Les pères du théâtre médiéval
| , ,Première partie. Les grands-pères : généalogie d’une pseudo-science
Chapitre III. Les sociétés savantes du Nord et leurs études sur le théâtre médiéval
Texte intégral
1Dans le cadre d’une réflexion sur les débuts de la recherche en ce qui concerne le théâtre médiéval, il apparaît essentiel d’évoquer les travaux des sociétés savantes du xixe siècle. Plus spécifiquement, il s’agit ici de s’intéresser aux érudits locaux d’une région, le nord de la France, dans la mesure où leurs travaux ont constitué un point de départ des recherches actuelles sur le théâtre médiéval des villes du sud des Pays-Bas bourguignons, autrement dit des villes du nord de la France et du sud de la Belgique actuelles. Il s’agit donc bien de dégager ici des éléments de réflexion nés de notre fréquentation assidue de ces travaux, et non pas des conclusions d’une recherche spécialisée sur ces sociétés savantes ou sur les processus de constitution du savoir au xixe siècle dans cette région.
2Pour autant, nous commencerons par présenter quelques éléments sur la formation et les modes de fonctionnement de ces communautés scientifiques et de sociabilité. On s’arrêtera plus particulièrement sur l’une d’entre elles, la Société des Antiquaires de la Morinie, qui a favorisé un large éventail de recherches historiques pendant une grande partie du xixe siècle et jusqu’à la veille de la première Guerre Mondiale. À un premier niveau, cette présentation permettra de clarifier les différents plans, parfois obscurs, des publications locales antérieures à 1914, outil bibliographique qui s’avère indispensable pour qui veut partir de ces travaux afin d’amorcer une recherche spécifique. De plus, mettre en lumière le fonctionnement et les buts de cette Société des Antiquaires de la Morinie, au moins au moment de sa création, permet de saisir dans quel contexte culturel et idéologique ses membres se lancèrent à la redécouverte du passé.
3Cette compréhension de l’approche globale de l’histoire comme objet de recherche permettra alors d’en venir au cœur de notre réflexion : les méthodes proposées par les historiens du nord de la France pour l’étude du théâtre médiéval. Il s’agira plus spécifiquement de s’interroger sur la validité de ces méthodes et de leurs résultats et sur ce qu’elles ont à offrir pour la recherche actuelle. On montrera en particulier que si certains points de vue s’avèrent obsolètes et marqués par une idéologie liée à l’époque dans laquelle ils furent émis, un certain nombre de recherches et d’auteurs constituent, encore aujourd’hui, des Repères incontournables pour l’étude du théâtre médiéval au niveau régional et local.
Historique et publications de la Société des Antiquaires de la Morinie
Les sociétés savantes dans le Nord
- 1 Pour une analyse plus détaillée du contexte dans lequel renaissent les cercles savants après la Ré (...)
- 2 Informations disponibles sur le site Internet du CTHS : http://www.cths.fr/HISTO/hi_hist.shtm. Les (...)
4Après le coup d’arrêt imposé, à la Révolution française, aux académies et sociétés littéraires « patentées ou dotées par la Nation » par la loi du 8 août 1793, les groupes d’érudits renaissent rapidement dès les dernières années du xviiie siècle1. Témoin de cet intérêt pour la constitution du savoir et en particulier pour l’histoire comme discipline scientifique, la naissance en 1833 de la Société de l’Histoire de France, mais aussi, l’année suivante, du Comité des Travaux historiques et Scientifiques (CTHS), sous l’impulsion de François Guizot, historien de formation, alors ministre de l’Instruction publique de Louis-Philippe. Face à la floraison des sociétés savantes et autres groupes d’érudits à Paris comme en province, il s’agit d’abord de coordonner et de publier les recherches de ces savants dans des domaines définis quelques années plus tard, en 1837, quand Narcisse de Salvandry, ministre de l’Instruction publique, relie le CTHS à l’Institut de France en cinq sections ou comités2.
- 3 J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition, p. 65.
- 4 On songe notamment, pour le domaine qui nous intéresse, au Cercle archéologique de Mons et à la So (...)
5Dans la région qui nous intéresse ici, il existe au xixe siècle un grand nombre de sociétés savantes tournées vers l’histoire, les lettres et les arts. Certaines ont dès l’origine une vocation d’études dans les sciences humaines, telle l’Académie des sciences, lettres et arts d’Arras, qui existait déjà avant la Révolution, ou la Société d’émulation de Cambrai (fondée en 1804). D’autres ont été fondées pour d’autres motifs, telle la Société d’agriculture, sciences et arts de Douai, fondée en 1799, qui était à l’origine une association tournée vers l’étude de l’agriculture, des sciences et des techniques, mais dont les préoccupations ont évolué vers l’étude de l’histoire et de la culture locale sous l’impulsion de ses membres. Chaline parle d’ailleurs, pour la région, d’« une nébuleuse de villes “savantes” » autour de Lille, avec notamment Douai, Valenciennes ou Cambrai, auxquelles il faut ajouter les villes de l’Artois et de l’Aisne3. À côté de ces sociétés françaises, on doit également prendre en compte, pour l’étude de la fin du Moyen Âge, les cercles belges se trouvant dans les villes francophones appartenant aux anciens Pays-Bas bourguignons comme Mons ou Tournai4. On reviendra d’ailleurs sur les liens transfrontaliers entre érudits.
Saint-Omer et les antiquaires de la Morinie
- 5 « Statuts de la société des Antiquaires de la Morinie », Mémoires de la société des Antiquaires de (...)
- 6 À savoir les statuts, la liste des membres, le discours d’ouverture du président de la société et (...)
6Face à une telle variété d’associations d’érudits, nous allons nous limiter, à titre d’exemple, à la présentation plus précise d’une société savante grâce à laquelle un certain nombre de travaux importants sur le théâtre médiéval ont pu être publiés au xixe siècle et au début du xxe siècle. La société académique des Antiquaires de la Morinie (c’est-à-dire la région qui correspond aux diocèses de Saint-Omer, Boulogne et Ypres constitués au xvie siècle), a été fondée en 1832, et consacre ses études à l’histoire et à l’archéologie de cette région. Elle est composée d’au maximum trente-six membres titulaires (résidant à Saint-Omer), qui sont responsables du fonctionnement, ainsi que de nombreux membres correspondants (qui ne résident pas à Saint-Omer mais contribuent aux recherches de la société) et de membres honoraires (plus ou moins impliqués dans le parrainage de la société)5. À partir de plusieurs documents parus dans le premier volume publié par la société6, nous pouvons en préciser le fonctionnement et les méthodes, en particulier pour l’étude du théâtre médiéval.
