Version classiqueVersion mobile

Jean Hennessy (1874-1944)

 | 
François Dubasque

Quatrième partie. Désillusions politiques et radicalisation

Chapitre 11. Les derniers combats d’un homme politique dépassé ?

Texte intégral

1La perte de son influence dans son ancienne circonscription, contraint Jean Hennessy à chercher ailleurs un mandat électif. Cette quête de nouveau siège met finalement en relief une véritable géographie du parachutage et du repêchage. Les Alpes-Maritimes, au même titre que les Hautes-Pyrénées, les Hautes-Alpes ou les colonies, sont considérées à cette époque comme des zones refuges où les électeurs, sensibles à la fortune, n’hésitent pas au report de leurs voix sur des hommes d’affaires venus de l’extérieur. Avant Jean Hennessy, Louis Louis-Dreyfus, magnat du négoce international du blé et ancien député de la Lozère, est ainsi repêché dans les Alpes-Maritimes en 1930 après plusieurs échecs à Sisteron, dans la Seine et dans la Marne. Malgré tout, ses quatre ans d’absence au Palais-Bourbon, marqués par son expérience ligueuse, laissent des traces dans l’itinéraire politique de Jean Hennessy et font de lui un député marginal sous certains aspects.

Un « candidat doré » repêché à Nice (1936)

2Battu à la faveur d’une triangulaire en 1932, Jean Hennessy entretient d’abord un espoir de reconquérir le siège perdu à Barbezieux. Son tombeur, le polytechnicien Henri Malet, ne semble pas en voie de s’attirer les sympathies des électeurs qui lui reprochent son attitude hautaine. Cependant, la courte campagne de Jean Hennessy révèle de sa part une incompréhension des nouvelles réalités politiques du département. Sa tactique, toujours fondée sur les principes de notabilité et de coercition, reste en effet inchangée depuis 1906. Elle consiste à promettre une reprise des transactions en matière d’eaux-de-vie dans une région productrice frappée par la crise économique. Les espoirs suscités par ces annonces au sein de la population viticole lui donnent l’image d’un politicien influent et efficace. Il s’agit ensuite pour lui de s’attacher des concours personnels et d’éliminer les adversaires potentiels. Dans cet ordre d’idées, Jean Hennessy a fait obtenir au conseiller général de Barbezieux le poste particulièrement lucratif de chef du contentieux de l’Union de la viticulture et du commerce. Il tente par ailleurs de pousser Raymond Réthoré, candidat radical-socialiste, à renoncer à toute ambition politique dans la circonscription. Directeur politique de La Charente, celui-ci avait soutenu avec La France de Bordeaux, autre journal radical, la candidature d’Hennessy aux dernières élections législatives, contre l’avis des chefs du parti radical. La Fédération départementale radicale-socialiste s’est depuis lors organisée sous l’impulsion de son président, Édouard Pascaud, situé à l’aile gauche du parti. Après la victoire de Malet, Réthoré, rentré dans le rang et promu délégué à la propagande, est en effet chargé de créer des comités radicaux cantonaux dans la circonscription de Barbezieux. Nommé vice-président de la Fédération charentaise en février 1935, il reçoit un an plus tard l’investiture de son parti et l’assurance d’un désistement automatique de ses partenaires socialiste et communiste du Front populaire en cas de ballottage. À l’inverse de la législature précédente, la Fédération radicale-socialiste est désormais suffisamment structurée pour imposer une ligne de conduite unique à tous. De nouveau pris au piège entre un candidat sortant apte à rallier les votes de la droite et une gauche unie, Hennessy préfère jeter l’éponge.

3Il trouve dans les Alpes-Maritimes un contexte politique plus favorable qu’à Barbezieux. Les partis de gauche reposent sur des appareils encore rudimentaires. La Fédération radicale-socialiste compte seulement trente-quatre membres en 1933, tandis que la SFIO est animée par un groupe restreint de militants recrutés essentiellement dans la fonction publique. À cause de leurs divisions, ils perdent la municipalité de Menton et subissent une cuisante défaite à Nice en 1935. Jean Médecin, le maire sortant étiqueté Union nationale, l’emporte avec trois fois plus de voix que les deux candidats socialiste et communiste réunis qui ont refusé de faire liste commune. Entre 1933 et 1936, la droite manifeste à l’inverse un certain dynamisme : créée en avril 1934, la section mentonnaise de la Fédération républicaine regroupe ainsi rapidement quatre cents adhérents. Le département des Alpes-Maritimes reproduit assez fidèlement les contours de l’ancien comté de Nice. La présence de nombreux notables lui conserve par conséquent les caractéristiques d’une société politique encore traditionnelle. Cette situation explique la domination de la tendance modérée représentée par des hommes tels que Médecin ou Baréty, président du conseil général. Mais la proximité de la frontière et la présence à Nice d’une forte colonie italienne, placée sous la responsabilité d’un consul particulièrement actif, contribuent à donner aussi une certaine vigueur à la droite extrême. Des défilés de « Chemises noires » ont lieu dans les rues de Nice. L’apparition de « groupes de choc » et la multiplication des bagarres attisent les tensions entre la droite et la gauche.

  • 1 Surnommé « Jean de Nice » ou « le roi Jean », Jean Médecin (1890-1965) cumule les fonctions de mai (...)
  • 2 J. Basso, Les élections législatives dans le département des Alpes-Maritimes de 1860 à 1939, thèse (...)

4L’influence politique dont jouissent quelques personnalités de la bourgeoisie locale compense la faible structuration des partis. Par le poids de leur clientèle et la fidélité des électeurs, des hommes comme Flaminius Raiberti ou Jean Médecin effectuent des carrières parlementaires exceptionnellement longues. Le premier garde son siège de député durant quarante-trois ans et ne le quitte qu’à son décès en 1931. Le second exerce ses fonctions représentatives pendant vingt-quatre ans, sous trois Républiques (1932 à 1940 et 1946 à 1962). Avocat à Nice, Jean Médecin est issu d’une vieille famille de juristes et d’élus. Sa position au cœur d’un réseau d’hommes de confiance établi à tous les échelons, et sa capacité à barrer la route à d’éventuels rivaux locaux en promouvant des personnalités extérieures lui permettent par ailleurs de cumuler les mandats politiques1. Cette tactique présente un double avantage : limiter le nombre de postes accessibles aux candidats du cru et lui assurer la reconnaissance des parachutés qui lui sont redevables de leur implantation2. En associant cet écrémage des élites locales à l’intérêt manifesté par les électeurs pour les débats nationaux ainsi qu’à leur sollicitude à l’égard des candidats influents ou fortunés, il est facile de comprendre la fréquence des « carrières exotiques » dans le département. Mais à l’inverse de la longévité des caciques locaux, celles-ci durent en général l’espace d’une législature comme le montrent les exemples de Torrès et d’Hennessy à Menton ou d’Édouard Jonas à Grasse.

  • 3 A.D. Alpes-Maritimes, 3 M 195 et 1 M 421 : rapports de police des 2 et 5 avril 1936. Des pressions (...)

5Le souhait de Jean Hennessy de conquérir un siège converge avec celui de la droite locale, désireuse d’opposer un candidat au Front populaire dans la circonscription de Nice-4 (Menton et l’arrière-pays niçois). À l’approche des élections législatives de 1936, la gauche parvient enfin à surmonter ses divisions. Plus solidement implanté que les socialistes, le parti communiste impose en effet à ses partenaires un Front populaire élargi à toutes les nuances de la gauche. Un comité d’unité d’action antifasciste est créé dans cette optique à l’occasion du premier meeting du Front populaire qui se tient le 29 septembre 1935. Le député sortant Henry Torrès y adhère et obtient, contre l’avis de la SFIO, l’assurance d’un désistement en sa faveur des autres candidats de la gauche au second tour de l’élection. Les socialistes se méfient pourtant de ses multiples revirements politiques. Avocat de renom, Henry Torrès a en effet milité au parti socialiste avant de rejoindre le parti communiste lors de la scission de Tours en 1920. Chassé de l’humanité et exclu du PCF en 1923, il participe au comité central de l’Union socialiste communiste. Sollicité par la gauche locale en vue de renverser le conseiller général de droite Marcel Firpo, il arrive dans le paysage mentonnais en 1931 et remporte l’élection cantonale. L’année suivante, il se fait élire député sur un programme radical modéré. À la Chambre, il choisit de siéger dans le groupe de la Gauche indépendante. Officiellement rallié au Front populaire le 4 septembre 1935, il en devient le porte-parole attitré au conseil général. Il représente donc aux yeux de Médecin et Baréty un danger suffisant pour que ceux-ci envisagent à leur tour d’inviter une personnalité extérieure à le combattre dans la circonscription de Nice campagne. C’est ainsi que Jean Hennessy obtient l’assurance d’être l’unique candidat d’opposition au Front populaire, au détriment d’un notable local, le colonel Albert Thierry, contraint par la Fédération républicaine de se retirer de la course3. Les puissants réseaux du député-maire de Nice se mettent par ailleurs à son service. Plusieurs élus locaux, parmi lesquels les maires de Menton, La Turbie et Eze, ainsi que les conseillers généraux de Saint-Matin-de-Vésubie et de Villefranche-sur-Mer, participent à sa campagne. La presse conservatrice prend ouvertement son parti. L’Éclaireur de Nice et du sud-est, journal le plus lu dans le département, titre à deux reprises : « Torrès c’est la guerre » (10 avril 1936) puis « Torrès n’est que le candidat de Moscou » (15 avril 1936).

6Installé tout d’abord au Winter Palace puis à l’hôtel d’Angleterre et enfin dans un étage complet de l’hôtel Gounod à Nice, l’état-major électoral de Jean Hennessy est composé en grande partie de personnalités bien implantées dans la région, comme le secrétaire du centre universitaire médical Péguilhan. Seuls son secrétaire particulier, un agent charentais et Georges Bordat, gérant de la Voix de la France rachetée par Jean Hennessy à la fin de l’année 1935, appartenaient déjà à ses cercles de relations avant la campagne dans les Alpes-Maritimes. Le premier numéro de ce journal, réorganisé en avril 1936, est expédié à tous les électeurs de la circonscription, avec le soutien de L’Éclaireur de Nice et du Sud-Est qui assure une part de la distribution.

7À la différence de sa tentative de parachutage en Ille-et-Vilaine, Jean Hennessy bénéficie cette fois de sérieux atouts : tout d’abord, sa candidature est soutenue par d’éminentes personnalités locales qui mettent leurs réseaux au service de sa réussite ; en second lieu, le fonctionnement politique local convient mieux à son tempérament d’homme politique farouchement indépendant : il repose en effet davantage sur un système clientéliste que sur le poids des structures partisanes. Sa candidature trahit enfin sa conception de la fonction parlementaire, considérée à l’égal d’une profession. Preuve en est le désintérêt qu’il manifeste pour l’étiquette par rapport à l’enjeu de la réélection. Disposé en Charente à faire campagne au centre gauche, il se présente finalement dans le département des Alpes-Maritimes sous les couleurs de l’Union nationale et républicaine.

  • 4 A.D. Alpes-Maritimes, 1 M 421 : rapport de police du 17 avril 1936 au sujet d’une réunion électora (...)
  • 5 Profession de foi de Jean Hennessy en vue des élections législatives de 1936.
  • 6 L’Éclaireur de Nice et du Sud-Est, 6 avril 1936.
  • 7 Ibid.

