tous, mais en même temps qui ne gène pas les agriculteurs en passant dans les cours, et en même temps y’a des gens qui hésitent à passer ici, c’est embêtant quoi. Et puis nous on a peur de se faire dépasser, on se sent plus chez nous, on se sent un peu agressés, enfin moi personnellement […] je me sens un peu agressée par le passage, notamment des chevaux et puis, l’été bon les week ends y’a les familles, tout ça, qui passent, quand ça commence à devenir trop important. […] On se dit mais où on va, on se sent plus chez nous si vous voulez quelque part, c’est au niveau de notre intimité familiale, alors c’est ça ; moi ça me gène. Au début ça ne me gênait pas mais c’est à partir du moment où ça a pris de l’ampleur, et puis on avait dit oui, enfin on avait accepté pour les piétons et puis finalement on a l’impression qu’on s’est fait devancer en fait puisque tout le monde s’est greffé sur le circuit ! »
15Du droit de passage piétonnier au chemin de grande fréquentation, le cas évoqué semble caractéristique de processus périurbains. Le témoignage de Monique est d’autant plus intéressant qu’elle est favorable au principe du passage des promeneurs. La légalité du droit d’usage ne saurait à elle seule garantir un usage paisible. Il importe que le droit accordé soit cohérent aussi bien avec la demande sociale (les VTT et cavaliers qui souhaitent emprunter les chemins interrogent cette cohérence) qu’avec le territoire traversé (chez Monique, le fait de passer dans la cour pose problème).
16La fréquentation informelle de parcelles qui n’ont pas été désignées pour la récréation représente une seconde catégorie d’usages en espace agricole. Nonobstant les clauses des baux de chasse, les chasseurs ont l’habitude de chasser là où le maître des lieux ne s’y oppose pas. Les droits de pêche sont de même, nous l’avons vu, souvent transférés de fait à l’association de pêche sans qu’il y ait eu d’accord formel. Les chemins banals, non référencés, sont utilisés tout aussi largement que ceux qui sont balisés et fléchés par les promeneurs qui les connaissent, souvent des habitants du lieu. Ainsi Xavier : « “Il passe beaucoup de monde ici.” C’est un des chemins [référencés de la commune] ? “Non. C’est un chemin comme ça. La commune n’entretient pas. L’entretien qui est fait, je le fais, j’ai besoin de passer”. » Souvent l’usage est faible, quasi clandestin, mais le maître des lieux n’a jamais montré son opposition, comme en matière de cueillettes et pour nombre d’activités ponctuelles (pique-nique, camping sauvage, cerf-volants). Xavier possède un petit bois de châtaigniers. « Vous l’exploitez ? “Rien. Il est là. Si on le mettait par terre on se ferait taper dessus. Quand je veux des poteaux de châtaignier je viens en chercher. Gamins, on venait jouer. Si des enfants viennent jouer, tant qu’ils ne se font rien du tout.” Y’a des champignons ? “Non, je crois pas trop. Des gens viennent aux châtaignes, ceux qui savent”. » La consommation récréative de ces espaces banals est une externalité directe de l’agriculture, l’agriculteur assumant souvent seul l’entretien d’espaces pour lesquels les acteurs institutionnels des loisirs n’interviennent pas. Les usages sont tolérés surtout parce qu’ils posent peu de problèmes, et que les interdire demanderait plus d’énergie que de les supporter. Dans bien des cas aussi ces usages renvoient à des représentations positives de l’espace, l’agriculteur évoquant un certain rôle social, ou bien un âge d’or révolu. Pour Xavier, le petit bois évoque l’enfance (« gamins on venait jouer ») et une économie de cueillette (le bois pour lui, les châtaignes pour des gens « qui savent ») qui contraste avec l’exploitation intensive de sa ferme. Tolérer des usages récréatifs informels, c’est, de son propre chef, sans recevoir d’injonction ni se mettre en situation de contrat, se placer dans la situation de celui à qui l’on doit cette tolérance. Cette attitude de paternalisme bienveillant nous semble au cœur de la tolérance envers les usages récréatifs chez les agriculteurs français. Elle situe leur rapport aux usagers dans le monde domestique de l’économie des conventions (cf. tableau 4). Ceci explique sans doute l’importance attachée à la politesse, au « bonjour ! » par beaucoup de nos interlocuteurs, mais aussi la difficulté pour les agriculteurs à intégrer la fonction récréative de leur espace de travail dans le champ professionnel.
