1C’est en réinvestissant le champ de la réforme que Jean Hennessy, expulsé du Palais-Bourbon, se maintient dans le débat politique. S’étant autrefois révélé habile à monter des opérations et à obtenir des concours, il cherche à présent à recréer, autour du parti social-national (PSN), un vaste rassemblement destiné à rénover la République. Dans le contexte de crise des années 1930, la question de la réforme de l’État bénéficie en effet d’une audience sans précédent. Cet engagement n’a rien d’inédit chez Jean Hennessy propagateur depuis vingt ans d’une doctrine régionaliste mais celle-ci prend cette fois une tournure plus radicale. Contrairement aux radicaux et aux socialistes qui défendent les droits du Parlement, il prône désormais une troisième voie placée sous le signe de l’autorité. Il dénonce les clivages traditionnels et conteste le régime de la Troisième République sans toutefois imiter la démarche d’un André Tardieu qui préfère se retirer de la vie politique pour se consacrer à la rédaction d’ouvrages1. Entre droite et gauche d’une part, entre rancunes personnelles et convictions d’autre part, quelle est donc la nature exacte de ses projets dans leur nouvelle version ? N’ont-ils pas subi l’attraction de l’idéologie fasciste ? Leur orientation nouvelle traduit-elle une conversion sincère aux thèses révisionnistes ou, comme semble l’indiquer son soudain abandon en 1936, un opportunisme politique pour continuer à jouer un rôle national après sa série de déconvenues ?

La réforme de l’État comme cheval de bataille

2Précoce partisan de la réforme de l’État – ses premiers discours sur ce thème datent de 1912 – Jean Hennessy effectue un retour à l’action militante à partir de 1932. Il aborde toutefois la question différemment, surtout après les événements du 6 février 1934. N’est-ce pas le signe d’un nouveau glissement sur l’échiquier politique ?

3La réforme de l’État s’inscrit dans une chronologie longue de réflexion sur le perfectionnement de la République par la modification de ses structures. Divers projets ont vu le jour depuis la fin du xix^e siècle, le plus souvent lorsque des situations de crise affectaient les institutions. Lorsqu’il pénètre les milieux parlementaires à partir de 1932, le thème de la réforme de l’État prend une nouvelle dimension politique, avant qu’un débat de fond ne s’engage sur cette question en 1934. Parmi les promoteurs de la révision, il convient de noter l’intervention d’Henri Groussau, lors de l’ouverture à la Chambre de la session ordinaire de 1933. Doyen d’âge, le député du Nord, proche des catholiques sociaux et membre de la Fédération républicaine, transforme son allocution de rentrée en plaidoyer pour une nouvelle Constitution. Il affirme qu’un mouvement en faveur de la réorganisation des pouvoirs se dessine, citant entre autres l’action du Club social national de Jean Hennessy2.

4Pour comprendre les intentions de Jean Hennessy, son parcours personnel doit être replacé dans le contexte de crise économique, d’instabilité politique et de tensions internationales du début des années 1930. Ses échecs électoraux successifs et ses désillusions politiques ont en effet contribué à affermir son discours et à lui donner du corps : « Ce n’est pas par quelques palliatifs que nous pourrons réformer nos institutions et nos mœurs. La Constitution de notre pays a besoin d’être rénovée. Il faut une réforme énergique, prompte, complète », écrit-il dans Le Quotidien du 21 juin 19323. Il se démarque du même coup de Raymond Poincaré, sous la houlette duquel il se rangeait pourtant lors de la campagne législative de 1932. Dans un article intitulé « Faut-il réviser la Constitution ? » qu’il publie dans L’Illustration du 29 avril 1933, l’ancien président du Conseil, soucieux de préserver la démocratie, estime que quelques aménagements dans le cadre du régime mis en place en 1875 suffiraient à transformer l’État sans qu’il soit nécessaire de réviser la Constitution. Cette position rejoint celle défendue par Joseph Barthélémy dans ses travaux4 mais ne correspond pas, loin s’en faut, au point de vue de Jean Hennessy. Celui-ci réclame un redressement général du pays fondé sur les notions de probité, d’autorité et d’ordre. Attaché au respect de la souveraineté nationale, il estime toutefois indispensable d’alléger la tâche du pouvoir représentatif tout en renforçant l’exécutif. Le succès de cette entreprise dépendra, selon lui, de la capacité à mobiliser l’opinion publique par-dessus le Parlement et les partis. Il renvoie donc dos à dos les théories marxistes, le radicalisme considéré comme désuet, les partis de gauche pas assez nationaux, et les partis de droite pas assez sociaux à son goût. Pour lui, les solutions envisagées par Léon Blum, partisan d’une réforme électorale5, mais aussi celles d’André Tardieu, candidat à la conduite d’un grand parti conservateur libéral et révisionniste6, sont inévitablement vouées à l’échec car incapables de susciter l’unanimité.

5Dans deux articles fondateurs parus dans Le Quotidien (avril et juin 1932), Hennessy pose les jalons d’un nouveau groupement politique réformateur et résolument républicain. Ses objectifs initiaux sont de rénover les institutions et d’effectuer une synthèse, au-dessus des clivages partisans, entre un principe national imposant le caractère d’un État fort et le principe social reposant sur la collaboration de classe et sur la participation des forces économiques et sociales à la gestion des affaires publiques7. En juin 1932, il invite quelques jeunes membres de son entourage à fonder un cercle d’études politiques intitulé « Club social national ». Roger Dutilh, journaliste au Quotidien, et l’avocat Maurice Brun, militant à la Fédération régionaliste française, proche de Charles-Brun, intègrent le comité exécutif. Malgré les contacts pris auprès de leurs connaissances respectives, ils ne parviennent pas à recruter plus d’une centaine d’adhérents. Il incombe donc à Hennessy de montrer sa capacité à mobiliser des réseaux afin de donner plus d’importance à cette initiative. Dans ce but, il favorise un rapprochement avec le mouvement des anciens combattants, et assure ainsi une audience inespérée à son groupe qui semblait cantonné à une activité confidentielle. Les 27 et 28 février 1932, sont réunies en congrès à l’initiative de Robert Monnier, conseiller municipal de Paris et fondateur de la Semaine du Combattant, soixante-dix-huit associations, représentant quelque cinq cent cinquante mille anciens combattants ; elles entérinent le principe de la révision. Toujours sous son impulsion, le Groupement pour la réforme de la Constitution est créé et adopte des positions proches de celles du Club social national. Aussi, dès le mois de juillet, un comité d’action réunit des représentants des deux mouvements afin d’élaborer un projet commun de constitution et de préparer une campagne de sensibilisation de l’opinion publique. Cinq axes sont retenus :

1. 1) Le renforcement du pouvoir exécutif par le biais d’un chef de l’État fort élu au suffrage élargi.
2. 2) La rationalisation du travail législatif en séparant les fonctions politiques et économiques dévolues à deux assemblées différentes.
3. 3) L’incorporation à la représentation régionale et nationale des forces économiques et sociales de la nation.
4. 4) La modification de l’exercice du suffrage universel par l’introduction d’un suffrage professionnel et du référendum.
5. 5) La création d’un pouvoir judiciaire indépendant et d’un contrôle sur la conduite des affaires publiques par une Cour suprême.

6Ils constituent le socle d’un texte de loi constitutionnelle, dont les grandes lignes sont présentées en octobre 1932 dans une suite d’articles publiés dans Le Quotidien. Des réunions publiques sont par ailleurs organisées ; à l’instar de Jean Hennessy et de Robert Monnier, les intervenants y défendent l’idée d’une Assemblée constituante chargée de réaliser la réforme de l’État. Celle-ci serait composée de trois cents membres, pour moitié élus par département, pour moitié nommés parmi les juristes, parlementaires et représentants économiques et sociaux8. Le plan tel qu’il est défini a la faveur de l’Union nationale des combattants (UNC). Henri Rossignol, son président, apporte sa caution aux conférences relatives à la réforme de la Constitution, organisées par Jean Hennessy au Collège libre des sciences sociales, entre le 7 novembre 1932 et le 24 janvier 1933. Dans la pure tradition de l’établissement, différents points de vue s’expriment : les opinions modérées des juristes Barthélémy et Mirkine-Guetzevitch, secrétaire général de l’Institut international de droit public, se confrontent aux prises de positions plus drastiques de Robert Monnier, Roger Dutilh et Maurice Brun9. La dernière séance du cycle se tient exceptionnellement dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. D’après la presse, près de quatre mille anciens combattants se sont déplacés pour entendre Rossignol et Hennessy. Au terme de leurs discours, il est procédé au vote d’un ordre du jour qui réclame une constituante et souligne, par respect de la procédure républicaine, la nécessité de réunir les deux Chambres à Versailles pour modifier l’article 8 de la Constitution sur les modalités de révision10.

