1Lorsqu’il exerce son loisir en espace agricole, l’usager traverse et utilise des lieux de travail, champs, prés, cours de ferme, chemins. Il y croise des troupeaux, des tracteurs, et des agriculteurs. Cette situation met en balance la légitimité sociale, les valeurs attachées au loisir et au travail. Elle influence aussi les relations qui peuvent s’établir entre les usagers et les agriculteurs, et les représentations qu’ils se font les uns des autres. Le loisir en particulier, parce qu’il relève a priori d’un libre choix, est une manière de se présenter et de se dire. Parallèlement, l’usager pénètre dans le territoire que constitue, pour l’agriculteur, son exploitation. La manière dont l’agriculteur dispose de son pouvoir de faciliter ou de compliquer l’accès de tel ou tel usager, la manière dont il accueille ou non la présence de l’autre dans son espace de vie et de travail constitue aussi un mode d’expression, une manière de se présenter et de se dire à l’autre. Chacun peut certes défendre sa légitimité à être là, le droit de propriété servant de référence, comme nous le détaillerons au chapitre VIII. Mais la complexité des relations que nouent les individus avec les lieux, le rôle régulateur que joue l’espace dans la relation entre l’agriculteur et l’usager peuvent brouiller les cartes. Un promeneur pourra se voir empêché sur un sentier public, tandis qu’un autre passera à travers champs avec la bénédiction du fermier. Loisir et travail, propriété privée et espace public sont donc les termes entre lesquels se noue la rencontre, de personne à personne, entre des usagers et des agriculteurs qui utilisent l’espace pour s’exprimer.

DES LOISIRS PRATIQUÉS COMME EXPRESSION DE SOI

2Pratiquer un loisir, ou même simplement ne rien faire, c’est exprimer quelque chose de soi. D’une part c’est, en première analyse, ne pas travailler, que ce soit pour gagner sa vie ou pour assurer les tâches domestiques. D’autre part c’est faire un choix, parmi une multitude de loisirs possibles, dans la manière de passer son temps. Les usagers ne sont pas forcément conscients de l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes en se récréant. Les agriculteurs, eux, se font parfois des idées en les voyant passer. Déjà, ne pas travailler, est-ce bien sérieux ?

Les loisirs de plein air, activité légitime face au travail agricole ?

3Tous les courants de la sociologie des loisirs font fortement référence au travail (Samuel, 1983). Cette référence se double d’une confrontation directe dans le cas des loisirs en espace agricole : l’usager se sait en loisir, l’agriculteur se sait au travail. En retour, l’usager connaît le travail (professionnel ou domestique) et l’agriculteur connaît des loisirs (nous l’avons souligné au chapitre III). Mais lorsqu’ils se rencontrent, cette dualité n’apparaît pas aux yeux de l’autre. L’agriculteur, par sa simple présence à l’ouvrage, envoie à l’usager un message sur la valeur du travail, et reçoit un écho de la valeur du loisir qui a entraîné l’usager jusque chez lui. Doit-on considérer que ces valeurs associées au loisir des uns et au travail des autres sont aujourd’hui égales et admises par tous, ou bien reste-t-il des traces de l’opprobre attaché au loisir dans les campagnes, quand les paysans voyaient revenir les « doryphores », à savoir les estivants ?

4Le travail constitue la valeur fondatrice de l’ordre moral : travail, famille, patrie, et non l’inverse. Le régime de la francisque du maréchal Philippe Pétain reprenait, avec cette devise, des valeurs bien ancrées dans la société française, en espérant refermer la fenêtre ouverte dans le mythe du travail par le Front populaire, qui venait d’instituer les congés payés. L’ambiguïté devient complète quand le prolétaire, dont le travail est exploité, reproche à ses exploiteurs de ne rien faire et diabolise les loisirs. C’est la critique que nous opposerions à Thorstein Veblen, qui, dans sa Théorie de la classe de loisirs, associe sous les termes de « travail symbolique » la guerre, le sacerdoce, la chasse et le sport, opposés aux « travaux d’industrie », agriculture, artisanat, et tâches domestiques. « L’institution d’une classe oisive est la conséquence naturelle d’une discrimination primitive des travaux dignes et des travaux indignes. Cette antique distinction veut que soient dignes les activités qui se classent parmi les exploits ; et indignes, celles qui ne font qu’être nécessaires, quotidiennes, et où presque rien n’évoque la prouesse » (Veblen, 1899, p. 5-7). La théorie de Veblen, si elle a le mérite de revaloriser les tâches culturellement désinvesties, confond l’inégale répartition des rôles avec une supposée différence d’utilité sociale. Associé à l’oisiveté, mère de tous les vices comme chacun sait, le loisir, au lieu d’être considéré comme une expression sociale positive, que l’on devrait permettre à tous, a donc été longtemps objet d’opprobre, surtout quand il était pratiqué hors des lieux et des temps socialement prévus pour lui. C’est aussi un argument de classe, le loisir soustrayant le prolétaire à son devoir, tandis que pour l’équitation ou certaines formes de chasse, c’est la critique de Veblen qui est reprise. « C’est des gens à pognon, ils n’ont que ça à faire », nous dit une agricultrice à propos des cavaliers. Cette opposition semble particulièrement forte chez les agriculteurs. « Le travail, valeur suprême ? » se demande Jean-Claude Farcy (1995) à propos de la civilisation paysanne. Bénigno Cacérès (1973) souligne que du Moyen Âge jusqu’au xviii^e siècle, la critique des Français, qui sont à peu près tous paysans ou artisans, ne dénonce pas le manque de loisirs mais l’excès de jours fériés : le loisir obligatoire, décrété pour l’essentiel par l’Église est perçu comme affameur. Partiellement maîtres de leur outil de travail et de leur agenda, effectuant des tâches variées, le paysan d’alors et l’agriculteur d’aujourd’hui semblent se plaire au travail, et n’avoir pas besoin d’une coupure entre le temps de travail et le temps de loisir. Si cet état de fait peut être nuancé, nous pouvons retenir que le travail reste une valeur centrale de la morale agricole.

5Le loisir s’oppose aussi au travail, sur un plan moral, parce qu’il est associé au plaisir. L’étymologie latine du mot travail, trepalium, qui l’apparente à la torture, ne laisse aucun doute sur ce contraste. La légitimité du loisir a souffert de cette parenté tant que l’éloge de la souffrance, comme moyen le plus sûr de gagner le paradis, a perduré dans le discours chrétien dominant du début du xix^e siècle à la fin des années soixante, rejetant le plaisir dans le camp du péché. Diverses critiques de cet interdit du plaisir apparaissent dès le xix^e siècle. Charles de Massaz (1861) défend ainsi la pêche à la ligne contre les nasses paysannes, accusées d’opérer de trop forts prélèvements, tandis que « la ligne flottante amuse mais ne détruit pas ». Cette étonnante introduction d’un hédonisme écologique déjà postmoderne fait explicitement référence au plaisir, mobile premier du pêcheur honnête : « Le plaisir n’est-il pas, après tout, la première des utilités ? L’homme vivrait-il sans lui ? » (ibidem). Sans remettre en cause la production, qui doit revenir à la machine, Paul Lafargue (1880) a de son côté cherché à redonner droit de cité au loisir en tant que moyen de réaliser des finalités de l’homme. Mais c’est avec la critique radicale développée par les mouvements de 1968, que le loisir devient réellement un moyen d’expression et un moyen de plaisir pour le plus grand nombre. Ce mouvement de réhabilitation du plaisir, général aujourd’hui, se traduit en retour par une revendication de plaisir au travail. Comme les paysans d’autrefois (Farcy, 1995, p. 235), l’homme postmoderne cherche à introduire la fête et le plaisir au travail ; les pauses café et les pots sont des incontournables de la socialité des cols blancs.

6Parallèlement, si le plaisir a réinvesti (un peu) le travail, il ne faut pas exclure par principe l’utilité dans les pratiques de loisirs. La chasse, la pêche et les cueillettes ne perdent pas de valeur parce qu’elles améliorent l’ordinaire, et le jogging prescrit par le cardiologue n’est pas moins noble que la randonnée équestre. Même lorsque l’usager n’en tire pas un profit direct, il peut exister une utilité sociale du loisir qui l’apparente à un travail. Les interventions des chasseurs et des pêcheurs pour l’entretien des milieux sont reconnues, la chasse joue même parfois les services publics. Plus généralement, le loisir participe, avec le travail, au fonctionnement général de la société, et le loisir n’est probablement pas seulement l’espace de liberté individuelle qu’il donne l’impression d’être. Premièrement, l’idée d’un développement des loisirs comme nécessité du capitalisme, pour restaurer les forces productives, est classique en sociologie (Dumazedier, 1988). La personne qui travaille et celle qui se détend participent aujourd’hui de manière égale à la production de richesses, parce que la recherche de la productivité maximale du travail produit du temps libre, mais en nécessite aussi davantage. Dans cette logique, le capitalisme qui a procédé au regroupement des hommes, trouve dans la campagne un nouvel espace vert destiné au renouvellement de la force de travail, comme Bernard Kalaora et Valentin Pelosse (1976) l’ont montré pour la forêt, et Christian Bromberger et Gérard Lenclud (1982) l’ont dénoncé pour la chasse et la cueillette. Deuxièmement, le développement des loisirs peut être interprété comme une tentative de compensation à la relégation croissante de personnes hors du monde du travail : le loisir serait là pour occuper les inactifs. La randonnée devient par exemple un sport de jeunes retraités. Troisièmement, les loisirs sont aussi des consommations, et participent de l’activité économique. À ce titre ils sont orientés et stimulés par une valorisation publicitaire importante, qui pénètre tous les foyers par le petit écran. Il est possible enfin de regarder les loisirs comme le support de conditionnements idéologiques, destinés à pérenniser le système capitaliste : plutôt que de remettre en cause le modèle qui crée leur stress, les travailleurs concentrent ainsi leurs désirs sur l’évasion récréative et vacancière, le culte du corps et la convivialité.

7Pour nous, il est naïf et vain de penser qu’une catégorie quelconque de la vie sociale puisse échapper entièrement au « visiteur du soir » qu’est le capitalisme (Braudel, 1979). Le loisir, ni plus ni moins que le travail, participe de l’économie et des valeurs qui la soutiennent. À ce titre un agriculteur commet une erreur d’appréciation s’il considère comme vaine la promenade d’un citadin et comme utile son semis de maïs. Les deux activités participent d’un système qui les dépasse, et justifient de la même attention citoyenne et critique. Sur plusieurs points, les loisirs diffus sont cependant moins intégrés au système d’exploitation capitaliste des ressources que d’autres. Hormis la chasse et l’équitation, ils sont peu coûteux. Ils échappent en général à l’esprit sportif et à la compétition. La cueillette, la promenade, la pêche sont des activités où peuvent se côtoyer les générations, les sexes, les valides et les handicapés ; ils échappent ainsi à la segmentation/ségrégation, principe de base de l’organisation capitaliste. Lorsqu’enfin ils utilisent gratuitement le terrain d’autrui, en recherchant un dialogue avec lui, ils apparaissent presque subversifs !

8Le développement des loisirs de plein air, dans le cadre d’une société du temps libre (Dumazedier, 2000), a modifié les rapports entre loisir et travail au sein des espaces agricoles par la conjonction de la diminution du nombre des agriculteurs et de l’augmentation de la fréquentation récréative. Les promenades pédestres, équestres et en VTT se développent grâce à la généralisation de l’automobile, qui facilite les déplacements de loisir vers les espaces naturels, mais qui est aussi à l’origine des mouvements de périurbanisation et d’ex-urbanisation qui créent des conditions d’habitat favorables à la pratique de loisirs de pleine nature. La chasse, la pêche et la cueillette, loisirs de plein air traditionnels hérités de la civilisation paysanne, gardent leur actualité et se renouvellent, devenant même une forme de contre-culture. Nous avons donné au chapitre V quelques indications statistiques, mais l’imprécision des sources est grande à propos des loisirs les plus répandus que sont les promenades à pied et en VTT. Le développement de ces loisirs, dans le temps (ce n’est plus seulement un phénomène saisonnier), dans l’espace et dans la profondeur du tissu social (démocratisation relative), devrait conduire à leur banalisation, à leur récupération commerciale, à leur institutionnalisation. Peut-être parce qu’ils sont individuels, non-compétitifs, et le plus souvent informels, ils restent au contraire très volatils, peu encadrés, et conservent leur caractère libertaire. Ils gardent cependant de ce fait une connotation d’inutilité qui, à la différence du sport, limite les investissements publics consentis en leur faveur, et peut amener des agriculteurs à en contester la légitimité.

9Pour les agriculteurs, le paysage agricole est en effet particulièrement lié au travail. Jacques Chevalier peut montrer qu’il constitue le principal facteur de clivage entre les agriculteurs restés au village et les jeunes mutants ruraux des années 1971-1972 quant à la manière de profiter, en fin de semaine, de l’espace de leur commune d’origine. Les mutants ruraux ne veulent plus revenir travailler à la ferme familiale le week-end, ou bien l’acceptent par devoir. Si l’on « ne peut guère, pour en jouir pleinement, superposer sur une même étendue espace de travail et espace récréatif » (Chevalier, 1975, p. 77), c’est parce qu’une association trop forte existe entre la campagne et le dur labeur agricole, et non pour des raisons d’organisation matérielle. Cette situation est nuancée par l’analyse des loisirs dans les familles agricoles. Nous avons montré, au chapitre III, que les agriculteurs pratiquaient aujourd’hui les loisirs de plein air dans des proportions voisines de la population générale. De l’époque de la civilisation paysanne, les agriculteurs ont en outre conservé, de manière plus ou moins accentuée selon les régions, le type d’exploitation et le tempérament de chacun, un certain nombre de loisirs traditionnels liés au travail agricole et à la vie domestique. En Bretagne par exemple, les chantiers en entraide sont l’occasion d’une convivialité bien vivante, tellement vivante qu’elle pèse parfois à certains jeunes agriculteurs, qui la considèrent comme une perte de temps, à la fois par rapport au travail à faire et par rapport au temps de loisir qu’ils préféreraient partager avec des amitiés électives. Il nous semble donc inexact de continuer à opposer des urbains en loisir à des agriculteurs qui seraient « pratiquement des actifs sans loisirs » (de Reparaz, 1986). Par contre, le temps de loisir des agriculteurs est effectivement plus faible : en 1988, il était de 2 h 21min. par jour contre 3 h 41min. pour les citadins et 3 h 21min. pour les ruraux non agricoles (INSEE, 1988, p. 147). Ils partent également moins longtemps en vacances. Il existe pourtant un fort désir de vacances, porté en particulier par les femmes (Guillou, 1990). Ce sont surtout les difficultés pratiques (troupeaux, récoltes) qui entravent ces projets chez les éleveurs et l’on observe que les céréaliers ou les viticulteurs ont la réputation de partir deux fois par an.