17L’intrusion récréative dans des parcelles soustraites constitue un troisième cas de figure, dans lequel l’agriculteur serait a priori en situation de force. En pratique il est difficile pour un agriculteur de surveiller son domaine : nous ne sommes pas dans les propriétés des landlords anglais surveillées par des gardes-chasse ! La multiplicité des usagers fait aussi que l’interdiction formulée à l’un ne vaut pas toujours pour l’autre ; les panonceaux sont alors d’un usage délicat, sans compter leur faible efficacité. Les principales intrusions sont le fait des chasseurs qui s’approchent trop des maisons et des bâtiments d’élevage, des pêcheurs qui viennent sur des rives pour lesquelles la société de pêche n’a pas acquis les droits, de promeneurs, de cavaliers et de VTT qui pénètrent dans les parcelles, des cueillettes réalisées sans autorisation. Il faut aussi mentionner le braconnage, le passage sur des chemins privés, les campeurs dans un pré en herbe. Du point de vue de l’usager, ces transgressions peuvent être faites de bonne ou de mauvaise foi. La capacité de tolérance de l’agriculteur est fortement liée à sa personnalité et aux circonstances. Certains peuvent trouver des circonstances atténuantes aux usagers. « Ça ne passe plus. Y’a pas d’entretien. Y’en a qui passent dans la parcelle avec des chevaux ; rien de grave. » Xavier comprend les cavaliers à cet endroit parce que le chemin est bourru. Jean, au contraire, exprime un sentiment d’impuissance : « “Regardez, voilà, ce que je découvre.” Oui des traces de chevaux. “Et j’en ai vu plusieurs l’autre jour dans le coin là-bas. Alors c’est pas sérieux hein, bon c’est pas ces traces de chevaux le problème, mais les gens sont même pas raisonnables. […] Là y’a abus là, il faudrait presque clôturer nos parcelles hein”. » Il est clair que la répétition des faits en plusieurs lieux de son exploitation, à plusieurs reprises, sature la capacité de Jean de supporter ces intrusions. Les agriculteurs interrogés sont pourtant rarement agressifs. Nous n’avons pas eu connaissance de procédure judiciaire contre un usager dans nos communes d’enquête ; un cas d’utilisation des chiens pour effrayer les randonneurs est avéré. Plus souvent, ce sont des moyens passifs qui sont utilisés pour exclure les usagers (cf. chapitre X). Et très généralement les agriculteurs font un dosage très personnel entre l’interpellation directe des contrevenants et une certaine inhibition.
18Chaque agriculteur organise la cohabitation entre ses activités propres (professionnelles et privées), les activités d’autres intervenants sur la ferme et les loisirs exercés par des tiers, en s’appuyant sur des représentations de l’espace de l’exploitation, cartes mentales qui mettent en cohérence l’assolement récréatif. Pour chaque loisir, chaque parcelle est affectée d’une sorte de code a priori relativement simple, autour des mots autorisé, toléré et interdit. La combinaison de ce codage sur une trentaine de parcelles et pour au moins six loisirs principaux représente déjà, sur une ferme ordinaire, une construction élaborée. La manière dont l’agriculteur opère mentalement dépend de sa manière de penser et de l’histoire qui le relie au territoire de la ferme. Certaines parcelles peuvent être de famille, d’autres ont été reprises récemment et les accords et tolérances du cédant ne sont pas connus dans le détail, d’autres ont été l’objet de conflits (parfois très anciens), etc. Mais, à titre de modèle exploratoire, nous pouvons formuler l’hypothèse que l’agriculteur privilégie l’entrée parcelle pour celles qui ont un statut particulier pour lui, et l’entrée loisir pour les règles générales. L’entrée parcelle est mobilisée lorsque l’agriculteur interdit l’intrusion dans un espace privatif près de la maison, ou lorsqu’il se désintéresse des usages récréatifs éventuels d’une parcelle éloignée et peu productive. L’entrée loisir est mobilisée pour s’opposer à la chasse, ou bien pour favoriser la circulation des pêcheurs le long des parcelles bordant la rivière, alors même qu’elles appartiennent à divers propriétaires bailleurs. En tout état de cause, les agriculteurs que nous avons rencontrés connaissaient bien, en général, le statut de chaque parcelle pour chaque loisir. L’assolement récréatif se complique si l’on introduit la variable saisonnière (cf. supra) et les nuances qui peuvent résulter des modalités de pratique ou des groupes d’usagers concernés. Une parcelle pourra être autorisée à la cueillette des châtaignes mais pas des champignons, la pêche tolérée pour les gens du village mais pas pour tel voisin avec qui l’on a eu des histoires. Pour les loisirs de prélèvement, les autorisations sont rarement générales, et nous avons pu décrire la complexité des droits de chasse : il faut alors se souvenir de qui peut chasser où. Les cartes de l’assolement récréatif sont donc des constructions mentales complexes et difficiles à transmettre : le conjoint, les enfants, les associés du GAEC n’en ont pas toujours une connaissance aussi fi ne. Notons qu’aucun des agriculteurs rencontrés n’avait formalisé d’assolement récréatif, alors que la plupart utilisent des cartes pour gérer les cultures, la fertilisation, les primes PAC ou le pâturage.
L’ASSOLEMENT RÉCRÉATIF DE QUATRE EXPLOITATIONS AGRICOLES
19Nous proposons de formaliser, à l’aide de cartes, l’assolement récréatif tel que nous venons de l’envisager. Cet exercice permet de localiser précisément l’utilisation récréative d’espaces agricoles identifiés. Les cartes donnent à voir des usages du territoire qui ne sont pas très apparents dans le paysage, qui ne laissent pas de traces statistiques ou économiques dans les papiers des exploitations, et qui restent en conséquence généralement transparents tant dans les études sur les exploitations agricoles que dans les approches socio-géographiques des territoires ruraux. Les quatre exploitations choisies donnent un aperçu de la variété des situations que nous avons pu rencontrer en Ille-et-Vilaine, sans prétendre à une hypothétique représentativité. Les cartes sont volontairement amputées des toponymes, mais reproduisent fidèlement la disposition des lieux. La précision des informations récréatives reportées s’appuie sur les entretiens « bottes aux pieds » réalisés en 2000. Pour chacune des quatre exploitations retenues, quatre cartes ont été dressées. La chasse est rapprochée du mode de faire valoir. La cueillette et la pêche sont rapprochées de l’occupation des sols. Les promenades (pédestre, équestre et en VTT) constituent la troisième carte, avec mention d’éléments de patrimoine ou de paysages remarquables du point de vue d’un promeneur. Nous y avons regroupé comme « beaux coins » les endroits ombragés, les lieux pittoresques, les espaces d’isolement, tous susceptibles d’intéresser les usagers. La dernière carte fait la synthèse des usages récréatifs de la ferme étudiée ; les informations qui y sont reportées sont moins faciles à décrypter que sur les trois cartes précédentes, mais leur agrégation permet de montrer, globalement, la diffusion spatiale des loisirs sur la ferme. Pour chaque exploitation, nous présentons ici les particularités du contexte récréatif qui expliquent les usages cartographiés, pour conclure sur une évaluation globale de sa fonction récréative. Sauf exception, nous n’associerons pas aux cartes les remarques, opinions et réactions de l’agriculteur concerné, pour assurer leur confidentialité.