7Toutefois, le Club social national, malgré quelques incontestables succès, ne retire pas les bénéfices escomptés du rapprochement avec le mouvement combattant : l’espoir d’une large adhésion populaire fait en effet long feu. Le choix tactique d’Hennessy de prendre appui sur cette population se heurte par ailleurs à un double obstacle : le monde des anciens combattants se divise à partir de 1933 ; de plus, en début d’année suivante, l’UNC opère un rapprochement de plus en plus net avec les ligues nationalistes. Le thème de la Constituante, diffusé chez les anciens combattants par Robert Monnier, inquiète les républicains orthodoxes qui y voient la résurgence d’une vieille revendication boulangiste. Sous l’impulsion de René Cassin, l’Union fédérale, proche du parti radical, rejette ainsi les thèses révisionnistes et antiparlementaires. Plus réceptive aux idées de Monnier, l’UNC milite aux côtés des ligues : à son appel, vingt mille combattants participent aux manifestations parisiennes du 6 février 193411. C’est pourquoi, par refus d’être récupéré par la droite ligueuse et antirépublicaine, Jean Hennessy préfère s’éloigner du mouvement des anciens combattants. Il veille donc à ne pas donner suite aux sollicitations de Pierre Taittinger qui lui propose, en novembre 1933, d’entrer au comité directeur de la Ligue des Jeunesses patriotes moyennant son concours financier12. Son attachement à la tradition républicaine ne fait alors aucun doute : deux jours après les émeutes du 6 février 1934, Le Quotidien titre avec un certain soulagement : « La République continue, vive la République ! ». Mais la violence de la crise donne au débat sur la réforme de l’État une acuité nouvelle. Jean Hennessy, qui a transformé son groupe de réflexion en parti social-national, saisit cette occasion de donner un nouvel élan à ses idées en œuvrant à un plus large rassemblement.

« Sonnez le rassemblement13 ! »

8Le 8 février 1934, Gaston Doumergue accepte la présidence du Conseil. À 71 ans, « l’ermite de Tournefeuille » jouit d’un grand crédit dans l’opinion et auprès de la classe politique. Radical mais éloigné des cartellistes, il fait figure de modéré. Son retour au pouvoir a été soigneusement préparé par plusieurs campagnes de presse. Dès le 7 novembre 1933, Romain Roussel interroge l’ancien chef d’État au nom du quotidien. Il le présente comme le seul capable, grâce à sa popularité et son prestige, de prendre les mesures de redressement nécessaires face aux périls. De retour au pouvoir, le nouveau chef du gouvernement s’attache à répondre aux espoirs placés en lui. Il propose une trêve des partis et constitue un prestigieux ministère d’union nationale. La composition de ce cabinet, largement approuvée par la Chambre des députés, semble témoigner d’une volonté de mener à bien la révision de la Constitution.

9L’instauration d’une réforme de l’État, considérée comme un remède à tous les maux, fait l’objet de plusieurs tentatives de réalisation dans le contexte favorable des premiers mois du gouvernement Doumergue. Le Parlement se saisit ainsi de la question : le 21 mars 1934, une commission est créée au Palais-Bourbon à l’initiative de René Coty et d’Henri Chatenet, tandis qu’une structure similaire voit le jour au Sénat, en juin 1934. Présidée par le radical-socialiste Paul Marchandeau, celle de la Chambre transcende les oppositions partisanes. Elle adopte les conclusions du rapport de Paul Reynaud relatives à la modification de l’article 5 de la Constitution, en votant, un mois seulement après sa mise en route, le principe de la suppression de l’avis conforme du Sénat en matière de dissolution. Les partis politiques élaborent eux aussi des projets de révision. Publié le 8 mai 1934, le manifeste de l’Alliance démocratique réitère les principales propositions d’André Tardieu en y ajoutant « le vote familial » et la réorganisation du CNE. Sous l’impulsion d’Henri Pichot, son ancien président, l’Union fédérale est elle aussi acquise à l’idée d’une Chambre économique après le 6 février 1934.

10Cet événement marque un réel tournant dans le débat sur la réforme de l’État. L’éclosion de nombreux clubs de réflexion, toutes sensibilités confondues, en atteste. Le groupe des « planistes du 9 juillet » a ainsi la particularité de réunir, sous la direction de l’écrivain Jules Romains, des intellectuels et des cadres de droite comme de gauche14. Les néo-socialistes Paul Marion et Georges Roditi y côtoient les ligueurs Bertrand de Maud’huy, membre des Volontaires nationaux, Roger de Saivre et Pierre Gimon, adhérents aux Jeunesses patriotes. Constitué en mars 1934, ce groupe opte d’emblée pour un large rassemblement « afin de fournir un terrain d’entente aux forces vives de la nation » dans la perspective d’un projet de réforme de la France. La brochure de soixante-deux pages, qui est publiée chez Gallimard le 9 juillet 1934, contient le résultat de ses travaux15. Le renforcement du pouvoir exécutif, la présence au côté du Parlement d’organismes techniques comme le CNE et le Conseil d’État chargé de rédiger les lois, la mise en place d’une Chambre corporative et la régionalisation sont les principaux sujets d’étude des auteurs d’un texte, parmi les plus lus et les plus commentés au cours de l’été 1934.

11Jean Hennessy accueille le Plan du 9 juillet avec enthousiasme. Dans Le Quotidien, il se félicite de la participation de Paul Marion16, collaborateur du journal, à la rédaction de cet ouvrage dont les thèses correspondent aux principes défendus par son parti, en particulier celui du rassemblement des Français autour d’un plan d’action conciliant autorité et liberté, par-delà les anciens clivages. Le livre qu’il publie en 1935, sous le titre éloquent Ni à droite, ni à gauche, en avant !17, expose son choix d’emprunter une troisième voie alternative. Les enseignements qu’il tire des émeutes du 6 février 1934 et de leurs conséquences le confortent par ailleurs dans cette idée. À son instigation, la Nouvelle Société d’édition, qui compte parmi ses actionnaires le colonel Guillaume, ancien directeur du Quotidien, édite en mars 1934 un opuscule intitulé 6 février 1934. La responsabilité des événements y est attribuée au gouvernement Daladier et au préfet de police Chiappe, à qui est imputé le manque de sang-froid du service d’ordre18. Suite à la crise, la constitution d’un front commun d’une part, d’un front national d’autre part, est condamnée par Jean Hennessy. Lors d’une réunion du PSN à Metz, en décembre 1934, il critique ouvertement le plan d’actions communes imaginé par les socialistes et les communistes, mais il n’est pas plus réceptif à la stratégie ligueuse. Contrairement aux « planistes », il refuse d’ouvrir trop à droite le rassemblement pour éviter une dilution de ses idées dans un vague parti de la réforme regroupant des hommes et des idéologies par trop différents. Cependant, le régime corporatif soutenu par Solidarité française de Jean Renaud ou bien la formule « ordre, autorité, chef, France », autour de laquelle Taittinger et Renaud fondent le front national, sont des principes qui ne paraissent pas si étrangers aux préoccupations du PSN. À vrai dire, dans cette dernière formule, seule la notion de « chef » n’appartient pas au registre de Jean Hennessy. Ce point a toute son importance. Il est sans doute la cause de l’interdiction de tout rapprochement entre le PSN et les Croix-de-Feu, deux formations hostiles l’une comme l’autre au front national. De plus, Jean Hennessy et le colonel de La Rocque ne s’apprécient pas : le premier reproche au second son attentisme intéressé et réciproquement, La Rocque considère Hennessy comme un dangereux théoricien. Étant donné les liens entre l’UNC et les Croix-de-Feu, il se pourrait que les désaccords entre les deux hommes, et même le cas échéant leur rivalité, aient contribué à l’arrêt de toute action commune entre le PSN et le mouvement combattant19.