10L’évolution marquée dans la présentation de soi est peut-être finalement le fait marquant des rapports des agriculteurs au loisir. La réticence des paysans à se montrer à la plage, soulignée par Patrick Champagne en 1975, persiste 15 ans plus tard, mais elle s’atténue fortement chez les jeunes agriculteurs qui « semblent acquis aux usages en vigueur dans les autres corporations et s’aventurent également sur la planche à voile. Finie sans doute l’exhibition des corps typés des travailleurs de force dont les traces de tricot de corps révélaient la condition. Aujourd’hui, enveloppé dans son bleu ou torse nu les jours de canicule, le corps du jeune exploitant ne se distingue guère de celui des autres ouvriers » (Guillou, 1990, p. 33). Il en va de même pour les exploitantes, que le rapprochement avec l’urbanité a même probablement plus profondément marquées. « Au fond d’elles-mêmes, une forte détermination à s’éloigner du modèle maternel les a soutenues dans ce qu’on peut bien appeler leur révolution culturelle (manières de s’habiller, manières de table, habitat, rapport à l’argent, au corps, etc.). » (ibidem, p. 35). En conformant leur présentation de soi à la norme urbaine générale, les agriculteurs et les agricultrices se sont ouvert la voie d’échanges plus faciles avec les non-agriculteurs, ruraux et citadins. Lorsque des usagers traversent leur ferme, ils éprouvent de façon moins marquée les complexes qu’une présentation de soi de type paysanne ne manquait pas de générer. Le mépris affiché envers les paysans, les ploucs et autres péquenots a laissé des traces, des susceptibilités, qui paralysent encore certains agriculteurs dans leur appréhension des loisirs. Il appartient à l’usager de l’espace agricole de s’en souvenir, et de respecter l’agriculteur et sa famille qu’il rencontre en tenue de travail, parce qu’ils sont au travail, ou bien dans l’intimité de leur vie privée, parce qu’ils sont à la maison, mais qu’il pourrait peut-être croiser le week-end suivant à la plage, dans un parc de loisirs ou sur un sentier.

Les loisirs de plein air comme expression d’appartenance sociale

11Le choix d’un loisir peut être déterminé par une appartenance sociale, le loisir étant un élément de l’identité sociale de la personne, un signe de son appartenance à un groupe ou à une communauté de valeurs. Dans ce cas la pratique du loisir choisi marque socialement l’usager, ce qui peut également modifier l’attitude de l’agriculteur. Par expression sociale, nous entendons ce double sens de message et de signe. Nous avons vu au chapitre III que les loisirs dits ruraux (chasse, pêche et cueillette) étaient largement pratiqués par des citadins ou des périurbains, tandis que les loisirs dits urbains comme les promenades trouvaient aussi leur place chez les ruraux et les agriculteurs. C’est pourquoi nous ne reviendrons pas ici sur l’incidence de l’origine géographique. Mais il existe d’autres structures capables de peser sur le choix et l’image des loisirs. L’étude statistique des pratiques culturelles des Français en 1989 a permis de dégager quatre axes de différenciation. Nous en retenons trois1 : « Un rapport cultivé et aisé à l’extérieur », qui distingue les pratiques de loisirs selon un gradient de niveau de vie et de diplômes, un « rapport à la modernité », qui distingue les pratiques jeunes, et « la division sexuelle du loisir » (Donnat et Cogneau, 1992).

12La chasse fut privilège de nobles. Dans les cahiers de doléances des communes du Mené, ce sont surtout l’injustice et l’inégalité qui sont dénoncées, et non l’atteinte à la propriété elle-même. Parmi les « doléances envers le pouvoir seigneurial », on trouve dans le Cahier de Saint-Vran « que les seigneurs propriétaires fassent clore leurs bois, taillis, forêts “puisque leurs agents nous font pratiquer des amendes arbitraires lorsque nos bestiaux y entrent tandis qu’ils ne payent rien lorsque les bêtes fauves de leurs bois désolent nos moissons” » et « la suppression du droit de chasse ». Dans celui de Merdrignac « les doléances s’expriment contre “les fuies et garennes2, fléaux si terribles à l’agriculture” » (Ronxin et al., 1989, p. 150-152). La Révolution a donc donné lieu à une contestation massive de la chasse aristocratique par les paysans. Certains s’en réclament encore, pour conserver le droit de chasse bien sûr, mais aussi pour contester l’accès à « leur » espace rural. Le syndrome d’une annexion de l’espace rural par la classe dominante n’est pas forcément un fantasme (Shoard, 1987). Alors existe-t-il aujourd’hui, en France, des loisirs de privilégiés en espace agricole ? Pour le savoir, faute de données, nous nous sommes appuyés sur les résultats de nos enquêtes de 1994 auprès de 261 usagers, en croisant les réponses aux questions sur les loisirs de plein air pratiqués avec les deux variables qui approchent la situation sociale, le niveau de diplôme et la catégorie socioprofessionnelle (CSP). Nous ne pouvons faire aucun lien entre le niveau de diplôme et le loisir pratiqué. La pêche est davantage pratiquée par les non-diplômés, mais c’est lié à la pratique de ce loisir par les retraités, dont le niveau d’études est en moyenne plus faible. La catégorie socio-professionnelle marque quelques différences, présentées au tableau 42. Pour trois loisirs, nous disposons des données nationales de l’enquête INSEE sur les modes de vie en 1988-1989 (Picon, 1991, p. 94). Dans l’ensemble il y a une bonne correspondance entre nos données et celles de l’INSEE.

Tableau 42 : Les loisirs pratiqués selon la catégorie socioprofessionnelle

13Les artisans-commerçants interrogés chassent et cueillent davantage. Pour la chasse, cela confirme les études antérieures (Chamboredon, 1982 ; Piel, 1995) ; pour la cueillette, c’est original vis-à-vis des résultats nationaux. Les cadres supérieurs pique-niquent beaucoup : ce loisir n’est pourtant pas particulièrement bourgeois ! Les professions intermédiaires font plus de jogging et de cheval, mais, comme les cadres, elles ne pêchent pas beaucoup. Les employés ne se distinguent pas, les ouvriers font du VTT mais se promènent moins (68 % tout de même). Finalement se sont les retraités qui se distinguent le plus, par la randonnée, la promenade et la pêche3. Le seul loisir qui soit en apparence fortement lié à une classe sociale est l’équitation : sur les sept usagers qui l’ont citée, deux sont cadres supérieurs, quatre professions intermédiaires et un étudiant. Mais il faut relativiser cette affirmation au nombre trop faible d’observations. L’équitation de loisirs est probablement plus démocratisée au niveau des enfants que des adultes. Nous avons vu aussi que ce loisir est diffusé chez les agriculteurs de Pacé. Si l’on considère les loisirs pratiqués en espace agricole, les remarques ci-dessus restent valables. Les ouvriers, qui se promènent déjà moins que la moyenne, sont encore moins nombreux à se promener à travers champs. Hormis la chasse et l’équitation pour lesquels il y a un lien avec les catégories sociales aisées, les loisirs de plein air semblent donc accessibles à toutes les catégories de revenus. La recherche en fonction des quartiers de Rennes confirme ces résultats puisque seule la chasse est significativement plus fréquente dans le quartier riche enquêté (Sévigné). S’il est probable cependant que le niveau de formation et la catégorie socioprofessionnelle ont une influence, c’est davantage en terme de fréquence, de choix de lieux, de manières de pratiquer.

14L’étude sur les pratiques culturelles des Français montre que le premier axe de différenciation est tout à la fois constitué d’un gradient socio-culturel et d’un rapport de plus en plus facile à l’extérieur de chez soi. Sortir de chez soi semble, d’après cette étude, un privilège (Donnat et Cogneau, 1992, p. 173). Il y aurait donc un enjeu social, au sens de la diminution des inégalités, à développer les loisirs de plein air, et tout particulièrement dans l’espace agricole, plus accessible. La promenade, loisir très bon marché, est néanmoins davantage pratiquée par les catégories sociales aisées. Si les ouvriers sont moins sensibles aux charmes de la promenade en campagne, ce n’est donc probablement pas une question de moyens mais peut-être l’effet d’une difficulté à explorer un extérieur de chez soi qui fait peur. Cette hypothèse est renforcée par les études anglaises qui soulignent l’autocensure des catégories défavorisées dans leurs choix d’espaces de loisirs : « Les espaces consacrés aux loisirs de plein air ne sont pas perçus comme des espaces accessibles par toutes les catégories sociales » (Lee, 1972, p. 83). D’autres facteurs d’exclusion peuvent être repérés, comme l’absence d’automobile (Retaillé, 1997) ou la ségrégation recherchée au travers des « honey-pots », ces espaces pots de miel aménagés pour le peuple, afin de préserver la vraie campagne d’une trop forte fréquentation, en particulier en Angleterre (Glyptis, 1991). Si des attitudes similaires ont pu être décrites et dénoncées par Bernard Kalaora (1981) dans son étude initiale des loisirs en forêt de Fontainebleau, elles n’ont pas, nous semble-t-il, conduit à verrouiller l’espace agricole français. Dans la préface de l’édition de 1993, il reconnaît d’ailleurs que la consommation esthétique de la forêt, mécanisme qu’il pouvait légitimement rapporter au concept de distinction de Pierre Bourdieu, se trouve détrônée par un sentiment de la nature beaucoup mieux partagé dans la société, ce qui autorise une moindre segmentation des espaces récréatifs. L’espace agricole, espace naturel diversifié, étendu, proche et familier semble donc bien placé pour offrir à tous des opportunités récréatives.

15Les loisirs peuvent être un moyen de vivre une identité particulière, peuvent même constituer le signe de socialités particulières. Ils peuvent aussi, plus largement, être influencés par la culture de l’individu qui les pratique, culture qui dépend entre autres de son âge. L’adhésion à des pratiques nouvelles est en effet particulièrement forte chez les jeunes, qui conservent ensuite, en vieillissant, une fi délité au choix initial, rendant en retour plus difficile l’adoption d’un nouveau loisir. Sans reprendre l’expression de « rapport à la modernité » défini par Olivier Donnat et Denis Cogneau en rapprochant les dates d’apparition des différents loisirs et l’âge de leurs pratiquants, nous ferons simplement référence à l’âge comme indicateur de cultures générationnelles, sans chercher à les identifier précisément, ce qui nous semble d’ailleurs difficile. Chez les usagers interrogés, il existe des rapports très nets entre certains loisirs et l’âge ; les principaux résultats sont rapportés au tableau 43.

Tableau 43 : Les loisirs pratiqués selon l’âge des usagers

16Les loisirs pratiqués en espace agricole ont à peu près la même distribution : la pêche pour les plus de 60 ans ; la randonnée pédestre pour les plus de 50 ans ; le pique-nique et le cyclotourisme pour les 30 à 60 ans ; le VTT et le jogging pour les moins de 40 ans ; l’auto ou la moto cross, le camping sauvage et le canoë pour les moins de 30 ans. Quatre loisirs importants, la chasse, la promenade, l’équitation et la cueillette des champignons ne peuvent toutefois être significativement reliés à l’âge.

17Le cas de la randonnée semble bien révéler un effet de génération car Michel Bonneau (1981, p. 847) pouvait écrire qu’en 1978 « les randonneurs sont jeunes » et que « 14 % des randonneurs bretons ont plus de 50 ans » (nous trouvons 35 %). Deux ans plus tard, il confirme : « Le souhait en matière de randonnée est plus prononcé dans les catégories d’âges de 20-24 et 25-39 ans. Il est pratiquement nul au-delà » (Bonneau, 1983, p. 59). Il semble que le noyau constitué à l’époque soit toujours là, et que ce loisir ait du mal à toucher la dernière génération. La recherche d’une socialité initiatique, qui distingue clairement ceux qui en sont des autres, peut motiver d’autres formes de loisirs de plein air. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1996, p. 5) soulignent le rôle de la chasse dans l’identité sociale des chasseurs. Les rituels de la battue au sanglier, ou de la chasse à courre sont des exemples frappants de cette socialité particulière. La socialité spécifique des loisirs de rue montre les adolescents des cités dans des dispositions similaires lorsqu’ils recherchent une certaine performance, voire la perfection, dans leurs évolutions en planches à roulettes ou en rollers. La socialité particulière des funboarders recherchant aux équinoxes, sur des plages désertes, le spot idéal, constitue un autre exemple4. À notre connaissance, la campagne n’est pas fréquemment investie de la sorte. Peut-on pour autant parler d’un rejet des loisirs en campagne par les jeunes ? À défaut d’études plus précises, rappelons que chaque loisir de plein air renouvelle à peu près ses pratiquants, mais que c’est le VTT qui a massivement, à partir des années quatre-vingt, redonné envie aux jeunes de se promener en campagne, en colorant celle-ci d’une image « fun » inhabituelle. Les résultats (tableau 43) sont très explicites, avec 25 % de participation chez les moins de 40 ans, contre moins de 3 % au-delà de 50 ans. S’il est possible d’établir des liens entre des pratiques de loisir et la référence à une culture générationnelle, il est hasardeux d’avancer des hypothèses générales sur l’incidence que pourraient avoir ces corrélations avec la perception qu’en ont les agriculteurs. Rien ne prouve en particulier que le conservatisme des agriculteurs, attesté en politique, se traduise par des réactions anti-jeunes telles qu’on en remarque en ville. Nous n’avons pas d’éléments non plus sur l’incidence de l’âge ou de la culture des usagers sur leur perception des agriculteurs.