8Son programme reflète une volonté de donner des gages à la droite tout en conservant une posture modérée : « Je veux me situer au centre parmi les hommes d’ordre partisans du drapeau tricolore et d’une politique franchement républicaine de paix et de liberté4. » Adversaire proclamé de la dictature, Jean Hennessy reste fidèle à ses principes en matière de politique étrangère. Pacifiste réaliste, il rappelle dans sa profession de foi son attachement à la SDN mais ne se fait plus guère d’illusions sur son efficacité. En écho au discours prononcé par Aristide Briand à Genève, en septembre 1929, l’union des peuples européens par « un lien fédéral continental » constitue, selon lui, l’unique moyen d’éviter de futurs conflits. Ses projets économiques et sociaux, à base d’un savant dosage de libéralisme et d’interventionnisme étatique, ne présentent aucune originalité. Seul son intérêt pour le tourisme revêt finalement un caractère inédit. Conscient des enjeux économiques de cette activité, Jean Hennessy, en homme d’affaires expérimenté, suggère de lui appliquer des méthodes de gestion commerciale. Pour vendre ses paysages et susciter une envie chez les consommateurs potentiels, la région doit conjuguer des campagnes publicitaires dynamiques et une politique des transports adaptée5. Au-delà d’un catalogue de propositions plus ou moins lénifiantes, Jean Hennessy adopte dans certains domaines des positions très fermes dans le but de se rallier la frange la plus conservatrice de l’électorat. Tout en gardant un ton mesuré, il n’hésite pas à s’engager sur des sujets chers à la droite autoritaire. Son opportunisme politique n’a pas entièrement gommé l’héritage de son expérience ligueuse. Les idées-forces du PSN apparaissent en filigrane dans sa profession de foi. En effet, le passage consacré à la réforme de l’État reprend une à une les principales mesures défendues par son ancien parti : renforcement de l’exécutif, séparation du législatif en deux Chambres distinctes, l’une politique et l’autre professionnelle, indépendance de la magistrature, exercice de la souveraineté populaire par le référendum et vote des femmes. Certaines de ses déclarations rappellent par ailleurs son combat de 1934 en faveur d’un front social et national. Dans une interview à L’Éclaireur de Nice et du Sud-Est, il dévoile ainsi sa conception d’une France divisée en deux camps irréductibles : celui des néo-communistes comme Torrès et celui des véritables Français6. Dans le contexte électoral marqué par une bipolarisation accrue de la vie politique, Jean Hennessy abandonne néanmoins l’idée de promouvoir une troisième voie. Le front national est, selon lui, le seul rempart efficace face au Front populaire accusé de faire le lit de Moscou. Torrès, son chef de file et principal adversaire d’Hennessy, est présenté comme « le champion non dissimulé du bolchevisme et du drapeau rouge ». Critique piquante de la bouche même d’un spécialiste du reclassement, Hennessy l’accuse d’être un aventurier politique. Il lui reproche surtout d’avoir rapporté à la Chambre le pacte franco-soviétique signé en mai 1935 qui n’a eu, selon lui, pour seul effet que de servir de prétexte à Hitler pour remilitariser la Rhénanie. L’anticommunisme primaire de Jean Hennessy est très favorablement relayé par la presse de droite qui considère ces élections comme une « lutte sans merci contre la faucille et le marteau7 ».

  • 8 L’expression est employée dans la République des Alpes-Maritimes, organe de l’union des gauches, n (...)
  • 9 A.D. Alpes-Maritimes, 4 M 148-149 : rapports de police, 1936.
  • 10 La Vérité, n° 4, 15 février 1936.

9Un autre angle d’attaque lui permet de faire vibrer une corde sensible de l’opinion mentonnaise : il accuse Torrès d’avoir voté en faveur des sanctions contre l’Italie dans l’affaire éthiopienne, sans se soucier des retombées commerciales néfastes pour la région. Quelques mois plus tôt, Jean Hennessy vilipendait pourtant l’agresseur italien dans les colonnes du Quotidien. Au contact des électeurs de sa circonscription, il se montre subitement attaché à l’amitié franco-italienne. Cet « italophile de la dernière heure8 » s’efforce en fait d’aller dans le sens des revendications de certains groupes d’extrême droite. Le parti franciste local, qui compte quarante membres, mène en effet une active campagne contre les sanctions. La tactique de Jean Hennessy semble payante puisqu’outre le francisme, les Jeunesse patriotes, la Solidarité française et l’Action française (AF) se rallient à sa candidature. Deux rapports de police apportent d’intéressantes précisions sur la façon dont ce ralliement s’effectue9. Ils révèlent que le soutien à Hennessy a provoqué des dissensions dans les rangs de l’AF. Ce sont les chefs royalistes niçois qui, en accord avec les dirigeants des autres ligues, imposent à leurs troupes de travailler au succès du candidat porteur d’un programme national. Mais, après le décret de dissolution de la Fédération des Camelots du Roi en février 1936, certains de ses membres profitant de la désorganisation de la structure choisissent de s’affranchir de la discipline de groupe. Ils soutiennent leur propre candidat, Pierre Ellissague, un jeune ingénieur des mines de 32 ans, au deuxième tour des élections législatives dans la quatrième circonscription de Nice. Saisi par le comité central local, Charles Maurras prononce l’exclusion des Camelots de tous les groupements autorisés se rattachant au journal l’action française. Ainsi privé de légitimité, Ellissague ne représente plus une menace sérieuse susceptible de détourner de Jean Hennessy les votes nationalistes : le 30 mai, il ne recueille que trente voix. En revanche, les partisans d’Hennessy ne négligent aucun argument de campagne, pas même l’antisémitisme. Le journal de Menton la Vérité attaque violemment Henry Torrès sur ses origines : « Ce sinistre farceur, face de graisse à fondre, rejeton d’une tribu de youtres sortie de quelque ghetto d’Ukraine avec, pour tout bagage, de la crasse et des punaises. Voilà le représentant distingué de notre région aux Folies Bourbon10. »

10Les élections législatives ont lieu les 26 avril et 3 mai 1936. La droite ne perd que 74 000 voix par rapport à 1932, mais le mode de scrutin favorise la coalition du Front populaire qui remporte 386 sièges contre 224 pour l’opposition. Dans les Alpes-Maritimes, la gauche ne partait pas favorite mais obtient tout de même trois sièges sur six. À Grasse, ils enregistrent leur succès le plus net : Édouard Jonas, candidat de l’Union socialiste républicaine, l’emporte sur le républicain de gauche René Fayssat, député sortant, dans la première circonscription de la ville, tandis que le communiste Henri Pourtalet s’impose après le désistement de Louis Louis-Dreyfus, dans la seconde circonscription. Les modérés conservent en revanche leur bastion niçois. Jean Médecin et Léon Baréty sont élus au premier tour de scrutin dans les première et deuxième circonscriptions, tandis que Jean Hennessy arrache la quatrième à Henry Torrès au second tour de scrutin. Seule la troisième circonscription tombe aux mains du communiste Virgil Barel. Avec 48,7 % des suffrages exprimés, Jean Hennessy arrive en tête du scrutin du 26 avril. Cependant, l’addition des voix des trois candidats de Front populaire place son principal rival en ballottage favorable. Le 3 mai, lors du second tour, Torrès profite effectivement d’un bon report de voix mais la mobilisation des abstentionnistes du premier tour – près de mille suffrages supplémentaires – fait la différence. Ce sont eux qui, en optant majoritairement pour le candidat parachuté, départagent les deux candidats. Celui-ci est parvenu, par ses critiques sur le bilan économique de son adversaire et par ses projets de développement touristique, à convaincre les électeurs. Hennessy arrive en effet largement en tête dans les cantons littoraux, y compris celui de Menton dont Torrès est conseiller général. Dans l’arrière-pays, les suffrages se répartissent de manière plus équilibrée, ce qui tempère quelque peu le préjugé relatif à la fascination exercée par l’argent sur les électeurs des régions montagneuses !

Les pratiques électorales dans un « bourg pourri »

  • 11 BNF, RES FOL – LB 57 – 19 286 : dossier Torrès-Déat, pièce 3.
  • 12 A.P.P., dossier Hennessy : BA 2008. Rapport du 16 mai 1936.

11Au lendemain des élections, la presse de gauche s’interroge sur l’augmentation subite du taux de participation entre les deux tours de scrutin. Elle y voit la preuve d’irrégularités. Selon elle, l’entourage de Jean Hennessy aurait fait voter des électeurs décédés ou ayant déménagé. À ce premier chef d’accusation, Torrès ajoute celui de la corruption, et réclame le 1er juin 1936, l’annulation des élections auprès de la Chambre. Dans Les idées politiques de la France, Albert Thibaudet assure en 1932 que l’achat de voix se pratique en moyenne dans six circonscriptions sur six cents. Or, entre 1902 et 1936, deux à cinq élections par législature sont effectivement invalidées. La vérification des opérations électorales incombe cependant aux Assemblées nouvellement élues. Celles-ci ont donc une sensibilité à la fraude très variable en fonction de la couleur politique de l’élu contesté. De fait, les partis et groupements niçois adhérant au Front populaire font bloc autour du député sortant battu pour réclamer l’invalidation du vainqueur. Des pétitions sont adressées à la Chambre par les fédérations départementales du parti radical-socialiste, de la SFIO et du PCF, mais aussi par la Ligue des droits de l’homme de Menton et le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes11. Ces diverses pressions exercées sur la nouvelle majorité parlementaire ont pour seul but de renforcer les chances de succès de la manœuvre dirigée par la gauche locale12. Le 3 juin, le premier bureau de vérification des opérations électorales charge en effet une commission d’enquête de faire la lumière sur les pratiques électorales dans la quatrième circonscription de Nice.

  • 13 BNF, RES FOL – LB 57 – 19 286 : dossier Torrès-Déat. Il contient entre autres le Mémoire déposé pa (...)

12Les archives donnent une image assez précise de l’évolution des mœurs électorales dans ce département et du climat délétère dans lequel s’est déroulée la campagne13. Un premier fait est ainsi établi : l’achat de voix a effectivement été pratiqué par les agents électoraux de Jean Hennessy. Torrès fournit à cet égard des documents dont l’authenticité est confirmée par les témoins entendus devant la commission d’enquête parlementaire.

  • 14 Le Populaire, 9 mai 1936, repris par Le Front populaire de Menton et de la circonscription, 23 mai (...)
  • 15 En appliquant le coefficient de transformation du franc à l’euro calculé par l’INSEE, les frais de (...)

13Le coût très élevé de la campagne électorale de Jean Hennessy est un deuxième fait avéré, en rapport avec le précédent. Son parachutage dans la circonscription a nécessité un investissement lourd dont le montant n’avait probablement jamais été atteint en Charente où il bénéficiait d’une certaine notoriété. Les journaux de gauche citent à cet égard des chiffres extravagants14. Jean Hennessy aurait dépensé, selon eux, entre 8 et 12 millions de francs dont 1 à 4 millions sous la forme de subventions à l’Éclaireur de Nice. Le reste aurait couvert la rémunération des agents électoraux, l’indemnité versée aux colleurs d’affiches, les achats de voix et les dons. Bien que fragmentaires, les documents originaux transmis par Torrès à la commission d’enquête parlementaire permettent d’estimer de manière sans doute plus juste le montant des frais engagés par Jean Hennessy pour financer sa campagne. Deux devis établis par ses agents électoraux fournissent des indications précieuses ; l’un fait état d’un prévisionnel de dépenses de 251 000 francs pour le canton de Menton, l’autre s’élève à 120 000 francs pour celui de Villefranche-sur-Mer. Écartons d’emblée comme non représentatif le cas de Menton qui est le territoire le plus peuplé de la circonscription. Si l’on retient en revanche le budget de Villefranche comme l’investissement moyen prévu pour chaque canton de la circonscription, on atteint un montant de 1,2 million de francs auquel s’ajoutent les frais inhérents à la campagne de presse, soit un total approximatif de 2 millions de francs. Les dépenses électorales du candidat Hennessy ont donc triplé en l’espace de vingt-cinq ans, entre sa première et sa dernière candidature à la Chambre15. Ces sommes atteignent par ailleurs des niveaux largement supérieurs à ceux habituellement atteints par la grande majorité des députés dans leur circonscription.