12À la recherche d’une voie sociale et nationale20 située entre le front commun et le front national, Jean Hennessy se tourne donc du côté des néo-socialistes, dont certains ont participé au Plan du 9 juillet. Les préceptes suivants : une solide défense nationale, une diplomatie prudente, la probité, une justice égale pour tous, l’organisation de la vie corporative et le progrès social, doivent constituer, selon lui, le ciment du rassemblement. Mais le principal point d’accord porte en réalité sur le principe de la réunion d’une Assemblée constituante. En effet, le congrès national du parti socialiste de France entérine cette procédure de révision, déjà défendue par le PSN depuis 1932. Il laisse néanmoins à la Chambre le soin de déterminer le mode d’élection et le fonctionnement de la Constituante21. De ce fait, la question de la représentation économique et sociale considérée par Jean Hennessy comme primordiale, devient accessoire22. Cette différence met en relief la faiblesse de l’une des mesures phares du projet Hennessy : comment élire à la Constituante des représentants des groupements économiques régionaux alors même que ces structures n’existent pas ? Ces quelques divergences nécessitent de la part des partisans du PSN et des néo-socialistes de rechercher des compromis lors de leurs réunions communes. L’ordre du jour voté au cours de celle tenue le 18 octobre 1934, exprime ainsi le vœu d’une constitution moderne, fruit des délibérations des représentants des forces politiques, économiques, sociales et morales du pays réunis en assemblée constituante, et soumise à un référendum populaire. Marcel Déat est chargé de le défendre au Palais-Bourbon. Dans ses mémoires, il évoque cet épisode en ces termes :

« Et puisque j’en suis à rappeler nos tentatives, notons encore, fin 34 je crois, une campagne assez brève mais intéressante que nous fîmes, en réplique aux discussions sur le voyage manqué à Versailles, et qui tendait à réunir, sans interrompre le fonctionnement normal des assemblées, une Constituante chargée d’élaborer un projet complet, soumis ultérieurement à un référendum. Ce pauvre Jean Hennessy, qui ne représentait pas grand chose mais qui détenait Le Quotidien et avait formé quelques équipes dans la banlieue, y participa23. »

13C’est effectivement d’abord par voie de presse que démarre cette nouvelle campagne révisionniste. Hennessy ouvre largement les colonnes de ses journaux aux néo-socialistes : de juin à octobre 1934, les tribunes de Barthélémy Montagnon et de marcel Déat se multiplient dans Le Quotidien comme dans A nous Français !, l’organe du PSN. Elles font écho aux appels de Jean Hennessy lui-même. Cinq grandes réunions publiques sont organisées à Paris et dans sa périphérie durant l’automne 1934. Elles ont pour but de jeter les bases de la convocation d’une constituante, mais aussi de réfléchir à la façon de surmonter la crise et de réorganiser l’État. Elles sont animées par un groupe assez hétéroclite d’une dizaine d’orateurs dont près de la moitié sont des hommes politiques issus de la gauche. À l’instar de Jean Hennessy, séparé des républicains socialistes, ils sont tous en rupture de ban avec leurs partis d’origine : marcel Déat et Barthélémy Montagnon ont été exclus de la SFIO, André Grisoni, député-maire de Courbevoie, a démissionné après le 6 février 1934 du parti radical-socialiste dont il fut vice-président. Fondateur d’un Comité républicain populaire qui se présente comme une ébauche de rassemblement hors parti, celui-ci emboîte le pas à Jean Hennessy et marcel Déat : « Il est temps, Jean Hennessy, Déat, Pichot, Roche, Romains, il est grand temps d’empoigner la cloche et de sonner à toute volée le nécessaire rassemblement24 », déclare-t-il. Avec Victor Arrighi, délégué général du Comité, il est à l’initiative des manifestations des 18 octobre et 19 novembre 1934 à Courbevoie et Bécon-les-Bruyères, où se rassemblent chaque fois plus de deux mille personnes. En échange de son concours, Jean Hennessy verse des subventions à deux de ses journaux : La France municipale et La République populaire, organe de son mouvement25. Parmi les autres interventions, signalons celles d’Henri Chatenet et d’Aimery Blacque-Bélair, deux parlementaires sous l’étiquette Indépendants de gauche, proches des milieux d’anciens combattants. Député de Seine-et-Oise, Henri Chatenet est en effet président puis président d’honneur de l’Union nationale des mutilés, réformés et anciens combattants. Il préside également le groupe des Combattants du Palais. C’est en partie sous son impulsion que la commission pour la réforme de l’État, dont les travaux ont été négligés par le président Doumergue, a vu le jour à la Chambre. Ancien militaire, Aimery Blacque-Bélair est élu député de la Seine en 1928. Fidèle des rencontres de Pontigny animées par Paul Desjardins, il fréquente lui aussi la sphère réformatrice. C’est d’ailleurs à ce titre et non en qualité de représentants des associations d’anciens combattants que les deux hommes s’intéressent au mouvement initié par le PSN et les « néos ». Blacque-Bélair a auparavant participé à la rédaction du Plan du 9 juillet, tout comme Paul Marion, autre « planiste » mobilisé pour la campagne de l’automne 1934. Deux porte-parole du courant chrétien démocrate s’associent également au rassemblement : Guy menant, député de la Mayenne, membre du bureau de la Ligue de la Jeune République, et Robert Cornilleau, rédacteur en chef du Petit Démocrate, organe officiel du parti démocrate populaire. Ce dernier a en commun avec Hennessy l’idée d’un pacifisme fondé sur l’entente européenne et la volonté d’assurer la représentation des intérêts économiques et sociaux. Guy Crouzet, futur animateur sous l’Occupation de la ligne antisémite du journal Nouveaux Temps de Jean Luchaire, complète le groupe. Encore faut-il, pour effectuer un panorama complet, noter la présence, en qualité d’observateurs, de Jacques Bardoux et de Joseph Barthélémy. Déçu par le refus de Tardieu de prendre la tête d’un grand parti libéral et révisionniste, Bardoux cherche à développer ses contacts en direction des forces non parlementaires. Il crée à cet effet le Comité technique pour la réforme de l’État auquel adhère Barthélémy. Son programme présente des similitudes avec les thèmes développés par Hennessy, Déat et Grisoni.

14Mais leurs discours demeurent vagues et sans grande originalité. Ils consistent à dénoncer pêle-mêle l’incompétence des parlementaires, le cumul des mandats, la soumission du pouvoir judiciaire au pouvoir politique et la collusion de celui-ci avec la presse. Ils expriment, en lieu et place du régime corrompu, la volonté d’établir un ordre nouveau fondé sur un État fort et une économie organisée. Après plusieurs mois de campagne, les résultats sont très minces et la faillite du rassemblement évidente. Les partisans de la rénovation par la constituante n’ont pas obtenu le succès escompté pour diverses raisons.

15En premier lieu, l’échec du gouvernement Doumergue a indéniablement précipité la dislocation du front révisionniste. Sa composante néo-socialiste est représentée dans le cabinet ministériel par le truchement d’Adrien marquet, ce qui provoque des dissensions internes au mouvement et bride certaines revendications vis-à-vis du pouvoir exécutif. Doumergue, de son côté, n’a pas profité du crédit dont il jouissait pour faire passer en urgence les principales mesures de réforme. De février à septembre 1934, il choisit plutôt la temporisation et l’apaisement, mais s’enlise dans la pratique quotidienne du gouvernement et l’expédition des affaires courantes. Dès le mois de mai, Jean Hennessy lui reproche son inertie : « plus de trois mois d’existence, la confiance va s’effritant » prévient-il dans un article intitulé « Faire trêve, ce n’est pas agir26 ». Le projet de réforme constitutionnelle que Doumergue présente finalement en septembre-octobre 1934 déçoit par sa modestie et son absence d’audace. Il attribue au président du Conseil la qualité de Premier ministre, réduit le nombre de ministres, établit le droit de dissolution sans autorisation préalable du Sénat, mais renonce en revanche à créer un Conseil national économique doté d’un véritable pouvoir décisionnel comme le réclamaient Jean Hennessy et ses amis. Le chef du gouvernement croit en outre pouvoir imposer sa réforme par-dessus le Parlement, dont il n’a écouté que tardivement l’opinion exprimée par le biais de la commission Marchandeau. Sûr de l’appui des Français auxquels il s’adresse régulièrement à la radio27, il refuse tout compromis. Mais face à cette tendance à la personnalisation de l’exercice du pouvoir, la résistance de certains parlementaires, radicaux-socialistes et socialistes, s’organise. Ils parviennent à obtenir sa démission le 8 novembre 1934. Jean Hennessy, auteur de multiples critiques à son encontre depuis le mois de juillet, se montre satisfait de ce départ. Il convient donc de s’interroger sur les raisons de son revirement à l’égard de Doumergue. Ne le considérait-il pas comme l’homme providentiel capable de dissoudre la Chambre des députés dont il avait été exclu, mais aussi de réunir une Assemblée constituante dans laquelle il se voyait selon toute vraisemblance jouer un rôle de premier plan ? Son animosité grandissante traduirait donc autant les espoirs déçus d’une réforme ambitieuse que ceux d’une relance de sa carrière politique.