Une ferme céréalière périurbaine
20Commençons par une visite chez Yves, exploitant céréalier d’une trentaine d’années, dans une commune du périurbain rennais. La ferme est installée sur un plateau céréalier, dont le bocage a été presqu’entièrement supprimé dans les années soixante-dix. Les champs, en très grandes parcelles, sont en pente douce. Un chemin rural les sépare des prairies, en grande partie inondables, qui bordent la rivière. Le bocage a subsisté dans cette partie ouest de l’exploitation, où, en l’absence de cheptel, l’exploitant produit du foin et assure la jachère PAC. La ferme est en deux blocs, le bloc sud ayant été repris aux parents (en location), le bloc nord ayant été acheté à un tiers. Entre le corps de ferme et la parcelle la plus éloignée, on compte environ 1,5 kilomètres, et la SAU est de 80 ha. L’ensemble de la ferme est chassé (carte 23). Le bloc repris aux parents (propriété familiale) est ouvert à la société communale de chasse. Sur le bloc acheté, la chasse a été réservée à l’ancien exploitant, vendeur, par une clause expresse de l’acte notarié. Il y bénéficie gratuitement, pour lui et ses invités, du droit de chasse jusqu’à son décès. D’après Yves, cette clause n’est pas un inconvénient, car en pratique le bénéficiaire exerce fort peu la réalité de ce droit. Le bloc sud, par contre, est très fréquenté, pour le perdreau dans la partie céréalière, pour les pigeons et divers gibiers dans les prairies basses. Globalement, l’exploitant n’a pas grande influence sur la dévolution du droit de chasse, qui s’est jouée à la génération précédente. Les prairies basses reprises aux parents sont assez riches en champignons (carte 24). La cueillette y est pratiquée de manière informelle. Au nord-ouest, les prairies, qui ont été cultivées en céréales dans le passé, sont pauvres en champignons et n’attirent pas les ramasseurs. Les châtaigniers présents dans certaines haies sont repérés par des habitués. Dans les parcelles adjacentes, les cultures sont le plus souvent déjà récoltées à l’automne, ce qui permet de tolérer cet usage sans difficulté. Le plateau céréalier ne supporte guère de cueillette, faute de ressources naturelles adéquates. La Gaule pacéenne exerce sur la rivière des droits de pêche qu’elle tient de l’accord implicite des riverains. Le long des rives, il est donc courant de voir circuler des pêcheurs, et il faut ménager des passages dans les clôtures. L’entretien de ces dispositifs sommaires, encore visibles sur le terrain, n’est plus nécessaire depuis qu’il n’y a plus d’animaux sur la ferme. Accessoirement, des jeunes, autorisés par Yves, pêchent dans un point d’eau anciennement destiné à l’abreuvement du bétail. La mare située dans les prés au sud n’est pas pêchée, parce qu’il n’y a pas de poisson dedans. Un petit étang, appartenant à un tiers qui y pratique la pêche, est situé au milieu du bloc nord.
21Les promenades (carte 25) sont en fort développement depuis vingt ans dans ce secteur doublement concerné car il est jouxte le front des lotissements et borde la rivière. Le chemin rural qui sépare les champs des pairies basses est référencé et entretenu comme itinéraire de promenade par la municipalité. Il est très fréquenté, en toutes saisons, par les promeneurs, les cavaliers et les VTT. La fréquentation est maximale les week-ends de printemps et d’automne. Yves reconnaît que la plantation d’une haie le long des champs du bloc sud, ainsi que le rechargement dans des passages humides, initiatives de la municipalité, ont nettement amélioré ce chemin. En retour, il évite absolument d’y passer avec les engins agricoles (moyennant, parfois, un détour important pour aller de champ à champ), la plupart des parcelles pouvant être desservies par les routes bitumées ou par d’autres chemins raccordés à la route principale. L’ensemble des autres routes et chemins sont également fréquentés, car les usagers cherchent à établir des circuits, des boucles, plus ou moins longues selon la fatigue ou le temps disponible. L’exploitant note en particulier que le chemin privé qui dessert le bloc sud est souvent utilisé ainsi, mais il ne s’en formalise pas. Globalement, l’exploitation d’Yves est le support de nombreuses activités récréatives (carte 26), autorisées comme tolérées, publiques comme privées. Aucun conflit sérieux n’est relevé, mais l’absence d’animaux y est pour quelque chose : les usages des prairies basses (chasse, pêche et cueillette) et du chemin de randonnée qui les longe poseraient probablement plus de problèmes si elles étaient pâturées. Sur la partie haute, l’openfield céréalier offre peu d’opportunités récréatives mais il est quand même fréquenté par les chasseurs, parce que la céréaliculture favorise l’acclimatation des perdrix d’élevage, et par les promeneurs qui y trouvent des boucles de retour en complément de l’itinéraire officiel.