18Certains loisirs de plein air sont masculins, presque exclusivement (la chasse, les sports mécaniques) ou majoritairement (la pêche). Il en est d’autres qui sont tout à fait mixtes : la promenade à pied, mais aussi la randonnée pédestre et le VTT. « La suprématie féminine est nette en ce qui concerne la randonnée pédestre et équestre » (Bonneau, 1983, p. 556) mais il n’existe pas, à notre connaissance, de loisir de plein air présentant une socialité exclusivement ou typiquement féminine. Les usagers ayant été invités à citer les loisirs pratiqués par eux-mêmes ou par leur conjoint, nous ne pouvons pas confirmer ces hypothèses de distribution selon le sexe. Au même titre que le choix d’une activité, le choix d’un espace de loisir peut dépendre du sexe. Globalement, on peut s’attendre à une plus grande fréquentation de l’espace naturel par les hommes, qui ont culturellement un rapport plus affirmé à l’extérieur (Donnat et Cogneau, 1992, p. 162). Néanmoins, comparé à la forêt, qui continue à faire peur, l’espace agricole est plus accessible aux femmes. Des loisirs comme la cueillette ou la promenade pourraient donc être plus souvent le fait d’hommes en forêt, de femmes en espace agricole. Le sexe peut encore intervenir comme facteur relationnel important dans la manière dont s’établissent les rapports entre les agriculteurs et les usagers. La rencontre d’un agriculteur avec une promeneuse se présente en effet différemment de celle d’une agricultrice avec un promeneur. Leur position spatiale (dans mon espace/dans ton espace) et leur sexe (homme/femme) ont chacun des conséquences dans les représentations qu’ils se font l’un(e) de l’autre, mais interagissent aussi, et cela d’une manière nuancée par le type de loisir pratiqué. D’une manière générale, les loisirs de plein air pourraient constituer une entrée de recherche sur les inégalités spatiales sexuées, selon l’expression de Jacqueline Coutras (2001).

Significations des pratiques de loisir de plein air

19Les loisirs ne manifestent pas seulement un rapport au travail ou des appartenances sociales (en particulier de classe, de genre ou de génération). Ils sont aussi, par le choix d’activités mais plus encore à travers les modalités particulières de pratique choisies par chaque usager, l’expression d’une quête de sens (Ragheb, 1996). Cette recherche de sens, très personnelle, mériterait une étude approfondie. Nous ne ferons qu’en esquisser quelques aspects, ceux-là au moins qui, perceptibles par autrui, font du loisir un mode d’expression de soi. Nous évoquerons successivement les rapports à la nature, au corps, à la socialité et à l’humanité. Tous les loisirs intègrent plus ou moins ces significations, selon la manière dont on les pratique. Nous n’avons donc pas cherché à établir pour chaque loisir un profil de significations caractéristiques. Dans la rencontre entre un agriculteur et un usager, selon l’état d’esprit de l’un et de l’autre à cet instant, il va y avoir ou non communication, compréhension, connivence même, et les inévitables perturbations réciproques seront dépassées ou montées en épingle. La perception plus ou moins juste des significations que l’autre met en jeu nous semble la source première de ces interactions.

20Tous les loisirs de plein air participent d’un rapport avec la nature, mais c’est aussi là que se jouent les plus profonds clivages. Chasse, pêche et cueillette sont des activités de prélèvement. Elles supposent donc une connaissance approfondie du milieu exploité et une attention au renouvellement de la ressource, ce qui les rapproche de l’agriculture. Pour la même raison de connaissance, elles cousinent aussi avec l’attitude exploratoire du naturaliste, qui fait des promenades ornithologiques, entomologiques ou botaniques, ce dont rend compte l’expression de chasse photographique. Pour la plupart des promeneurs au contraire, qu’ils soient à pied, à cheval, en VTT voire en auto ou moto cross, la nature est utilisée comme cadre sensoriel. Certaines pratiques de loisirs participent d’une recherche de fusion avec la nature (chasseurs à l’affût, pêcheurs immobiles au petit matin, promeneur ou cavalier solitaire), tandis que d’autres marquent l’intrusion, la domination de l’homme (loisirs motorisés, chasse en battue, certaines formes de pêche sportive). Dans les cas intermédiaires des randonnées en groupe, de la chasse entre copains, du VTT, le rapport à la nature laisse une place à la société des hommes, matérialisée par la présence, entre soi et la nature, d’autrui ou de la machine. Face à la nature, les loisirs oscillent enfin entre action et contemplation, sans que l’on puisse les réduire totalement à l’une ou à l’autre, d’autant plus que ces attitudes peuvent alterner, voire se masquer l’une l’autre. Notons que la contemplation, souvent masquée par la situation de travail, n’est pas absente dans le quotidien des agriculteurs.

21Certains loisirs sont sportifs, d’autre moins, exprimant des relations au corps diversifiées. Placé au centre de l’activité dans la course à pied, la randonnée sportive ou le VTT, le corps est annexé à un objet matériel dans la chasse, les sports mécaniques ou la pêche sportive. Il est mis en retrait dans la courte promenade et la pêche tranquille. Le cas de l’équitation est très particulier, le corps étant prolongé par celui du cheval, situation intermédiaire entre les deux précédentes. Les agriculteurs quand à eux sont peu sportifs (INSEE, 1993, p. 94) : la dépense physique professionnelle est souvent réputée suffisante. Ils sont pourtant nombreux à être devenus des adeptes du VTT dans le cadre de leur travail, et le pratiquent aussi en famille. En lien avec le corps, la prise de risque est variable selon les pratiques, qu’elle soit engendrée par la machine (moto-cross, chasse), le milieu (chasse, pêche sportive, montagne) ou les hommes (peur des mauvaises rencontres, des chasseurs, des paysans et de leurs fourches… verbales). En général, les usagers recherchent la sécurité, mais certains se placent délibérément dans des situations dangereuses, comme le VTT au ras des falaises sur le sentier côtier, ou la randonnée solitaire en montagne. La question des risques se pose aussi sur des parcours ordinaires de promenade pour les usagers qui ont un handicap, les très jeunes enfants, les personnes très âgées. Des agriculteurs peuvent en ce sens se montrer réticents lorsqu’un chemin passe en terrain difficile, près d’un étang, près des troupeaux ou bien dans la cour de la ferme, parce que leur responsabilité peut se trouver engagée si des personnes vulnérables sont mises en danger.

22Les loisirs peuvent être l’occasion d’une activité de groupe, d’un partage d’expérience (en couple ou entre amis) ou d’un moment de solitude ; c’est leur dimension relationnelle. La chasse cultive la dynamique de groupe : « 75,85 % des chasseurs chassent toujours accompagnés » (Piel, 1995, p. 52). La promenade relève souvent d’une volonté de resserrer le groupe familial dans une activité accessible à toutes les générations. Les agriculteurs sont habitués à la solitude mais cultivent aussi d’intenses relations sociales. Paradoxalement, le promeneur solitaire inquiète (il s’apparente au vagabond) tandis que le groupe irrite (l’agriculteur se sent envahi, il craint des dégradations). Dans de nombreuses pratiques de loisir, la relation aux autres est codifiée dans des règles du jeu. Lorsque la pratique est collective, cela peut aller jusqu’à des mises en scènes très spectaculaires comme dans la chasse à courre. Les randonnées, quand elles sont organisées, ne sont pas en reste avec leurs brassards et points de ravitaillement. Lorsque la pratique est individuelle, elle peut être ludique tout de même, par la médiation de signes qui permettent de prouver le respect de la règle du jeu. Nous verrons au chapitre X que ce jeu peut aussi s’instaurer dans la relation entre les usagers et les agriculteurs.

23On peut enfin trouver dans certaines démarches une volonté explicite de rencontres et de découverte socioculturelle. C’est souvent le cas avec les randonnées en campagne. On est en terrain peu connu, parfois dans une autre région. Il faut demander de l’eau, un coin de pré pour passer la nuit. Le contact avec l’agriculteur est partie intégrante de l’aventure. Les itinéraires sont très fortement axés sur le patrimoine architectural et paysager. La nécessité de l’orientation en terrain inconnu oblige à comprendre l’organisation du paysage, et donc les processus humains qui l’ont structuré. Cette démarche est positivement reçue par les agriculteurs qui ont eux-mêmes envie de communiquer, à ce moment-là et de cette façon-là. Sinon, le touriste reste incompris. Paradoxalement, être enclin à découvrir d’autres lieux et d’autres personnes peut résulter d’un malaise dans sa vie quotidienne, en particulier dans son logement, et le loisir constitue alors une fuite. Pour Urs Fuhrer et Florian G. Kayser (1997, p. 100) « la thèse de la fuite se voit confirmée dans le fait que l’attachement au logement est en rapport inversement proportionnel avec la mobilité des loisirs ». Retenons que les usagers ne sont pas toujours des conquérants de l’espace rural, ils peuvent y être en réfugiés. Sans nécessairement fuir leur univers quotidien, beaucoup aspirent à un retour sur soi. La nature est alors un moyen de s’isoler temporairement des hommes, elle est privatisée symboliquement et toute rencontre sera perçue comme une perturbation. Cette attitude est aussi fréquente chez les agriculteurs que chez les usagers. Le savoir peut faire réfléchir avant de s’épandre bruyamment dans la campagne, ou d’aborder trop familièrement un paysan en pensant le tirer de sa triste solitude. Elle est souvent recherchée, et pas forcément triste ! Réciproquement, lorsqu’un agriculteur renvoie les usagers vers le sentier balisé, la base de loisir ou le littoral, parce qu’il trouve étrange qu’ils viennent se perdre sur les chemins ruraux ordinaires, il sous-estime leur besoin d’isolement. Souvent, les usagers et les agriculteurs qui discutent au bord des champs s’accordent pour apprécier la tranquillité des lieux.

24Derrière chaque pratique se cachent donc des expériences et des significations particulières qui la justifient, consciemment ou non, aux yeux de l’usager. Il est vain et dangereux de réduire les pratiques de loisirs à ce qu’elles paraissent être, ou à leurs significations sociales les plus évidentes. Lorsque Saint-Pol-Roux (1932) écrit La randonnée, c’est d’abord le mouvement, propice à la vivacité de la réflexion, qu’il recherche. En guise de synthèse, il nous semble que chaque pratique de loisir peut se comprendre autour de trois pôles de significations, transversaux à tous les loisirs et non exclusifs : la recherche d’une identité sociale, le vécu d’une expérience sensible et l’exercice d’une responsabilité personnelle. Les loisirs, nous l’avons vu, expriment et renforcent l’identité sociale des individus. Puisque l’espace doit être partagé entre les groupes sociaux qui y cohabitent, ces différences, ces appropriations différentielles de l’espace, si elles génèrent parfois des conflits et des exclusions, fondent aussi des stratégies d’habitants quant à leur implication dans la vie locale et leur manière d’habiter ensemble. Les loisirs sont aussi le moyen de vivre des expériences sensibles, difficilement communicables, et extrêmement variées, au sein même de chaque loisir. Au travers le risque, le silence ou la performance, les individus acquièrent la capacité de se démarquer des normes de leurs groupes d’appartenance, y compris des normes de classe (Theiller et Dienot, 1995), et constituent de nouvelles socialités. Enfin, les loisirs introduisent et reflètent aussi une réflexion sur la responsabilité de l’individu vis-à-vis de ce qui l’entoure. L’usager, immergé dans la nature, exprime en particulier son être au monde écologique : « Le contact étroit avec l’environnement naturel qui se produit au cours des loisirs de plein air améliore la capacité d’entendre le message [écologique]. […] Les décisions conscientes de limiter le poids de son empreinte écologique peuvent être des exemples de la réflexivité5 de Giddens, mais vont à l’encontre de la plupart des loisirs issus de la culture consumériste » (Butterfield et Long, 1998, p. 129). Cette réflexivité responsable, les usagers peuvent l’étendre à un personnage particulier nichant dans leur espace de loisir, à savoir l’habitant, et en particulier, dans le cas de l’espace agricole, l’agriculteur. Réciproquement, l’usager habite l’espace de travail que certains agriculteurs sont tentés de considérer comme un simple support foncier. En ce sens, les loisirs de plein air permettent de faire l’expérience concrète de l’écoumène.

QUELLE PLACE POUR L’AUTRE DANS UN TERRITOIRE APPROPRIÉ ?

25Parmi les représentations sociales activées lorsqu’un usager s’engage sur le territoire d’un agriculteur, nous avons évoqué la ville et la campagne (au chapitre III), l’agriculture et la nature (au chapitre IV) ainsi que le loisir et le travail (à la section précédente). Ces représentations, qui concernent l’espace fréquenté et l’objet de la fréquentation, contribuent à établir une attitude générale vis-à-vis de la pratique récréative en espace agricole. C’est cependant à l’échelle de la parcelle, du chemin, du lieu, que s’établit la légitimité réelle de l’usage. Usagers et agriculteurs apprécient la légitimité de leurs comportements respectifs sous la loupe d’une très fine topologie. Telle réprimande normale d’un côté de la clôture deviendrait une insulte de l’autre ; telle aisance sur le chemin devient désinvolture lorsque le promeneur s’avance à l’entrée du champ. La propriété communale des chemins ruraux, la propriété privée des champs, des prés et des bois établit une première distinction entre ces lieux, et, comme la plupart des usagers, c’est par là que nous entrerons dans l’espace agricole approprié, espace hybride entre espace privé et espace public. Mais le partage de l’espace ne saurait se réduire à l’établissement de propriétés et de clôtures. Dans l’espace institué comme public, comme dans l’espace privé, les hommes se fréquentent, se partagent l’espace. Cette définition horizontale du partage de l’espace, partager le même lieu, successivement ou simultanément, nous impose d’aborder la question de l’altérité, de la place de l’autre là où je me trouve. Cette relation d’altérité se décline en retour selon les lieux, selon leur mode d’appropriation bien sûr mais aussi selon leur rôle dans la topologie particulière de chacun : en espace agricole, les espaces de travail et d’habitation renvoient à la sécurité et à l’identité des agriculteurs-habitants. Le partage de l’espace, concrètement traduit par la fréquentation récréative, pourrait alors correspondre, pour les agriculteurs, à une manière de s’exprimer en accueillant ou en tolérant l’autre chez eux, dans des limites juridiques, psychosociologiques ou topologiques variables.