Méthodes de travail et intérêt pour l’étude du théâtre
- 7 Comme le rapporte E. Dramard, Notice historique sur la société des Antiquaires de la Morinie et su (...)
- 8 « Statuts de la société », article premier, p. 9-11.
7Dès sa fondation, la société des Antiquaires de la Morinie se donne des buts et méthodes de recherche précis, qui correspondent à l’esprit du temps mais aussi à un contexte local spécifique. En effet, l’initiative à l’origine de la société revient à plusieurs érudits audomarois horrifiés par l’indifférence de la municipalité et d’entrepreneurs privés, qui détruisent des monuments historiques médiévaux tels que les bâtiments de l’abbaye Saint-Bertin7. D’où le premier but fixé par les statuts : la conservation du patrimoine8. D’où aussi l’intérêt particulier de ses membres pour l’architecture et les archives médiévales. On peut en fait distinguer plusieurs points : les méthodes de recherche et d’analyse de la société, les échanges scientifiques internes ou avec des chercheurs extérieurs, la publication des résultats et la stimulation de nouvelles recherches par des concours.
Méthodes de recherche
8À l’intérieur de la société, le travail est réparti en cinq sections ou comités temporaires, dont l’organisation montre l’effort de rationalisation de la recherche dès la création de la société :
- le comité des archives et de glossologie, dont les membres se spécialisent dans l’étude des sources et donc dans la diplomatique et l’histoire de la langue ;
- le comité d’histoire, qui « s’occupe de la recherche et de la critique de tous les faits historiques qui concernent la Morinie depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1789 » ;
- le comité dit de technologie, qui se concentre sur les beaux-arts, autrement dit la peinture, la sculpture et l’architecture, en particulier du Moyen Âge ;
- le comité de législation qui « examine l’influence des lois sur les mœurs des peuples [...], recherche les anciennes coutumes, les vieilles traditions » de la région ;
- le comité qui se consacre à la numismatique9.
- 10 Les titres des articles ou ouvrages de ces érudits montrent fréquemment la variété de leurs intérê (...)
9Il est cependant évident que les membres participants, s’ils peuvent se spécialiser dans une section en particulier, présentent en général des compétences dans plusieurs sections à la fois, ce qu’exigent d’ailleurs souvent les sujets de recherche10. Cependant, cette répartition des tâches et cette spécialisation permettent une efficacité certaine dans le traitement et l’analyse entre autres des données d’archives. L’on se trouve en effet face à un réseau interne de communication soutenu également par un réseau d’échanges avec d’autres chercheurs.
Échanges
- 11 J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition, p. 109-112.
- 12 « Liste de MM. les membres titulaires, honoraires et correspondants de la société des Antiquaires (...)
10La force et l’efficacité de ces sociétés savantes résident en effet dans leurs moyens de communication interne et externe. La communication interne est rendue possible grâce à cette organisation en sections qui permet à un chercheur d’en contacter un autre rapidement s’il se trouve face à un problème de lecture ou d’interprétation qui dépasse sa propre compétence, et également grâce aux réunions qui permettent d’exposer des résultats, voire des problèmes, dont bénéficient tous les membres de la société. N’oublions pas en effet que ces sociétés savantes regroupent au plan local un grand nombre d’érudits qui travaillent sur les mêmes sources, et peuvent donc s’échanger leurs trouvailles selon leurs centres d’intérêt. De ce point de vue, il est intéressant de procéder à une évaluation socioprofessionnelle de ces membres au regard de leurs activités de recherche réelles. Sur ce point, la composition sociologique de la société à ses débuts, en 1833, correspond à la description générale des sociétés savantes françaises donnée par Chaline. Ce dernier souligne la récurrence de certaines catégories professionnelles, notamment celles jouissant d’une « notabilité liée au savoir », avec trois catégories plus représentées : les fonctionnaires (dont les archivistes, professeurs et conservateurs de bibliothèques et archives), les professions libérales et les rentiers divers11. Or ce sont aussi les catégories que l’on retrouve dans la liste des membres titulaires de la société des Antiquaires de la Morinie. On trouve ainsi, en particulier parmi les membres fondateurs, une majorité de « propriétaires », de médecins et d’avocats, ainsi que plusieurs membres du corps professoral du collège de Saint-Omer. Parmi les dignitaires, il faut noter en particulier à deux postes-clés un rentier, Louis de Givenchy (secrétaire perpétuel), et le bibliothécaire de Saint-Omer, Hector Piers (secrétaire-archiviste), tous deux étant membres de plusieurs autres sociétés savantes, comme d’ailleurs plusieurs autres membres titulaires12.
- 13 Parmi eux, on retiendra les noms d’E. Brun-Lavainne (Lille), archiviste souvent remercié par les é (...)
11Tous ne sont donc pas ce qu’on appellerait aujourd’hui des chercheurs de profession, loin de là, et d’ailleurs, tous les membres de la liste ne proposent pas de recherches approfondies sur l’un ou l’autre sujet favorisé par la société, notamment ceux qui ont été appelés à siéger pour des raisons honorifiques. On note par exemple, parmi les membres honoraires, la présence du maire de Saint-Omer, sans doute invité ainsi par les fondateurs de la société à réévaluer l’importance du patrimoine culturel de sa ville. Les travaux des membres actifs constituent en tout état de cause le plus souvent une occupation seconde sur le plan du temps consacré ou de la formation intellectuelle et scientifique. Ils doivent donc être orientés et secondés par les membres qui sont eux des spécialistes : les archivistes, bibliothécaires et conservateurs de profession. Ces derniers peuvent en effet les aider dans leurs dépouillements d’archives ou leur indiquer des éléments intéressants trouvés dans les documents qu’ils sont chargés de conserver. Il n’est donc pas surprenant de retrouver, dans la liste des correspondants, nombre de ces fonctionnaires culturels d’autres villes tels les bibliothécaires et conservateurs des bibliothèques d’Abbeville, de Boulogne, de Dunkerque, les archivistes d’Ypres ou de Lille ou de Valenciennes, pour ne citer que quelques exemples13. Il n’est donc pas surprenant de lire, dans les articles des érudits sur le théâtre, des remerciements aux archivistes locaux qui ont fait part à l’auteur de documents intéressants. Notons d’ailleurs que ces archivistes chevronnés trouvent également leur intérêt à orienter ainsi les amateurs en leur indiquant les documents susceptibles de les intéresser et qu’eux-mêmes n’ont justement pas le temps d’étudier en détail dans le cadre de leurs fonctions professionnelles.