Une ferme laitière périurbaine
22L’exploitation de Georges est également située en périphérie rennaise, mais le contexte est différent : le paysage est plus régulièrement bocager, le réseau des routes et des chemins plus dense, et l’exploitation est divisée en plusieurs blocs. Georges, la cinquantaine, exploite avec son épouse une quarantaine d’hectares et un troupeau laitier d’environ 30 vaches. La ferme reprise aux parents serait groupée autour du corps de ferme s’il n’y avait pas le mitage résidentiel : de nombreuses habitations des années soixante et soixante-dix, avec leurs terrains privatifs, jouxtent l’exploitation. Ces terres sont louées à un groupement foncier agricole (GFA) familial constitué entre l’exploitant et ses frères et sœurs. Comme l’indique la carte 27, la chasse y est réservée à la famille, en pratique aux frères de Georges, qui n’est pas chasseur. En théorie, si l’on appliquait la règle des 150 mètres, l’abondance des maisons rendrait ce territoire peu chassable, mais en pratique l’ensemble est chassé. Sur les terres que Georges a reprises par la suite (l’ensemble forme trois blocs à un kilomètre au nord du siège), il n’a pas souhaité remettre en question la cession du droit de chasse à la société communale, telle que la pratiquait l’exploitant précédent. Le fait qu’il ait dû en racheter les deux tiers aurait pu le conduire à élargir le domaine de chasse de ses frères. Mais il a préféré ne pas embêter les chasseurs de la commune en leur retirant ces terres. Sur l’ensemble de la ferme, entièrement chassée, l’exploitant ne relève pas de problème : les zones les plus sensibles (animaux au pâturage, voir la carte 29) sont en chasse privée, et il se sent respecté. En échange, Georges pense aux chasseurs lorsqu’il maintient volontairement des tas de souche pour abriter les lapins, ou lorsqu’il respecte certaines haies.
23Si l’on excepte un petit étang à proximité de la ferme, la pêche n’est pas pratiquée sur l’exploitation, que ne longe ou traverse aucun cours d’eau (carte 28). La cueillette des champignons est par contre fréquente sur les prairies qui entourent le corps de ferme. Presque jamais retournées et modérément fertilisées, elles sont riches en rosés des prés. Les ramasseurs sont parfois des voisins, mais plus souvent des inconnus, qui ratissent systématiquement le terrain. Georges, à plusieurs reprises, a eu affaire à eux, soit qu’ils viennent trop près de la maison à son goût, soit qu’ils manquent à la politesse. Quelques haies sont également fréquentées par des amateurs de châtaignes.
24La carte 29 montre que la ferme est fortement concernée par le développement des loisirs de promenade. La ferme est longée ou traversée par trois branches d’un itinéraire communal référencé de promenade pédestre qui, de la ville, permet de s’évader dans la campagne. Le bloc nord est longé par une branche qui va vers le haras, les pâturages sont contournés par la branche qui va vers le sud, et les autres parcelles voient passer un itinéraire de jonction entre les deux premières. Ces circuits sont destinés, en principe, aux piétons, mais l’usage du VTT est courant sur la branche nord. Quand aux cavaliers, nombreux, ils construisent des boucles en s’appuyant, pour l’essentiel, sur les itinéraires pédestres. Ces boucles peuvent partir de la résidence de cavaliers propriétaires, mais le plus souvent les cavaliers que rencontre Georges circulent à partir du haras, où divers propriétaires mettent leur cheval en pension. En hiver, lorsque les parcelles de cultures du bloc nord sont nues, la tentation est grande pour certains de couper à travers champs, soit pour raccourcir le parcours, soit parce que le chemin rural est obstrué de branches ou très humide. À plusieurs reprises, l’exploitant a dû intervenir, mais il trouve fatigant de répéter : il s’agit de cavaliers individuels, sans encadrement, chacun menant son cheval à sa guise. Les flux de promeneurs, cavaliers et cyclistes sont multiples et d’inégale intensité. Deux chemins, inondés l’hiver et une bonne partie du printemps, sont peu fréquentés. C’est au contraire l’affluence sur les itinéraires principaux.
25Par rapport à ces loisirs, Georges développe une double stratégie : il trouve normal que les gens se promènent, mais il s’arrange pour limiter les interférences avec le fonctionnement de l’exploitation. La première le conduit à respecter les itinéraires, à ne pas les barrer de ficelles ou de branches, à se monter courtois avec les promeneurs ; la seconde à négocier âprement le passage des itinéraires. La division des terres en blocs séparés par des routes ne facilite pas les rotations culturales, le pâturage étant, par nécessité, concentré sur les parcelles qui entourent le siège de l’exploitation. La circulation des animaux est donc limitée, même s’il faut traverser la route pour accéder à une parcelle. Le principal bloc de prairies, autour de la ferme, n’est pas traversé par les promeneurs, alors qu’il est traversé par un vieux chemin creux. Lors de l’élaboration des itinéraires pédestres, à l’initiative de la municipalité, Georges s’était d’ailleurs vu proposer un passage de la branche sud au bord de ses prairies, près de la ferme, dans le but de faire profiter les promeneurs de la beauté et de l’ombrage de grandes haies de chênes. Il n’a pas accepté, par crainte de voir ses animaux dérangés, et l’itinéraire est passé 150 mètres plus à l’est ; mais il est bien conscient que la suppression, au début de sa carrière, de plusieurs sections de chemins ruraux qui traversaient ses champs le met juridiquement en situation précaire. Même s’il estime qu’il y a encore aujourd’hui, autour de chez lui, plus de chemins ruraux que nécessaire, Georges sait que l’on pourrait lui réclamer de réouvrir des passages qui appartiennent toujours à la commune. En ce sens le développement de la promenade l’inquiète un peu, même si les promeneurs ne le gênent pas. La carte 30 montre que l’ensemble des espaces ouverts de la ferme est utilisé pour des activités récréatives. Certains endroits sont très sollicités. Au sud-est du bloc nord, le chemin communal est utilisé intensivement par les promeneurs, les cavaliers et les VTT ; il est également visité pour les châtaignes ; et la parcelle est en chasse communale. Cette section du chemin est également utile à l’exploitant pour amener les engins et les animaux à la petite parcelle de pâturage enclavée là (cf. carte 29). Tout cela suppose une bonne dose de savoir-vivre.