  • 16 A.D. Alpes-Maritimes, 3 M 195 : élections législatives de 1936. Lettre de Victor Barel, 21 avril 1 (...)
  • 17 A.D. Alpes-Maritimes, 4 M 148-149 : rapports de police sur l’Action française, 12 mai 1936.
  • 18 J.O., débats parlementaires. Séance du 12 novembre 1936 : rapport d’élection.

14Des preuves de corruption semblent donc incontestables à l’encontre de Jean Hennessy qui utilise sans coup férir sa fortune pour se faire élire. Les différents témoignages recueillis par la commission d’enquête mettent néanmoins en lumière une inexorable dérive des pratiques électorales. Hennessy apparaît dans ce contexte comme la victime d’un système de corruption généralisée établi bien avant son arrivée à Nice. Dans la troisième circonscription, le candidat Virgil Barel porte plainte auprès du directeur de la police : « Des coutumes locales ayant acquis une notoriété certaine ont ici érigé les fraudes électorales à la hauteur d’une véritable institution16. » Le candidat communiste dénonce l’utilisation de cartes d’électeurs absents, disparus ou défunts ainsi que la remise préalable d’enveloppes de type officiel utilisées pour le vote et contenant un bulletin au nom du candidat bénéficiaire. Ces pratiques débordent donc le simple cadre de la circonscription de Jean Hennessy. Les témoins s’accordent par ailleurs à considérer que les mœurs électorales se sont surtout détériorées à partir de 1932. Torrès lui-même est suspecté de s’être livré à cette époque à des opérations d’achat de suffrages. Sa probité ne ressort pas non plus intacte des élections de 1936 où il applique les méthodes dont il fait grief à son adversaire. Il accuse par exemple Hennessy d’être à l’origine de plusieurs candidatures de dernière minute. La présence au second tour des parisiens Maurice Pichot et Paul Coblentz, étiqueté socialiste indépendant, constitue selon lui une manœuvre pilotée par son rival et destinée à lui ravir des voix. Mais de son côté, il entre en pourparlers avec Henri Plaintif, ancien chef des Camelots du Roi : moyennant une rétribution de 35 000 francs, celui-ci lui promet de présenter la candidature de Pierre Ellissague dans le but d’enlever trois cents à quatre cents voix nationalistes à Jean Hennessy17. La déposition de Chauny, le trésorier du comité électoral d’Hennessy, fait état par ailleurs de sollicitations de la part de l’entourage de Torrès pour constituer des pièces accablant Hennessy au cas où il serait élu. Torrès aurait donc fait en sorte que de très nombreuses demandes soient dirigées vers son adversaire18. Chauny, à la suite d’une brouille avec son patron, envoie au député sortant une liasse de documents dont celui-ci se sert pour monter le dossier d’invalidation. Dans le mémoire qu’il transmet aux députés, Jean Hennessy insiste pour sa part sur son refus de répondre aux innombrables demandes de gens qui le savaient très riche. Il les informe par ailleurs de ses soupçons à l’encontre de certains membres de son entourage et s’estime victime d’une machination. Le premier bureau de vérification électorale semble partager son point de vue puisqu’il rejette finalement la responsabilité sur Henry Torrès, accusé de provocation à la corruption et de détournement de documents.

15La violence représente aussi l’un des traits caractéristiques des campagnes électorales niçoises. La crainte d’attentats oblige en effet les candidats à avoir recours à des équipes de protection qui louent très cher leurs services. Elles exploitent une situation de tensions qu’elles ont pourtant contribué à alimenter. Mais elles ne se contentent pas d’assurer la sécurité du candidat qui les a engagées, elles perturbent aussi la campagne des adversaires, terrorisent les électeurs et s’affrontent même parfois entre elles. Trois bandes, recrutées localement, agissent sur le terrain pour le compte de Jean Hennessy : la bande Bonetto composée de dix membres, celle de Leoncini (cinq membres) et celle de Gilly (vingt membres). Avocat, ce dernier est le secrétaire général du Rassemblement national du colonel Bastiani. Les francistes niçois sont aussi à sa solde. Après la proclamation des résultats du premier tour, ils commettent un attentat faisant huit blessés. Face à eux, Torrès rassemble des groupes armés tout aussi dangereux. Leurs chefs, tels Joseph Ruiz dit « Jo le balafré » ou Albert Affalo dit « Bébert l’Algérien », sont recrutés dans les milieux de la pègre parisienne et marseillaise. En usant de procédés mafieux, Ils font pression sur les hôteliers de Menton pour qu’aucun n’accepte d’accueillir Hennessy et son comité électoral. Des coups de feu sont échangés avec les bandes rivales comme lors de l’altercation du bar Riviera à Menton où un agent électoral de Jean Hennessy est grièvement blessé.

  • 19 Ibid, et séance du 11 décembre 1936.

16Corruption, fraude et violence donnent de Nice l’image d’un « bourg pourri ». Ces écarts s’accentuent par ailleurs au milieu des années 1930, sans que Jean Hennessy puisse en être tenu pour seul responsable. Les membres du premier bureau de la Chambre ont entendu un grand nombre de personnes et constitué un volumineux dossier sur la question. Ils jugent les pièces remises par Henry Torrès irrecevables dans la mesure où elles ont été fabriquées avec l’intention avérée de nuire. Ils lavent du même coup Hennessy de l’accusation de corruption électorale et valident son élection par vingt-trois voix contre neuf et trois abstentions19.

Un marginal de gauche au Palais-Bourbon

  • 20 J.O., 28 mai 1937.

17Dans la Chambre de 1936, le profil de Jean Hennessy ne correspond pas à celui du député standard. Il est l’un des rares négociants qui siègent dans la nouvelle Assemblée. Titulaire d’une expérience ministérielle que seuls quatre-vingt-quinze autres de ses collègues ont partagé, il appartient en revanche au groupe restreint des élus non originaires du département qu’ils représentent (un tiers de l’effectif total). Il fait aussi partie de la minorité des repêchés (vingt-quatre députés). Âgé de 62 ans, il appartient pour finir à la génération qui, depuis 1919, a fourni les plus gros contingents d’élus nationaux mais qui en 1936 est distancée par la génération 1881-1890 et par celle de la décennie suivante. Jean Hennessy n’adhère à aucun groupe, mais pour pouvoir participer à la répartition des sièges dans les commissions permanentes, il signe toutefois une déclaration d’entente avec la Gauche indépendante. Or, fait surprenant, ce groupe se range dans la majorité de Front populaire. Tout en conservant son autonomie jusqu’à 1938, il fédère en effet une coalition hétéroclite comprenant le parti Camille Pelletan, le parti frontiste, le parti de l’Unité prolétarienne et le parti de la Jeune République. En 1937, il réunit vingt-deux membres plus cinq apparentés20. Même si la discipline de vote n’est pas de règle dans cette formation, Jean Hennessy n’en siège pas moins parmi ses anciens adversaires. Il joint ainsi son suffrage aux leurs en vue d’adopter des grandes lois sociales comme les congés payés et la semaine de quarante heures.

  • 21 J.-P. Cointet, « Les marginaux de gauche », dans R. Rémond et J. Bourdin (dir.), La France et les (...)

18Derrière les revirements et les apparentes contradictions dont le nouveau député des Alpes-Maritimes s’est montré coutumier, il est néanmoins possible de discerner une certaine logique. Rappelons l’importance de la Première Guerre mondiale dans le cheminement de Jean Hennessy qui acquiert à ce moment-là une authentique sensibilité de gauche. Il adhère au groupe républicain socialiste et s’en sépare à la fin des années 1920 pour prendre part aux combinaisons ministérielles d’Union nationale. Son expérience ligueuse et les idées qu’il défend en 1934-1935 offrent quelques similitudes avec les courants d’inspiration fasciste. À en croire Jean-Paul Cointet, un itinéraire tel que le sien répond aux principales caractéristiques du marginal venu de la gauche, peu à son aise dans aucune de ses formations, et sachant conserver les réflexes et motivations qui lui sont propres21.

  • 22 Le 9 mars 1937, Jean Hennessy dépose un amendement visant à remettre en vigueur un plafond d’émiss (...)

19Jean Hennessy ne s’est pas seulement marginalisé sur le plan politique. Sa participation au travail parlementaire n’est plus qu’un pâle reflet de son intense activité législative d’autrefois. Son action durant la seizième législature se résume à une proposition de loi, un amendement22, un rapport et deux interventions dans la discussion générale. Elle représente à peine 7,25 % de l’ensemble du travail parlementaire réalisé dans sa carrière de député, soit l’activité la plus réduite depuis son premier mandat entre 1910 et 1914. La validation tardive de son élection l’a vraisemblablement obligé de se rabattre sur des commissions subalternes – Douanes et Comptes définitifs – dont il se désintéresse complètement. En 1938, il saisit une opportunité de permuter pour la commission de la Marine marchande. De novembre 1938 au milieu de l’année 1939, beaucoup plus assidu en séance, il ne participe pas pour autant aux travaux législatifs. Il se contente de poser de temps à autre quelques questions qui dénotent chez lui une méconnaissance des sujets liés à ce domaine d’activités. C’est donc par des canaux différents des grandes commissions permanentes de la Chambre que Jean Hennessy s’exprime et tente inlassablement de convaincre l’opinion du bien fondé de ces projets de réforme.

Des réseaux réactivés autour d’anciens projets de réforme : la représentation proportionnelle

20Par opportunisme et volonté tenace d’exercer coûte que coûte des mandats politiques, Jean Hennessy multiplie les volte-face et finit par brouiller la lisibilité de son parcours. Ce comportement s’explique en partie par la conviction profonde, enracinée dans son éducation de grand bourgeois, de l’utilité et de l’importance d’occuper une fonction dans la gestion des affaires publiques. Cependant, à l’heure de la modernisation de la vie politique, cette conception élitiste le situe désormais dans les rangs d’un passé révolu. Quelque peu isolé au début de la seizième législature, il semble se placer lui-même volontairement à l’écart de tout travail d’élaboration législative. Mais même s’il tient un second rôle dans la vie politique, Jean Hennessy n’en renonce pas pour autant à faire peser ses idées sur les grands débats nationaux. L’originalité de sa démarche réside dans le lien persistant entre son ambition politique et une volonté inaltérable de mener à bien ses projets de réforme de l’État. Aussi bien levier de son ascension lorsqu’ils reposent sur de puissants réseaux de soutien, que vecteur de marginalisation lorsqu’ils le conduisent à remettre en cause le fonctionnement du régime, ses desseins constituent en tout état de cause l’indiscutable moteur de sa carrière politique. Il est symptomatique de constater qu’une fois son siège de député reconquis, il ne s’investit plus que de manière résiduelle dans les affaires de sa circonscription. Les difficultés nationales et l’imminence d’un second conflit généralisé lui donnent en revanche l’occasion de formuler, aussi bien en matière de politique intérieure qu’extérieure, quelques propositions en vue de résoudre la crise. Il s’empare à nouveau de ses thèmes de prédilection : la représentation proportionnelle et le fédéralisme qui retrouvent, à la fin des années 1930, une brûlante actualité.