- 14 L. Petit de Julleville, Les Mystères, 2 vols., Paris, Hachette, 1880 et Répertoire du théâtre comi (...)
12D’autre part, ces sociétés savantes s’appuient sur leurs réseaux au plan régional, national, voire international. Le nombre important de membres honoraires et de correspondants dans d’autres villes ne doit pas faire illusion : au moins au début de son existence, les Antiquaires de la Morinie se prévalent ainsi de liens avec des personnages importants pour légitimer leurs travaux. Il n’est donc pas étonnant de trouver dans la liste des membres honoraires et membres correspondants des noms à classer évidemment dans la première catégorie, tels Chateaubriand, Guizot ou Michelet. Cependant, il faut souligner que le réseau des correspondants véritablement actifs alimente les travaux de chacun. Les découvertes sur le plan local peuvent ainsi être communiquées à des chercheurs qui travaillent à des monographies d’ampleur visant à couvrir l’ensemble du domaine français. C’est ce qui explique que Louis Petit de Julleville ait pu écrire sa monographie sur les mystères et son Répertoire du théâtre comique en les enrichissant de nombreuses mentions de représentations locales14. La consultation des nombreuses fiches sur le théâtre rassemblées par Émile Picot, et conservées à la section des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, montre également que des mentions d’archives lui ont été signalées entre autres par des archivistes du Nord et de la Picardie.
- 15 Voir sur cette question ma thèse de doctorat, K. Lavéant, Théâtre et culture dramatique d’expressi (...)
13Mais il faut surtout considérer les échanges internes à la région. Comme on l’a dit, de nombreux antiquaires de la Morinie appartiennent à plusieurs sociétés savantes régionales. Comme on va le voir avec l’exemple d’Alexandre de La Fons, c’est même le moyen de pouvoir diffuser ses recherches auprès de plusieurs cercles, et de les faire publier, notamment quand on n’habite pas soi-même dans une ville disposant d’une telle institution. Le même système vaut pour les échanges régionaux qui, dans cette aire géographique, deviennent vite internationaux. Il va de soi que pour la région en question, l’étude des archives belges a une grande importance, notamment en ce qui concerne les échanges entre villes flamandes francophones et néerlandophones, puisque ces villes faisaient toutes partie des Pays-Bas bourguignons aux xve et xvie siècles. D’où la présence, dans la liste des membres honoraires et correspondants de la société des Antiquaires de la Morinie, de savants résidant dans des villes belges telles que Bruges, Courtrai, Gand ou Tournai, dont les contributions peuvent s’avérer cruciales, notamment en ce qui concerne le théâtre. Cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’étudier et de mettre en valeur les réseaux d’échanges dramatiques qui existaient entre ces villes aux xve et xvie siècles, et dont la mise à jour nécessite une étude conjointe des fonds à la fois français et belges15.
14En fin de compte, de manière paradoxale, et malgré les outils de communication modernes, les chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur un même domaine échangent probablement moins souvent qu’au xixe siècle, quand les érudits amateurs ou professionnels vivaient en vase clos sur le plan local, se retrouvaient dans les réunions fréquentes de leurs cercles savants, et pouvaient donc réagir plus rapidement à leurs découvertes respectives.
Publications
- 16 Sur les publications des sociétés savantes en France, voir J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition(...)
- 17 Les tomes I à III sont publiés à raison d’un par an de 1834 à 1836, mais le tome IV ne paraît qu’e (...)
- 18 Sur les différences voulues entre les deux publications, voir E. Dramard, Notice historique, p. 38 (...)
- 19 J. Deschamps De Pas, « Entrée et réception de souverains et gouverneurs d’Artois à Saint-Omer (xve(...)
- 20 En 1854-1855 paraît ainsi une monographie d’H. de Laplane, Les Abbés de St-Bertin, d’après les anc (...)
15La cohérence des publications locales s’avère parfois difficile à saisir quand il s’agit de chercher sous quelle forme et selon quelle logique une contribution a pu être proposée au public16. La Société des Antiquaires de la Morinie compte depuis le milieu du xixe siècle deux publications : le Bulletin et les Mémoires. Les Mémoires constituent d’abord l’unique publication de la société de sa fondation à 1852. Ils ont pour but de reproduire les procès-verbaux des séances solennelles, les mémoires couronnés (c’est-à-dire ayant reçu un prix de la société) et les mémoires lus pendant les réunions. Cependant, leur publication est chaotique, avec des périodes d’interruption17. C’est la raison pour laquelle les membres décident en 1852 de créer une deuxième publication, le Bulletin, afin de compléter les Mémoires. Il a pour but de publier chaque année les communications lues pendant les séances mais non publiées dans les Mémoires, notamment quand il s’agit d’articles courts ou dont la portée scientifique restreinte ne nécessite pas une publication dans les Mémoires, plus ambitieux sur le plan de la diffusion18. C’est ainsi que Justin de Pas publie des documents sur les entrées joyeuses des souverains et gouverneurs d’Artois à Saint-Omer du xve au xviie siècle dans le Bulletin de 1907 à 1911, mais un long article sur les mystères et jeux scéniques à Saint-Omer aux xve et xvie siècles dans les Mémoires en 191319. De plus, les antiquaires veulent donner plus de publicité à certaines monographies en en proposant une publication à part20. Notons que ce phénomène existe pour beaucoup de sociétés savantes, parfois avec des monographies publiées d’abord dans des périodiques d’une société savante avant d’être rééditées comme livre à part entière. Cela ne facilite bien sûr pas la tâche du chercheur moderne qui doit trouver son chemin entre les différentes publications et les différentes versions d’un même travail.
Les appels à communication : prix et concours
- 21 Sur les concours des sociétés savantes et les récompenses possibles, ainsi que sur les autres inci (...)
- 22 L. de Givenchy, « Rapport », p. 52 : le meilleur mémoire pour chaque question devait recevoir une (...)
16Dernier élément important pour soutenir et encourager les recherches sur le plan local, les sociétés savantes organisent des concours autour d’une question, qui font l’objet d’une récompense, le plus souvent sous la forme d’une médaille21. La société des Antiquaires de la Morinie choisit ainsi, dès sa première année, d’organiser trois concours sur des questions d’histoire portant sur trois villes autour de Saint-Omer : Boulogne, Thérouanne et Ypres22. Un peu plus tard, la société pose comme sujet de concours de l’année 1855 l’énoncé suivant :
Les représentations des mystères furent très nombreuses dans les provinces de Flandre et d’Artois, pendant les xve et xvie siècles. Composer une notice historique sur l’origine et les progrès de l’art théâtral dans le nord de la France, en utilisant les documents manuscrits déposés dans les archives communales et dans celles des anciens chapitres.