16En second lieu, le rassemblement, né dans le giron du PSN, n’a pas suscité la vaste adhésion populaire attendue. Les efforts consentis sous la bannière du front social et national paraissent donc disproportionnés au vu des résultats obtenus. Le parti socialiste de France, qui en est la composante principale, n’a pas en effet l’envergure d’un mouvement de masse. Vingt-huit volontaires ont fait sécession avec les sept parlementaires exclus de la SFIO en novembre 1933, provoquant le départ de certaines fédérations derrière leur leader (la Gironde de marquet28, la Charente de Gounin, le Var de Renaudel, l’Aveyron et les Hautes-Alpes). Mais les effectifs du groupe, qui comptait 23 000 adhérents en mars 1934, s’effritent progressivement au point de chuter à 12 000 en janvier 1935, soit un chiffre légèrement supérieur aux 7 000 membres revendiqués par le PSN en région parisienne. L’échec des recompositions sur le thème « ni droite, ni gauche » explique cette incapacité à créer un rassemblement de masse. Renaudel lui-même n’accepte pas l’effacement des clivages politiques. La gauche cartelliste dans son ensemble fait preuve d’une extrême sévérité vis-à-vis des réunions d’automne et rejette à l’extrême droite leurs participants, qualifiés de « fascistes larvés ». Cette situation oblige chacun à se déterminer en fonction d’une bipolarisation de plus en plus marquée de la vie politique française. Le 14 juillet 1935, la gauche se met en effet en marche sous le signe du Front populaire, en voie de formation officielle. Outre les stratégies individuelles, la prégnance du modèle républicain explique que marcel Déat préfère en définitive suivre la voie parlementaire et se rallier au Front populaire. En novembre 1935, il œuvre au rapprochement avec le parti socialiste français et le parti républicain socialiste dans une Union socialiste républicaine présidée par Joseph Paul-Boncour, dont il devient secrétaire général. Il est ensuite nommé ministre de l’Air dans le cabinet Sarraut, en 1936.

17N’ayant pas de mandat parlementaire, Jean Hennessy fait un choix inverse à celui de marcel Déat avec qui la tentative de rapprochement aura donc été de courte durée. Son discours prend en effet une tournure plus radicale. Est-ce le signe d’une attirance vers le modèle fasciste, ou plus simplement l’effet d’une marginalisation croissante ?

Un révisionnisme à coloration fasciste ?

18L’étiquette « fasciste » est volontiers collée à tout adversaire du front commun. La presse de gauche se déchaîne ainsi sur Jean Hennessy, coupable à ses yeux d’animer, en qualité de président du PSN, une frange du camp révisionniste. Dans son édition du 13 décembre 1933, l’hebdomadaire Marianne publie en « une », une photo montage représentant Jean Hennessy et Adolf Hitler assis sur une caisse de cognac posée sur le pont d’un navire de guerre allemand. Une légende très ironique a été ajoutée : « Séduction : à l’ombre de ses gros canons, m. Hitler confie à son nouvel ami m. Jean Hennessy ses idées sur le désarmement. » En 1935, socialistes et communistes brocardent de plus belle l’ancien ministre, volontiers amalgamé aux ligueurs d’extrême droite. Des tracts éloquents à cet égard sont diffusés : « Hitler et Goering ont des imitateurs, La Rocque,Taittinger, Maurras, Hennessy, ennemis de notre pays29. » Enfin, dans une édition spéciale consacrée aux « girouettes », Le Crapouillot brosse de lui le portrait d’un « aspirant-dictateur » :

« M. Jean Hennessy qui se déclarait “résolu à défendre le régime républicain contre toute attaque, de quelque côté qu’elle se produise”, et fut successivement catholique libéral, républicain de gauche et républicain socialiste, finit par fonder un parti fasciste, le “social-nationalisme” renouvelé de Hitler, et se proposa avec une candeur assez grandiose, pour jouer en France les “Führer”30 ! »

19La recrudescence des attaques dont il fait l’objet est à mettre en parallèle avec le basculement de sa campagne dans un nouveau registre caractérisé par une réorientation de ses alliances et par l’emploi d’une rhétorique inhabituelle.

20Après la dislocation du rassemblement de l’automne 1934 – Grisoni ne reçoit plus de subventions à partir d’avril 1935 – les nouveaux compagnons de route de Jean Hennessy ont davantage d’affinités avec les activistes de l’extrême droite. Le rapprochement opéré avec le front paysan illustre cette tendance. Créé le 22 juin 1934 sous l’impulsion de Fleurant Agricola, président du Parti agraire, ce mouvement comprend différentes associations, syndicats et groupes de pression corporatifs, dont les fameuses « Chemises vertes » issues de la Ligue de défense paysanne d’Henri d’Halluin dit Dorgerès. Sympathisant de l’Action française, ce dernier se situe à la droite d’un mouvement dont il est le principal animateur. Dépassant la doctrine du Parti agraire comparable sur plusieurs points avec celle du PSN, il lance des appels à la révolution et à la dictature paysanne. Leur influence sur le propre discours de Jean Hennessy est incontestable. Le président du PSN, instigateur durant toute l’année 1935 de réunions publiques avec les représentants du front paysan31, n’a visiblement pas l’intention d’être considéré à leur remorque. Certaines de leurs déclarations le contraignent toutefois à une surenchère verbale et à radicaliser ses prises de position. Ainsi, lorsque le 3 avril, Philippe Piétri, secrétaire général du Syndicat national des paysans, invoque le renversement du « régime pourri », Jean Hennessy lui réplique : « La révolution est en marche depuis le 6 février [...]. Le gouvernement Flandin est la dernière expérience parlementaire32. » Outre celui de Fleurant Agricola et de ses amis, Jean Hennessy reçoit l’appui de deux autres personnalités très différentes, André Lebey et Paul-Julien de Cassagnac. Écrivain franc-maçon, le premier est issu des rangs socialistes33. Élu député de Seine-et-Oise en 1914, il préside le groupe parlementaire de la SFIO pendant la Première Guerre mondiale, avant de quitter le parti en 1919. Candidat malheureux aux élections de 1932 sous l’étiquette radicale-socialiste, il rejoint le PSN à la fin de l’année 1935. Officiellement intronisé le 14 novembre 1935 au cours d’un meeting à Paris, il représente l’aile gauche du mouvement. Depuis leur lutte commune au Parlement en faveur de la régionalisation, dans les années 1918-1919, il entretient des liens d’amitié avec Hennessy. Mais c’est surtout leur profonde conviction anticommuniste qui va les rapprocher quinze ans plus tard. Paul-Julien de Cassagnac, descendant d’une lignée de notables bonapartistes implantée dans le Gers, est à l’inverse fondamentalement ancré à droite. Attachés à l’Empire autoritaire, son grand-père et son père se sont succédés à la tête de la circonscription législative de Mirande. De 1919 à 1924, il est lui-même élu député du Gers sur une liste d’Union Clemenciste aux côtés de marcel Gounouilhou, propriétaire de La Petite Gironde, et de Joseph Barthélémy. En 1928-1929, pour donner audience à ses idées de redressement national, il relance la diffusion de L’Autorité, journal disparu en 1914 qu’avait créé son père. C’est sur ce principe qu’il rallie le PSN, après son départ des Croix-de-Feu pour cause de mésentente avec le colonel de La Rocque.

21Influencé par les éléments droitiers dans son entourage, Jean Hennessy a tendance à infléchir ses positions qui deviennent donc de plus en plus catégoriques, aussi bien sur la réforme de l’État que sur l’action du Parlement et du gouvernement. Dans la deuxième moitié de l’année 1935, il orchestre ainsi, dans les colonnes de ses journaux, une campagne d’opposition au gouvernement Laval34. Au plan intérieur, il critique sa politique déflationniste et l’usage des décrets-lois. En politique extérieure, il juge sa gestion de la crise éthiopienne catastrophique. Ces attaques redoublent d’intensité en fin de l’année, Jean Hennessy ayant juré la perte du président du Conseil, et prennent même une connotation personnelle puisque dans À nous Français ! du 9 décembre 1935, Laval est qualifié de « guignol », « maquignon » et « assassin ». Mais Jean Hennessy ne réserve pas l’usage de ce vocabulaire outrancier au seul pouvoir exécutif. La Chambre constitue également une cible de choix puisqu’il ne voit plus en elle qu’une « assemblée croupion », dégénérée en une oligarchie de partis35. D’une image hygiénique inspirée de la syntaxe ligueuse, il exige simultanément « la déchéance gouvernementale et parlementaire » : « L’heure est prochaine où il faudra détourner un violent torrent d’eau pure dans les fumiers accumulés et purifier les écuries malsaines36. » Cette rhétorique inédite dans son discours est le résultat d’une imprégnation progressive des thèmes de la droite autoritaire. Son opinion a subi une profonde évolution depuis le temps des manifestes fondateurs qui avaient précédé la naissance du Club social national. À cette époque, il écartait sans équivoque toute idée de révolution et de dictature. L’article publié dans Le quotidien du 5 juillet 1935 traduit à cet égard un véritable tournant. Il s’inscrit en contradiction complète avec les plans de réforme défendus jusqu’ici par Jean Hennessy aux côtés des anciens combattants, puis des néo-socialistes. On y lit sous sa plume le commentaire suivant : « La réunion de l’Assemblée nationale aujourd’hui créerait un chaos [...]. Nous en sommes venus à ce point que nous ne pouvons plus procéder constitutionnellement à la réforme de la Constitution37. » Selon lui, le péril communiste et la guerre civile qui menacent la France justifient le passage à l’action. Seule une révolution peut mettre fin à la décadence du pays. Mais c’est une révolution de droite qu’il préconise : aussi nécessaire soit-elle, elle doit en effet être conduite dans l’ordre38 !