21Dès sa première entrée au Palais-Bourbon, Jean Hennessy prend part au débat sur la représentation proportionnelle qui agite régulièrement la Chambre depuis les années 1880. Un premier groupe parlementaire de la Représentation proportionnelle est fondé en 1906, sous l’impulsion du progressiste Charles Benoist. Il renaît en 1935 mais se heurte à la commission du Suffrage universel, hostile à toute modification du mode de scrutin. Reformé en novembre 1937, il porte Jean Hennessy à sa présidence. Ce choix peut surprendre en raison de la position marginale occupée à la Chambre par le député des Alpes-Maritimes. Mais plusieurs raisons expliquent ce « retour en grâce ». Outre son engagement historique en faveur de la « RP », Jean Hennessy possède les qualités nécessaires pour redonner efficacité au fonctionnement du groupe de pression qui se reconstitue. Apparenté à la Gauche indépendante, il peut en effet représenter un trait d’union entre la majorité de Front populaire et les modérés dont il est proche. Or, ceux-ci sont en force parmi les cent quarante-quatre partisans de la « RP ». Le comité central du groupe comprend quatorze personnalités, dont six députés républicains de gauche et radicaux indépendants, un démocrate populaire et trois membres de la Fédération républicaine. Jean Hennessy côtoie en son sein plusieurs relations : Louis Marin qui, à l’instar du Collège libre des sciences sociales, le seconde en tant que vice-président, mais également Adrien Marquet et Pierre Mathé aux côtés desquels il a milité pour la réforme de l’État en 1934. Le soutien d’Antoine Cayrel, député de la Gironde et président de la commission du Suffrage universel, a sans doute été déterminant dans la désignation de Jean Hennessy à la présidence du groupe. Inscrit comme lui à la Gauche indépendante et partisan déclaré de la réforme électorale, il participe à ses côtés à la campagne du groupe de la Représentation proportionnelle. L’action conjuguée des deux présidents crée une dynamique en faveur de la « RP » à la Chambre. En mars 1938, le groupe compte désormais deux cent quatre-vingt-quatre membres, et parmi eux de plus en plus de députés proches de la majorité. Deux propositions de résolution de Cayrel, mises au vote les 30 juillet 1936 et 3 juin 1937, sont néanmoins repoussées à cause de l’opposition du PCF, de la SFIO et de la majorité des radicaux-socialistes. Édouard Daladier n’est effectivement pas favorable à une réforme électorale dans la mesure où elle comporte des ferments de division entre radicaux et socialistes. Le 20 février 1938, le parti radical-socialiste, réuni en congrès, se prononce en faveur du scrutin uninominal à deux tours.

  • 23 La Voix de la France, 21 janvier 1938, et J.O., débats parlementaires. Séance du 16 mars 1939.
  • 24 La Voix de la France, 14 mars 1938.
  • 25 J.O., op. cit.

22La lutte pour l’application de la « RP » représente la principale activité parlementaire de Jean Hennessy sous la seizième législature. Dans son esprit, elle constitue une étape préalable indispensable à la réforme de l’État. Elle répond en effet au souci qu’il a déjà exprimé à plusieurs reprises entre 1934 et 1936, d’assainir le climat politique en réduisant le décalage entre la représentation légale et la représentation effective. Cet argument n’a rien d’original, et ne date pas de la vague antiparlementaire consécutive aux émeutes du 6 février 1934. En 1907, Paul Deschanel développait déjà l’idée que l’addition des abstentions et des suffrages obtenus par les candidats battus dépassait les suffrages des candidats élus. Chiffres à l’appui, Jean Hennessy cherche de même à démontrer aux députés qu’en 1936 ils ne représentent que 46 % du corps électoral23. Afin d’assurer la plus large diffusion possible aux thèses proportionnalistes, le député des Alpes-Maritimes utilise une méthode déjà expérimentée par lui lors de ses campagnes régionalistes. Au groupe parlementaire, il ajoute en effet un comité d’action dont l’objectif est de porter la question de la représentation proportionnelle devant l’opinion publique. À deux exceptions près – le conseiller municipal de Paris Levillain et André Bardon, ancien sous-secrétaire d’État – la composition des deux structures est identique. À l’issue d’une tournée nationale de conférences commencée à Metz le 23 janvier 1938 et achevée à Paris le 10 mars, le Comité d’action de la Représentation proportionnelle compte, selon le rapport établi par Joseph Lecacheux, secrétaire général, dix mille adhérents dont trois mille élus non parlementaires24. Jean Hennessy intervient, au titre de cette campagne de propagande, dans les Alpes-Maritimes pour animer une manifestation en faveur de la « RP » sous l’autorité de Jean Médecin, avec le concours de Léon Garibaldi, directeur de L’Éclaireur de Nice et du sud-est, au casino municipal de Nice, le 12 février 1938. Cette étape militante qui précède l’action parlementaire est destinée à la rendre plus efficace par la pression ainsi exercée sur le gouvernement et sur le Parlement. Après un premier ajournement des débats voté par la Chambre en novembre 1938, Jean Hennessy, en qualité de président du groupe de la Représentation proportionnelle, se rend auprès du président du Conseil Édouard Daladier afin d’obtenir que la discussion parlementaire relative à la réforme électorale soit programmée en début d’année 1939. Un nouveau débat est effectivement lancé le 16 mars. Il porte sur deux propositions de loi, déposées par Louis Marin et Pierre Trémintin, rapporteur de la commission du Suffrage universel, tendant à instaurer la représentation proportionnelle pour l’élection des députés. Jean Hennessy y prend part et présente ses observations contre un nouvel ajournement25.

  • 26 Babaud-Lacroze, radical indépendant, et James Hennessy, républicain de gauche, sont réélus. Le siè (...)

23C’est également au titre de défenseur de la représentation proportionnelle qu’il présente le 23 octobre 1938 sa candidature à l’élection sénatoriale en Charente. Cette candidature ne bouleverse pas pour autant la situation locale. Son départ de la Charente puis son apparition tardive dans la course à un siège sénatorial sont des éléments qui ne jouent pas en sa faveur. Les suffrages personnels sur lesquels il compte sont en nombre insuffisant pour pouvoir inquiéter les sénateurs sortants Babaud-Lacroze et James Hennessy, son frère aîné. Tous deux sont soutenus par un collège électoral d’orientation modérée. Avec moins de 17 % des suffrages exprimés au premier tour de scrutin, Jean Hennessy n’arrive finalement qu’en septième position derrière tous ses rivaux, de droite comme de gauche26. Cette élection se solde donc pour lui par un échec cuisant. Elle représente sa première et dernière tentative de conquête d’un siège de sénateur. Elle confirme par ailleurs son faible intérêt pour sa circonscription de Nice-Menton dans laquelle il n’a aucune attache particulière.

24La campagne nationale en faveur de la « RP » donne néanmoins des résultats plus probants. Le reclassement à droite du parti radical offre un nouveau cadre aux débats sur la réforme électorale. La constitution du ministère Daladier met un terme à l’expérience du Front populaire. Après sa rupture avec le PCF, puis la SFIO en décembre 1938, le président du Conseil rallie progressivement l’ARD et la Fédération républicaine à sa stratégie d’union nationale. La nouvelle coalition orientée à droite comprend une majorité de députés favorables à la « RP ». Dans ces conditions, une nouvelle demande d’ajournement de la discussion sur la réforme électorale, déposée le 16 mars 1939 par Théophile Romastin est repoussée par 307 voix (dont celle de Jean Hennessy) contre 280. Le 27 juin, lors de la dernière séance de la session ordinaire de la Chambre, la proposition de loi instituant la représentation proportionnelle est adoptée par 339 voix contre 234. Courte victoire cependant car, le 29 juillet 1939, le gouvernement Daladier décrète, à la faveur des pleins pouvoirs, la prorogation de deux ans du mandat des membres de la Chambre. Enfin, le 18 novembre 1939, un nouveau décret ajourne sine die toutes les élections.

Le réveil fédéraliste

  • 27 Cité par P. Ludlow, « Le débat sur les buts de paix en Grande-Bretagne durant l’hiver 1939-1940 », (...)

25L’entrée en guerre fait ressurgir avec force le principe fédéraliste et l’idée européenne, mis en sommeil depuis 1933. Les accords économiques de novembre 1939 entre la France et la Grande-Bretagne ont un impact important sur les milieux fédéralistes de part et d’autre de la Manche. Les bruits, alimentés par Chamberlain et Daladier, d’une union franco-britannique de temps de guerre laissent à penser que cette entente pourrait devenir, en temps de paix, la pierre angulaire d’un nouveau système fédéral européen. En Grande-Bretagne, ce nouvel enthousiasme pour la cause fédérale se traduit par une série de projets d’union économique et politique. En l’espace d’un an, plus de cent cinquante associations fédéralistes se constituent dans le pays. Malgré les hésitations de Lord Robert Cecil, même la vieille League of nations Union se rallie à cette solution. Les 9 et 10 mars 1940, elle tient une conférence à Londres avec son homologue française. Dans leur déclaration finale, les représentants des deux groupements préconisent la formation, dans le cadre de la SDN, d’une union des États européens basée sur la coopération franco-britannique, mais ayant vocation à être poursuivie et élargie27.

  • 28 Discours prononcé le 10 avril 1940 à la Société de géographie commerciale et d’études coloniales. (...)
  • 29 Conférence au Collège libre des sciences sociales, 21 décembre 1939.
  • 30 Propos tenus lors d’une réunion du Centre d’études et d’action fédéralistes, le 20 avril 1940.

26Pour sa part, Jean Hennessy a cessé de militer dans les mouvements de soutien à la SDN en 1934. Il considère toutefois que l’organisation internationale a initié un concept qui mérite d’être repris et perfectionné. Mais son échec à préserver la paix et à répondre à l’idée européenne du fait de son universalisme la disqualifie à porter le projet d’union continentale et la condamne à disparaître28. Il participe par ailleurs à plusieurs manifestations en faveur du fédéralisme aux côtés de Richard Coudenhove-Kalergi. Le Comité paneuropéen, créé par ce dernier en juin 1939, obtient l’appui d’Amery et de Churchill en Grande-Bretagne, celui de Paul Reynaud en France. Jean Hennessy, quant à lui, ne partage pas l’objectif de faire de l’axe Londres-Paris le socle du mouvement paneuropéen. Il doute de la solidité du lien avec l’Angleterre tant la politique d’équilibre continental menée par ses dirigeants les a conduit trop souvent depuis 1919 à prendre le parti de l’Allemagne29. Selon lui, la France a plutôt vocation à être un trait d’union entre Anglo-saxons et Latins. C’est pourquoi il convient de n’exclure du projet européen ni le régime mussolinien, ni le régime nazi30.

  • 31 Les conférences prononcées au CLSS ont fait l’objet d’une publication : J. Hennessy et J. Charles- (...)
  • 32 J. Hennessy, « Les axes et le trépied », La Voix de la France, 16 octobre 1937.