17Avant d’en venir au mémoire qui remporta ce concours, il est donc nécessaire de poser la question suivante : de quelle manière l’étude du théâtre médiéval est-elle envisagée et intégrée aux activités des sociétés savantes du nord de la France au xixe siècle ?
Approches du théâtre médiéval
- 23 A. Dubois, Récréations de nos pères aux xve et xvie siècles, Amiens, L. Challier, 1860.
- 24 F. Bourquelot, « Arrêt du Parlement de Paris relatif à la fête des Innocents dans la ville de Tour (...)
18En effet, justifier de l’intérêt de l’étude du théâtre médiéval ne va pas forcément de soi dans la première moitié du xixe siècle. Face aux œuvres littéraires médiévales les plus connues, les textes dramatiques sont toujours évalués d’abord au plan de la qualité littéraire, considérée comme nécessairement inférieure, et l’importance du théâtre au plan historique est souvent sous-estimée. Ici, il est frappant de constater la différence de présentation selon que les travaux sur le théâtre sont offerts au lecteur dans les revues des sociétés savantes ou dans des ouvrages publiés séparément et destinés à un plus grand public. Dans ces derniers, le théâtre médiéval est très souvent présenté comme une curiosité historique quelque peu anecdotique, comme le signale le titre d’un ouvrage d’Alexis Dubois sur les mystères à Amiens, intitulé Récréations de nos pères aux xve et xvie siècles23. On rejoint ici les préoccupations des folkloristes, qui, le cas est net pour le Nord, s’intéressent au théâtre médiéval en le prenant comme source de fêtes populaires encore en vigueur dans le nord de la France et le sud de la Belgique au xixe siècle, et comme moyen de perception des mœurs médiévales. Un article de Félix Bourquelot dans la Bibliothèque de l’Ecole des Chartes de 1841-1842 sur un arrêt du Parlement de Paris relatif à la fête des Innocents à Tournai en 1499 (article au demeurant très bien documenté), présente ainsi la célébration de cette fête à caractère dramatique en la replaçant dans le contexte des « Flandres [qui], comme on sait, ont aimé et aiment encore les réunions bruyantes, les représentations animées, les longues processions, les brillants tournois, les bachiques et lascives kermesses. Les Flandres sont la patrie du fameux Gayant [...]24 ».
- 25 Maréchal Ferey, « Discours d’ouverture du président de la société », Mémoires de la société des An (...)
19Ces considérations historiques prennent d’ailleurs souvent une couleur idéologique. L’une des justifications de l’étude de l’histoire à cette époque est teintée de l’idée que l’homme peut ainsi « mesurer avec plaisir l’intervalle immense qui le sépare de ses barbares aïeux25 » pour être encouragé sur la voie du progrès. À l’inverse, certains érudits font état d’un sentiment nostalgique selon lequel les fêtes de leur temps font triste figure face à des réjouissances dramatiques du passé tout droit sorties d’un tableau flamand. Autrement dit, « il n’y a rien de neuf dans notre siècle », comme le déplore Jules de Saint-Génois :
- 26 J. de Saint-Genois, « Fêtes d’arbalétriers à Tournai en 1394 et 1455 », Revue de Bruxelles, 2 (183 (...)
Hélas oui, la franche et grosse joie de nos pères a entièrement émigré de nos parages. Les plaisirs sont devenus officiels, c’est-à-dire froids et insignifiants. [...] La véritable gaieté, qui riait à pleine gorge, qui s’ébaudissait sans s’inquiéter des convenances du monde, la gaieté folle, criarde, infatigable, semble s’être réfugiée à jamais dans les spirituels tableaux de Craesbeeck et de Jean Steen26.
- 27 À ce titre, les Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique(...)
- 28 F. Claesen, Le théâtre des Rhétoriqueurs : comment il a favorisé les relations qui ont existé pend (...)
20Cet extrait provient d’un article publié dans une revue belge : ce n’est pas un hasard. Le troisième motif souvent exprimé pour l’étude du théâtre de la région sous l’angle des mœurs est en effet la quête d’une identité populaire qui serait déjà présente dans ces manifestations dramatiques dès le Moyen Âge. À ce titre, l’étude du théâtre médiéval entre dans un mouvement de recherche dans l’histoire d’éléments pouvant corroborer l’unité nationale, ce qui vaut aussi bien pour la France héritière du jacobinisme que pour la Belgique déjà confrontée aux tensions entre Wallons et Flamands27. En 1923 encore, François Claesen soutenait ainsi une thèse de doctorat à Louvain portant le titre : Le théâtre des Rhétoriqueurs : comment il a favorisé les relations qui ont existé pendant les xive, xve et xvie siècles entre les Flamands et les Wallons, surtout aux environs de Tournai28.
- 29 L. de Givenchy, « Rapport », p. 39-41.
21Cependant, il serait réducteur de limiter les motifs des savants se penchant sur l’histoire locale et en particulier le théâtre à une vision uniquement folkloriste, positiviste, romantique ou nationaliste. Il est à vrai dire remarquable qu’un certain nombre de communications portant sur le théâtre soient justement dépourvues de justifications de ce type, et s’inscrivent dans une autre ligne : la prise en compte de tous les types de sujets de recherche et de tous les types de documents sans distinction d’importance supposée, afin de réévaluer notre appréciation de l’histoire. C’est ce que souligne le secrétaire de la société des Antiquaires de la Morinie dans son rapport de 1833, en opposant au mépris de « l’homme attaché aux intérêts purement matériels » le travail de l’archéologue, de l’archiviste ou du numismate, pour qui une pièce de monnaie découverte « est une page de bronze [qui] prouve un fait souvent contesté, qui détruit une erreur historique trop longtemps adoptée29 ».
22Afin d’évaluer l’intérêt des recherches du xixe siècle sur le théâtre médiéval, nous retenons trois études qui sont particulièrement intéressantes à cet égard, et qui correspondent à trois périodes différentes. Toutes trois sont parues sous la forme de longs articles dans deux revues de sociétés savantes locales :
- un mémoire d’Alexandre de La Fons, « Les Artistes dramatiques des provinces de la Flandre et de l’Artois aux xive, xve et xvie siècles30 », paru en 1886-1887, après la mort de son auteur, mais écrit et proposé à la société entre 1855 et 1857 ;
- une monographie d’Achille Durieux « Le Théâtre à Cambrai avant et après 178931 » ;
- un article de Justin Deschamps de Pas, « Mystères et jeux scéniques à Saint-Omer aux xve et xvie siècles32 ».