26L’exemple de l’exploitation de Georges permet aussi de poser le problème des réseaux de promenade. Le réseau de chemins ruraux de la commune, très dense en 1960, a été d’abord un peu amputé par aliénation légale (c’est la génération précédente qui a bénéficié de ces transactions). Il a ensuite été réduit par le remembrement amiable qui a eu lieu dans les années soixante-dix ; Georges ne se rappelle pas de contestations à cette époque. Il est enfin limité, dans son usage, par des appropriations de fait (comme dans la pâture devant la ferme) et par un mauvais entretien, en particulier dans les passages humides. Cette évolution a maintenu suffisamment de chemins, selon Georges : « Là y’a un joli petit chemin où les gens doivent s’engager fréquemment. “Y’a des chemins partout hein, ça c’est vrai, et puis ils sont quand même plus entretenus qu’ils ont été hein, faut le reconnaître”. » Il est effectivement encore possible de constituer des itinéraires intéressants, mais les passages sur le goudron s’en trouvent augmentés et certains endroits attractifs sont devenus inaccessibles. En contrepartie, la raréfaction des chemins canalise les usagers sur des itinéraires mieux entretenus, car plus fréquentés. À l’avenir, il faudra certainement, pour trouver le bon équilibre, tracer de nouveaux chemins : en milieu périurbain, les promenades sont à l’évidence un objectif essentiel de l’aménagement foncier, et cette demande est renforcée, autour de l’exploitation étudiée, par la densité de l’habitat dispersé.
Une ferme laitière rurale
27L’exploitation de Jacques est située dans une commune rurale du pays de Fougères. Avec son épouse, Jacques mène une quarantaine de vaches laitières. Le bloc principal de la ferme, que nous étudions, est essentiellement herbager, ce qui résulte d’un choix fourrager délibéré, facilité cependant par l’existence de deux autres petits blocs, à 2 kilomètres, qui permettent de garantir l’autonomie de l’exploitation en paille et en maïs-fourrage. Le paysage de l’exploitation est très varié : au sud-ouest de la ferme, les champs sont assez plats, tandis qu’au nord-ouest le ruisseau serpente dans de grasses prairies. À l’est de la ferme, les parcelles s’appuient sur deux collines boisées. Un ruisseau, qui forme étang au milieu des pâturages, prend sa source au bout des prés de Jacques. Un captage d’eau potable pour la ville de Rennes existe depuis un siècle sous ce ruisseau, juste en aval des bâtiments d’élevage. C’est principalement pour protéger ce captage que la ville de Rennes a souhaité acquérir, en 2000, le périmètre rapproché, comme elle l’a fait pour l’ensemble des captages du secteur. À terme ce périmètre ne devrait plus être exploité, mais lors de l’enquête les prairies sont toujours là et la récolte de foin permet au moins d’assurer la maîtrise des chardons. Concernant la chasse, les choses sont simples : qu’elles soient en propriété ou en fermage, toutes les terres sont remises à l’ACCA (carte 31). Jacques n’est pas chasseur, il n’apprécie pas toujours le comportement des sociétaires, mais il ne se voit pas leur retirer les terres. La présence de bois, de haies, d’un étang est naturellement favorable au gibier à poil et à plume. La fréquentation est importante, même dans le rayon de 150 mètres à proximité des habitations. La pêche (carte 32) est concentrée sur l’étang proche de la ferme, dont le droit de pêche est loué à un tiers. Aucun des cours d’eau de première catégorie réputés dans le secteur ne longe la ferme. En aval de l’étang, dans le périmètre du captage, le ruisseau coule en souterrain. Les opportunités sont donc limitées pour les pêcheurs. Par contre, selon Jacques, la cueillette se pratique partout. Nous avons hachuré les zones les plus fréquentées pour les champignons (la plupart des prés à flanc de coteau ou le long du ruisseau, qui n’ont jamais été labourés) et les mûres (diverses haies). Jacques trouve normal et inévitable que les gens parcourent ses terres, mais aimerait bien se réserver certains champignons.
28Bien que la ferme soit relativement isolée, et que le bourg ne comporte qu’environ 700 habitants, de nombreux promeneurs traversent la ferme, du fait du passage d’un sentier de grande randonnée et de la dispersion de l’habitat. La carte 33 montre à quel point le tracé du GR concerne l’exploitation, qu’il traverse d’ouest en est.