27Depuis sa conversion au fédéralisme en 1917, Jean Hennessy est demeuré un partisan convaincu du bien-fondé de ce système. La guerre est pour lui l’occasion d’une intense réflexion sur ce sujet. Dès septembre 1939, il se préoccupe des futures conditions de paix. Malgré le déclenchement du conflit, il arrive à convaincre Charles-Brun de relancer au CLSS un cycle de conférences sur le thème du fédéralisme, à l’image de celui qu’ils avaient organisé conjointement en 1926. Le regain d’intérêt sur cette question transparaît dans le succès d’audience qui lui est réservé. Du 4 décembre au 21 décembre 1939, entre cent cinquante et deux cents personnes assistent à chacune des neuf leçons délivrées par Hennessy et Charles-Brun sur le sujet du « fédéralisme européen : ses principes, ses avantages, son avenir31 ». La thèse principale, d’inspiration proudhonienne, développée par les deux orateurs repose sur le principe des fédérations primaires. Pour parvenir à une union européenne globale, il s’agit dans un premier temps de mettre en place des fédérations régionales sur la base d’un patrimoine géographique, économique et culturel commun. Dans leurs conférences des 16, 18 et 21 décembre, tous deux analysent diverses unions possibles comme le panceltisme, le pannéerlandisme ou encore la fédération des peuples latins. Charles-Brun évoque également les progrès du rapprochement franco-britannique, sujet que Jean Hennessy, de son côté, se garde surtout d’aborder, tant par crainte des effets de la censure que par peur d’être taxé de défaitisme. On sait en effet par un article paru en 1937 dans La Voix de la France que sa préférence va plutôt à un axe Paris-Berlin-Rome « et du coup, l’Alsace, la Lorraine, la Savoie et Nice deviennent des liens32 », écrit-il. Ces doutes à l’égard d’un renforcement du lien franco-britannique prouvent qu’il n’a pas changé d’avis en 1940.

  • 33 À ce sujet, voir B. Bruneteau, « L’Europe nouvelle » de Hitler, une illusion des intellectuels de (...)

28Comprendre le fédéralisme de Jean Hennessy à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale nécessite d’analyser la nature de son pacifisme dans le contexte des années 1930. Hostile au traité de Versailles, admirateur de l’Italie, farouchement anticommuniste, Jean Hennessy suit en 1938 la pente munichoise. À la Chambre, il vote à l’unisson d’une très grande majorité de députés la ratification de ces accords. Selon les premiers sondages IFOP, le Parlement est en phase avec l’opinion puisque 57 % des Français se déclarent satisfaits du règlement de la crise. Le courant pacifiste est donc majoritaire en 1938. Il est favorable à la politique gouvernementale et anti-communiste. Dans un article publié dans La Voix de la France, le 3 juin 1937, Jean Hennessy exprime ce sentiment à sa façon. Seule, selon lui, la Russie tirerait profit d’une guerre entre les nations d’Europe occidentale. Pour illustrer son propos, il joint à cet article une carte où l’immense territoire russe semble écraser de son poids la petite Europe. Au plan intérieur, il accuse le PCF, mais également Léon Blum, de faire le lit de Moscou. Après plus d’un an d’une violente campagne de presse visant à dénoncer le danger communiste, les articles dans la Voix de la France sur ce thème se font de plus en plus rares en 1939. Ce retournement doit être relié à la signature du pacte germano-soviétique, le 23 août 1939. Dans un paradoxal chassé-croisé, les pacifistes reçoivent l’embarrassant renfort du parti communiste, tandis que de nombreux adversaires de l’URSS se résignent au conflit. Il résulte de cette situation la création d’un « parti de la paix » de nature très différente de celui de 1938. Numériquement minoritaire, il réunit des personnalités de divers horizons. Parmi elles, se trouve Jean Hennessy et un courant composé d’anciens briandistes sensibles à l’incantation « ni droite, ni gauche33 ». Dès le milieu des années 1930, l’Europe unie représente indéniablement chez Jean Hennessy une troisième voie entre un internationalisme déçu et un patriotisme chauvin. Son aspiration à créer la fédération européenne ne s’oppose nullement à sa volonté, manifestée dans les débats sur la réforme de l’État, de renforcer le pouvoir exécutif. Cette voie médiane représente peut-être aussi un moyen de dépasser sa marginalité. Il n’est pas rare d’observer chez les marginaux de gauche, en rupture avec leur famille politique, une foi en une union européenne intégrant tout type de régime. Dans ce domaine, les points de vue de Déat, Bergery, Montagnon, Luchaire ou Paul Marion se rapprochent de certains groupes d’inspiration fasciste. Le 5 juin 1940, les membres de la rédaction de Je suis partout, qui se font les interprètes d’un pacifisme pro-nazi, sont arrêtés sur ordre de Georges Mandel pour atteinte à la sûreté de l’État. Parmi eux, figurent Clément Serpeille de Gobineau, ancien membre de la Ligue pour l’organisation de la SDN présidée par Jean Hennessy, et Robert Fabre-Luce, proche du PSN et auteur de plusieurs articles publiés dans À nous Français ! en 1935. Tous deux illustrent parfaitement les liens établis entre le thème de l’Europe unie et la réforme de l’État.

  • 34 Le 25 avril 1940, au cours d’un dîner des Amis du Collège libre des sciences sociales, Jean Hennes (...)
  • 35 MNATP, fonds FRF : boîte n° 1. Administration. Les figures historiques sont contestées au sein mêm (...)
  • 36 L’engagement régionaliste précède en général le militantisme en faveur du fédéralisme. Bertrand Cl (...)
  • 37 La Voix de la France, 10 mai 1940.

29Malgré ces points de convergence, ce n’est pas dans cette famille politique que Jean Hennessy puise les forces nécessaires à la reconstitution d’un réseau militant autour du principe fédéraliste. Trois filières – parlementaire, internationaliste et régionaliste – alimentent en effet le Centre d’études et d’action fédéralistes qu’il institue dans la foulée des conférences au CLSS. Selon une méthode déjà éprouvée lors de la campagne en faveur de la représentation proportionnelle, il crée, parallèlement à cette nouvelle structure qui s’adresse directement à l’opinion, un groupe interparlementaire du fédéralisme, dont il prend la tête, et qui constitue son principal vivier. Sur les cent vingt membres que compte le groupe, quatre sénateurs, dont Henry Bérenger, président de la commission des Affaires étrangères, et sept députés siègent ainsi au bureau exécutif du Centre d’études et d’action fédéralistes. Ils représentent différentes sensibilités politiques, avec, contrairement au groupe de la « RP », une légère dominante à gauche. Les socialistes (René Brunet), radicaux-socialistes (Bérenger, Godart, Elbel et Chateau) et indépendants de gauche (Hennessy) sont en effet majoritaires face à trois modérés de droite (Deschanel, Beaudoin-Bugnet et Paul Jourdain) et deux conservateurs (Alexandre Lefas et de Grandmaison). Lointain héritier de la Société Proudhon créée par Hennessy au lendemain de la Première Guerre mondiale34, le Centre abrite également quelques rescapés du milieu genevois, en particulier l’avocat Louis Sarran qui, au début des années 1930, siégeait aux côtés d’Hennessy au conseil de la FFASDN, Fernand Corcos et le comte Clauzel, ambassadeur. Enfin, plusieurs militants de la première heure à la FRF, tels Charles-Brun, son délégué général, mais également le parlementaire Justin Godart, représentent le courant régionaliste au sein de l’équipe dirigeante. Leur présence confirme une nouvelle fois la filiation en ligne directe de la doctrine régionaliste et du fédéralisme européen. Réduit à de petits cénacles, le régionalisme n’est plus, aux yeux des nouvelles générations, qu’une théorie d’avant-guerre35. Mais, comme en témoigne le double engagement de ses partisans, il survit à travers le combat fédéraliste36. L’influence des régionalistes se fait par ailleurs sentir dans le mode de fonctionnement du nouveau groupe de propagande mis sur pied par Jean Hennessy. En effet, comme aux débuts de la FRF, il est décidé sous l’impulsion de Charles-Brun de rédiger un programme minimum commun de quatre à cinq articles, susceptible de rassembler les diverses opinions et de regrouper d’autres associations fédéralistes37.

30Les circonstances historiques du mois de juin 1940 mettent en échec la tentative de Jean Hennessy de relancer d’ambitieux projets de réforme en réactivant d’anciens réseaux. Le 16 juin, Churchill adresse à Paul Reynaud, président du Conseil, une proposition de fusion franco-britannique, suggérée par Pléven et Monnet, membres de la commission économique à Londres, et par le général de Gaulle. Mais l’hostilité d’une majorité des ministres français ralliés à l’avis du maréchal Pétain, provoque la démission de Paul Reynaud. Le rejet de ce projet par le gouvernement et la défaite militaire – les troupes allemandes occupent Paris depuis plusieurs jours déjà – ont donc raison de l’initiative de Jean Hennessy. Après trois mois d’une courte existence (février à avril 1940), le Centre d’études et d’action fédéralistes disparaît : la réunion prévue le 29 mai 1940 n’a finalement jamais eu lieu.

31Si souvent utilisée par Jean Hennessy comme instrument de propagande, la presse a-t-elle joué un rôle dans la diffusion du message fédéraliste ? Comme nous l’avons signalé à plusieurs reprises, propriétaire, actionnaire ou bailleur de fonds, quel que soit le mode d’intervention choisi, il s’est servi, durant toute sa carrière politique, des journaux tant locaux que nationaux comme support de ses candidatures et de ses projets de réforme.

Tentative de prise de contrôle de L’Œuvre

  • 38 A.P.P., dossier Hennessy : BA 2008 et J.-N. Jeanneney. François de Wendel, op. cit, p. 571-572.

32Grâce à ses relations personnelles avec Gustave Téry, L’Œuvre s’était fait largement l’écho de ses projets de constitution fédérale entre 1917 à 1919. C’est donc sur la presse d’opinion de gauche qu’il assoit son influence dans les années 1920. Son recentrage politique dans les années 1930 l’incite à élargir ses centres d’intérêt. Il jette tour à tour son dévolu sur La Petite Gironde en 1933, et sur le Journal des Débats en 1937, aux prises avec des difficultés financières. Mais il se heurte à Marcel Gounouilhou d’une part, à François de Wendel d’autre part, hostiles à l’idée de céder la moindre parcelle de leur autorité. Les offres d’Hennessy sont donc repoussées38. Dans le même temps, il renonce à alimenter les caisses du Quotidien. L’ancien organe du Cartel a perdu de nombreux lecteurs et se trouve dans une situation économique particulièrement fragilisée. Privée de ressources, la Société anonyme du Progrès Civique, qui exploite le journal et l’imprimerie du Centaure, rue Kléber, est donc contrainte, en septembre 1936, à déposer le bilan après avoir licencié une cinquantaine de journalistes. Sous couvert d’une nouvelle société, le député patron de presse se porte ensuite acquéreur de la gestion et de l’imprimerie de l’ancien journal dans le but de lancer un nouveau périodique. Soulagé du passif de l’entreprise, il réalise ainsi une bonne opération. Imprimés rue Kléber, les trois premiers numéros de La Voix de la France paraissent pendant la campagne des élections législatives de 1936. La formule séduit Jean Hennessy : elle sert non seulement ses intérêts politiques immédiats mais lui permet en même temps de disposer à moindres frais d’un organe de diffusion de ses idées. Les obligataires de la Société du Progrès Civique s’estimant floués, assignent Hennessy devant le tribunal de commerce. Mais celui-ci obtient gain de cause et peut, dès le mois d’avril 1937, faire paraître son nouveau journal selon une fréquence hebdomadaire. Forillère, ancien régisseur général des propriétés de Jean Hennessy, en est le gérant, tandis que Jean Hennessy se réserve la direction politique. Trois campagnes majeures se succèdent dans les colonnes du périodique : la croisade anticommuniste qui dure toute l’année 1937, la réforme électorale qui domine l’actualité en 1938, enfin la lutte en faveur du fédéralisme en 1939-1940. Dès sa naissance, le tirage de La Voix de la France atteint 60 000 exemplaires, soit l’équivalent de celui du Quotidien à son lancement.