22Ses propos de plus en plus tranchés, l’emploi d’un vocabulaire emprunté aux ligues d’extrême droite, l’abandon des projets de réforme par la voie légale au profit de l’action directe sont autant d’éléments qui attestent de la dérive autoritaire de Jean Hennessy en 1935. Mais plusieurs indices semblent révéler que le raidissement de ses positions est davantage dû à une marginalisation subie qu’à une radicalisation volontaire. Certains membres de son entourage se rallient volontiers aux solutions anti-républicaines et l’entraînent, en quelque sorte, dans leur sillage. Paul-Julien de Cassagnac oscille ainsi entre la réforme constitutionnelle et le césarisme autoritaire. En 1933, il publie Faites une Constitution ou faites un chef. Dans une série d’articles écrits en octobre 1935, Jean Grimot épouse, quant à lui, la mystique fasciste fondée sur la révolution, l’apparition d’un homme nouveau et « le nationalisme international ». À aucun moment, Jean Hennessy n’exprime de points de vue semblables, mais il autorise néanmoins la publication de ces opinions dans Le Quotidien. Cependant, ses réflexions sur la révolution nécessaire font davantage appel à des constructions théoriques qu’à de réelles incitations à l’action. Peut-être s’expliquent-elles simplement par la volonté déjà signalée de ne pas trop se laisser déborder par son entourage ? Dans le même sens, le décalage entre ses harangues antiparlementaires et ses diverses tentatives pour récupérer un siège au Palais-Bourbon laisse planer un doute sur la sincérité de son engagement. On le sait attaché à l’idée d’une réforme de l’État mais l’inclinaison autoritaire et antidémocratique dont se pare le personnage en 1935 paraît relever plus d’une adaptation opportuniste à la conjoncture, plutôt que de convictions profondes. Preuve en est la réapparition dans ses propos de la référence républicaine au début de l’année 1936. La lettre qu’adressent Cassagnac, Lebey et Hennessy au président Lebrun après la chute du cabinet Laval repositionne sans équivoque le parti révisionniste dans le camp républicain : « Nous sommes attachés au régime républicain, à la vraie démocratie. Nous ne voulons d’aucune dictature, ni prolétarienne, ni oligarchique, ni personnelle. Mais il faut donner à la République une Constitution moderne, rajeunie39 », écrivent-ils. À l’approche des élections législatives, le parti social-national est rebaptisé parti républicain social-national, comme pour lever toute ambiguïté et ne pas donner prise aux adversaires qui le traitent de fasciste.

23Pour avoir une juste appréciation de ce que fut le révisionnisme de Jean Hennessy dans les années 1932-1936 et de sa place sur l’échiquier politique, il ne faut pas limiter cette étude à ses déclarations. Il convient aussi d’analyser, sur le fonds les concepts idéologiques qui les inspirent et sur la forme, leurs canaux d’expression.

Mettre fin aux carences de la Troisième République

24Le 20 mai 1932, le parti social-national présente son projet constitutionnel. Ce texte juridique, composé de quarante-quatre articles, constitue encore la référence obligée de ses membres à l’approche des élections législatives de 1936. Sur quels fondements idéologiques repose-t-il donc ? Son contenu justifie-t-il la dérive autoritaire que l’on perçoit dans les discours successifs de Jean Hennessy ? Pour répondre à ces questions, il semble nécessaire d’analyser séparément les aspects politiques et ceux visant à assurer la représentation des intérêts économiques de l’État. Si, dans le premier cas, les solutions proposées par Hennessy s’inscrivent dans un schéma classique de rénovation des institutions, elles s’appuient dans le second sur une logique corporatiste plus éloignée des traditions républicaines.

25Les rédacteurs du texte constitutionnel ont pris soin de préciser, dans son dernier article, que leur intention n’est pas la remise en cause du régime républicain. Leur ambition se limite à vouloir corriger les dysfonctionnements de la Troisième République en s’attaquant à ses institutions jugées obsolètes. La manière dont celles-ci ont été interprétées après la crise du 16 mai 1877 a contribué à la dérive du régime parlementaire vers un régime d’assemblée qui a placé le pouvoir exécutif sous la domination du pouvoir législatif. L’instabilité ministérielle qui en est résultée nuit à l’autorité et au prestige de l’État. Il convient donc, selon Jean Hennessy, d’assurer une séparation plus nette des pouvoirs et de les rééquilibrer au profit de l’exécutif.

26Dans le projet du PSN, le renforcement du pouvoir exécutif dépend tout d’abord du mode de désignation du président de la République. Il doit être élu par un collège élargi, composé non seulement des parlementaires, mais aussi de délégués choisis parmi les représentants des collectivités territoriales. Son rôle ne doit pas se limiter à faire de la figuration : il nomme et révoque le président du Conseil et les ministres, dispose de la force armée, nomme à tous les emplois, signe les traités et peut, en cas de trouble à l’ordre public ou de danger pour la sécurité nationale, prendre des mesures d’exception (article 10). Il dispose donc de la plénitude du pouvoir exécutif. Il empiète par ailleurs sur le pouvoir législatif. Il partage en effet l’initiative des lois avec les Chambres, peut ajourner la promulgation d’une loi et renvoyer celle-ci aux Chambres pour un nouvel examen ou bien faire appel au référendum (article 7). Il peut enfin dissoudre la Chambre des députés sans l’avis conforme du Sénat (article 13). Les membres du PSN se préoccupent également de donner une existence légale au président du Conseil, non mentionné dans les lois de 1875. Véritable Premier ministre sans portefeuille (article 15), ils lui attribuent une place importante dans les institutions qu’ils élaborent. Soucieux par ailleurs de garantir la stabilité du gouvernement vis-à-vis de la Chambre, ils stipulent en outre que les ministres sont responsables individuellement devant elle et que seule la politique générale engage leur responsabilité collective lors d’un vote de confiance40.

27À l’inverse du renforcement du pouvoir exécutif, une dilution du pouvoir législatif s’instaure dans trois assemblées distinctes : un Conseil d’État chargé de rédiger les lois (article 24), une Chambre des députés élue pour quatre ans au suffrage universel direct et un Sénat économique et social. Toutefois, malgré leurs propos parfois violemment antiparlementaires, Jean Hennessy et ses amis ne semblent pas vouloir remettre en cause ce type de régime. Le projet constitutionnel du PSN démontre en effet une volonté évidente d’équilibrer les pouvoirs. Au système moniste appliqué sous la Troisième République, il substitue un régime parlementaire dualiste où les ministres sont responsables à la fois devant le chef d’État et devant la Chambre des députés. Celle-ci a l’initiative des lois, les vote mais perd le droit de les amender (article 27). En revanche, elle peut renverser le gouvernement par le vote d’une motion de défiance (article 20). Exécutif et législatif exercent donc un contrôle réciproque.

28Enfin, le pouvoir judiciaire, strictement séparé des deux précédents, est représenté par une Cour suprême de Justice à deux sections. La première vérifie la constitutionnalité des lois, ce qui est une nouveauté par rapport au régime de la Troisième République. La seconde fait office de Haute Cour de Justice chargée de juger les dirigeants coupables de trahison ou de fautes graves (article 34). Sa première mission est de mettre un terme aux scandales de corruption et de concussion qui frappent périodiquement la classe politique.

29Le président du PSN, en dépit de fluctuations dans ses discours et ses alliances, reste néanmoins fidèle aux principes contenus dans le projet constitutionnel rédigé avec ses collaborateurs en 1932. Sa lettre du 22 janvier 1936 au président Albert Lebrun en témoigne. Ce projet cherche avant tout à instaurer l’équilibre des pouvoirs. Si les chefs de l’exécutif voient leur autorité s’accroître, celle-ci n’est pas sans partage. De plus, il n’est pas porté atteinte au régime parlementaire dans la mesure où est assuré le maintien d’un véritable pouvoir législatif et représentatif. Mais la nation peut exercer directement sa souveraineté en faisant usage des droits d’initiative et de référendum (article 35). La première procédure permet aux citoyens de se prononcer directement pour ou contre une loi et la seconde de trancher tout conflit entre l’exécutif et le législatif. Aucune des institutions politiques établies dans la constitution du PSN ne revêt de caractère révolutionnaire, ou ne bouleverse les fondements de la démocratie. En revanche, le choix de transformer le Sénat en Chambre économique élue sur la base d’un suffrage professionnel heurte la tradition républicaine française41.