29Outre le semis de hameaux d’architecture traditionnelle en granit et un vieux puits, ce sentier permet d’admirer les paysages, puisqu’il forme, au nord-est de la ferme, une sorte de balcon au-dessus de la vallée verdoyante et boisée. Ce tracé n’est pas utilisé majoritairement par des randonneurs au long cours, mais par des promeneurs et des sportifs. Les cavaliers indépendants, mais aussi ceux du centre équestre l’utilisent. Le parcours assez vallonné est également prisé des vététistes. Au sud de la ferme, Jacques observe des usages moins importants, mais fréquents tout de même : des habitants du secteur utilisent le réseau dense des chemins pour établir des petites boucles, principalement à pied ou en VTT. Trois autres chemins sont fréquentés plutôt par des riverains immédiats. Au sud-est, de l’autre côté de la colline, un chemin en mauvais état est utilisé par des amateurs de moto-cross. Jacques ne se plaint pas du passage. Bien que les tracteurs, les vaches et le public empruntent les mêmes chemins, il n’y a guère de problèmes. Il faut dire que Jacques entretient les chemins, afin qu’ils supportent au mieux le passage des engins, et qu’il enlève systématiquement les fils qui lui servent à guider les vaches. Les parcelles, presque toutes pâturées, sont clôturées de part et d’autre des chemins, de telle sorte que les promeneurs n’ont aucune barrière à ouvrir. Cela leur évite d’oublier d’en refermer. Globalement, la ferme de Jacques est très sollicitée pour des usages récréatifs (carte 34). Elle ne se distingue pas en cela de la grande majorité des exploitations voisines, le GR en plus, les rivières en moins, mais les usages y sont sans doute renforcés par les qualités esthétiques et écologiques du paysage (relief, boisement). La pratique d’une agriculture durable à base d’herbe respectant le bocage, l’entretien des chemins, ainsi que la tolérance envers le public sont des contributions personnelles de Jacques pour rendre plus attractif encore l’espace de son exploitation.
Une ferme légumière littorale
30La situation littorale de l’exploitation de Jules entraîne deux traits originaux par rapport aux trois fermes que nous venons de parcourir : l’orientation de l’exploitation vers la production de légumes de plein champ d’une part, la fréquentation touristique importante d’autre part. Jules exploite en fermage, avec sa famille, une partie des terres d’un domaine. Le propriétaire réside dans le château à proximité de la ferme. Pour préparer l’installation de son fils, Jules a récemment repris des terres, pour partie en propriété, pour partie en fermage. Ce bloc qui ne fait pas partie du domaine se distingue bien sur la carte 35 parce qu’il est inclus dans le territoire de l’ACCA, tandis que le reste de la ferme constitue une partie de la chasse privée dont bénéficie le châtelain. La chasse et les chasseurs intéressent particulièrement Jules, comme tous les légumiers, à cause du problème des lapins. Dans la lande surplombant les falaises, dans les friches laissées par l’abandon de l’élevage et le repli de la production légumière, le lapin de garenne trouve son bonheur. Et au dessert, il déguste les jeunes plants de choux ! Cela se traduit par une lourde contrainte pour les légumiers, qui doivent entourer leurs champs de grillage et vérifier ce grillage tous les soirs durant plusieurs mois. Sur la ferme de Jules, cela représente quatre kilomètres de grillage, soit une « promenade » quotidienne de plus d’une heure. Pour les légumiers, le chasseur est donc avant tout un allié. Le passage des chasseurs, et surtout de leurs chiens, pose cependant problème dans les champs de choux-fleurs. Le Code rural interdisant de passer dans les récoltes, la chasse est en théorie impossible dans ces champs, mais Jules applique l’accord autorisant la chasse dès qu’un tiers des choux a été récolté (cf. chapitre VIII). La pêche (carte 36) n’est pas observée sur les deux ruisseaux qui rejoignent la mer aux deux extrémités de la ferme ; la société de pêche locale est pourtant titulaire de fait des droits de pêche sur ces ruisseaux. Par contre des pêcheurs, nommément autorisés par Jules, pêchent de temps à autre dans les deux réservoirs aménagés pour l’irrigation. Pour atteindre celui situé à l’ouest, Jules leur accorde le passage dans ses champs. Côté mer, de nombreux pêcheurs utilisent le sentier côtier pour atteindre l’estran et pêcher le bar et autres poissons côtiers depuis les rochers, ou depuis la plage. La cueillette est peu répandue sur la ferme, du fait d’un paysage de champs ouverts intensivement exploité. Quelques personnes cueillent des mûres sur certaines haies basses. Les espaces boisés sont privés (autour du château) ou bien ne recèlent pas de ressources comestibles (bosquets côtiers). Par contre les espaces plus ou moins sauvages qui séparent les champs du trait de côte sont parfois utilisés pour des campements éphémères. Jules a eu à combattre, avec les pompiers, un feu de camp qui avait couvé et repris dans la pinède au nord-ouest de la ferme. Nous y avons observé plusieurs places à feu et des dépôts de canettes de bières. Ces usages ne se produisent pas directement sur les champs cultivés, mais à leur abord immédiat, et font courir des risques à l’exploitation. Ils sont liés en partie au tourisme, mais aussi, et peut-être surtout, à des groupes d’amis, habitant dans la région, qui viennent faire la fête sur la côte.