- 33 A. de La Fons, Recherches historiques sur Noyon et le Noyonnais. Statistique botanique, ouprodome (...)
- 34 À titre d’exemple, voici quelques articles qui illustrent la variété des recherches de La Fons : P (...)
23Quelques éléments biographiques sur ces trois auteurs illustrent les étapes de la spécialisation des érudits au sein des sociétés savantes au cours du xixe siècle. Alexandre de La Fons, baron de Mélicocq (1802-1867), est le prototype du noble rentier dont le temps libre lui permet de se consacrer à des recherches volontiers éclectiques, mais qui, au cours du temps, s’orientent de plus en plus vers l’étude du théâtre. En effet, si l’un de ses premiers travaux porte sur la flore de la région de Noyon33, le reste de ses travaux porte sur l’histoire médiévale, notamment par l’édition de documents d’archives, ou l’étude de monnaies, de formations militaires ou encore de l’histoire et l’architecture de certaines localités34. Ensuite, La Fons explore surtout les archives à la recherche de mentions concernant le théâtre, aussi bien religieux que profane. C’est d’ailleurs ce souvenir de noble érudit un brin excentrique et tout occupé à ses recherches qu’il a laissé à E. Dramard, deux décennies après sa mort :
- 35 E. Dramard, Notice historique, p. 106.
M. de la Fons de Mélicocq était un chercheur infatigable, un collecteur des plus minutieux. Qui ne se rappelle, dans notre pays, l’avoir rencontré dans quelque dépôt public de Paris ou de nos villes du Nord ? Parti de grand matin de son château des environs de Béthune, dans le costume qui le signalait quelque peu à l’attention, il emportait avec lui son repas plus que frugal pour ne pas perdre le temps précieux pendant lequel le public est admis. [...] Il a exploré toutes les archives de la région et y a recueilli une grande quantité de matériaux qu’il n’a pas tous mis en œuvre, mais qui étaient à la disposition de tous ceux qui les voulaient consulter35.
24De plus, il faut noter que La Fons a créé un prix triennal visant à récompenser le meilleur ouvrage sur l’histoire et les antiquités de la Picardie et de l’Ile de France (Paris excepté). Le prix, décerné à partir de 1881 par l’Académie des Inscriptions et Belles lettres, existe encore et est toujours décerné selon les mêmes modalités.
25Achille Durieux (1826-1893) appartient lui aussi à la catégorie des amateurs éclairés, alliant la fonction de professeur de dessin au collège de Cambrai à son activité de membre de la société d’émulation de Cambrai. Pour autant, l’on va voir que si son activité de chercheur n’entre pas dans le cadre de ses activités professionnelles, il appartient à la génération suivante, qui a pu bénéficier des travaux de ses prédécesseurs pour affiner ses méthodes de recherche. Enfin, Justin Deschamps de Pas (1861-1890) marque cette évolution vers plus de spécialisation. Il appartient à une famille où l’on compte d’autres amateurs éclairés tel que Charles Deschamps de Pas (trésorier de la société des Antiquaires de la Morinie en 1877) et Louis Deschamps de Pas (1816-1890), ingénieur, numismate, correspondant de l’Institut et écrivant parfois sous le pseudonyme « le bibliophile artésien ». Justin de Pas est quant à lui secrétaire de la Commission du Musée de Saint-Omer, membre de la Commission des monuments historiques du Pas-de-Calais et, au moment de la parution de son article sur le théâtre, secrétaire général de la société des antiquaires de la Morinie. En ce sens, il illustre une spécialisation croissante dans les activités de recherche historique.
- 36 J’en ai répertorié vingt-deux d’une longueur variable entre 1834 et 1865, et il est tout à fait po (...)
- 37 Parmi ces nombreux articles, on soulignera en particulier l’intérêt d’une série de contributions d (...)
- 38 J. Deschamps De Pas, « Mystères et jeux scéniques », p. 345.
26Dans les travaux de ces trois chercheurs, et en particulier dans les trois essais cités plus haut, il est frappant de constater que les auteurs laissent volontairement de côté toute tentative de justification de leur sujet. Dans le cas du mémoire de La Fons, la raison en est sans doute qu’il s’agit d’un essai proposé pour ce concours de la société des Antiquaires de la Morinie évoqué plus haut et pour lequel il s’agissait de « composer une notice historique sur l’origine et les progrès de l’art théâtral dans le nord de la France ». Nul doute que dans ce cadre, l’auteur n’a pas jugé utile de justifier de l’intérêt de son sujet. Cela étant dit, en lisant l’ensemble de son importante production d’articles sur le théâtre36, l’on s’aperçoit que La Fons commence le plus souvent son exposé en présentant directement ses résultats. Quand il s’étend en quelques mots sur les raisons de l’intérêt de son étude du théâtre, il ne souligne que l’aspect de documentation des mœurs, comprendre de la culture médiévale, sans s’interroger sur la nécessité de cette étude qui lui paraît évidente. Peut-être cela tient-il au style parfois abrupt d’un auteur qui ne se donne pas toujours la peine de proposer une introduction à un article, et qui livre rarement une conclusion, ce qui donne aujourd’hui l’impression que La Fons suit, article après article, le fil d’une conversation interrompue pour des raisons éditoriales37. Cependant, c’est justement ce style direct qui tranche avec les propos aujourd’hui démodés de nombreux de ces auteurs locaux pressés de justifier leur intérêt pour des fêtes carnavalesques somme toute suspectes pour le sentiment religieux du xixe siècle. Nul doute que si Durieux, quelques décennies plus tard, commence lui aussi son étude du théâtre médiéval à Cambrai sans préambule justificatif, c’est grâce à l’héritage de La Fons et de quelques autres auteurs qui ont montré l’importance du sujet dès le milieu du xixe siècle en ce qui concerne le théâtre de la région. Il en va de même pour de Pas, qui marque l’arrivée de cette évolution à la veille de la première Guerre Mondiale, en se contentant de souligner qu’« il serait superflu de rappeler avec quelle faveur furent suivies, dans nos provinces du Nord, les représentations dramatiques au Moyen-Âge38 ».
- 39 A. Legrand, « Réjouissances des écoliers de Notre-Dame de Saint-Omer le jour de Saint-Nicolas, leu (...)
- 40 J. Deschamps De Pas, « Mystères et jeux scéniques », p. 346.