L’État corporatif

30Dans l’article 28 de son projet constitutionnel, Jean Hennessy prévoit en effet l’instauration d’un Sénat économique et social composé de représentants des intérêts professionnels. Les syndicats, dont l’existence est rendue obligatoire, sont invités à se grouper dans sept unions de corps de métiers : agriculture, commerce, banque, industrie, transport, professions libérales et service public. Dans chacun de ces grands secteurs d’activités, des comités mixtes d’employeurs et employés désignent des représentants aux unions régionales et nationales de corps de métiers, qui élisent à leur tour des délégués au Sénat économique et social. Cette organisation corporative se double d’une division administrative de la France en seize régions, dotées chacune d’une assemblée économique élue au suffrage universel professionnel. La réforme électorale devient un corollaire indispensable à ce nouveau système. Les électeurs, hommes et femmes justifiant d’un emploi, sont en effet répartis par secteurs d’activités. Par rapport aux anciens plans de réforme économique et régionale proposés par Jean Hennessy, ce projet innove peu en réalité. La formule « la profession représentée dans la région organisée », utilisée comme devise de la ligue qu’il crée en 1913, réapparaît d’ailleurs dans sa lettre au président de la République en 1936. La mobilisation des réseaux régionalistes dans la nouvelle campagne révisionniste renforce ce sentiment de continuité. Ainsi Maurice Brun, secrétaire général du PSN, intervient au congrès de la FRF en décembre 1933 sur le thème de l’organisation professionnelle dans le cadre régional. Charles-Brun lui-même publie en août 1933 une série d’articles dans Le Quotidien où il démontre la concordance des thèses régionalistes avec celles du PSN sur la représentation des intérêts professionnels. Les thèses corporatistes défendues par Jean Hennessy au milieu des années 1930 semblent donc perpétuer son combat mené vingt ans plus tôt. Mais en dotant la structure professionnelle d’un sommet national représentatif, il franchit une étape importante. Jusqu’à présent, il n’avait jamais osé bouleverser la tradition française du Parlement politique et national. En optant pour une deuxième Chambre à vocation économique et sociale, il rejoint le courant néo-corporatiste, mouvement en pleine expansion depuis les années 1920. L’idée corporatiste progresse en effet hors des milieux monarchistes et catholiques sociaux après la Première Guerre mondiale, comme en atteste la propagande de Georges Valois, ancien membre de l’Action française. Fondateur de la Confédération de l’Intelligence et de la Production françaises en 1920, devenue l’Union des corporations françaises en 1924, puis du Faisceau l’année suivante, il préconise une organisation corporative et régionale de l’économie. Il obtient le concours des milieux d’affaires qui financent son journal Le nouveau siècle. La liste des principaux actionnaires de la Société française d’information politique, économique et sociale fondée à l’occasion du lancement de cet organe contient les noms de plusieurs gros entrepreneurs, à la fois industriels et publicistes, comme Van den Broek (import-export), Eugène Mathon (textile), Auguste Cazeneuve (industrie mécanique), Serge André (huile, pétrole) et le parfumeur François Coty. De riches négociants bordelais tels Bertand de Lur-Saluces ou Daniel Lawton entrent également dans son capital42. L’historien américain Robert Soucy évoque par ailleurs une importante contribution financière, à hauteur de un million de francs, des deux plus grandes maisons de cognac, Hennessy et Martell. Henry Coston, dont le témoignage reste néanmoins sujet à caution, avait évoqué lui aussi auparavant un financement d’Hennessy au Faisceau43. On assiste incontestablement entre Jean Hennessy et Georges Valois à une certaine communauté de pensée dans plusieurs domaines, notamment sur la question monétaire. Des hommes politiques, parmi lesquels plusieurs parlementaires de gauche comme Georges Bonnet, Émile Borel et Jean Hennessy, et des techniciens comme Georges Valois, Jean Arthuys ou Louis Poméry se réunissent ainsi en 1927 dans un comité de défense de la stabilité du franc. Leur intérêt commun pour les thèses de Proudhon n’est sans doute pas étranger à ce rapprochement. Mais, sans en écarter la possibilité, le fait que Valois soit un opposant au Cartel des gauches alors qu’Hennessy en est l’un des principaux bailleurs de fonds rend suspecte l’idée d’un soutien financier, du moins tant qu’il n’a pas pris ses distances avec le Cartel en juillet 1926. De plus, aucun indice susceptible de confirmer les propos de Coston et Soucy n’a été découvert dans les archives.

31Les questions économiques occupent toujours une place importante dans les débats du courant révisionniste au début des années 1930. Le corporatisme est une solution fréquemment avancée mais qui recouvre des réalités très différentes. Nombreux sont ceux qui souhaitent une assemblée d’ordre politique basée sur la représentation professionnelle, sans toutefois parvenir à s’entendre sur son statut ni sur ses pouvoirs. Dans ces propositions de réforme, Gaston Doumergue envisage simplement de renforcer les attributions du CNE sans modifier son mode de recrutement. D’autres réclament l’élection d’une véritable Chambre économique qui serait cependant maintenue dans un rôle d’organe technique de conseil agissant auprès d’un ministre de l’Economie nationale selon le néo-socialiste Barthélémy montagnon, ou bien auprès du Parlement pour les anciens combattants et « le groupe du 9 juillet ». D’autres enfin proposent la suppression du Sénat au profit d’un organe représentatif à caractère économique et social. Bertrand de Jouvenel imagine une Chambre de propositions dont la fonction principale serait la préparation du travail législatif. Dans son plan de rénovation économique publié en octobre 1934, la CGT se rallie à son tour au principe d’une économie dirigée et suggère la création d’une assemblée économique dotée de pouvoirs d’investigation, de décision et de contrôle. Jean Hennessy et ses amis se rattachent à cette dernière catégorie de corporatistes. La doctrine du PSN telle qu’elle est exposée dans les premiers numéros du journal six Février, est à cet égard très claire44. Elle stipule une participation directe au pouvoir des corporations composées, pour chaque branche d’activités, de représentants des employeurs et des salariés. Les forces économiques et sociales de la nation seraient ainsi réunies dans un Sénat professionnel qui posséderait l’initiative des lois au même titre que la Chambre des députés (article 30). Ce corporatisme intégral répond à un triple objectif : la paix sociale, le développement économique et la représentation socioprofessionnelle. Son originalité réside cependant dans la séparation des fonctions politiques et économiques du Parlement. En cas de litige, le dernier mot revient à l’Assemblée politique, seule institution dont les représentants sont élus au suffrage universel direct. L’article 31 de la constitution du PSN interdit en effet que le Sénat économique et social puisse s’opposer à une loi acceptée deux fois par la Chambre.

32Ce système laisse présumer que Jean Hennessy se montre finalement aussi soucieux de sauver le régime parlementaire que de le corriger. Maurice Bouvier-Ajam, recruté par Jean Hennessy pour donner des conférences au Collège Libre des sciences sociales, emploie à l’encontre de son projet de réforme l’expression de « corporatisme politique parlementaire » et porte à son sujet un jugement sévère. En effet, selon lui, la complexité des problèmes actuels rend particulièrement difficile la distinction entre les questions politiques et économiques. De plus, contrairement à Jean Hennessy, il estime que le mode de recrutement des professionnels ne garantit en aucun cas une assemblée compétente45.

33Quoi qu’il en soit, le principe de subordination de la Chambre économique à son homologue politique inscrit dans le projet constitutionnel du PSN atténue la portée de certains propos violemment antiparlementaires tenus par Jean Hennessy lors de meetings en 1935. Il s’agit en réalité de transformer le régime parlementaire, et non pas de l’abattre. En revanche, son engagement dans la voie du corporatisme exprime bel et bien son double rejet de l’économie libérale et du socialisme interventionniste. Considère-t-il pour autant l’Italie fasciste comme un modèle d’organisation corporatiste ? En fait, la Constitution du PSN puise son inspiration à différentes sources tant externes qu’internes.

Une nouvelle Constitution ? Héritages et signes avant-coureurs

34Le rejet des modèles libéraux et socialistes n’est pas étranger à l’idéologie fasciste. Mais si, sur le plan politique, Jean Hennessy prône le recours à l’autorité par le renforcement du pouvoir exécutif, aucun appel n’est lancé au chef suprême ou au guide de la nation. Son projet respecte, au contraire, le principe de la souveraineté nationale et le régime parlementaire. Sur le plan économique, il n’y a pas de rapport direct avec le corporatisme d’État à l’italienne dont l’objectif principal est le contrôle de la société. Il diverge également du socialisme national par son respect de la propriété privée et son refus d’étatiser les grandes entreprises. Convaincu de la faillite de l’économie libérale, Jean Hennessy n’est cependant pas prêt à sacrifier les fondements du système capitaliste. Il s’inspire plus volontiers du modèle portugais. Un article élogieux paru dans Six Février fait d’Oliveira Salazar l’homme du redressement portugais46. La nouvelle Constitution dont celui-ci dote son pays en 1933 a d’ailleurs de nombreux points de convergence avec le texte constitutionnel du PSN. Dans les deux cas, on y rencontre le principe d’un chef d’État doté de larges attributions et assisté d’un Conseil d’État, et d’un pouvoir législatif partagé entre une Assemblée nationale élue au suffrage universel et une Chambre corporative. Toutefois, la Constitution portugaise ne respecte pas le même équilibre des pouvoirs. Le caractère autoritaire de l’État se manifeste par le refus de confier l’initiative des lois à la Chambre corporative d’une part, et l’irresponsabilité du gouvernement devant le Parlement d’autre part. D’autres institutions prévues dans le texte constitutionnel du PSN, comme la vice-présidence de la République ou la Cour suprême de Justice, n’ont pas d’équivalent dans les États fascistes ou autoritaires. On les trouve en revanche dans le système démocratique américain dont Jean Hennessy est également un admirateur. La Cour suprême telle que la conçoit l’homme politique français n’est pourtant pas une copie conforme de celle des États-Unis ; elle bénéficie en effet de pouvoirs plus étendus.