31La pratique de la promenade (carte 37) est massive sur le sentier côtier qui longe l’exploitation sur plus d’un kilomètre. Pour l’essentiel, le passage réel correspond au tracé de la servitude de passage le long du littoral. Au nord-ouest, sur 300 mètres, les usagers ont progressivement substitué, au passage tortueux le long des falaises, un raccourci qui longe les champs. Dans le parc du château, le tracé n’est pas aménagé et les gens passent sur la plage à marée basse, à travers bois à marée haute. Entre le moulin à marée et la digue qui permet de franchir le ruisseau à l’est, la servitude est prise tout simplement dans le champ. Jules sait qu’il existait autrefois un passage plus près de l’eau, mais il est perdu dans des broussailles impénétrables. Alors il ménage une banquette herbue d’environ deux mètres de large au bord de son champ. Les promeneurs à pied ne posent pas de gros problèmes sur le sentier des douaniers. Par contre Jules est moins d’accord avec les VTT, qui l’utilisent très fréquemment mais illégalement. S’ils ne produisent pas ou peu de dégâts réels, ils produisent une impression désagréable que Jules formule en substance : au nom de quoi transgressent-ils la loi, alors qu’ils sont si tatillons sur le respect de l’environnement par les agriculteurs ? Les VTT sont aussi rencontrés, de temps en temps, sur les chemins privés qui desservent les parcelles à l’est du château. Ce sont souvent les seules empreintes des pneus qui révèlent ces usages. Les cavaliers utilisent également de manière illégale le sentier côtier, mais sur des sections plus délimitées. Au nord-ouest, à partir du parking aménagé dans un virage de l’ancienne route, ils cherchent à rejoindre la plage pour un petit galop en liberté. Au départ de ce parking, le sentier côtier est très étroit avec des passages dans la broussaille, si bien que les cavaliers passaient au travers des champs. Jules, ne pouvant empêcher la chose, a organisé un passage entre deux de ses champs pour limiter la nuisance. Côté est, Jules est intervenu pour empêcher des cavaliers de fréquenter la section de sentier côtier taillée dans son champ. Hors de cet itinéraire littoral, les gens se promènent (à pied et à cheval surtout) sur le chemin rural qui dessert le bloc à l’ouest de la ferme, sans que cela pose de problème. Certains promeneurs empruntent également le sentier qui descend de la ferme vers le marais à l’est puis longe celui-ci jusqu’à la mer. Enfin la petite route qui relie la départementale à la plage est naturellement très fréquentée. L’affluence en soi ne contrarie pas l’activité agricole, mais deux points sont épineux : le stationnement anarchique des véhicules, qui gêne le passage des engins agricoles, et la propension des touristes à enfiler leur véhicule (auto, camping-car) dans les entrées de champs pour pique-niquer. Ces désagréments ne sont pas ou peu liés à des visites d’usagers des loisirs. Il s’agit essentiellement de personnes qui viennent à la plage. Globalement (carte 38), la ferme de Jules est fréquentée par un grand nombre de personnes. Si la masse des usagers du sentier côtier se distingue, tous les loisirs sont représentés et l’ensemble des terres est concerné à des degrés divers.
CONCLUSION
32Que l’on se place à l’échelle du territoire communal ou au niveau des parcelles d’exploitations particulières, il apparaît que les loisirs constituent en espace agricole une fonction sociale horizontale, c’est-à-dire présente partout (à des degrés divers). Contrairement aux infrastructures proprement touristiques d’hébergement et restauration qui ponctuent l’espace et ne concernent qu’une petite fraction d’agriculteurs, les usages de loisirs sont presque systématiquement présents sur les exploitations des quatre communes enquêtées, et, pour chaque exploitation, concernent en général l’ensemble ou un grand nombre de parcelles. Nous avons rencontré, sur les quatre exploitations plus particulièrement décrites, mais aussi sur les douze autres où nous avons commis des entretiens bottes aux pieds, tous les loisirs étudiés. La chasse est présente quasiment partout. La réservation de la chasse au profit de la famille de l’agriculteur-propriétaire, de l’ancien exploitant ou du bailleur non agriculteur, est rarement exclusive de l’affectation de secteurs de l’exploitation à la chasse communale. Et même lorsque la chasse est privée, l’agriculteur ne maîtrise que rarement l’identité des chasseurs invités, qu’il voit passer sur ses terres. La pêche est répartie de façon plus discrète, en lien avec les cours d’eau et les plans d’eau. Les pêcheurs anonymes passent le long des eaux libres, par contre les agriculteurs réservent généralement à leurs voisins, amis ou connaissances les droits de pêche en eaux closes, l’accès étant alors autorisé à travers les parcelles qui les entourent. La cueillette des champignons, répandue sur les prairies permanentes est très rare ailleurs. Mûres et châtaignes sont ramassées de manière informelle là où elles se trouvent, y compris lorsqu’il faut pénétrer dans les parcelles. Les promenades débordent largement le cadre des sentiers balisés et des itinéraires communaux, parcourant le réseau des petites routes, des chemins ruraux et des chemins privés. Il n’est pas pour autant exact que les promeneurs s’infiltrent partout. D’une part certains chemins ne sont pas fréquentés, soit parce que ces chemins ont disparu, soit parce qu’ils sont appropriés par l’agriculteur, soit parce qu’ils sont en cul-de-sac, soit encore du fait de fondrières peu franchissables. D’autre part les promeneurs à pied quittent rarement les sentiers. Le développement très perceptible du VTT et du cheval, les caractéristiques physiques et juridiques des chemins (comme celles du sentier côtier) ainsi que l’habitat dispersé conduisent à la mise en valeur d’itinéraires diversifiés. Il faut en outre considérer la circulation des voitures, qui met en danger les usagers sur les petites routes, et celle des engins agricoles et du bétail, qui pose des problèmes d’accès et d’entretien des chemins. En général, les abords de l’habitation de la famille de l’exploitant sont tout autant concernés par les loisirs, parce que la maison est située près d’un chemin fréquenté, parce qu’elle se trouve dans un secteur de cueillette, ou du simple fait de la pratique de la chasse à l’intérieur du rayon d’interdiction des 150 mètres. Sur l’ensemble des agriculteurs enquêtés, fort peu demandent un paiement pour un usage, et le revenu en reste toujours symbolique. Sur les quatre exploitations décrites, le seul cas, bien marginal, est la location d’un étang par Jacques. Dans le cas de la chasse communale, en société ou en ACCA, la rémunération de l’apport des terres agricoles est de l’ordre