L’espace agricole entre appropriation privée et espace public

26L’appropriation des espaces agricoles peut être comprise dans le cadre plus général de l’appropriation des espaces non clos. Dans ces espaces naturels, agricoles ou forestiers, les modes d’usage de l’espace public peuvent faire socialement référence, parce qu’ils sont morphologiquement ouverts à tous. En même temps, l’appropriation privée des parcelles agricoles est la règle, et elle est connue de tous. Nous situerons donc l’impact, en espace agricole, des références à la propriété privée et à l’espace public. Mais pour comprendre comment s’y articulent des caractéristiques d’espace privé et d’espace public, nous devons préciser les diverses modalités de l’appropriation d’espaces ouverts. Le besoin d’espace est de nature diverse : organique et physiologique (espace de la présence et du mouvement), économique (espace des ressources), social (espace de la distinction et des rencontres) voire spirituel (espace existentiel). Acte d’« attribution à soi » (Brunet, Ferras et Théry, 1993, p. 38), l’appropriation de l’espace, qui actualise ce besoin d’espace, revêt deux formes principales : l’ancrage et l’errance. L’ancrage est mis en œuvre idéalement dans notre société par la propriété du sol. Réciproquement, la propriété du sol est définie par les modalités d’appropriation de l’ancrage : personnalisation du lieu, inscription dans la durée. De ce point de vue, il n’existe plus ou presque plus de différence entre propriété et location. Les garanties juridiques accordées au locataire sont en effet de nature à lui permettre de réaliser un ancrage presque aussi affirmé que s’il était propriétaire en titre. L’errance se traduit au contraire par l’usage instantané, éventuellement cyclique, mais non continu et non exclusif des lieux. Certains auteurs, confondant propriété et appropriation, refusent de considérer l’errance comme un mode d’appropriation : « L’errant par définition […] ne s’approprie pas l’espace, il en fait usage […] sans en faire ni lieu d’ancrage, ni lieu d’emprise » (Moles et Rohmer, 1978, p. 54). Pour nous, l’errance est bien une modalité de l’appropriation de l’espace, même si ce mode d’appropriation est plus rare dans les sociétés occidentales, et généralement rejeté à leurs marges. La véritable errance, l’errance à plein temps pourrait-on dire, est vécue dramatiquement dans ces sociétés pour la double raison qu’il n’y a plus d’espace pour errer et que l’ancrage y définit l’homme. Sans adresse, vous n’êtes rien. Le rejet social et spatial du vagabond, du sans logis, est sans appel. Le souvenir d’une errance originelle fait fantasmer les européens sur les lointains Touareg, mais la plus grande méfiance est de mise vis-à-vis des voisins Tsiganes. Pour assumer le désir de ses membres d’expérimenter l’errance, la société invente des dérogations comme le camping, le tourisme en général, mais aussi, à l’échelle du quotidien, certains loisirs de plein air qui supposent un déplacement.

27Peut-on appliquer ce modèle aux relations du paysan et de l’usager ? En première analyse, l’agriculteur sur sa ferme paraît associé à l’ancrage, l’usager à l’errance. À l’exception de certaines formes de pastoralisme itinérant, l’agriculture est en effet caractérisée par le rapport personnel, dans la longue durée, d’une famille à l’espace de son exploitation. L’usager, lorsqu’il ne dispose pas d’un pied à terre sur l’exploitation, réalise effectivement une forme d’errance en ce qu’il passe, sans se réserver l’espace ni laisser de trace durable. Cette assimilation de l’usager à l’errance est probablement à l’origine de certaines craintes chez les propriétaires, tandis que l’ancrage de l’agriculteur met a priori l’usager en situation d’effraction. Les rôles ne sont pourtant pas aussi tranchés ; car si l’appropriation est mise en œuvre par des processus concrets, elle emprunte aussi des voies symboliques. D’une part l’agriculteur, à l’échelle de son domaine, peut se comporter en nomade : silencieux, connaissant tous les raccourcis, il parcourt son territoire comme un Sioux. Le cavalier sur le sentier, les touristes autour d’une table de pique-nique semblent alors, par comparaison, bien casaniers. Une polarisation peut aussi être vécue au sein de l’exploitation, entre la ferme proprement dite (maison et bâtiments), lieu d’ancrage, et l’étendue des terres, espace d’errance relative où l’individu agriculteur s’évade un moment des soucis familiaux et professionnels. D’autre part, l’espace agricole, s’il n’est que parcouru par les usagers, participe également de leur identité. Claude Wagnon (1990) fait le lien entre identité et appropriation en parlant d’« appropriation de soi ». Pour lui, « la notion d’appropriation de soi sert à désigner d’abord le mouvement par lequel l’individu participe à la construction de son identité sociale à partir d’une situation initiale de dépendance. Elle désigne en second lieu le mouvement par lequel les individus considèrent certains espaces symboliques (le café, la paroisse, le pays, la région, la tradition, la langue) comme le prolongement de leur être, le lieu d’expression de leurs singularités, et s’efforcent par conséquent d’en faire leurs “territoires” ». D’une certaine façon, l’espace agricole peut donc aussi être considéré comme un lieu d’ancrage, mais symbolique, pour l’usager. La répétition des usages en des lieux de mieux en mieux connus est un signe de ce lien particulier.

28L’importance juridique du droit de propriété, sa sacralisation par la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1789, l’énergie que les individus consacrent à en obtenir une parcelle, tout indique la force du concept de propriété privée dans la civilisation occidentale, et particulièrement en France. L’histoire du droit de propriété montre pourtant qu’il s’agit d’un droit relatif, toujours en équilibre avec des droits collectifs ou publics. Sur le terrain de l’économie politique, la propriété privée trouve à la fois ses meilleures justifications et ses plus sévères faiblesses. Les loisirs de plein air et l’écologie se combinent en outre aujourd’hui pour corrompre le caractère absolu de la propriété foncière de campagne. C’est en effet le droit aux loisirs qui justifie la plupart des droits d’accès sollicités auprès des agriculteurs et des forestiers et c’est au nom de l’environnement que la puissance publique contrôle leurs modes de gestion de manière de plus en plus pointilleuse. Le droit de propriété est alors souvent invoqué pour tenter de limiter ces intrusions. S’il le permet dans certaines circonstances (cf. chapitre VIII), il ne saurait se confondre avec une abolition des responsabilités individuelles, ni permettre d’écarter complètement l’intérêt public. D’autant plus que, s’il se réserve des droits chez lui, le propriétaire risque d’en perdre partout ailleurs ! La contrainte sociale qui résulte de l’appropriation de l’espace distingue en effet mes comportements selon les lieux, entre quatre espaces différents (Moles et Rohmer, 1978, p. 30) : chez moi, dans l’espace privé ; chez les autres, où mon comportement est contrôlé par l’Autre ; dans les lieux publics institués, où mon comportement doit être conforme aux règles, mais où je dispose aussi de prérogatives ; dans l’espace illimité, enfin, qui n’appartient à personne et dont le modèle est le désert. L’espace du désert, désert d’hommes s’entend, où l’on peut se soustraire à la norme sociale, a quasiment disparu de nos sociétés européennes mais les fonctions d’exutoire réel ou fantasmatique qu’il exerce restent nécessaires et se reportent nécessairement sur l’une ou l’autre des catégories précédentes.

29C’est l’espace public, au sens courant d’espace ouvert au public et appartenant à l’État ou aux collectivités locales, qui nous semble investi de l’essentiel de ce report, surtout pour les perdants de l’appropriation privée, et qui joue à ce titre un rôle de régulation des tensions sociales. Il est le lieu d’exercice d’une certaine liberté spatiale, fut-elle interstitielle, canalisée dans des espaces de plus en plus réduits par l’extension de l’appropriation privée. En ville comme en espace rural, la voie publique est une composante essentielle de cet espace public, par son ampleur et sa diffusion à la porte de chacun. De moyen d’aller chez les autres ou dans le désert, de lieu de trajet, elle devient « la surface définie d’un territoire qui est la zone d’errance autorisée » (ibid., p. 116). L’évolution de la voie publique vers une voirie presque exclusivement routière peut donc s’analyser comme la confiscation de l’espace ouvert résiduel par un puissant lobby, au profit de l’auto, symbole de l’appropriation privative, reproduction miniature de la cellule d’habitat. Ceux qui veulent retrouver l’errance comme expérience de l’espace et non comme simple déplacement, ceux qui veulent compter en émotions et non en kilomètres se retrouvent alors, dans les régions densément peuplées, de plus en plus nombreux sur un espace de plus en plus réduit. À la campagne, les chemins ruraux, les espaces naturels et forestiers domaniaux ouverts au public par l’État, mais aussi nombre d’espaces privés agricoles et forestiers sont fréquentés comme si ils étaient des espaces libres. Cette assimilation au désert n’en fait pas pour autant des espaces publics.

30L’espace public est le lieu d’expérimentation de la citoyenneté, du civisme et de la civilité (Donadieu, 2000, p. 37-38). C’est donc essentiellement la qualité des relations entre les hommes qui définit l’espace public, ce qui l’oppose fondamentalement au désert, vide d’hommes. L’espace public peut être institué par une décision de nature juridique. C’est au sens courant l’espace public, la voie publique, les jardins publics. L’espace public est d’abord un espace auquel tout un chacun peut accéder. Dès lors que des discriminations apparaissent, interdisant l’espace aux sans logis, aux mendiants, aux Tsiganes, aux prostituées, aux enfants (tristes panneaux « interdit aux »), l’expérience de la citoyenneté est amputée au profit d’une communauté des élus, l’entre soi des gens autorisés. En contrepartie de l’ouverture à tous, l’espace public impose une certaine lisibilité de soi. Dans un espace public, on ne se cache pas. En droit, il est même possible de devoir y décliner son identité. Par contre, sauf atteinte à l’ordre public, il n’est pas nécessaire de justifier de sa présence. L’espace public amène à l’expérience du civisme vis-à-vis des autres personnes présentes, qui représentent la collectivité des hommes. Il amène aussi à l’expérience du civisme vis-à-vis de l’espace physique, de la nature et du paysage, en tant qu’ils sont un patrimoine public, qu’ils ont une valeur pour tous. L’individu est amené à contrôler ses pulsions. Point d’abusus en ces lieux, mais une prudente neutralité. Par exception à cette neutralité, le civisme peut aussi conduire, dans l’espace public, à l’altruisme ou au courage. L’individu-citoyen intervient alors au nom du bien commun. Parallèlement, la neutralité civique peut faire place à l’expression d’individus ou de groupes sociaux. Les initiales des amoureux gravées sur une écorce, les musiciens qui font la manche s’imposent à l’espace et aux passants. Les casseurs lors d’une manifestation, la manifestation elle-même, la brusque bagarre entre deux rivaux dans un square sont des exemples plus frappants encore. Lorsque l’espace public est saturé, la multiplicité des usages ne peut s’y produire sans difficultés. Michel Corajoud (1998) considère même que les conflits d’usage sont une caractéristique de l’espace public. S’il n’est pas un sanctuaire, l’espace public garantit la sécurité des personnes, moins par la présence massive des gendarmes que par l’expérience de la civilité qu’il impose. Pierre Sansot (1993, p. 49) associe la civilité à la gestion délicate des différences. « Dans un espace public, je m’expose. Il me faut éviter les faux pas, les malentendus, user d’un code, d’un savoir-faire qui parfois m’échappe. Si j’offense une autre personne, elle peut exiger une réparation qui, à son tour, sera offensante. » L’urbanité prédispose à la civilité car en ville, il y a plein de gens que l’on ne connaît pas, dont on ne peut prévoir les réactions. De plus, l’urbanité admet la multiplicité des normes, des manières d’être, des provocations, ce qui rend plus nécessaire encore les stratégies d’évitement. Dans une communauté, dans une famille par exemple, il est possible de provoquer, de heurter quelqu’un pour le faire réagir parce que l’on suppose, généralement avec raison, qu’il sera toujours possible de se réconcilier. L’espace du village d’Astérix, de bagarres en banquets, n’est pas un espace public, c’est un espace commun, c’est-à-dire l’espace d’une communauté particulière (Tassin, 1991). Dans la civilisation paysanne, c’est cet espace commun qui était la norme en campagne. Mais aujourd’hui, l’urbanité comme norme sociale s’étend à l’ensemble de la société européenne, en campagne comme en ville, et nous pouvons donc considérer qu’urbanité et communauté y constituent des normes concurrentes.

31L’espace public, parce qu’il s’ouvre à tous mais contraint chacun à admettre l’autre, n’est pas que le produit d’une citoyenneté donnée, il est nécessaire à la constitution du politique. Pour Étienne Tassin, « une communauté politique se constitue de l’institution d’un espace public ». Il ne s’agit pas en effet d’y rechercher « la fusion commune » dans une perspective communautaire. « À l’inverse l’espace public doit se comprendre comme un espace de diffusion, parce qu’au lieu de fondre les individus […], il les répand dans l’espace, les extériorise, les tient à distance. […] Il se donne comme le lieu et la modalité d’une transmission entre individus tenus séparés, instituant et préservant une possible communication » (ibidem, p. 23-24). Tous les espaces publics institués ne répondent pas à cette vision citoyenne : l’espace public « ne se décrète pas : qu’il soit boudé par les hommes et il devient un territoire privé de sens et de sang » (Sansot, 1993, p. 44). Il peut aussi se dissoudre dans le flot des automobiles, ou être perverti par des interdictions et ségrégations. À l’inverse, un espace public peut-il se constituer sans être institué ? Peut-il même concerner des espaces appartenant à des propriétaires privés ?

32« Sur un même espace se superposent différents territoires. Il s’agit de savoir comment les faire coexister et concilier les intérêts et les besoins des différents acteurs » (Bouzillé, 1999, p. 127). En espace agricole, nous distinguons une superposition d’errances et d’ancrages, c’est-à-dire de modes d’appropriation de l’espace différents entre acteurs certes, mais parfois même composés au sein de la relation d’une même personne à cet espace. Des conflits peuvent résulter de cette superposition des processus d’appropriation sur le même espace. Souvent, ils ont été résolus dans le passé par une appropriation validée juridiquement, séparant les parcelles privées des chemins ruraux. La privatisation des chemins montre qu’il existe encore des débats de cet ordre. Mais l’errance dont procèdent les loisirs de plein air est une forme d’appropriation qui n’exige pas forcément l’acquisition du sol. En première analyse, ils nécessitent un accès public et, pour les loisirs de prélèvement, la publicisation de certains animaux ou végétaux. La superposition des modes d’appropriation peut-elle alors s’interpréter comme la superposition pour le même espace, des qualités d’espace privé et d’espace public ? Et comment cette superposition s’articule-t-elle avec la juxtaposition de chemins publics et de parcelles privées ?

33En espace agricole, l’espace public au sens juridique est constitué par la voirie rurale, qui comprend les voies publiques et les chemins ruraux. Parfois la rive d’un cours d’eau domanial, la lisière d’une forêt domaniale ou le trait du littoral viennent jouxter les champs. Tout le reste, sauf exception, est du domaine de la propriété privée. D’après les observations que nous détaillerons au chapitre IX, il est clair que la limite entre l’espace public et l’espace privé ne correspond pas, dans la réalité des pratiques récréatives, à cette délimitation juridique. Les usagers s’aventurent sur l’espace privé sans requérir l’autorisation du propriétaire pour cueillir des champignons, des fleurs, des mûres et des châtaignes, pour emprunter des chemins privés, pour se créer des raccourcis. Ils pêchent le long des ruisseaux et chassent sur le territoire de sociétés de chasse sans qu’ils aient eu à faire de démarche personnelle vis-à-vis de propriétaires qu’ils ne connaissent souvent même pas. Réciproquement, l’espace privé s’étend souvent sans préavis sur le domaine public, en particulier quand l’agriculteur condamne ou détruit des chemins ruraux. Opposer radicalement, sur la base de la propriété légale, un espace public et un espace privé au sein de l’espace agricole est donc une fiction sociale. Les frontières entre ces deux espaces s’avèrent fluctuantes et perméables. Si l’on considère au contraire l’ensemble de l’espace agricole tel que nous l’avons défini au premier chapitre, nous observons un espace composite sur lequel se développe une pratique de l’espace hybride entre espace public et espace privé.