27Dans son introduction, de Pas souligne donc l’apport de certains travaux du xixe siècle et s’attarde sur le mémoire de La Fons. Après avoir rappelé les circonstances dans lesquelles ce travail a été primé, il marque la différence entre les « recherches consciencieuses et une connaissance approfondie du sujet » de La Fons, et la « note laconique » qu’Albert Legrand a consacré au théâtre à Saint-Omer39. De fait, De Pas souligne ce décalage évoqué plus haut entre un travail de recherche et d’analyse tel que celui de La Fons, encore utilisable aujourd’hui, et les articles comme celui de Legrand, que le manque d’exactitude dans les citations de documents d’archives et de longues digressions lyriques rendent difficilement exploitables. Le propos de J. De Pas est justement de corriger l’article de Legrand et de compléter le travail de La Fons, puisqu’il regrette que dans le mémoire de ce dernier, « les comptes de l’abbaye de Saint-Bertin, conservés aux Archives Départementales, [aient] seuls été mis à contribution, à l’exclusion des documents de nos Archives municipales40 », c’est-à-dire les comptes de la ville et les délibérations échevinales.
28C’est effectivement la question à laquelle il faut répondre pour juger de la valeur de ces travaux pour les chercheurs aujourd’hui : comment sont présentées les sources, et sont-elles utilisables en l’état ? Car c’est l’un des reproches faits à l’étude de La Fons en 1857, quand il est récompensé par les antiquaires de la Morinie. L’étude est publiée seulement trente ans plus tard dans le volume XX des Mémoires (1886-1887), bien après la mort de son auteur. Un tel retard est sans doute à attribuer aux problèmes d’édition internes à la société des Antiquaires de la Morinie qu’on a évoqués plus haut. L’introduction qui justifie de cette publication tardive cite un extrait du rapport du président de la société à propos du mémoire, qui fait état des louanges, mais également de quelques réticences des membres du jury :
- 41 « Avertissement » au début du mémoire de La Fons, « Les artistes dramatiques », p. 343-344.
Les études auxquelles l’auteur du mémoire s’est livré, les recherches énormes qu’il a été dans le cas de faire, sont d’une notoire utilité ; sous ce rapport, l’auteur a droit aux meilleurs éloges ; toutefois, on ne peut pas s’empêcher de remarquer que le mémoire dont il est question ne réunit pas peut-être toutes les conditions pour mériter entièrement la récompense promise, l’auteur semble s’être un peu trop effacé dans la mise en œuvre, l’indication des sources principales où l’auteur a puisé est peut-être aussi un peu trop négligée41.
- 42 Chaline souligne ce point, Sociabilité et érudition, p. 186.
29Il est intéressant d’analyser ces critiques. La première concerne l’effacement de l’auteur dans la mise en œuvre, ce que l’on comprend comme une critique du manque de prise de position de La Fons en ce qui concerne la qualité des œuvres et la valeur morale des festivités évoquées. Or c’est justement cette neutralité d’approche, qui n’est effectivement pas évidente au milieu du xixe siècle, qui annonce les méthodes modernes d’analyse historique et littéraire, et qui contribue à la valeur du travail de La Fons encore aujourd’hui, comme on l’a dit plus haut. La seconde critique, sur l’utilisation des sources, est plus justifiée, car il est vrai que si La Fons donne au début de son travail la liste des sources qu’il a consultées, il ne les cite ensuite plus de manière conséquente, ce qui rend aujourd’hui difficile la recherche dans ces archives de mentions qu’il ne cite souvent qu’approximativement. L’on constate en tout cas que dès les débuts de la société, le souci d’exactitude dans l’utilisation des sources est de règle, ce qui contribue sans doute à la bonne réputation des travaux de cette association42.
30Cet effort de rationalisation dans la citation des sources au cours du xixe siècle dans les sociétés savantes porte ensuite ses fruits, puisque l’essai de Durieux, en 1883, présente les sources de manière extrêmement claire, avec une analyse dans le corps de l’ouvrage des mentions tirées des livres de compte de Cambrai, et une reproduction de ces mentions datées dans l’appendice. C’est ce qui rend ce travail inestimable, puisque les comptes de Cambrai ont été détruits pendant la première Guerre Mondiale. De même, de Pas tire les leçons de ces travaux du xixe siècle, puisque lui aussi cite très précisément les sources municipales, et l’on voit qu’à cette époque, à la veille de la première Guerre Mondiale, on est décidément entré dans une nouvelle phase de l’approche des sources, de leur reproduction et de leur analyse.
31Nous aimerions enfin insister sur un dernier point, celui de la clairvoyance de La Fons en ce qui concerne non plus le détail des sources, mais leur compréhension et l’effort d’analyse qui en découle. Plus encore que la neutralité de son approche, c’est sa synthèse du théâtre dans la région qui apparaît non seulement novatrice pour l’époque mais aussi particulièrement juste. Il faut souligner que les travaux qui portent sur le théâtre de la région portent essentiellement sur le plan local, donc sur une ville, comme c’est le cas de ceux d’Achille Durieux et de Justin de Pas. Or ce que propose La Fons, bien avant eux, c’est une synthèse régionale qui est exceptionnelle pour le xixe siècle et pour laquelle on trouve peu d’équivalents au xxe siècle, car elle considère trois siècles et un nombre important de villes. De plus, cette synthèse est particulièrement éclairante non seulement dans son analyse de certaines mentions d’archives, mais aussi dans sa vision globale du sujet. La structure adoptée par l’érudit est la suivante : une première partie porte sur le drame liturgique et les mystères liés au calendrier liturgique, et une deuxième partie est divisée en études thématiques sur les points suivants :
- les compagnies joyeuses et les compagnies des métiers ;
- les concours dramatiques et les échanges interurbains ;
- la spécificité de la procession de Lille ;
- les thèmes spécifiques de certaines pièces avec notamment le genre dramatique des histoires romaines et des sujets liés à l’histoire locale ;
- les acteurs qui se produisent non plus dans l’espace municipal mais devant le duc de Bourgogne et à l’abbaye de Saint-Bertin ;
- les entrées joyeuses et des représentations liées au contexte politique ;
- la Réforme, notamment avec l’étude d’une représentation polémique à côté de Lille en 1563 ;
- les écoles et les collèges qui proposent une orientation différente du théâtre à la fin du xvie siècle43.
- 44 Ces pièces et le contexte dans lequel elles sont mises en scène sont au centre des recherches d’Al (...)
- 45 Voir les nombreux travaux sur les entrées joyeuses des ducs de Bourgogne dans les villes du Nord, (...)
- 46 Voir notamment mon article « Le théâtre du Nord et la Réforme : un procès d’acteurs dans la région (...)