35Il est donc préférable de chercher ses sources d’inspiration en France plutôt que dans d’incertains modèles étrangers. La fonction de vice-président de la République existe ainsi dans la Constitution de 1848. D’autre part, le principe d’une Cour suprême de Justice a déjà été défendu au début du siècle par Jacques Piou, cofondateur avec Albert de Mun de l’ALP à laquelle Jean Hennessy a adhéré. L’exposition de ce dernier aux thèses catholiques sociales, déjà soulignée au sujet de la représentation des intérêts professionnels, pourrait donc expliquer son intérêt pour une telle idée. Le révisionnisme de Jean Hennessy est en tout cas fortement teinté de conservatisme, au point que certains de ses adversaires y voient une résurgence de bonapartisme. Mais si par exemple l’instauration d’un Conseil d’État chargé de rédiger les lois peut être considérée comme un héritage des Constitutions de l’An VIII et de 1852, la pratique référendaire voulue par Jean Hennessy est de nature très différente du plébiscite napoléonien. Il ne s’agit pas dans son esprit d’une procédure destinée à offrir une caution populaire au pouvoir personnel mais bien plutôt de pouvoir exercer la souveraineté nationale sur une question précise. Dans la famille conservatrice, ce sont paradoxalement des idées des Croix-de-Feu que celles du PSN sont les plus proches. Dans Service public (1934), le colonel de La Rocque défend ainsi la thèse d’un État fort dans le strict cadre républicain et celle d’un corporatisme d’inspiration sociale chrétienne fondé sur la collaboration de classes. En dehors des querelles de personnes et de divergences sur les modalités de mise en place, Hennessy et de La Rocque s’accordent donc finalement sur les grandes lignes du projet révisionniste47. Or, dans ses travaux, Jean-Paul Thomas a mis en évidence l’itinéraire en droite ligne d’un certain nombre de militants du parti social français (PSF) vers le mouvement gaulliste sous la Quatrième République48. Il est donc intéressant de relever, sans que cela constitue une surprise étant donné le cheminement parallèle des idées, des similitudes entre le programme révisionniste du PSN et le texte constitutionnel de 1958. La volonté de Jean Hennessy de rééquilibrer les pouvoirs au profit de l’exécutif tout en institutionnalisant le contrôle réciproque entre exécutif et législatif correspond bien à l’esprit de la Cinquième République. L’élection du président de la République par un collège élargi, l’institution du référendum, la double responsabilité ministérielle, le droit de dissolution présidentiel et en contrepartie, la possibilité pour l’Assemblée de renverser le gouvernement, sont autant de dénominateurs communs. Dans un cas comme dans l’autre, des garde-fous ont été prévus pour empêcher l’instabilité ministérielle. Sous la Cinquième République, la motion de censure n’est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des membres de l’Assemblée nationale (article 49). La motion de défiance, qui est son équivalent dans le projet constitutionnel du PSN (article 20), doit quant à elle recueillir les signatures d’un tiers des députés. Enfin, les deux textes (article 10 pour la Constitution du PSN, article 16 pour celle de 1958) confient en outre au président de la République des pouvoirs exceptionnels en cas de menaces sur la sécurité nationale.

36Ces ressemblances évidentes ne permettent pas pour autant de considérer Jean Hennessy comme un précurseur de la Cinquième République. Ce serait en effet nier l’importance des aspects économiques qui sous-tendent son projet révisionniste. Celui-ci s’inscrit, rappelons-le, dans un courant de réformes qui octroie à la représentation professionnelle une place centrale dans les institutions. Dans les années 1930, des expériences sont ainsi tentées dans plusieurs États autoritaires. Elles sont observées avec attention par les partisans d’un tel système sans nécessairement chercher à les imiter. Bien que Jean Hennessy s’en défende, il n’en reste pas moins vrai qu’un tel concept est contraire à la tradition politique française. Il ouvre en effet la porte à des tentatives de rénovation radicales et antirépublicaines, à l’image des efforts de réflexion engagés sous le régime de Vichy. Fruit du travail de la commission de la Constitution du Conseil national, ces études aboutissent à l’élaboration d’un projet rédigé en vertu de la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940, publié tardivement en 1944, mais jamais officiellement promulgué. Son contenu est en tout cas un prolongement des idées défendues par le PSN. Le renforcement de l’exécutif, une stricte séparation des pouvoirs et la participation des forces économiques et sociales à la gestion des affaires publiques sont ses principes constitutifs après avoir été ceux du parti de Jean Hennessy. Le Sénat professionnel et la Cour suprême de Justice, chargée à la fois de vérifier la constitutionnalité des lois et de juger si nécessaire les responsables politiques, sont au cœur des institutions définies par les deux projets. Cette proximité d’objectifs s’explique par la présence, dans les cercles dirigeants du régime de Vichy, de nombreux anciens partisans de la réforme de l’État que Jean Hennessy côtoyait au milieu des années 1930. Des représentants de la famille conservatrice libérale tels Joseph Barthélémy, garde des Sceaux, et Jacques Bardoux, se joignent à ceux de la famille corporatiste, dont les anciens néo-socialistes marcel Déat et Paul Marion, pour faire valoir les idées révisionnistes que tous défendaient déjà quelques années plus tôt, à l’époque du rassemblement social et national.

37Fréquent dans la voie du réformisme corporatiste, le recours à l’autorité ne doit pas pour autant être systématiquement assimilé au fascisme. Le projet constitutionnel rédigé par le PSN, avec le concours des anciens combattants, apparaît au contraire réfléchi et équilibré. Il respecte la souveraineté nationale et le régime parlementaire. Il existe donc un décalage entre certains propos outranciers tenus en public par Jean Hennessy et l’expression beaucoup plus modérée du texte constitutionnel dont il se fait le propagandiste entre 1932 et 1936. Il importe alors de s’intéresser aux relais et aux moyens dont il dispose pour diffuser ses thèses révisionnistes, à commencer par son parti politique.

Un nouveau réseau d’influence autour du parti social-national ?

38Pour faire entendre sa voix dans le débat sur la réforme de l’État, Jean Hennessy réactive différents canaux d’expression comme la FRF ou le CLSS. Creusets de ses activités, ses anciens réseaux d’influence le sont aussi pour recruter les cadres du parti social-national, nouveau relais de sa propagande. L’avocat régionaliste Maurice Brun est ainsi nommé secrétaire général du mouvement. Président du CLSS, Jean Hennessy oriente, dès la fin de l’année 1932, ses cycles de conférences sur la question de la réforme constitutionnelle. Ce thème est ensuite repris de manière récurrente jusqu’en 1936, c’est-à-dire pendant la phase d’existence du parti. La liste des membres de la Société des amis du Collège libre des sciences sociales et celle recensant les personnalités qui participent aux banquets offerts par l’établissement fournit de précieuses indications sur ce point. Durant cette période, différents réseaux d’amitié et de solidarité de Jean Hennessy s’y superposent en effet. Des régionalistes comme Charles-Brun ou Justin Godart, d’anciens colistiers comme Pierre Viala, membre de l’Institut, d’anciens membres de son cabinet ministériel comme Roger Lévy ou Jean Deschanel, et de nombreux diplomates rencontrés à Genève ou à Berne y côtoient les nouveaux compagnons du mouvement révisionniste. Le colonel Guillaume, l’ancien combattant Robert Monnier, Jacques Bardoux, Joseph Barthélémy ou bien Pierre Mathé, vice-président du Parti agraire, appartiennent à cette nouvelle vague49. Enfin, le PSN bénéficie de nombreuses sympathies au quotidien dont l’un des rédacteurs, Roger Dutilh, préside le comité exécutif. Le journal de Jean Hennessy rend compte des activités du parti avant que celui-ci ne se dote de son propre organe de communication, en mars 1934. La feuille, intitulée dans un premier temps six Février, est mise sous presse au 25 avenue Kléber à Paris, à l’imprimerie du quotidien, qui fournit également articles et journalistes.