34De l’espace public, l’espace agricole a le caractère ouvert, l’absence de sélection a priori des personnes, la pluralité des usages, La citoyenneté s’y traduit par « dire bonjour », le civisme par le respect du travail agricole, de la nature et des équipements publics (le balisage par exemple), la civilité par diverses marques de discrétion. De l’espace privé, l’espace agricole conserve la personnalisation (le maître incontesté des lieux, c’est l’agriculteur, propriétaire ou fermier), une priorité dans les usages au profit de la production privée, la fragilité des accords d’usage, rarement formalisés et soumis à l’aléatoire des changements de propriétaire ou d’exploitant. La fluctuation des limites et l’hybridation entre l’espace public et l’espace privé ne sont pas spécifiques à l’espace agricole : les terrasses de restaurant s’étendent sur les places publiques, l’accueil du public devient une des missions de la forêt privée, etc. Dans les bassins ostréicoles, le caractère privé ou public du marais (où se réalise l’affinage en claires) et de l’estran (où des concessions permettent l’élevage proprement dit) suit l’évolution technologique et se trouve largement instrumentalisé pour atteindre certains buts : exclure les pêcheurs non professionnels, limiter ou développer la production (Legué-Dupont, 1994). Le cas particulier des espaces agricoles est qu’ils sont composés d’espaces publics disparates et pas toujours accessibles, et d’espaces privés non clos mais très habités. Les loisirs de plein air en espace agricole mettent donc en présence deux types de besoin d’espace, l’ancrage de l’agriculteur et l’errance de l’usager, sur des lieux qui sont à la fois partagés entre propriétés publiques et privées et hybridés entre espace privé et espace public.

35L’espace agricole est pourtant loin d’être indifférencié. Les propriétaires et les exploitants parsèment leur territoire de toutes sortes de signes, marqueurs de l’appropriation. Ces signes produisent une rupture perceptive entre le dedans et le dehors, en général pour distinguer l’espace privé. Nous leur donnons le nom générique de clôtures, mais ce peuvent être aussi des panneaux, des haies, des modelés de terrain, des cultures. Le but des clôtures est d’abord de définir le lieu, en le délimitant, en l’identifiant, en le concrétisant. Il s’agit aussi de structurer l’espace en zones auxquelles des fonctions différentes sont assignées. Il peut s’agir enfin d’exclure, par un obstacle mécanique ou juridique, la présence de l’autre. La clôture joue des rôles qui ne sont pas forcément perçus de la même façon par celui qui est dedans et par celui qui est dehors. Un champ non clos peut très bien être perçu comme clos par l’agriculteur qui considère qu’on ne doit pas entrer dans une parcelle cultivée. Un chemin barré pour réunir un pacage ne signifie pas forcément la volonté d’exclure.

36Les fluctuations et la perméabilité des limites enlèvent de leur force aux marques d’appropriation qu’appose l’agriculteur. Passer outre ne fait qu’entériner la perméabilité générale. Gwénaël nous montre un fil resté en travers du chemin rural. « Vous conduisez les vaches par là ? “Seul on y arrive, pour mettre les bêtes. Les ficelles sont restées. Pourtant on n’en a plus besoin. Les gens s’en arrangent”. » Gwénaël n’est pas contre le passage, mais laisse les fi celles en travers du chemin. Est-ce par bravade, histoire d’embêter un peu ? Est-ce une manière de monnayer symboliquement sa tolérance au passage ? Nous préférons considérer que cette ficelle fait frontière, que la franchir marque une sorte de rite que Gwénaël veut maintenir, même quant les vaches passent ailleurs. Toute clôture suppose en effet des portes. L’espace agricole, même s’il est globalement privatisé, comporte un réseau dense de chemins ruraux qui sont autant de portes. Si tant de problèmes sont posés par les clôtures non refermées, si tant de chemins sont aliénés au profit de particuliers, c’est parce que la porte, en tant qu’objet, et le seuil en tant que lieu sont à l’espace ce que la rencontre est à notre existence : l’instant d’incertitude où tout est possible, mais où l’on prend tous les risques. Le problème est que seul le promeneur décide du moment, du lieu, de la manière dont il va franchir une des portes de l’exploitation. Pour maintenir à l’espace agricole son caractère d’espace public, il faut donc probablement diminuer le risque pris par les agriculteurs en aménageant les lieux et en éduquant le public. Les usagers ont un rôle important à jouer dans la mesure où la civilité de leur comportement garantit le maintien de la perméabilité relative des clôtures agricoles.

37La perméabilité des clôtures entre espace public et espace privé, le caractère hybride de l’espace agricole ont de nombreuses conséquences sur les relations entre usagers et agriculteurs. D’une part leur relation n’est pas une simple relation de voisinage, mais une relation de cohabitation : ils partagent l’expérience d’un même espace. D’autre part le caractère privé et habité de cet espace personnalise la relation entre les usagers et l’espace, entre les usagers et l’agriculteur ; les usagers s’y comportent de manière moins anonyme que dans un espace public clairement identifié comme tel (une base de loisirs par exemple). Enfin, la possibilité d’une rencontre effective entre l’usager et l’agriculteur fait de l’espace à la fois ce qui rapproche et ce qui distancie ces deux personnages.

Espace et altérité : entre soi et l’autre

38« Bonjour, ça va ? Bonjour, oui ça va. Et vous allez où comme ça ? » S’ils semblent évidents et naturels, nous savons par expérience que ces mots varient d’une personne à l’autre, d’un moment à l’autre, d’un lieu à l’autre. Nous cherchons ici, auprès des psychosociologues, un éclairage sur les rapports interpersonnels, que plusieurs théories s’attachent à expliquer (Moser, 1994). Les théories de l’apprentissage insistent sur le conditionnement qui fait associer l’autre aux gratifications qu’on en reçoit. Les théories de l’échange et de l’interdépendance s’intéressent à l’individu acteur de la relation. Il y investit, et l’évalue selon un modèle de coûts et de bénéfices, dépendant des valeurs de chacun et du contexte social. Dans cette perspective, il peut être amené à faire des concessions importantes, et à se retrouver piégé par un surinvestissement. Les modèles de l’équité intègrent les sentiments d’injustice ou de culpabilité qui résultent d’un déséquilibre dans les bénéfices de la relation. Lorsqu’un individu estime que l’autre gagne plus que lui dans la relation, il cherche un correctif à cette situation. Les théories cognitives considèrent que la relation sert à consolider la cohérence du système des croyances, valeurs et attitudes de l’individu ; en retour, le fait pour deux personnes d’avoir la même opinion positive ou négative d’un objet peut faciliter leur relation. L’interactionnisme symbolique (cf. chapitre I) enrichit ce modèle en introduisant la notion d’identité de rôle : « Dans l’interaction, chacun joue un rôle qu’il cherchera à ajuster le mieux possible au rôle de son partenaire » (ibidem, p. 120). Dans le cadre de cette étude, nous n’avons pas mis en œuvre de méthodologie nous permettant d’observer directement les interactions entre agriculteurs et usagers sous le prisme de ces théories relationnelles, observation difficile étant donné le caractère aléatoire, dispersé et informel de ces interactions. Nous pourrons toutefois élaborer un certain nombre d’hypothèses, en utilisant cette grille de lecture pour interpréter des résultats de nos enquêtes. Deux aspects particuliers de la relation nous semblent devoir être approfondis sur le plan théorique, parce qu’ils caractérisent l’interaction entre l’agriculteur et l’usager. Nous venons de conclure que les clôtures, réelles ou symboliques, qui structurent l’espace agricole sont des membranes semi-perméables. La rencontre réelle ou potentielle entre agriculteurs et usagers des loisirs n’est donc pas fortuite, mais inscrite dans l’organisation de cet espace ; on peut dès lors supposer que le niveau de distance interpersonnelle qu’ils estiment acceptable est lié au lieu de leur rencontre. D’autre part, dans chaque occurrence, s’il s’agit d’un rapport entre deux personnes particulières, des représentations sociales (de l’agriculteur, du chasseur, du promeneur, etc.) sont présentes dans l’esprit de chacun. La distance que les protagonistes mettent entre eux dépend probablement de la distance psychosociale qu’ils instaurent avec l’autre sur la base de ces représentations.

39Si l’on considère que l’usager empiète sur le territoire de l’agriculteur, il est légitime de se demander jusqu’à quel niveau de rapprochement cela peut advenir sans que l’agriculteur ne se sente agressé par la présence d’autrui. Nous avons vu que la limite juridique des propriétés ne suffisait pas à trancher cette question. Une limite de tolérance est peut-être à rechercher dans la distance physique séparant les deux personnes dans le contexte réel de l’exploitation. La diversité des situations rend difficile des mesures in situ. Aussi nous sommes-nous attachés à expliciter les processus qui interviennent dans l’établissement de la distance interpersonnelle. Roger Lécuyer (1976) distingue quatre théories qui en rendent compte : l’espace personnel ; la distance physique comme expression de la distance sociale ; la distance physique comme norme sociale ; la théorie de l’équilibre d’Argyle, où la distance interpersonnelle comme élément de la relation de communication. Passons sur le concept d’espace personnel, qui, s’appuyant abusivement sur les travaux de Konrad Lorenz, assimile l’homme à l’animal en ce qui concerne les relations entre agressivité et territoire, et cherche explicitement, chez les auteurs américains qui ont diffusé le concept, à justifier la propriété privée, le capitalisme et le nationalisme par la science. Prendre en compte la relation sociale permet de concevoir la distance interpersonnelle comme expression de la distance sociale. Des expériences prouvent en effet que le jugement des professeurs « est plus favorable [aux élèves] qu’ils ont placé au premier rang » ou que « plus deux personnes sont proches, plus elles sont perçues comme intimes » (ibidem, p. 572). La relation entre distance physique et distance sociale étant établie, il reste à trouver comment se régule la distance physique en fonction de la distance sociale. C’est l’objet de la théorie de l’apprentissage social, selon laquelle il existerait des codes sociaux et culturels de distances interpersonnelles. L’éducation, dans chaque groupe social, fixerait l’espace personnel adéquat à chaque situation. La théorie de l’équilibre d’Argyle établit la disposition spatiale de la relation comme une des régulations possibles, avec le regard, la parole, le choix du lieu, le sourire, etc. « Pour un même niveau d’intimité, si l’un de ces facteurs baisse, l’un des autres au moins doit monter pour rétablir l’équilibre. » En outre, et en accord avec les théories de la distance sociale, l’individu gère le niveau global des facteurs de communications en jeu, en vue d’un « ajustement de l’intimité de la situation à l’intimité de la relation » (ibid., p. 575). Paradoxalement, cela peut conduire les gens à s’agglomérer dans les lieux fréquentés, et ce d’autant plus qu’il y a du monde (Glyptis, 1991, p. 118-119) ! La densité, en effet, autorise une plus grande proximité, que compense par exemple l’absence d’échanges verbaux. Roger Lécuyer se livre aussi à une revue critique des facteurs qui modifient la distance interpersonnelle : dans la culture occidentale, elle est réduite par les personnes au statut social supérieur, de sexe féminin, les jeunes et les personnes âgées. Il faut rajouter à tous ces éléments la possibilité pour chaque partenaire de modifier volontairement la distance interpersonnelle, à des fins stratégiques. Se rapprocher peut être menaçant, mais peut aussi être une façon de solliciter plus d’intimité, de vouloir montrer sa bonne volonté dans la communication. Rester éloigné peut servir à exprimer un respect ou une pudeur, mais aussi une indifférence.

40L’irruption à une distance jugée trop faible par l’agriculteur d’une personne socialement très différente de lui peut entraîner chez l’agriculteur une réaction d’écartement par le simple jeu de régulation que nous venons d’évoquer. Certaines remarques d’agriculteurs réticents à voir passer des cavaliers révèlent leur difficulté à gérer la relation avec des gens perçus comme d’une autre classe sociale, plutôt que les contraintes objectives de la randonnée équestre. La distance psychosociale exprime cette perception, par l’individu, de l’ampleur des différences et des étrangetés qui le séparent d’autrui. Parmi les éléments qui modifient la distance psychosociale, notons l’interconnaissance, les différences physiques (d’âge, de sexe, de couleur de peau), les handicaps, la proximité géographique et la différence de catégorie ou de classe sociale. À situation identique, la distance interpersonnelle acceptable augmente généralement avec la distance psychosociale. Paradoxalement, une grande distance psychosociale peut aussi libérer la personne des tabous de voisinage : entre les agriculteurs et les touristes qu’ils reçoivent à la ferme, « cette perception de la distance (sociale, physique, géographique) n’est pas en contradiction mais, au contraire, autorise un espace de liberté avec des “étrangers très familiers” » (Simonneaux, 1999, p. 118). Dans le contexte d’interactions peu ou pas formalisées, il n’est pas facile de savoir comment les usagers et les agriculteurs se perçoivent lorsqu’ils se rencontrent au détour d’un chemin. Si la perception d’autrui est déjà un phénomène complexe (Doise, 1994), l’interprétation des éléments perçus s’appuie sur des processus de catégorisation sociale : chacun met en jeu les représentations sociales qu’il a des catégories qu’il connaît, mobilise sa mémoire sociale et aboutit à un classement, à des jugements qui lui permettent d’adopter une attitude déterminée. Jean-Léon Beauvois et Nicole Dubois (1994) mettent en relief une cause systématique d’erreur dans ces processus : les individus sous-estiment le poids des contraintes externes dans le comportement d’autrui, parce que la société valorise les gens dont on pense qu’ils ont trouvé en eux-mêmes les ressources de leur réussite. Nous pouvons supposer que cette norme sociale d’internalité conduit les agriculteurs à exagérer la responsabilité des usagers dans leur situation. Par exemple, lorsqu’ils trouvent un cavalier qui prend un raccourci à travers champs, ils l’imagineront plus facilement mal élevé (cause interne) que coincé par un agenda serré (cause externe). Réciproquement, un promeneur attribuera facilement le mauvais état d’un chemin à l’agriculteur, avant d’envisager les contraintes qui peuvent peser sur lui.