  • 39 A.N., L’Œuvre : 3 AR 4. Tableaux comparatifs.
  • 40 A.P.P., dossier Hennessy : BA 2008.
  • 41 En avril 1939, Déat est élu député USR de la circonscription d’Angoulême laissée vacante par René (...)
  • 42 A.N., F60 1 686 : Commissariat national à l’intérieur, « la propagandastaffel ». Analyse de la pre (...)

33Des journaux dans lesquels Jean Hennessy possède des intérêts, l’Œuvre est celui qui connaît la plus large diffusion : de 212 344 exemplaires en 1936, son tirage atteint un maximum de 274 383 exemplaires en 193939. C’est en outre une entreprise florissante dont le budget est excédentaire depuis 1932 et dont les bénéfices s’élèvent à 2,2 millions de francs en 1938. L’action conjuguée de Georges de La Fourchardière et de Geneviève Tabouis lui a permis de se constituer un public fidèle, essentiellement parmi les intellectuels de gauche. Sous l’impulsion de son rédacteur en chef, Jean Piot, député radical sortant, L’Œuvre soutient en 1936 la campagne du Front populaire puis le gouvernement Blum. Bien qu’étant lui-même candidat anti-Front populaire à Nice, Jean Hennessy n’intervient cependant pas dans la ligne politique du journal. Il possède pourtant à cette époque une minorité de blocage dans le capital de cette société de presse. En 1931, il a en effet racheté les parts que détenait le sénateur Lederlin, et se retrouve ainsi en possession de trois mille actions sur les huit mille qui constituent le capital40. Avec les banquiers Marchal et Bauer, Pierre Guimier, directeur de l’Agence Havas, et Henry Raud, administrateur-délégué et directeur du journal, il est donc l’un des principaux commanditaires de L’Œuvre. Sa tentative de prise de contrôle du journal intervient en 1938, à la faveur de deux éléments. D’une part, suite à la déconfiture de la banque Bauer et au rachat de ses titres, il devient titulaire de 70 % du capital de la société de presse. D’autre part, la crise de Munich qui scinde en deux la rédaction du journal le pousse également à prendre partie dans la querelle. D’un côté, Geneviève Tabouis et Albert Bayet représentent le camp antimunichois, anti-nazi et belliciste. Ils s’opposent de l’autre côté, à la ligne pacifiste tracée, avec le soutien d’Henry Raud et de Jean Piot, par Marcel Déat. Or, l’opinion d’Hennessy en matière de politique étrangère le rapproche de Déat, de même que le siège obtenu en 1939 par ce dernier en Charente41 où Hennessy n’a pas perdu tout espoir de retrouver un mandat. Il cherche donc, en faisant prévaloir sa situation majoritaire, à remodeler l’équipe de rédaction autour du pôle pacifiste. Cette intervention soudaine et maladroite se heurte à la tradition d’indépendance à laquelle sont attachés de nombreux journalistes de L’Œuvre. Ceux-ci lui opposent donc une résistance inattendue qui avive les tensions et clivages au sein du journal. Fernand Bouisson, président du conseil d’administration, leur apporte son appui. Proche de Laval, il lui sert d’intermédiaire dans certains milieux socialistes. Il n’est donc pas hostile à l’expression de la ligne pacifiste dans les colonnes de L’Œuvre. Mais il voit surtout l’occasion d’évincer les rivaux potentiels que sont Jean Hennessy, ou Henry Raud qui siège au conseil d’administration. Au prétexte qu’après la faillite de la banque Bauer et Marchal, les actions Bauer rachetées par Hennessy doivent se trouver bloquées comme appartenant à l’actif de la société, il réfute ses prétentions à contrôler le journal et porte l’affaire devant les tribunaux42.

34La résistance interne organisée pour faire face à l’offensive Hennessy trouve un allié extérieur à la lumière. Jadis victime des manœuvres du patron du quotidien, son directeur Georges Boris tente en mai-juin 1939 d’alerter l’opinion sur le danger que court, selon lui, le journal l’Œuvre. Dans un article particulièrement virulent, publié le 12 mai 1939, il écrit en effet :

  • 43 G. Boris, « Si M. Hennessy prenait le contrôle de L’Œuvre », La Lumière, 12 mai 1939.

« M. Jean Hennessy veut maintenant agir en maître. Tel M. Bunau-Varilla au Matin, il entend imprimer à L’Œuvre ses directives politiques. On connaît sa position : c’est celle d’un homme de droite aggravé d’un transfuge. Au reste, on sait ce qu’il a fait du Quotidien avant de le tuer. Bien plus, il ne prétend pas seulement faire de L’Œuvre un journal réactionnaire, il veut qu’elle devienne l’organe d’une politique dont les scandaleux articles de M. Déat ont donné l’avant-goût, l’organe du flandinisme intégral, de la capitulation devant le fascisme [...]43. »

  • 44 M. Déat, Mémoires politiques, Paris, éditions Denoël, 1989, p. 565.

35Au début de l’année 1940, le différend n’est pas tranché. Jean Hennessy a dû ajourner ses plans. De fait, aucune instruction nouvelle n’est venue entraver la liberté de parole de la rédaction, tandis que la direction et le conseil d’administration demeurent inchangés. L’occupation allemande sert en revanche les intérêts particuliers de Marcel Déat. Après s’être repliée en zone libre, l’Œuvre réintègre en septembre son hôtel parisien de la rue Louis-le-Grand, avec Déat à sa tête. Geneviève Tabouis a préféré rejoindre l’Angleterre, tandis que Jean Piot est congédié sous la pression allemande. Avec l’assentiment de Laval, il est remplacé par Robert Bobin, ancien membre de l’équipe dirigée par Renaudel à la Vie socialiste et ami personnel de Déat, puis par André Guérin, ancien socialiste antimunichois devenu partisan de la collaboration. Jean Hennessy, principal actionnaire, semble dès lors mis hors-jeu. Dans ses Mémoires, Marcel Déat indique en effet : « Un vieux litige subsiste à propos d’un paquet d’actions dont Jean Hennessy est propriétaire, mais cette question ne sera pas réglée et n’entravera en rien la marche du journal. Pour moi, je suis officiellement directeur politique [...]44. »

36En réalité, cette tentative avortée de prise de contrôle de l’Œuvre par Jean Hennessy reflète parfaitement sa volonté de relancer certains projets de réforme en réactivant d’anciens réseaux de relations et canaux d’expression. Mais sa position marginale sur l’échiquier politique est un handicap qui l’empêche de mobiliser les énergies avec la même efficacité que dans les années 1920. Dépourvue de solides attaches politiques, son influence est désormais quasi nulle. La modification des rapports de force au journal l’Œuvre en apporte une démonstration flagrante. Elle a lieu hors de toute intervention de sa part. Face à Fernand Bouisson, Vincent Delpuech, membres du conseil d’administration, et Marcel Déat qui soutiennent tous trois le nouveau régime pétainiste, Jean Hennessy est disqualifié par son vote protestataire du 10 juillet 1940.

Du « oui » tacite au « non mais », l’attitude ambiguë des frères Hennessy le 10 juillet 1940

  • 45 Extrait cité par O. Wieviorka, Les orphelins de la République, destinées des députés et sénateurs (...)
  • 46 J.O., débats parlementaires, 1940, p. 169.

37Le 29 juin 1940, le maréchal Pétain, président du Conseil, accepte la proposition de Pierre Laval, vice-président du Conseil depuis le 23 juin, de réunir les Chambres en Assemblée nationale pour accorder au gouvernement les pouvoirs constituants. Au cours d’une réunion privée, le 6 juillet, Laval ne laisse planer aucun doute sur ses intentions : « La démocratie parlementaire a perdu la guerre ; elle doit disparaître pour céder la place à un régime autoritaire, hiérarchisé, national et social45. » Or, si le changement de régime n’est pas prévu dans les conditions de l’Armistice, un quasi-consensus s’installe en France sur le principe d’une modification politique. Lorsque le 9 juillet, à Vichy, Chambre et Sénat se réunissent séparément pour voter le projet de résolution sur la révision des lois constitutionnelles, quatre parlementaires seulement s’y opposent. Le 10 juillet, députés et sénateurs disent oui par 569 voix contre 80 au texte suivant : « L’Assemblée nationale donne tous les pouvoirs au gouvernement de la République sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes, une nouvelle constitution de l’État français46. »

  • 47 O. Wieviorka, Les orphelins de la République, op. cit, p. 37 et suiv.

38Il est intéressant d’observer que la Gauche indépendante est le seul groupe parlementaire dont les opposants au projet sont en nombre supérieur aux ralliés. Dans le camp des opposants se rangent Boulet, Delom-Sorbé, Elminger, Hennessy, Montel et Serre mais aussi Galandou-Diouf monté à bord du Massilia. Cinq parlementaires seulement figurent dans celui des ralliés. Quatre d’entre eux ont côtoyé, à un moment donné, Jean Hennessy : Bergery et Marquet au cours des débats sur la réforme de l’État, Cayrel au groupe de la Représentation proportionnelle et Bouisson au journal L’Œuvre. Ils n’en sont pas moins devenus de fervents soutiens de la politique de Laval. Même si 91 % des votes protestataires, 81 % des abstentions et 85 % des élus embarqués sur le Massilia proviennent de gauche47, l’appartenance à ce groupe politique ne suffit donc pas à expliquer le choix de Jean Hennessy. La Gauche indépendante comprend en effet trop de personnalités dissemblables pour pouvoir en conclure des liens de cause à effet. Pas plus que son appartenance à un groupe politique, sa fréquentation des réseaux réformateurs n’apporte d’éléments déterminants de l’attitude de Jean Hennessy à Vichy. Un cinquième des anciens membres des groupes de la « RP » et du fédéralisme se prononce contre l’attribution des pouvoirs constituants au gouvernement, pour un dixième sur l’ensemble des élus. Dans ces deux groupes, le « oui » reste toutefois très majoritaire. Il recueille 70 % des suffrages chez les fédéralistes, pourtant de sensibilité plutôt orientée à gauche, soit un taux supérieur à la moyenne des opinions favorables (65,6 %). Ce résultat conforte l’idée déjà soulignée d’une convergence entre pacifistes de gauche et néo-pacifistes de droite. Comprendre le cheminement de Jean Hennessy lors des événements du 10 juillet 1940 n’est donc pas exercice aisé. Contrairement à son frère, il n’a pas cherché a posteriori à expliquer ses choix ou ses décisions.

  • 48 James Hennessy, « Pourquoi je suis resté à Paris… Pourquoi je ne suis pas allé à Vichy… », L’Ère n (...)
  • 49 Son attitude sous Vichy lui vaudra, à la fin de l’année 1944, quelques mois avant son décès, d’êtr (...)