du demi euro par hectare, voire nulle. La pêche associative ne rémunère pas les droits de pêche qu’elle acquiert par accord tacite, et les autorisations de pêcher concédées dans des étangs sont des libéralités destinées à entretenir de bonnes relations, ce qui ne peut, au mieux, procurer que très indirectement des avantages matériels. Quand aux cueillettes et aux promenades, elles sont parfaitement gratuites. Il y aurait naturellement des nuances à apporter pour étendre ce point du diagnostic à l’ensemble de la France, puisque la chasse, la pêche et la cueillette peuvent donner lieu, dans certaines régions, à des rémunérations directes ou indirectes substantielles. Mais il est probablement possible d’étendre à l’espace français trois conclusions de notre enquête en Ille-et-Vilaine. Premièrement la fréquentation de l’espace agricole pour des usages de loisirs est un usage social généralisé de cet espace, d’intensité variable selon les lieux, mais auquel n’échappe quasiment aucune portion d’espace ouvert. Deuxièmement, pour la grande majorité des exploitants, cet usage est fréquent, intensif par endroit, diversifié dans ses formes, et en interférence complexe avec leur habitat et leur système de culture, de pâturage et de circulation. Troisièmement, les agriculteurs ne sont pas passifs face à la demande et aux pratiques récréatives, ils agissent pour réguler, canaliser et parfois civiliser les usages, participant activement et consciemment à construire l’assolement récréatif de leur exploitation.
Table des illustrations
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Titre | Tableau 47 : Loisirs pratiqués en espace agricole |
Légende | Enquête auprès de 50 Germanais (1994), 100 Rennais (1994) et 214 Pacéens (1998). |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 390k |
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Titre | Tableau 48 : Loisirs perçus par les agriculteurs sur leur exploitation |
Légende | Les résultats correspondent au cumul des 3 rangs de réponses. Tableau 49 : Analyse de la fréquence des divers loisirs sur les exploitations |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 240k |
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Titre | Tableau 49 : Analyse de la fréquence des divers loisirs sur les exploitations |
Légende | Enquête réalisée auprès de 106 agriculteurs à Pacé et Saint-Germain-en-Coglès en 1994.(a) Pour le libellé de la question A, se reporter au tableau 48.(b) Réponses 2 à 5.(c) Indice construit en affectant les coefficients 1 à 5 aux réponses 1 à 5. |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 186k |
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Titre | Figure 3 : Les différents loisirs vécus et perçus en espace agricole |
Légende | Le taux de pratique en abscisse donne la proportion d’habitants qui pratiquent en espace agricole, tandis que l’indice de prégnance en ordonnée reflète la place que le loisir occupe dans l’esprit des agriculteurs. |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 163k |
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Titre | Tableau 50 : Évolutions de la fréquentation récréative de l’espace agricole à Pacé |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 210k |
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Titre | Carte 23 : La chasse sur une ferme céréalière périurbaine |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 210k |
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Titre | Carte 24 : La pêche et la cueillette sur une ferme céréalière périurbaine |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 173k |
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Titre | Carte 25 : Les promenades sur une ferme céréalière périurbaine |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-8.jpg |
Fichier | image/jpeg, 189k |
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Titre | Carte 26 : Synthèse des loisirs observés sur une ferme céréalière périurbaine |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-9.jpg |
Fichier | image/jpeg, 234k |
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Titre | Carte 27 : La chasse sur une ferme laitière périurbaine |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-10.jpg |
Fichier | image/jpeg, 181k |
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Titre | Carte 28 : La pêche et la cueillette sur une ferme laitière périurbaine |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-11.jpg |
Fichier | image/jpeg, 182k |
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Titre | Carte 29 : Les promenades sur une ferme laitière périurbaine |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-12.jpg |
Fichier | image/jpeg, 216k |
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Titre | Carte 30 : Synthèse des loisirs observés sur une ferme laitière périurbaine |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-13.jpg |
Fichier | image/jpeg, 215k |
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Titre | Carte 31 : La chasse sur une ferme laitière rurale |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-14.jpg |
Fichier | image/jpeg, 245k |
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Titre | Carte 32 : La pêche et la cueillette sur une ferme laitière rurale |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-15.jpg |
Fichier | image/jpeg, 234k |
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Titre | Carte 33 : Les promenades sur une ferme laitière rurale |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-16.jpg |
Fichier | image/jpeg, 217k |
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Titre | Carte 34 : Synthèse des loisirs observés sur une ferme laitière rurale |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-17.jpg |
Fichier | image/jpeg, 258k |
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Titre | Carte 35 : La chasse sur une ferme légumière littorale |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-18.jpg |
Fichier | image/jpeg, 236k |
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Titre | Carte 36 : La pêche et la cueillette sur une ferme légumière littorale |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-19.jpg |
Fichier | image/jpeg, 204k |
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Titre | Carte 37 : Les promenades sur une ferme légumière littorale |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-20.jpg |
Fichier | image/jpeg, 234k |
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Titre | Carte 38 : Synthèse des loisirs observés sur une ferme légumière littorale |
URL | http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/404/img-21.jpg |
Fichier | image/jpeg, 253k |
© Presses universitaires de Rennes, 2007