41S’il nous semble impossible de prédire la distance psychosociale entre agriculteurs et usagers en fonction de critères simples, nous avons cherché à tester l’incidence de trois facteurs de proximité sociale qui, toutes choses égales par ailleurs, devraient la faire baisser. Premièrement, les agriculteurs qui ont exercé une autre profession avant de s’installer pouvaient être supposés plus ouverts aux demandes d’espace de leurs anciens collègues. Ils représentent 30 % de notre échantillon d’agriculteurs en 1994, mais nous n’avons pu mettre en évidence aucun lien significatif. Au contraire, s’ils pensent que le développement des loisirs de plein air pourrait apporter aux agriculteurs des possibilités de rencontre, ils sont moins favorables à la réouverture des chemins et plus disposés à installer des limites de propriété. Deuxièmement, la pratique d’un loisir par l’agriculteur le rend-elle plus tolérant envers les gens qui pratiquent le même loisir ? Nous n’avons pu faire la comparaison que pour la promenade et la cueillette des champignons, les effectifs d’agriculteurs pratiquant d’autres loisirs étant trop faibles dans ce même échantillon. Les résultats (tableau 44) sont là encore paradoxaux : si l’agriculteur se promène souvent, il est favorable à la réouverture des chemins ruraux, mais en même temps il se dit plus gêné par les promeneurs. S’il cueille, il se dit plus gêné par les cueilleurs. Nous pouvons faire les hypothèses d’une meilleure visibilité (on repère les dégâts causés aux mycéliums parce qu’on les surveille soi-même) et d’un phénomène de concurrence (on a fait un retour à la terre, ce n’est pas pour être envahis). Troisièmement, le fait pour un usager d’être parent avec un agriculteur peut aussi être un critère de proximité psychosociale. Cela apparaît dans les réponses à la question, posée aux usagers en 1994, sur leur vécu de l’espace agricole : sans que cela soit statistiquement significatif, les proches parents d’agriculteurs discutent davantage et demandent l’autorisation, tandis que les parents éloignés pénètrent dans les parcelles et sont interrogés par le propriétaire sur leur présence chez lui. Les non-parents se distinguent peu du profil moyen de l’échantillon. Les proches parents préfèrent significativement la campagne aux bases de loisirs, mais sont massivement contre le libre accès aux terres agricoles (tableau 45). Il est donc probable que les usagers approchent différemment les agriculteurs selon qu’ils sont issus d’une famille agricole ou non.

Tableau 44 : Opinions d’agriculteurs sur les loisirs, selon qu’ils les pratiquent ou non

Tableau 45 : Opinion d’usagers sur l’accès récréatif selon leur parenté avec des agriculteurs

42L’espace agricole réunit et sépare tout à la fois l’agriculteur et l’usager dans une relation interpersonnelle potentielle. La distance interpersonnelle est un des éléments de régulation de l’intimité de cette relation. La distance psychosociale, qui résulte des processus de perception et de catégorisation mis en œuvre par les protagonistes, influence probablement le niveau d’intimité acceptable par eux. L’espace est donc un des régulateurs de la relation entre les agriculteurs et les usagers, et ce d’autant plus qu’il n’est pas un matériau neutre, simple surface mesurable en aires et en distances, mais un espace topologique.

Maison, champs et chemins : un espace topologique

43L’espace, élément constitutif de la relation entre l’agriculteur et l’usager, se concrétise en lieux qui prennent significations. Nous chercherons ici à repérer des significations importantes pour l’équilibre des individus, et qui peuvent jouer un rôle dans la pratique récréative. Du fait qu’il y habite, c’est vers l’espace de l’agriculteur que nous orientons particulièrement nos recherches. La maison y occupe une place centrale. L’usager des loisirs pratique les mêmes lieux avec une optique inversée, comme le négatif d’une prise de vue : les maisons lui sont, au sein de l’espace agricole, les lieux les plus inaccessibles. Les maisons sont le point de départ symbolique des mouvements de l’homme sédentaire, quittant son foyer pour parcourir le monde. Nous ne pouvons donc apprécier le vécu des espaces ouverts sans nous référer à l’intimité des lieux clos. Comme nous avons exclus les espaces bâtis et les espaces clos du champ de cette étude, nous n’étudierons pas ce qui se passe au sein des espaces clos et particulièrement des maisons, mais ce qui se joue entre ces espaces clos et l’espace ouvert. Nous aborderons ce rapport entre les lieux, à l’échelle du paysage vécu et perçu de l’exploitation agricole, selon trois perspectives : les « coquilles de l’homme » qui présentent l’espace de l’individu en aires concentriques d’appropriation décroissante ; l’espace topologique qui s’attache aux signes intelligibles qui déterminent les valeurs particulières et relatives de chaque lieu dans son rapport aux lieux environnants ; les inscriptions spatiales de l’identité qui tissent la complexité des liens entre les lieux et les êtres qui y habitent, y travaillent ou s’y récréent.

44« L’homme [moderne] se perçoit alors comme un être isolé, situé dans son environnement […] qu’il saisit instinctivement comme un système perspectif de propriétés réparties intuitivement en zones qui s’éloignent peu à peu de lui comme point de référence, et dont il vit une typologie : nous les appellerons les coquilles de l’homme » (Moles et Rohmer, 1978, p. 73). Si nous ne pouvons accepter ces causes instinctives et ces perceptions intuitives d’une organisation de l’espace basée en réalité bien davantage sur l’appropriation du sol et d’abord conditionnée par l’appareil complexe des pouvoirs, nous pouvons retenir les typologies empiriques proposées par Abraham A. Moles et Elisabeth Rohmer en ce qu’elles décrivent l’espace du point de vue de l’individu habitant, dans « une appréhension phénoménologique des rayons d’action [de l’homme] » (ibidem, p. 98) qui place le corps au centre du monde vécu. La « zone charismatique », de la pièce au logement puis au quartier, dans laquelle l’interaction avec autrui est maximale, constitue dans ce modèle l’espace principal de la socialité. Au delà, la ville, la région, la nation et le vaste monde sont compris comme des auréoles d’emprise et d’interaction décroissantes. Ces coquilles de l’homme ont été conçues pour l’habitant des villes, un habitant sédentaire, sécurisé par la stabilité d’espaces proches qui le protègent de l’inconnu. Peut-on expérimenter la validité d’une telle approche pour l’agriculteur dans son cadre d’habitat rural ? Quel rôle y joue l’espace de l’exploitation, qui entoure la maison mais qui n’est pas le quartier ? Et quelle coquille constitue, pour l’usager qui s’y récrée, un espace agricole distant de son domicile mais qu’il fréquente à corps perdu ? Ces questions nous semblent étrangement absentes du champ scientifique dans une période où les fonctions de l’espace agricole sont au centre de beaucoup de débats.

45Pour certains agriculteurs, l’espace des champs autour du corps de ferme est un prolongement de la maison, une sorte de protection par la distance, qui suppose une certaine indistinction entre espaces de la vie privée et espaces de la vie professionnelle. C’est le cas de fermes où l’exploitant dispose à l’extérieur de chez lui un apparent capharnaüm, dans un retournement du dedans et du dehors, comme s’opposent, par rapport au modèle de la façade sur rue bien propre et lisse des pavillons et des immeubles, le dispositif complexe et poétique des arrières cours et des jardinets visibles, par exemple, d’un train qui traverse le tissu urbain. Cela peut se traduire aussi au niveau de l’habillement, de la manière de présenter son corps : sortir de chez soi n’a pas le même sens quand il s’agit de franchir une porte palière, de pousser un portillon sur la rue ou d’aller voir ses vaches dans la prairie voisine. Endosser un costume professionnel avant d’aller travailler son champ n’est donc pas un réflexe pour tous les agriculteurs, et l’arrivée intempestive de randonneurs peut alors être vécue comme un viol de l’intimité. Loin du concept d’extimité qui motive certains contemporains à déballer leur intimité dans les espaces médiatiques (Tisseron, 2001), l’extension de l’espace de la vie privée au-delà du seul espace du logement est ici plutôt construite sur l’absence (ou la discrétion) du public. Pour les agriculteurs, la signification professionnelle de la terre en fait aussi un espace vital, et la dureté des combats d’appropriation foncière conduit certains à sacraliser chaque mètre carré. Mais l’espace ouvert de l’exploitation peut aussi bien être un espace de socialisation, très intégré au réseau de chemins, arpenté par chasseurs et ramasseurs de champignons, presque un espace public, comparable de ce point de vue aux ruelles des vieilles villes méditerranéennes, le long desquelles on passe chez quelqu’un devant chaque porte. Enfin, les agriculteurs qui ont intégré le mode urbain de présentation de soi en gommant l’intime de ce que donne à voir l’habit ou la façade, mais qui ne veulent pas mettre leur espace professionnel au risque du social, produisent des champs-tout-court, qui ne sont que champs et deviennent des espaces soustraits à toute interaction sociale. Ces agriculteurs ne s’opposent pas au passage des promeneurs, mais les cantonnent sur les chemins publics, bien délimités. Le champ, à usage exclusivement productif, n’est plus que de la surface, et il devient difficile de le situer parmi les espaces vécus : entre les hameaux et les chemins s’étend alors probablement un des « non-lieux de la surmodernité » décrits par Marc Augé (1992). L’espace de l’exploitation n’est par ailleurs pas homogène et, sur la même exploitation, chaque parcelle ressort d’un ou plusieurs des types ci-dessus. Au sein de la maison, il existe une structuration de l’espace en fonction du caractère privé ou public des pièces, selon qu’on y laisse plus ou moins facilement rentrer des gens de plus en plus étrangers (Moles et Rohmer, 1978, p. 49). L’entrée et le salon sont ainsi des lieux quasi publics, la chambre des parents est strictement privée, tandis que les toilettes, lieu d’intimité corporelle, doivent rester convenables parce qu’on ne peut refuser leur usage à un hôte. L’ensemble du parcellaire pourrait être soumis à une telle analyse.

46Quant à l’usager, s’il ne se trouve pas, en espace agricole, dans une de ces coquilles classées par Abraham A. Moles et Elisabeth Rohmer comme espaces charismatiques, il n’en est pas moins là, et il ne nous semble pas pour autant perdu dans des espaces lointains avec lesquels il n’aurait qu’un contact ténu. Il nous semble que bien des usagers recherchent au contraire un contact étroit avec un espace qui leur procure une forme particulière de sécurité, différente de celles que dispensent logement et propriété, mais tout aussi importante : probablement la sensation d’avoir une place dans le monde, sans avoir à décliner un titre, mais du simple fait d’être là, de prendre la peine d’être au monde. Si la fréquentation répétée des mêmes lieux peut donner à certains usagers le sentiment d’être du lieu, voire chez eux, ce qui les rapproche de l’agriculteur-habitant, la plupart des situations mettent en rapport un usager anonyme (pour autrui) dans un lieu innomé (pour lui). Il nous semble que cette forme d’appropriation sans emprise, cet apprivoisement du lieu par l’être (qui vient au lieu et le pratique) et symbolique de l’être par le lieu habité (en ce que l’être y trouve une place) constitue un antidote aux coquilles de l’homme, dans un rapport aux lieux moins marqué par la crainte, parce que construit sur une certaine confi ance en soi dans le monde.

47Gaston Bachelard donne aux coquilles un sens différent des poupées russes d’Abraham A. Moles et Elisabeth Rohmer. Ce sont les « refuges de l’invertébré », qui emportent le sens d’abandon, d’existence en un lieu : « N’habite avec intensité que celui qui a su se blottir » (Bachelard, 1957, p. 19). Cette acception nous permet de rapprocher les postures de l’agriculteur et de l’usager que nous venons d’opposer, en ce qu’elles procèdent toutes deux d’une implication dans un espace dont ils partagent certaines qualités topologiques. Jean Piaget et Bärbel Inhelder (1947, p. 545) insistent sur l’antériorité de la perception topologique sur une quelconque géométrie euclidienne chez l’enfant : « Les rapports topologiques élémentaires se construisent entre parties voisines d’un même objet ou entre un objet et son voisinage immédiat, de façon continue et sans référence à des distances. » Lorsque l’on étudie les rapports des hommes à l’espace, le risque est d’oublier cette étape supposée archaïque du développement humain, de privilégier par exemple une vision en plan, comme celle de l’aménageur, parce qu’elle procèderait d’une étape plus mature du rapport à l’espace, « la topologie procédant de proche en proche sans système de référence tandis que le projectif se réfère aux points de vue coordonnés et aux plans sur lesquels les figures sont projetées » (ibidem, p. 546). On parlera alors de surfaces, de distances et de propriété foncière, se plaçant délibérément dans le champ du découpage spatial là où l’inconscient, marqué de perceptions topologiques, s’appuiera sur des oppositions binaires plus proches des besoins physiques et affectifs, telles que « dehors-extérieur-sauvage-homme-jour-travail » versus « dedans-intérieur-domestique-femme-nuit-repos » (Bonnin, Perrot et de la Soudière, 1983, p. 286). Sans prétention à l’exhaustivité, nous tentons de dégager certaines oppositions topologiques susceptibles de différencier en lieux signifiants l’espace agricole utilisé pour les loisirs.

48Certaines topologies, que nous pouvons qualifier de topologies concrètes, expriment le rapport entre les lieux à l’échelle de l’espace perçu. Topographiquement, s’opposent dès le premier regard le vu et le caché, le haut et le bas, le creux, la bosse et le plat. Parmi les champs, certains, entourés de haies, ou nichés dans des creux, font cachette pour les agriculteurs, mais aussi pour les usagers. D’autres, largement ouverts, sont perdus pour l’intimité. « Le champ […] est situé dans le “paysage professionnel” de l’agriculteur. Celui-ci, par exemple, réserve une utilisation particulière aux parcelles qui sont visibles du siège de l’exploitation et qui peuvent faire l’objet d’une surveillance attentive » (Deffontaines, 1991, p. 587). La récréation, lorsqu’elle interfère avec ce champ visuel, peut devenir intrusive, ou au contraire moins dangereuse car contrôlée du regard. Du même point, telle prairie masquée par une haie sera indifférente à l’aveugle, suscitera la curiosité du chasseur et l’inquiétude de l’éleveur. Du point de vue de l’usager, cette oppositions caché/découvert opère aussi et modifie le style de la pratique. Dans les plaines céréalières, ou dans les nouveaux openfields de l’Ouest, le fait de savoir quasiment tout l’espace visible du maître des lieux rend la pratique des loisirs nécessairement plus conventionnelle. En montagne ou dans les bocages denses, il est encore possible de penser que nul ne verra. Un caractère d’espace dangereux distingue par ailleurs les marais, les estives où peut paître un taureau, les passages aboyés par un chien, etc. Les parcelles, qu’elles soient visibles ou pas, se distinguent aussi selon la proximité des maisons, « toujours citées en priorité » lorsque les enfants du pays lisent le paysage (Petitfils, 1983, p. 160). Cette lecture centrée sur l’ici concerne l’agriculteur mais aussi ses voisins, quand ils voient passer des usagers mais aussi quand ils se récréent à proximité de leur domicile. Les autres usagers identifient également les parcelles proches des maisons, lorsque celles-ci sont visibles, parce que le caractère habité de l’espace agricole y devient l’essentiel. Si les mêmes caractères physiques s’imposent aux différentes personnes qui fréquentent un même lieu, leur perception et surtout leur interprétation varient donc considérablement.