39James Hennessy appartient au groupe de l’Union démocratique et radicale du Sénat dont les vingt-cinq membres présents à Vichy se sont unanimement prononcés en faveur du oui. Il préfère pour sa part ne pas répondre à la convocation des assemblées et décide de rester à Paris. Afin de lever toute ambiguïté, il éprouve néanmoins le besoin de justifier son absence à Vichy, et précise à l’attention de ses électeurs que son attitude ne doit en aucun cas être interprétée comme un acte de résistance au nouveau régime qui s’installe. À moins d’un mois d’intervalle, il signe en effet deux articles dans L’Ère nouvelle des Charentes où il exprime son évolution évidente vers un ralliement sans faille au maréchal Pétain48. Il rend pêle-mêle les juifs, francs-maçons, étrangers, communistes et partisans du Front populaire responsables de la guerre et de la défaite. Au départ, James Hennessy se montre malgré tout relativement prudent dans ses analyses. Il émet en effet quelques doutes sur la capacité de Pétain à redresser la situation. Il concède que « Vichy est pavée de bonnes intentions » mais fait part de ses craintes qu’aucune réforme ne procède de l’Assemblée. Les premiers actes constitutionnels lui donnent cependant satisfaction et semblent le rassurer pleinement. Le 11 juillet 1940, Pétain s’attribue les pouvoirs exécutif et législatif avec le titre de « chef de l’État ». Le 13 juillet, il congédie Lebrun, après avoir renvoyé les Assemblées la veille. Le régime parlementaire a vécu. Dans le second article qu’il rédige, James Hennessy adhère désormais sans retenue tant à la personnalité du maréchal Pétain dont il souligne le dévouement patriotique, qu’à ses projets de nouvelle constitution. Ses actes confirment par la suite ses écrits : loin d’abandonner ses responsabilités politiques, il préside, dès 1942, le conseil départemental qui remplace le conseil général supprimé, et accepte la responsabilité de la corporation paysanne49.

40Les archives manquent pour tenter de discerner les sentiments de Jean Hennessy durant cette période. Il n’a pas été découvert d’équivalent aux déclarations de presse de son frère James. Or, malgré leurs différences de réactions face aux événements, l’un comme l’autre finissent par se rallier au régime de Vichy. Il est donc nécessaire de rechercher des éléments d’explication qui puissent permettre d’élucider les motifs de son opposition du 10 juillet 1940. En premier lieu, Jean Hennessy n’a jamais souscrit, pas même à l’époque du PSN, au mythe du chef ou du sauveur. Il est donc peu enclin à accepter la chute de la République pour une dictature, fut-elle celle du maréchal Pétain ! Son aversion et sa rancœur envers Pierre Laval constituent, selon toute vraisemblance, l’élément déterminant de son refus d’accorder les pouvoirs constituants au gouvernement Pétain. Il convient de rappeler la violente campagne orchestrée par Hennessy en 1935 contre Laval, alors président du Conseil, affublé de toutes les tares. De fait, les contacts pris par Hennessy avec le régime de Vichy sont postérieurs au renvoi de Laval. Il semble enfin que l’attentisme face à des événements mal maîtrisés, se manifeste chez James Hennessy par un refus de participer au scrutin, tandis qu’il s’exprime chez Jean Hennessy par un vote d’opposition. Son refus de quitter Vichy après le 10 juillet 1940 corrobore ses hésitations. La propagande maréchaliste présente pourtant les partisans du non comme de mauvais Français. C’est pourquoi tout se passe en fait comme s’il tentait en 1941 d’effacer les effets désastreux de son vote du 10 juillet 40 en multipliant les gestes de bonne volonté à l’égard du régime de Vichy. Son comportement a posteriori représente bien la diversité de motivations chez les « 80 » qui dirent « non ». Son choix résulte en effet d’un faisceau de causes qui ne préfigurait en rien un engagement en résistance.

Le pétainisme, ultime espoir de réforme pour Charles-Brun et Jean Hennessy

  • 50 J.-P. Cointet, Histoire de Vichy, Paris, Plon, 1996, p. 142.

41Hennessy et Charles-Brun ont suivi deux voies idéologique et politique parallèles, qui inclinent vers le pétainisme durant « les années sombres ». Ils sont en effet séduits par des projets de réforme comme le renforcement de l’exécutif, la politique familiale, la mise en place d’institutions corporatistes ou de la régionalisation, présentés par Vichy comme les fondements de la Révolution nationale. Ce programme, qui puise son inspiration dans les thèses défendues aussi bien par la droite traditionaliste et catholique que par la droite modérée et libérale ou par les milieux corporatistes, emporte une large adhésion parmi les représentants de ces différentes familles politiques. Ceux-ci fournissent les premiers contingents de soutien au maréchal Pétain50. Charles-Brun et Hennessy, qui ont forgé leur pensée à leurs contacts successifs, y trouvent également leur compte. L’éviction de Laval, le 13 décembre 1940, marque par ailleurs une ère nouvelle : Pierre-Étienne Flandin renoue les liens avec la classe politique. En instituant, le 21 janvier 1940, le Conseil national, il suscite espoirs et envies chez les parlementaires. Ses membres sont répartis dans de grandes commissions. Un tiers d’entre eux sont députés ou sénateurs, les deux tiers restant sont des représentants des élites économiques, sociales et culturelles.

  • 51 A.N., 2 AG 638 : commission Décentralisation, Conseil national de Vichy.
  • 52 M. Cointet, Le Conseil National de Vichy (1940-1944), Paris, Aux amateurs de livres, 1989, p. 184.
  • 53 A.P.P., Série GA F2 : Fédération régionaliste française.

42L’analyse du travail effectué par la commission de la réorganisation administrative, présidée par Lucien Romier, ancien animateur du Redressement français d’Ernest Mercier, permet de mieux saisir les liens de Charles-Brun et de Jean Hennessy avec Vichy51. Michèle Cointet a comptabilisé, sur un an, vingt-six lois et décrets où apparaît la notion de région52. Le maréchal invoque fréquemment ce thème dans ces discours. En novembre 1940, à Lyon, il annonce la création d’assemblées provinciales à vocation économique. Il se contente en fait de prolonger une politique ébauchée à l’époque de la Première Guerre mondiale. La commission de la réforme administrative du Conseil national adapte donc l’expérience de la Troisième République aux exigences du maréchal Pétain. Le projet de loi qu’elle rédige en décembre 1941 prévoit la division du territoire en vingt provinces. Chacune d’entre elles serait gérée sur le plan économique par un gouvernement de vingt à cinquante membres, désignés par l’État parmi l’élite économique, sociale et spirituelle de la région. Elle serait présidée par un gouverneur de province partageant ses pouvoirs avec le préfet de région. Malgré une forte tonalité traditionaliste, ce projet rappelle sous certains aspects les anciens plans de régionalisation élaborés par Jean Hennessy et Charles-Brun. Mais son cadre institutionnel résonne cette fois comme la promesse de son application prochaine. Cette perspective incite Jean Charles-Brun à coopérer étroitement avec les services de Vichy. Il rédige tout d’abord à l’attention du maréchal Pétain deux rapports sur la question de la réforme administrative (1er octobre 1940 et 18 février 1941), et intègre, à la suite, la commission ad hoc du Conseil national, en qualité d’expert. Puis il tente, au début de l’année 1942, de recréer au sein de la Fédération régionaliste française une dynamique autour d’un noyau de fidèles parmi lesquels Bertrand Clauzel, Hugues Lapaire, Maxime Leroy et Bernard Appert, jeune avoué de 27 ans, auteur d’une thèse sur le régionalisme administratif53.

  • 54 Les autorités allemandes ne délivrent leur autorisation que le 27 avril 1943. La FRF tient son uni (...)

43Mais une fois encore, les résultats de cette nouvelle campagne régionaliste ne sont pas à la hauteur de ses espérances. Des rivalités internes et certaines inimitiés personnelles retardent, puis empêchent la reconstitution officielle de l’association régionaliste54. Il existe d’autre part un important décalage entre les déclarations d’intention du maréchal Pétain et le fonctionnement réel de l’État français. L’ambition d’une renaissance régionale se limite à la nomination, par la loi du 19 avril 1941, de dix-huit préfets régionaux, les préfets de département étant reconduits dans leurs fonctions. Instrument de contrôle étatique, le nouvel échelon administratif créé relève donc plutôt d’une logique centraliste et déconcentratrice. Par ailleurs, aucune suite n’est donnée aux projets de réorganisation administrative élaborés par le Conseil national en 1941, puis 1944. Charles-Brun en éprouve une profonde désillusion, d’autant qu’il convoitait le poste de gouverneur de Provence dont il avait entendu en commission qu’il lui reviendrait de droit.

  • 55 J. Hennessy, Diplomatie nouvelle et fédéralisme, Paris, Société des éditions La Caravelle, 1942. L (...)

44Jean Hennessy ne joue pas un rôle aussi actif que Charles-Brun dans les rouages de Vichy et ne s’y manifeste pas aussi tôt. Son absence dans les débats sur la question de la réforme administrative, tant au Conseil national que dans le cadre de la FRF, s’explique sans nul doute par l’ostracisme qui pèse sur lui depuis le vote du 10 juillet 1940. Lorsque certaines de ses idées refont surface, son nom n’est jamais mentionné dans les discussions de la commission de décentralisation, pas même par Charles-Brun. En revanche, lorsqu’il prend contact avec Pétain, Jean Hennessy fait expressément référence à son ami. Évoquer des luttes communes en faveur du régionalisme et du fédéralisme, en compagnie d’un personnage bien en vue à Vichy, constitue un bon moyen de faciliter son retour en grâce. Sa reconnaissance de la légitimité du régime de Vichy ne fait d’ailleurs aucun doute. Au cours du mois d’août 1941, il est reçu à plusieurs reprises par le chef de l’État. À l’issue de la première entrevue, il lui offre les leçons sur le fédéralisme prononcées avec Charles-Brun au CLSS, en décembre 1939. Tout se passe en réalité comme si, au terme de leur parcours, les deux infatigables propagandistes de la réforme de l’État se répartissaient, dans un ultime baroud, les chantiers en cours : à Charles-Brun le régionalisme et à Jean Hennessy la cause fédéraliste. Sa lettre du 13 août 1941 au maréchal Pétain est un véritable plaidoyer pour le fédéralisme. Son attachement à cette doctrine se manifeste également à travers son dernier ouvrage intitulé Diplomatie nouvelle et fédéralisme qui paraît en 194255. Dans ce livre empreint d’une grande déférence à l’égard de Pétain, il affirme que la France a toujours vocation à être le fédérateur de l’Europe. À le lire, il ressort que Jean Hennessy n’a pas pris la mesure de la situation de la France dans la sphère de contrôle hitlérienne. Le pacifisme réaliste dont il se prévalait dans les années 1930 a cédé la place à un aveuglement coupable. Ses propos très complaisants à l’égard de l’Allemagne en sont également la preuve. Il exonère ainsi le vainqueur de toute responsabilité dans le déclenchement de la guerre. Il ne nie absolument pas le principe de la collaboration mais le conçoit plutôt dans un cadre fédéraliste. Jean Hennessy faisait autrefois du fédéralisme et de la démocratie deux valeurs indissociables. Or, désormais, sa conviction en une Europe unie est tellement vivace qu’elle a complètement occulté la question de l’idéologie nazie. Il n’est évidemment pas un cas isolé. Sans nécessairement tomber dans le choix d’une collaboration active, d’autres européistes comme lui n’en acceptent pas moins, avec une certaine compréhension, la présence allemande. Les cheminements variés des partisans d’une Europe fédérale montrent que la construction européenne ne s’enracine pas uniquement dans la résistance.