32Il nous semble qu’une telle approche est toujours actuelle, parce qu’elle permet une approche synthétique de cette culture dramatique et de ses spécificités liées à un contexte local. Dans cette démarche, l’on retrouve différents domaines d’étude mis en avant par des études récentes. On songe notamment aux pièces de la procession de Lille44, mais aussi à des questions intéressant aussi bien l’histoire politique que l’histoire culturelle, tel le rôle de la cour de Bourgogne45 ou celui de la Réforme46 sur cette culture dramatique urbaine, sans parler de l’intérêt pour les historiens de la littérature de redécouvrir des pièces dont il est nécessaire de réévaluer l’importance, telles que les histoires romaines et les pièces à sujet historique. Il est donc particulièrement frappant de constater qu’à un siècle et demi de distance, l’approche du théâtre médiéval de La Fons annonce déjà celle des chercheurs actuels, et que cet érudit perçoit déjà avec acuité, dans les années 1850, les thèmes qui se révèlent aujourd’hui encore comme fondamentaux pour la compréhension de la culture dramatique de cette région.
Conclusion
33C’est sur ce point que nous conclurons : les résultats accumulés par les érudits locaux constituent un point de départ précieux pour nos propres recherches régionales, voire une source secondaire inestimable dans les régions comme le Nord où un certain nombre de fonds d’archives a été détruit lors des conflits du xxe siècle. De plus l’étude des méthodes de travail des sociétés savantes s’avère fascinante en ce qu’elle amène les chercheurs contemporains à réfléchir sur ce qui fonde leur approche de la recherche et des sources.
34En ce qui concerne le théâtre médiéval dans notre région d’étude, quelques individualités apparaissent dont les travaux restent incontournables, malgré la distance de temps qui nous sépare de certains d’entre eux. Parmi ces individus, il nous semble important de rendre l’hommage qui lui est dû à Alexandre de La Fons de Mélicocq qui, pour ses travaux sur le théâtre des villes des Pays-Bas bourguignons, mérite largement d’être compté au nombre des Pères du théâtre médiéval.
Notes
1 Pour une analyse plus détaillée du contexte dans lequel renaissent les cercles savants après la Révolution, voir J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France, Paris, Éditions du CTHS, 1995, p. 29-45.
2 Informations disponibles sur le site Internet du CTHS : http://www.cths.fr/HISTO/hi_hist.shtm. Les domaines des cinq comités sont les suivants : la langue et la littérature ; l’histoire positive et les chroniques, les chartes et inscriptions ; les sciences ; les arts et monuments ; les sciences morales et politiques.
3 J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition, p. 65.
4 On songe notamment, pour le domaine qui nous intéresse, au Cercle archéologique de Mons et à la Société historique et littéraire de Tournai.
5 « Statuts de la société des Antiquaires de la Morinie », Mémoires de la société des Antiquaires de la Morinie, 1 (1834), articles 5 et 6, p. 11-12.
6 À savoir les statuts, la liste des membres, le discours d’ouverture du président de la société et le rapport du secrétaire, publiés dans les Mémoires de la société des Antiquaires de la Morinie, 1 (1834), p. 9-55.
7 Comme le rapporte E. Dramard, Notice historique sur la société des Antiquaires de la Morinie et sur ses travaux, Saint-Omer, H. D’Homont, 1882, p. 10.
8 « Statuts de la société », article premier, p. 9-11.
9 L. de Givenchy, « Rapport fait à la société des Antiquaires de la Morinie par son secrétaire perpétuel à la séance solennelle du 16 décembre 1833 », Mémoires de la société des Antiquaires de la Morinie, 1 (1834), p. 36-38 (problème de numérotation : texte placé à la suite du discours d’ouverture p. 33-38, mais dont les pages sont à nouveau numérotées de 33 à 55).
10 Les titres des articles ou ouvrages de ces érudits montrent fréquemment la variété de leurs intérêts et compétences, comme on va le voir plus loin avec l’exemple d’Alexandre de La Fons.
11 J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition, p. 109-112.
12 « Liste de MM. les membres titulaires, honoraires et correspondants de la société des Antiquaires de la Morinie, séante à Saint-Omer », Mémoires de la société des Antiquaires de la Morinie, 1 (1834), p. 15-28.
13 Parmi eux, on retiendra les noms d’E. Brun-Lavainne (Lille), archiviste souvent remercié par les érudits travaillant sur le théâtre médiéval pour leur avoir communiqué des documents ayant trait au sujet, et de F. Louandre (Abbeville) et A. Dinaux (Valenciennes), dont les travaux ont pour objet, spécifiquement ou parmi d’autres sujets, le théâtre médiéval. Voir par exemple A. Louandre, Histoire d’Abbeville et du comté de Ponthieu jusqu’en 1789, Paris, 1845 et A. Dinaux, « Entrée joyeuse de l’empereur Charles Quint en sa ville de Valenciennes », Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique, 2e série, 4 (1842), p. 349-366.
14 L. Petit de Julleville, Les Mystères, 2 vols., Paris, Hachette, 1880 et Répertoire du théâtre comique en France au Moyen Age, Paris, L. Cerf, 1886.
15 Voir sur cette question ma thèse de doctorat, K. Lavéant, Théâtre et culture dramatique d’expression française dans les villes des Pays-Bas méridionaux (xve-xvie siècles), Université d’Amsterdam, 2007, p. 140-155.
16 Sur les publications des sociétés savantes en France, voir J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition, p. 166-170.
17 Les tomes I à III sont publiés à raison d’un par an de 1834 à 1836, mais le tome IV ne paraît qu’en 1839, le tome V en 1841, et ainsi de suite, et pour le xixe siècle, l’on peut noter jusqu’à huit ans d’interruption entre deux volumes, comme entre le tome IX (1851) et le tome X (1859).
18 Sur les différences voulues entre les deux publications, voir E. Dramard, Notice historique, p. 38-41.
19 J. Deschamps De Pas, « Entrée et réception de souverains et gouverneurs d’Artois à Saint-Omer (xve, xvie et xviie siècles) », Bulletin de la Société des Antiquaires de la Morinie, 12 (1907-1911), p. 15-56, p. 66-120, p. 145-192, p. 210-244, p. 265-288 ; « Mystères et jeux scéniques à Saint-Omer aux xve et xvie siècles », Mémoires de la Société des Antiquaires de la Morinie, 31 (1913), p. 345-377. Bien que les contributions de J. de Pas sur les entrées joyeuses soient amples en termes de volume, leur fractionnement explique leur publication dans le Bulletin, tandis que la synthèse structurée sur les mystères et jeux scéniques offre une contribution plus ambitieuse, ce qui justifie probablement sa publication dans les Mémoires, selon la logique énoncée ci-dessus.