49Les mêmes lieux peuvent aussi prendre des significations du fait même de leur usage, dans des topologies que nous disons fonctionnelles : entre deux chemins ruraux, celui qui fait itinéraire est celui qui vaut pour le randonneur. La connaissance précise du territoire de sa société amène le chasseur à siffl er son chien sur une limite de propriété quand tout un chacun l’imaginait poursuivre. L’agriculteur pour sa part ne porte pas la même attention à ce qui se passe dans une parcelle exploitée par le voisin, ou dans un chemin que ses vaches n’empruntent pas. À l’échelle plus large du bassin de vie, tel espace de loisir prend valeur du fait qu’il est situé près du domicile, tel autre parce qu’il permet la pratique en groupe, ou qu’il autorise l’accès aux poussettes enfantines et aux sagesses en fauteuils roulants. Contrairement aux topologies concrètes, ces fonctionnalités de l’espace vécu ne sont pas toujours apparentes aux autres habitants. Mais il y a plus incommunicable encore.

50Pour l’ensemble des usagers, entre l’ici et l’ailleurs, il y a les mouvements du départ et du retour. La même parcelle, selon qu’on la parcourt au sortir de chez soi ou au retour d’un périple, selon qu’elle est connue ou inconnue, n’a pas la même saveur. Saint-Pol-Roux voit le départ en randonnée comme une initiation. Il s’agit de s’arracher à soi-même, effort qui s’exerce aussi contre le paysage familier. « S’en aller c’est se déshabiller du lieu qu’on habitait, c’est quitter son chapeau de clocher, sa tunique de prairie, ses manches de coteaux, son pantalon de sentiers aux poches de logis, et l’on devient géographiquement nu jusqu’à l’endroit nouveau qui nous tendra le voile fin de son enchantement ou le manteau pesant de sa fatalité » (1932, p. 9). Contre le foyer qui nous retient, le paysage traversé devient libérateur, et ses éléments les plus banals prennent des allures magiques et exaltantes. Au contraire, pour l’agriculteur sur ses terres ou pour le randonneur qui retrouve des repères connus au retour d’un périple, les lieux semblent offrir une connivence, ce sont de vieux amis que l’on salue. Le même espace physique s’organise donc de manière différente d’une personne à l’autre, dans ce que nous appelons des topologies personnelles. L’espace y est organisé en haut-lieux comme le domicile, la maison d’enfance, l’arbre sous lequel on jouait enfant, son coin à champignons, haut-lieux personnels vis-à-vis desquels les autres lieux fréquentés prennent sens, selon leur position relative et les motifs de mobilité. Le parcours biographique, les souvenirs et les rêves s’attachent ainsi aux lieux, enrichissant considérablement leurs significations. Un simple trou d’eau au coin d’un champ et du chemin : pour Gwénaël, c’est tout un monde. « C’est le vivier ; en 76, on venait y chercher de l’eau ; ça fait au moins deux mètres [de profond]. » On imagine les têtards pêchés dans l’enfance, le brochet mis au frais dans son panier de fer… Entre l’espace habité et la vie elle-même, il n’y a guère : pour les peuples sédentaires au moins, l’oïkos, la maison, c’est « le cours naturel des âges de la vie » (Liiceanu, 1983, p. 106). La ferme, plus spécialement, est ainsi pour le paysan d’autrefois et pour beaucoup d’agriculteurs d’aujourd’hui, le symbole, l’affirmation géographique d’une existence humaine. Chaque recoin y parle du passé, mais chaque recoin y parle aussi des projets et des espoirs. Il en va de même pour les habitants qui ont une mémoire des lieux, soit qu’ils y aient vécu, soit que cette mémoire se soit transmise. Les touristes, les nouveaux habitants transposent sur le paysage qu’ils découvrent les souvenirs issus d’autres expériences, et construisent leurs propres rêves.

51Les lieux qui composent l’espace agricole forment en définitive, pour leurs habitants comme pour les passants, une mosaïque de signes, que nous pouvons comprendre comme des topologies concrètes, fonctionnelles ou personnelles. Leur complexité et les difficultés à communiquer qui peuvent en résulter font à la fois la richesse et la fragilité du partage de l’espace agricole. Pour Gérard Lurol (1994, p. 45), le besoin de nature des citadins est un besoin d’« habiter une demeure humaine ». Mais Gabriel Liiceanu (1983, p. 113) fait remarquer qu’il s’agit là d’une Odyssée permanente, que le combat essentiel est d’absorber l’historicité de l’homme qui a quitté la nature. Comme la maison, l’espace agricole est un espace marqué par cette rupture. Comme elle, il sait pourtant être maternel. « La maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme. Dans cette intégration, le principe liant, c’est la rêverie » (Bachelard, 1983, p. 20). Je rêve (éveillé), donc je suis. L’espace agricole, espace écouménal fondamentalement habité et habitable, entre maison et nature, loge en ses replis topologiques des clefs originales pour cette rêverie fondatrice de l’équilibre individuel et social. Il s’agit donc bien de sortir de ses coquilles !

De l’effraction à l’invitation : l’autre chez soi

52Une remarque fréquente assimile la ferme à la maison, et l’exploitation à son extension familière, le jardin. Un agriculteur porte en marge d’un questionnaire : « Nous, on va pas dans les jardins. » Plus étonnant, les usagers sont nombreux à réaliser ce glissement. Ainsi un usager note-t-il, en réponse à la question sur l’ouverture des terres agricoles à certains loisirs : « À l’évidence tout le monde n’est pas capable de respecter le travail des agriculteurs. Peut-on demander à tous d’ouvrir leur jardin, voire leur maison ? » Un autre, à la même question : « Propriété privée. Les agriculteurs ne viennent pas se promener dans notre jardin. » Peut-être rêvent-ils d’une parcelle de lotissement de 40 ha ? Toujours est-il que le parallèle entre la maison/jardin et la ferme/exploitation n’est pas une invention de chercheur. Les territoires de l’habiter n’ont certes pas de limites a priori. La maison en est à l’évidence l’archétype, mais d’autres plis du monde peuvent nous abriter, nous impliquer (Serres, 1996, p. 46-47), et nous avons conclu que l’espace agricole en était. Du point de vue topologique, il est donc possible d’approcher avec le même regard la maison et le champ. Il s’agit pour nous d’articuler les questions de l’appropriation et de l’altérité dans un espace topologique que nous savons de facto partagé. L’agriculteur y joue une partition particulière en ce qu’il inscrit dans cet espace de larges pans de son identité. Ceci nous a conduit à rechercher au préalable si, des inscriptions de l’identité dans l’espace de la maison, une extension ou une transposition étaient possibles à l’espace agricole ouvert.

53Françoise Lugassy (1989), à travers une lecture psychanalytique des relations entre le corps et la maison, nous conduit à postuler du rôle de l’espace maîtrisé dans la construction, la consolidation ou la détérioration de l’identité. Nous pouvons retenir du modèle proposé trois orientations. Premièrement, les lieux ont des significations psychosociales, distinctes de leurs fonctions, et ces significations se construisent dans le conflit entre les désirs (identité que l’on souhaite pour le futur) et les « risques, pertes [et] interdits » (ibidem, p. 195) que soulève la réalisation de ces désirs. Deuxièmement, le corps et le logement ont tous les deux des dimensions concrètes, psychologiques et sociales. La biologie du corps et la structure du logement sont des contraintes auxquelles se heurtent les désirs, et cela peut mener à des impasses. Mais l’essentiel du processus d’identification se joue dans les dimensions psychologiques (avec référence parentale ou généalogique) et sociales (on cherche à ressembler à un modèle social). L’individu s’appuie sur un Idéal du Moi parental et un Idéal du Moi socialisé pour construire ses désirs, et il peut y avoir conflit entre ces idéaux. Troisièmement, il existe une symbolique sexuelle du logement, avec pour simplifier une opposition entre des logements très fermés, qui sont investis par des femmes fortement identifiées à la « mère pré-oedipienne […] souche du désir créatif de vivre et des identifications protectrices » (ibid., p. 192), des logements « significatifs d’intériorité perméable » (ibid., p. 171) investis par des maîtresses de maison pour qui le logement participe de leur identité érotique et des logements (plus rares) comprenant de larges ouvertures (baies vitrées, patios) et/ou des éléments de structure interne apparents comme des colonnes, des angles rentrants, qui peuvent être davantage investis par les hommes (ibid., p. 172). La maison, si elle peut être un espace d’intimité individuelle et familiale, une coquille de l’homme, n’est donc pas que cela. Elle est un moyen d’expression sociale, un affichage qui peut participer de la distinction comme de l’extimité. La maison est aussi un moyen d’entrer en relation en offrant à l’individu-habitant la possibilité d’inviter. L’invitation, intériorité perméable, produit des relations différentes avec l’invité que la rencontre dans un lieu tiers. L’invitation suppose toutefois une sélection, et l’on peut comprendre que les agriculteurs n’apprécient pas le passage du public général à proximité immédiate de leur habitation (tableau 46).

Tableau 46 : Tolérance au passage d’un itinéraire de promenade

Enquêtes auprès de 176 agriculteurs. Les items ont été classés par citations décroissantes.

54Les conséquences directes de l’attachement à la maison se traduisent dans l’espace agricole par une attention particulière aux parcelles les plus proches. Claude est ainsi énervé par les ramasseurs de champignons quand ils viennent jusqu’à son devant de porte. La distance de 150 mètres qui protège en droit les habitations de la chasse n’est pas définie pour de seules raisons de la sécurité. Mais les réticences les plus vives concernent l’utilisation des chemins ruraux. L’opposition de certains agriculteurs à la randonnée en général peut s’expliquer en grande partie par des problèmes très limités dans l’espace, en particulier lorsque les chemins ruraux passent trop près des maisons : 93 % des réactions sont nettement de refus quant au passage du chemin dans la cour. Si l’on admet que pour la plupart des agriculteurs interrogés les chemins concernés sont des chemins ruraux ouverts au public, qu’en outre la question indique la volonté d’une collectivité de faciliter le passage, on peut considérer que les réponses envisagent l’usage du chemin sous l’angle juridique d’un accès public permanent. Cela ne signifie pas qu’ils s’opposent activement au passage occasionnel sur le chemin rural existant. Les opinions sont également réservées (57 % de refus) quant au passage le long des cours d’eau, très partagées pour accepter un passage banal de chemins sur l’exploitation (47 % sont d’accord), majoritaires (66 %) pour accepter le passage sur des chemins mitoyens. Ces résultats confi r-ment qu’il importe de situer précisément les problèmes dans l’espace. L’écart très important entre les réponses au premier item (le passage dans la cour de la ferme) et les autres souligne le point de fixation que constitue la maison. Le fait que la plupart des fermes anciennes soient situées, en Bretagne comme dans d’autres régions, de plain-pied sur le chemin rural qui les dessert est un obstacle sérieux au développement de la randonnée et des loisirs en général. Pour beaucoup des agriculteurs interrogés, la protection de la maison contre le passage est un objectif plus important que la protection des zones cultivées, puisque la solution de dévier le chemin à travers l’exploitation (second item proposé) est retenue par 48 % des agriculteurs.

55Au-delà de ses fonctions, les habitants accordent au logement des significations qui participent à l’équilibre et à la dynamique de leur identité. Les agriculteurs sont bien entendus concernés par cet attachement à la maison. Nous avons vu qu’il les conduit à donner un statut spécial aux parcelles les plus proches de la ferme. Mais nous émettons l’hypothèse qu’à un moindre degré sans doute, il en va de même pour l’espace de l’exploitation, et que l’on peut tenter une transposition de la maison vers le champ. Le champ présente en effet les caractéristiques qui permettent au logement d’exercer ses fonctions symboliques. Espace approprié, le champ renvoie à son propriétaire une image de lui-même, en ce qu’il a acquis des droits sur lui et en ce qu’il le particularise par son action ; un agriculteur qui a eu beaucoup de mal à s’installer face à la concurrence de son frère, un autre qui a planté un verger en sont des exemples. Espace généalogique qui se transmet de génération à génération comme le logement, ou bien que l’on acquiert dans le cadre d’un projet professionnel, le champ renvoie à une différentiation et/ou à une identification par rapport aux valeurs des ascendants. Espace d’identification sociale, la terre classe les agriculteurs dans des catégories (éleveurs, viticulteurs, céréaliers), et d’innombrables strates locales sur lesquelles se construisent des réseaux de socialité mais aussi des jugements de valeur : la manière même de travailler, l’alignement des semis, l’heure ou l’on se lève pour traire les vaches peuvent être comparés aux ornements et à l’entretien du logement comme signes renouvelés d’un désir de reconnaissance sociale par le voisinage agricole et rural. Espace sexué enfin, le champ est à l’homme et l’étable à la femme ; outre le rapport physique au cheval de travail, puis technologique au tracteur, cela s’explique par l’identification sexuelle du laboureur au labour, sur une terre perçue comme féminine. L’intérêt d’une lecture parallèle des significations du logement et de l’exploitation, est renforcé par le rôle particulier joué par la maison dans la structuration de l’espace pour les ruraux. Guy Barbichon (1975), analysant de charmants dessins d’enfants, peut montrer que la maison structure l’espace vécu des jeunes ruraux tandis que l’espace des jeunes citadins est centré sur le supermarché. Isabelle Petitfils (1983, p. 160) fait la même observation pour les enfants de la campagne. Cela nous semble confirmer la possibilité, en milieu agricole, d’étendre à l’espace alentour les processus validés pour la maison, car la rupture entre le chez soi et le dehors n’est pas aussi brutale qu’en ville, particulièrement quand la maison de l’agriculteur est au milieu des champs qu’il exploite, cas le plus fréquent en région d’habitat dispersé.