  • 56 Archives privées Sauvignon. Trois lettres de Jean Hennessy, 22 août 1942, 4 janvier et 10 juin 194 (...)

45Cependant, la méfiance vraisemblablement tenace des autorités de Vichy à l’égard de Jean Hennessy marqué de manière indélébile par son vote du 10 juillet 1940, et plus encore le retour au pouvoir de Pierre Laval, le 18 avril 1942, mettent un terme définitif au rôle de conseiller officieux du pouvoir que celui-ci a tenté de s’octroyer en 1941. Installé en Charente à l’été 1942, il est de retour à Paris en janvier 1943. Sa santé se dégrade rapidement : en juin, son médecin lui conseille une cure de repos en Suisse56. Après avoir passé l’été à Lausanne, il réside à Montreux où sa femme, venue le rejoindre pour le soigner, décède subitement le 20 avril 1944. Quatre jours plus tard, il s’établit à l’hôtel Royal de Lausanne où il décède à son tour le 4 novembre 1944, à l’âge de 70 ans, des suites d’une longue maladie. Les cercueils des deux époux sont déposés dans la crypte de la chapelle Saint Roch à Lausanne en attendant leur transfert à Paris, le 13 novembre 1945.

***

  • 57 « Dans le fédéralisme j’ai foi, je l’ai dit à l’heure où le combat de 1939 a éclaté, je l’ai dit q (...)

46Jusque dans leurs ultimes manifestations, les choix politiques de Jean Hennessy surprennent par leurs paradoxes et d’apparentes incohérences. En revanche, son engagement militant pour la réforme de l’État dans un cadre fédéraliste s’inscrit dans une rigoureuse continuité et une réelle authenticité. Entre les deux guerres mondiales, ses idées dans ce domaine connaissent néanmoins une évolution selon sa perception des événements internes et extérieurs : d’une fusion des états-majors franco-britanniques pendant la Première Guerre mondiale, il en vient en effet à défendre le principe d’un axe Paris-Berlin auprès des autorités vichyssoises, pendant l’occupation allemande en France. Il rejoint à cet égard les partisans de la victoire allemande. Le Centre français de collaboration économique et la Revue de la révolution nationale trouvent ainsi dans l’espoir d’une Europe unie la justification de l’occupation allemande. D’autres croient à la déradicalisation de l’idéologie nazie dans un cadre de nature fédérale. Quoi qu’il en soit, la foi européenne de Jean Hennessy, certes intacte, semble désormais réduite à un simple système intellectuel très éloigné des réalités de la Deuxième Guerre mondiale57.

Notes

1 Surnommé « Jean de Nice » ou « le roi Jean », Jean Médecin (1890-1965) cumule les fonctions de maire de Nice depuis 1928, conseiller général de Sospel en 1931 et député de la première circonscription de Nice en 1932.

2 J. Basso, Les élections législatives dans le département des Alpes-Maritimes de 1860 à 1939, thèse de doctorat en droit, université de Nice, 1968.

3 A.D. Alpes-Maritimes, 3 M 195 et 1 M 421 : rapports de police des 2 et 5 avril 1936. Des pressions sont semble-t-il exercées par Médecin et Baréty pour convaincre les cadres de la Fédération républicaine de se rallier à la candidature unique de Jean Hennessy, malgré l’opposition de deux de leurs principaux dirigeants – Bourreau, président de la Fédération départementale, et Pouget, président de la section de Menton, qui démissionnent.

4 A.D. Alpes-Maritimes, 1 M 421 : rapport de police du 17 avril 1936 au sujet d’une réunion électorale de Jean Hennessy à Breil.

5 Profession de foi de Jean Hennessy en vue des élections législatives de 1936.

6 L’Éclaireur de Nice et du Sud-Est, 6 avril 1936.

7 Ibid.

8 L’expression est employée dans la République des Alpes-Maritimes, organe de l’union des gauches, n° 1, 19 avril 1936.

9 A.D. Alpes-Maritimes, 4 M 148-149 : rapports de police, 1936.

10 La Vérité, n° 4, 15 février 1936.

11 BNF, RES FOL – LB 57 – 19 286 : dossier Torrès-Déat, pièce 3.

12 A.P.P., dossier Hennessy : BA 2008. Rapport du 16 mai 1936.

13 BNF, RES FOL – LB 57 – 19 286 : dossier Torrès-Déat. Il contient entre autres le Mémoire déposé par Monsieur Henry Torrès concernant l’invalidation de Monsieur Jean Hennessy (27 pages) et une brochure intitulée La corruption de Monsieur Jean Hennessy, datée du 9 juin 1936. Voir également J.O., débats parlementaires. Séance du 12 novembre 1936 : rapport d’élection.

14 Le Populaire, 9 mai 1936, repris par Le Front populaire de Menton et de la circonscription, 23 mai 1936.

15 En appliquant le coefficient de transformation du franc à l’euro calculé par l’INSEE, les frais de campagne de Jean Hennessy s’élèveraient à 1,2 million d’euros en 1936 contre 384 000 euros en 1910.

16 A.D. Alpes-Maritimes, 3 M 195 : élections législatives de 1936. Lettre de Victor Barel, 21 avril 1936.

17 A.D. Alpes-Maritimes, 4 M 148-149 : rapports de police sur l’Action française, 12 mai 1936.

18 J.O., débats parlementaires. Séance du 12 novembre 1936 : rapport d’élection.

19 Ibid, et séance du 11 décembre 1936.

20 J.O., 28 mai 1937.

21 J.-P. Cointet, « Les marginaux de gauche », dans R. Rémond et J. Bourdin (dir.), La France et les Français en 1938-1939, Paris, FNSP, 1978, p. 261-274.

22 Le 9 mars 1937, Jean Hennessy dépose un amendement visant à remettre en vigueur un plafond d’émission des billets de banque et à assurer leur convertibilité réelle en or. Son intervention provoque des rires sur divers bancs de l’Assemblée et lui vaut une réponse cinglante du ministre des Finances selon qui cette proposition bouleverse toutes les assises de la situation financière contemporaine.

23 La Voix de la France, 21 janvier 1938, et J.O., débats parlementaires. Séance du 16 mars 1939.

24 La Voix de la France, 14 mars 1938.

25 J.O., op. cit.

26 Babaud-Lacroze, radical indépendant, et James Hennessy, républicain de gauche, sont réélus. Le siège restant est attribué à René Gounin (USR).

27 Cité par P. Ludlow, « Le débat sur les buts de paix en Grande-Bretagne durant l’hiver 1939-1940 », dans Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, Français et Britanniques dans la drôle de guerre, actes du colloque franco-britannique de Paris, 8-12 décembre 1975, Paris, éditions du CNRS, 1979, p. 114.

28 Discours prononcé le 10 avril 1940 à la Société de géographie commerciale et d’études coloniales. La Voix de la France, 10 mai 1940.

29 Conférence au Collège libre des sciences sociales, 21 décembre 1939.

30 Propos tenus lors d’une réunion du Centre d’études et d’action fédéralistes, le 20 avril 1940.

31 Les conférences prononcées au CLSS ont fait l’objet d’une publication : J. Hennessy et J. Charles-Brun, Le principe fédératif, Paris, Alcan, PUF, 1940.

32 J. Hennessy, « Les axes et le trépied », La Voix de la France, 16 octobre 1937.

33 À ce sujet, voir B. Bruneteau, « L’Europe nouvelle » de Hitler, une illusion des intellectuels de Vichy, Paris, éd. du Rocher, 2003, p. 218 et suiv.

34 Le 25 avril 1940, au cours d’un dîner des Amis du Collège libre des sciences sociales, Jean Hennessy rappelle les éléments suivants : « Nous n’avons fait qu’une chose, c’est de pasticher Proudhon, de nous efforcer de bien nous pénétrer de sa doctrine et de l’adapter aux conditions actuelles ».

35 MNATP, fonds FRF : boîte n° 1. Administration. Les figures historiques sont contestées au sein même du mouvement régionaliste. Ainsi, à la suite du comité directeur de la FRF qui se tient le 18 janvier 1939, Paul Devigne, secrétaire de la commission de la propagande, se montre extrêmement sévère à l’égard de Charles-Brun qu’il qualifie de fasciste.

36 L’engagement régionaliste précède en général le militantisme en faveur du fédéralisme. Bertrand Clauzel offre l’exemple d’un parcours inverse. Après une longue carrière diplomatique durant l’entre-deux-guerres, c’est lui qui préside, entre 1940 et 1944, les réunions du bureau exécutif d’une FRF moribonde.

37 La Voix de la France, 10 mai 1940.

38 A.P.P., dossier Hennessy : BA 2008 et J.-N. Jeanneney. François de Wendel, op. cit, p. 571-572.

39 A.N., L’Œuvre : 3 AR 4. Tableaux comparatifs.

40 A.P.P., dossier Hennessy : BA 2008.

41 En avril 1939, Déat est élu député USR de la circonscription d’Angoulême laissée vacante par René Gounin, devenu sénateur, qui lui apporte son soutien.

42 A.N., F60 1 686 : Commissariat national à l’intérieur, « la propagandastaffel ». Analyse de la presse, note de mai 1943.

43 G. Boris, « Si M. Hennessy prenait le contrôle de L’Œuvre », La Lumière, 12 mai 1939.

44 M. Déat, Mémoires politiques, Paris, éditions Denoël, 1989, p. 565.

45 Extrait cité par O. Wieviorka, Les orphelins de la République, destinées des députés et sénateurs français (1940-1945), Paris, Seuil, 2001, p. 63.

46 J.O., débats parlementaires, 1940, p. 169.

47 O. Wieviorka, Les orphelins de la République, op. cit, p. 37 et suiv.

48 James Hennessy, « Pourquoi je suis resté à Paris… Pourquoi je ne suis pas allé à Vichy… », L’Ère nouvelle des Charentes, 21 juillet 1940. Id., « Les temps nouveaux : la Constitution de Vichy », L’Ère nouvelle des Charentes, 11 août 1940.

49 Son attitude sous Vichy lui vaudra, à la fin de l’année 1944, quelques mois avant son décès, d’être inquiété par la justice (Archives Hennessy, papiers familiaux).

50 J.-P. Cointet, Histoire de Vichy, Paris, Plon, 1996, p. 142.

51 A.N., 2 AG 638 : commission Décentralisation, Conseil national de Vichy.

52 M. Cointet, Le Conseil National de Vichy (1940-1944), Paris, Aux amateurs de livres, 1989, p. 184.

53 A.P.P., Série GA F2 : Fédération régionaliste française.

54 Les autorités allemandes ne délivrent leur autorisation que le 27 avril 1943. La FRF tient son unique assemblée générale, le 18 mars 1944.

55 J. Hennessy, Diplomatie nouvelle et fédéralisme, Paris, Société des éditions La Caravelle, 1942. La lettre adressée au maréchal Pétain est reproduite en préface.

56 Archives privées Sauvignon. Trois lettres de Jean Hennessy, 22 août 1942, 4 janvier et 10 juin 1943.

57 « Dans le fédéralisme j’ai foi, je l’ai dit à l’heure où le combat de 1939 a éclaté, je l’ai dit quand la France s’est avouée vaincue, je le proclame quand la terre est de plus en plus ensanglantée », écrit-il dans Diplomatie nouvelle et fédéralisme, en 1942.

© Presses universitaires de Rennes, 2008

Licence OpenEdition Books

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search