20 En 1854-1855 paraît ainsi une monographie d’H. de Laplane, Les Abbés de St-Bertin, d’après les anciens monuments de ce monastère, Saint-Omer, Imprimerie de Chanvin fils, 2 vol., pour ne prendre qu’un exemple qui ne concerne pas le théâtre, car aucune monographie sur le théâtre n’a été publiée à part par les antiquaires de la Morinie.
21 Sur les concours des sociétés savantes et les récompenses possibles, ainsi que sur les autres incitations des sociétés savantes à la recherche et au développement culturel, voir J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition, p. 170-180.
22 L. de Givenchy, « Rapport », p. 52 : le meilleur mémoire pour chaque question devait recevoir une médaille d’or valant la somme non négligeable de 300 francs, et les deux suivants une médaille d’or de 150 francs.
23 A. Dubois, Récréations de nos pères aux xve et xvie siècles, Amiens, L. Challier, 1860.
24 F. Bourquelot, « Arrêt du Parlement de Paris relatif à la fête des Innocents dans la ville de Tournai », Bibliothèque de l’École des Chartes, 3 (1841-1842), p. 568-577, p. 568.
25 Maréchal Ferey, « Discours d’ouverture du président de la société », Mémoires de la société des Antiquaires de la Morinie, 1 (1834), p. 33-38, p. 35.
26 J. de Saint-Genois, « Fêtes d’arbalétriers à Tournai en 1394 et 1455 », Revue de Bruxelles, 2 (1839), p. 37-55, p. 37.
27 À ce titre, les Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique constituent probablement la revue qui propose le plus d’articles prenant en compte les réalités géopolitiques des Pays-Bas méridionaux à la fin du Moyen Âge, bien que l’on ait vu que les antiquaires de la Morinie favorisent eux aussi des études qui dépassent les frontières françaises pour s’intéresser à l’histoire d’Ypres, par exemple.
28 F. Claesen, Le théâtre des Rhétoriqueurs : comment il a favorisé les relations qui ont existé pendant les xive, xve et xvie siècles entre les Flamands et les Wallons, surtout aux environs de Tournai, thèse de doctorat, Université Catholique de Louvain, 1923.
29 L. de Givenchy, « Rapport », p. 39-41.
30 A. de La Fons, « Les Artistes dramatiques des provinces de la Flandre et de l’Artois aux xive, xve et xvie siècles », Mémoires de la Société des antiquaires de la Morinie, XX (1886-7), p. 343-454.
31 A. Durieux, « Le Théâtre à Cambrai avant et après 1789 », Mémoires de la Société d’émulation de Cambrai, XXXIX (1883), p. 5-241, dont le début porte sur le théâtre médiéval (p. 5 à 40), et qui contient également un appendice proposant des pièces justificatives (p. 143-185).
32 J. Deschamps De Pas, « Mystères et jeux scéniques à Saint-Omer aux xve et xvie siècles », Mémoires de la Société des Antiquaires de la Morinie, 31 (1913), p. 345-377.
33 A. de La Fons, Recherches historiques sur Noyon et le Noyonnais. Statistique botanique, ouprodome de la flore des arrondissements de Laon, Vervins, Rocroy et des environs de Noyon, Noyon, Soulas-Amoudry, 1839.
34 À titre d’exemple, voici quelques articles qui illustrent la variété des recherches de La Fons : Privilèges et franchises de quelques-unes des villes de la Flandre, de l’Artois, de la Picardie et du Valois, Noyon, Amoudry, 1832 ; Monnaies qui avaient cours dans les villes de Lille et de Douai, aux xive, xve et xvie siècles. Leurs variations diverses, Lille, Danel, sans date (extrait des Mémoires de la Société impériale des sciences, de l’agriculture et des arts de Lille) ; De l’artillerie de la ville de Lille aux xive, xve et xvie siècles. Archers, arbalétriers, canonniers, Lille, Imprimerie de Lefebvre-Ducrocq, 1854 ; Une cité picarde au Moyen-Âge, ou Noyon et le Noyonnais aux xive et xve siècles, Noyon, Soulas-Amoudry, 1841.
35 E. Dramard, Notice historique, p. 106.
36 J’en ai répertorié vingt-deux d’une longueur variable entre 1834 et 1865, et il est tout à fait possible que je ne les aie pas tous retrouvés.
37 Parmi ces nombreux articles, on soulignera en particulier l’intérêt d’une série de contributions dans un ouvrage de dimension nationale, qui donne la mesure des différents angles par lesquels La Fons aborde la question du théâtre médiéval : A. de La Fons, « Extraits de chartes et autres documents originaux concernant les jeux de personnages, mystères, etc., exécutés dans la ville de Béthune et autres lieux de la Flandre pendant le xve et le xvie siècle », Documents historiques inédits tirés des collections manuscrites de la Bibliothèque royale et des archives ou des bibliothèques des départements, t. 4, J.-J. Champollion-Figeac (éd.), Paris, 1848, p. 320-347.
38 J. Deschamps De Pas, « Mystères et jeux scéniques », p. 345.
39 A. Legrand, « Réjouissances des écoliers de Notre-Dame de Saint-Omer le jour de Saint-Nicolas, leur glorieux patron (6 décembre 1417) », Mémoires de la Société des Antiquaires de la Morinie, 7 (1844-1846), p. 161-202.
40 J. Deschamps De Pas, « Mystères et jeux scéniques », p. 346.
41 « Avertissement » au début du mémoire de La Fons, « Les artistes dramatiques », p. 343-344.
42 Chaline souligne ce point, Sociabilité et érudition, p. 186.
43 Voir notamment la table des matières résume le contenu de ces parties et chapitres, A. de La Fons, « Les artistes dramatiques », p. 455-456.
44 Ces pièces et le contexte dans lequel elles sont mises en scène sont au centre des recherches d’Alan E. Knight : se reporter entre autres à son édition en cours des pièces conservées : A. E. Knight, Les mystères de la procession de Lille, Genève, Droz, 2000-7, 4 tomes publiés, mais également à ses nombreux articles sur le sujet.
45 Voir les nombreux travaux sur les entrées joyeuses des ducs de Bourgogne dans les villes du Nord, notamment E. Lecuppre-Desjardin, La ville des cérémonies. Essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, Brepols, 2004.
46 Voir notamment mon article « Le théâtre du Nord et la Réforme : un procès d’acteurs dans la région de Lille en 1563 », European Medieval Drama, 11 (2007), p. 59-77.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.