56Parmi les pistes de recherche ouvertes par ce parallèle, les différences de vécu de l’espace entre hommes et femmes nous semblent avoir une incidence en matière d’accès récréatif. Nous avons vu que les chemins sont les portes de l’espace agricole, les seuils du domaine de l’agriculteur ; que la distance interpersonnelle augmente chez les hommes ; que le logement permet des identifications féminines, et que ses ouvertures sont limitées dans ce but. Ceci nous autorise à formuler l’hypothèse que les hommes seraient plus réticents aux usages de loisir de leur domaine que les femmes. L’espace agricole considéré dans cette perspective comme une extension du logement constitue un support d’identification féminine. Les agriculteurs accueillant des usagers font de leur espace un usage symboliquement féminin, qui s’oppose à la symbolique virile du laboureur. Les chemins, parce qu’ils sont au seuil du problème, en sont aussi l’enjeu premier. Ils constituent un support d’identification masculine, le promeneur devenant concurrent du laboureur quant à la domination de l’espace. Cette hypothèse est étayée par plusieurs observations. D’une part il existe, à différentes échelles, des différences entre hommes et femmes dans le vécu de l’espace touristique (Simonneaux, 1999 ; Louargant, 2003). D’autre part on note le rôle actif des agricultrices dans le développement du tourisme vert : la représentation des syndicats agricoles est ainsi fréquemment assurée par une femme dans les organisations du tourisme rural. Cette hypothèse pourrait également éclairer certaines attitudes violentes ou fuyantes d’agriculteurs hommes qui n’arrivent pas à dire pourquoi les loisirs de plein air les agacent tant. Elle reste une hypothèse, que notre méthodologie d’enquête auprès des seuls chefs d’exploitations (hommes ou femmes) ne nous permet pas de vérifier.

57Les usages récréatifs de l’espace agricole posent clairement la question du statut de l’autre dans l’espace. La solution zonale, généralement appuyée sur l’appropriation juridique, qui consiste à opposer les espaces publics et les espaces privés ne correspond pas à la réalité observée. Autrui n’est décidément pas cantonné aux espaces publics propriété de l’État ou des collectivités, et l’espace privé n’est pas, en dépit des apparences, le lieu d’une relation exclusive de projection identitaire entre une personne et son espace. L’impossibilité d’une homothétie entre l’appropriation par les usages et l’appropriation juridique résulte de la conjonction de trois nécessités. Premièrement, pour les personnes qui ne disposent à titre personnel que de l’espace de leur logement (qu’il soit en propriété ou en location), il est nécessaire de trouver au dehors des espaces pour expérimenter le mouvement, le contact des éléments naturels, etc. La géométrie de la propriété privée, très inégalitaire, oppose donc, schématiquement, des gens qui disposent de trop d’espace en propriété et d’autre qui n’en ont pas assez. L’espace non approprié, très rare, et l’espace public, mangé par l’automobile, ne pallient qu’en partie les conséquences de cette inégalité spatiale, ce qui se traduit par l’usage d’espaces privés par des personnes qui n’en sont pas propriétaires, par une nécessité naturelle. Deuxièmement, à la rationalité de l’aménageur qui envisage la gestion de l’espace en terme de répartition s’oppose la réalité phénoménologique d’un espace perçu comme mien, comme tien mais aussi comme notre. Les notions de partage et d’invitation que nous avons présentées plus haut, et d’une manière générale la porosité des frontières entre espaces privés et espaces publics, particulièrement fortes en espace agricole, s’imposent pour complexifier les fonctions et les usages. Troisièmement, le rôle d’autrui est central dans notre identité, cette identité même que l’appropriation juridique est censée promouvoir. « La géniale trouvaille de Rimbaud fut que “Je est un autre” […] Elle signifie qu’entre le “je” et le monde extérieur, il convient de placer un troisième terme, cet autre qui introduit une distance et change le sens de nos actes et de nos rapports individuels et sociaux » (Moscovici, 1994, p. 6). A minima, sans les autres, que signifierait un panneau « propriété privée » ?

58En l’absence de désert, le territoire d’un individu s’étend donc sur trois sortes de propriétés juridiques : celle où il est chez lui, l’espace public et la propriété d’autrui. Des rencontres sont possibles dans chacune, mais l’individu y occupe une position différente et s’y comporte différemment, tant vis-à-vis de l’espace que vis-à-vis d’autrui. Accéder à la propriété d’autrui peut être vécu par celui-ci comme une effraction. Nous verrons au prochain chapitre que le recours juridique se limite, en France, à la violation de domicile, tandis qu’en Angleterre il est possible d’invoquer le délit de trespass sur les espaces ouverts. Certains agriculteurs souffrent effectivement d’un sentiment d’envahissement. Il y a bien entendu des agriculteurs qui conçoivent leur exploitation comme un sanctuaire, mais ils font exception : sur l’ensemble des 176 agriculteurs interrogés dans nos enquêtes, ils se comptent sur les doigts d’une main. Il n’est pas plus fréquent d’observer des usagers qui ont des comportements d’incivilités, de récidive. À côté de ces exceptions, nos enquêtes nous laissent penser que le plus souvent, les agriculteurs comme les usagers font preuve d’une certaine mesure. Chacun est plus ou moins conscient de l’intérêt collectif, parce qu’il utilise cet argument pour empiéter sur l’espace d’autrui lorsque ça l’arrange, ou lorsque la densité trop élevée l’y oblige ; réciproquement, chacun intériorise cette nécessité et tolère en conséquence qu’autrui puisse interférer dans son espace personnel, dans certaines limites. Nous faisons donc l’hypothèse que les individus sont capables d’une réflexivité sociale, comme ils sont capables d’une réflexivité environnementale, c’est-à-dire de prendre en compte l’intérêt général dans leurs propres attitudes. Chez la grande majorité des agriculteurs, nous observons cette attitude réflexive envers l’autre. Si ceux qui organisent de leur propre chef des loisirs sur leur ferme sont très rares, l’invitation tacite à la fréquentation informelle est la règle. Elle résulte de trois signes perceptibles par les usagers : l’absence de clôture ou de panneau interdisant l’accès, l’absence d’un discours collectif agricole dénonçant les loisirs, et la relation souvent paternelle des agriculteurs avec les usagers. Le promeneur est exaspéré par les chemins barrés et les panneaux « propriété privée, défense d’entrer », le chasseur excédé par ceux qui indiquent, avec ou contre le droit, « chasse interdite » ou « chasse gardée ». Mais l’observation montre que la très grande majorité des parcelles agricoles ne sont pas concernées. D’une part ces panneaux sont fréquents sur des propriétés non agricoles, d’autre part ceux qui concernent l’espace cultivé sont concentrés dans les espaces très fréquentés, comme les abords immédiats des villes et des lieux touristiques. Si nombre d’agriculteurs ont détruit et détruisent encore effectivement des chemins, des haies et des bosquets, ce qui réduit probablement davantage les possibilités des usagers que tous les panneaux réunis, ils ne le font généralement pas explicitement contre les loisirs. Nous avons vu au chapitre IV que pour eux, ce débat est placé dans le champ de l’efficacité productiviste, et qu’ils le perçoivent comme une revanche sur la nature, peu ou pas sur les usagers de cette nature. Schématiquement, on peut considérer que les agriculteurs français, collectivement, se sont attaqués au paysage mais l’ont laissé ouvert et accessible. Si le discours collectif est très nourri contre les écologistes, il est rare qu’il s’en prenne aux promeneurs. Dans les relations individuelles, cette tolérance envers les loisirs se traduit par un paternalisme discret. Les usagers ne se rendent pas toujours compte qu’ils sont vus, qu’ils sont identifiés, et parfois discrètement encouragés. Ainsi Xavier a repéré une fréquentation rare de parcelles, longées d’un chemin creux, à plus de 800 mètres de la ferme. « “Y’a un gars qui passe avec son chien, l’été. Là il y a plus de 50 cm d’eau.” C’est une année à flotte ! “Oui mais c’est tous les ans quand même. Entre décembre et avril, c’est comme ça. ça débouche, il reste une sortie vers la gauche”. » La sortie en question amène le promeneur dans le champ de Xavier. Souvent, le salut de la tête ou de la main de l’agriculteur confirme à l’usager cette attitude bienveillante. Et lorsqu’une pratique devient gênante, il est fréquent de voir l’agriculteur expliquer les règles qu’il estime justes avec beaucoup de patience.

59Dans ce contexte de tolérance, voire d’invitation, ce qui semble le plus inquiétant pour les agriculteurs, ce sont les abus de bonne foi. Avec Monique, nous évoquons le passage dans la cour de la ferme, qui est privée.

« Les gens passent là ? “Oui, donc ce chemin c’est un chemin pédestre, qui auparavant n’existait pas, et puis bon […] l’ancienne municipalité à établi ce chemin, donc en circuit pédestre. Disons qu’ils nous ont demandé pour passer dans la cour, et à l’époque on avait accepté que les piétons passent. Mais la cour étant privée, maintenant on se sent un petit peu dépassés, c’est-à-dire que maintenant non seulement les piétons passent mais les vélos passent, les chevaux passent, et puis bon des fois des mobylettes peuvent passer, des 4x4 peuvent passer.” Des 4x4 ? “Des 4x4 ; enfin des fois ça arrive que des voitures passent, parce qu’en fait ce chemin est large, donc il est praticable par justement les véhicules ; et les chevaux notamment. Et ça on ne s’y attendait pas. Donc maintenant, ça bloque, quelque part on se sent [envahis et piégés]”. »

60En forêt privée, les propriétaires expérimentent vivement cette difficulté, car il est difficile pour les usagers de ne pas y adopter les attitudes qui sont devenues la norme dans la fréquentation des forêts publiques. « Le propriétaire n’est devenu qu’un usager parmi d’autres » (Bartoli et Tierle, 1999, p. 44). Ces exemples montrent la difficulté d’accorder le concept d’invitation avec celui d’accès public. L’agriculteur ne peut guère contrôler les flux. Lorsqu’il tolère les usages, il prend donc le risque d’usages inappropriés : laisser passer les piétons amènera inévitablement des chiens de compagnie, qui peuvent gravement effrayer les moutons. Ces difficultés sont bien entendu des freins à la tolérance, et nous y reviendrons au chapitre X. Mais elles soulignent aussi en retour, la valeur de l’invitation à fréquenter leur espace tacitement exprimée par la plupart des agriculteurs.

CONCLUSION

61La pratique d’un loisir de plein air au sein d’un espace agricole habité confronte, physiquement et dans les représentations, les significations que les usagers portent avec eux, à celles des agriculteurs-habitants. Il en va ainsi des significations du loisir lui-même, de celles qui identifient des groupes sociaux, de celles qui s’attachent à la nature et aux cultures, aux animaux et aux hommes. Entre l’agriculteur qui travaille et l’usager qui se récrée, la communication peut s’avérer facile ou difficile, mais l’effort qu’ils font pour s’échanger les clefs minimales leur permettant d’être compris de l’autre joue un rôle fondamental dans cette communication. Dans l’échange suivant, nous jouons de fait le rôle du visiteur : « C’est magnifique. Vous en profitez, vous, dans votre travail ça apporte quelque chose d’avoir cette, ce paysage, voir la mer qui monte et qui descend ? “Oui, oui. On regarde, on va pas à la plage et tout ça, pour ainsi dire deux fois par an, mais…” Vous ne faites pas de bateau, vous n’êtes pas un marin. “Non, ben, faut avoir le temps déjà.” Oui bien sûr… J’en connais un ou deux qui […]. “Et puis le bateau, tout ça”. » Gérard comprend l’attrait de son paysage, voire celui de naviguer. Cela permet au visiteur de se sentir compris dans son expérience paysagère. En évoquant le travail, nous rassurons Gérard sur le respect que nous pouvons avoir de sa manière différente de percevoir les lieux. À cause de ces différences obligées dans leur rapport aux lieux, au loisir, au travail et à l’autre, l’usager et l’agriculteur ne peuvent faire l’économie d’un effort de compréhension qui s’apparente à une rencontre interculturelle, comme celle que peuvent vivre une Bretonne et une Malienne que les hasards ont faites voisines de palier. Dans cette rencontre, chacun peut s’appuyer sur la rambarde de l’appropriation, repère rassurant mais aussi barrière qu’il faut savoir parfois franchir.

62L’utilisation de la propriété pour constituer un sanctuaire, pour exclure les usages publics, constitue de fait l’exception dans l’espace agricole français. Entre le droit de propriété et l’appropriation réelle des lieux par l’agriculteur et l’usager se glissent en effet des représentations sociales de l’espace public et de l’espace privé, des seuils de tolérance variant selon la représentation que l’on se fait de l’autre et des enjeux plus intimes qui tiennent aux rôles des lieux dans la vie de leurs habitants. Il résulte de cette complexité qu’il n’existe pas de lien direct entre le statut juridique des sols et la légitimité de leur usage aux yeux des propriétaires, comme aux yeux des usagers. L’espace agricole français, dans son utilisation récréative, est largement concerné par cette réinterprétation libre des règles de l’appropriation, et les agriculteurs expérimentent probablement là une relation particulière avec l’espace et avec les autres. Le maître des lieux, s’il se protège parfois derrière les hauts murs du droit de propriété, utilise plus souvent son territoire comme un matériau plastique dans lequel il sculpte la géométrie de ses relations aux autres, voire de sa relation au monde. Il en va de même des usagers qui, s’ils se drapent parfois de leurs droits pour exiger l’accès, utilisent aussi très souvent la tolérance générale pour expérimenter hors de tout cadre légal le loisir qui les aide à vivre, en relation avec l’espace concret mais aussi avec les agriculteurs qui l’habitent.

63Si le paysage rural ne doit pas nous plonger dans une inutile nostalgie, il garde une fonction symbolique forte. C’est qu’il intègre beaucoup d’étrange et d’inconnu, aussi bien du fait de la nature que de l’histoire, et que tout n’y est pas (encore) fonctionnel.

« Faudrait-il inventer des paysages néo-urbains ou péri-urbains, restituer, par des procédures d’aménagement, et de préservation, des espaces de liberté où, en quelque sorte, le sens ne soit pas donné d’avance – oui, des paysages au milieu des villes mêmes – parce que, au fond, la fascination du paysage [de campagne] venait de ce qu’il parlait une langue ténébreuse, séculaire et indéchiffrable. Il faut surtout trouver des moyens afin que nous ne soyons pas entourés uniquement d’ustensiles ou d’objets monovalents, – bref, instituer un peu de mystère et des cercles d’ombre » (Dagognet, Guéry et Marcel, 1982, p. 33).

64Il nous semble que la complexité des significations qu’agriculteurs-habitants et usagers donnent aux loisirs en espace agricole préserve généralement ces cercles d’ombre du paysage agricole, en faisant courir à chacun le risque de la rencontre. La liberté qu’ils prennent avec les règles du droit actualise dans le champ juridique cette posture aventureuse.