39Le mouvement fondé par Jean Hennessy après avoir perdu son mandat législatif n’est donc pas une construction ex nihilo. Il voit le jour grâce au soutien de quelques membres de son entourage. Les liens étroits entretenus avec le milieu régionaliste attestent d’ailleurs, en dépit des évolutions conjoncturelles, d’une certaine continuité d’idées et de projets. La voie empruntée par l’ancien parlementaire pour se replacer dans le jeu politique prend néanmoins une forme inédite. Bien qu’homme de réseaux plus que d’appareil, il choisit donc pourtant de participer au débat sur la réforme de l’État par le biais d’une structure partisane.

40Installé à Paris, rue Weber, près de la Porte maillot, le PSN est fondé en avril 1933. Il succède au Club social national qui a élaboré son programme. Il connaît, semble-t-il, au démarrage un certain succès. Les chiffres indiqués dans le journal du PSN font en effet état d’une multiplication par quatre de ses effectifs en l’espace d’un an, avec un pic en février 1934, pour atteindre près de dix mille adhérents. Après une série de meetings en province, des groupes sociaux-nationaux se forment à Villeurbanne, Nice et Grenoble en 1934, puis à Calais et Bordeaux en 1935. Les trois quarts des adhérents sont néanmoins parisiens et répartis en une dizaine de sections dans les quartiers périphériques et la grande banlieue. Dans son enquête sur « L’action directe et ses troupes en France », le journaliste Pierre Frederix remarque par ailleurs un nombre de militants actifs, autour d’un millier de personnes, assez élevé en proportion au sein du PSN50, par rapport à d’autres groupes du même genre. Ce résultat traduit la réorientation d’un mouvement qui ne s’adressait, au départ, qu’à une élite : « C’est avec elle que nous ferons la révolution sociale-nationale », précisait Alain Escautier, délégué général à la propagande, dans le premier numéro de six Février publié en mars 1934. Cette stratégie initiale s’inscrit dans le droit fil des activités du Club social national qui organise, dès sa fondation en 1932, des conférences destinées exclusivement aux milieux politiques et intellectuels, sans pour autant susciter d’adhésions. André Lebey ne parvient pas non plus à rallier au nom du PSN quelques personnages illustres de son entourage. Écrivain franc-maçon, il fréquente le monde littéraire dans lequel il noue de solides amitiés. Mais en 1935, il sollicite vainement J.-H. Rosny aîné ainsi que les académiciens André Maurois et Claude Farrère. Il ne parvient pas davantage à mobiliser l’aviateur Sadi-Lecointe ou l’amiral Lacaze, ancien ministre de la marine en 1915-1917. Celui-ci partage pourtant quelques idéaux avec le PSN. Mais à plus d’un titre, André Lebey, comme Jean Hennessy, est situé à cette époque dans une position marginale qui rend son message moins crédible. Sur le plan politique d’abord, après avoir quitté la SFIO en 1919, il a rejoint le parti socialiste français puis échoué dans sa tentative d’élection sous l’étiquette radicale-socialiste dans la circonscription de Versailles en 1932. Sur le plan maçonnique ensuite, il démissionne en 1935 du Grand Orient de France dont il était un orateur écouté pour se lancer dans l’aventure du réveil du rite rectifié51.

41Les échecs répétés de la propagande destinée aux élites conduisent les dirigeants du PSN à opérer un rapide changement de stratégie et à opter pour un élargissement de la base de leur recrutement. Lors du premier congrès du parti, qui se tient le 14 février 1934 à la salle Wagram à Paris, des appels sont donc lancés en direction des anciens combattants, des commerçants, des ouvriers et des agriculteurs. Outre la nouvelle politique de recrutement, on procède en septembre 1934 au remplacement d’Alain Escautier par Bernard Gastaud, ancien directeur de la Revue coloniale, maritime et aéronautique, au poste de délégué général de la propagande. Ce dernier est à son tour remplacé un an plus tard par l’avocat Edmond Brun.

42Le profil sociologique du parti, une année après sa création, se présente ainsi d’après les statistiques publiées dans six Février : les adhérents se répartissent principalement en deux catégories de taille comparable : la classe ouvrière pour 42 % et la petite bourgeoisie (commerçants, employés et fonctionnaires) pour 39 %. Les professions libérales ne représentent que 12 % de l’effectif. En l’absence d’archives du PSN susceptibles de confirmer ou d’infirmer des chiffres dont l’exactitude est sujette à caution, le recoupement avec d’autres éléments permet néanmoins d’affiner l’analyse de la composition du PSN. Selon le témoignage de Pierre Frederix, le PSN tente de noyauter certains quartiers communistes en périphérie de Paris. Ceci est corroboré par un rapport de police en février 1935 faisant état de bagarres à la Porte de Clignancourt entre jeunes vendeurs de journaux du PSN et colleurs d’affiches du parti communiste. Ces indices suffisent-ils à accréditer l’importance de l’effectif ouvrier ? En fait, une comparaison entre le PSN et d’autres groupements au profil semblable donne plutôt à penser que la représentation de cette catégorie au sein du PSN est surestimée. Du Faisceau aux Croix-de-Feu, en passant par la Solidarité française, l’Action française et les Jeunesses patriotes, l’effectif ouvrier oscille en effet entre 5 et 10 %. Or, il existe un document d’archives qui tendrait plutôt à valider cette tendance générale52. Un commissaire de police a relevé l’identité des membres d’une section du PSN venus spécialement de Paris en motocyclettes pour distribuer, dans l’après-midi du 25 mars 1935, des tracts et journaux dans les rues d’Orléans. Bien que ne concernant qu’un faible échantillon d’une dizaine de militants actifs, ces informations confirment néanmoins que le PSN recrute en priorité dans les quartiers populaires. Hormis un résident de Neuilly-sur-Seine, les autres membres de l’équipe sont domiciliés dans les XV^e, XIII^e, XX^e et XVIII^e arrondissements ainsi qu’à Argenteuil. Elles rendent également crédibles les propos d’Alain Escautier qui qualifie le PSN de « parti de jeunes53 ». Avec une moyenne d’âge inférieure à trente ans, ces militants appartiennent à une génération arrivée à l’âge adulte après la Première Guerre mondiale. En revanche, parmi les membres de la section, on ne recense qu’un seul ouvrier – ce qui rapproche plus normalement du taux de représentation ouvrière au sein des ligues citées précédemment – et un seul cadre supérieur (ingénieur). Avec deux artisans, deux imprimeurs et un agent d’assurance, les classes moyennes sont les plus nombreuses. Touchée par la crise économique et sociale, la petite et moyenne bourgeoisie se montre en effet sensible aux thèses du PSN comme à celles véhiculées par des ligues situées plus à droite.

Profil d’une section parisienne du PSN

43Une fois le pas de l’adhésion franchi, le militant entre dans une organisation structurée et complexe. Le parti se compose en effet d’un comité directeur – les aînés – présidé par Jean Hennessy, un comité exécutif présidé par le journaliste Roger Dutilh, et un bureau directorial. Les sections locales sont regroupées en grands secteurs animés par un responsable de la propagande sous l’autorité du délégué général de la propagande. Le service d’ordre, organisé en brigades motorisées, compte deux cents jeunes. Présidé par Archambaud puis marcel Arson, il assure la sécurité des meetings du PSN. Enfin, comme nous l’avons déjà signalé, le parti se dote dès le mois de mars 1934 d’un organe de presse à parution bimensuelle d’abord intitulé, sous la pression des événements, Six Février. À partir du septième numéro publié le 4 juin 1934, le journal choisit un titre plus percutant – À nous Français ! – qui résonne comme un cri de ralliement. Deux bandeaux rappelant les principes fondateurs du parti encadrent ce titre : « Ni à droite, ni à gauche, en avant ! » apparaît côté gauche, tandis qu’est inscrit côté droit :« Probité, responsabilité, autorité54 ». La signification de ces devises, qui renvoie à une culture politique de contestation des institutions et du fonctionnement politique, amène cependant à s’interroger sur la nature même du PSN.

Parti politique ou ligue d’extrême droite ?

44Les statuts du PSN indiquent clairement l’aspiration du mouvement à exercer le pouvoir « par tous les moyens » (article 2). D’après l’article 20, le parti privilégie l’action directe au détriment des élections auxquelles il se refuse à présenter des candidats. Par-delà son organisation hiérarchisée et de sa volonté de capter le soutien populaire, le PSN est donc une force politique contestataire et antiparlementaire. Il se distingue d’un parti traditionnel par l’absence de tout projet global de société. Il a été créé dans l’optique d’atteindre deux objectifs précis et restreints communs à tous ses membres : la révision constitutionnelle et la réforme de l’État. Ces particularités nous informent sur la nature exacte du PSN qui tient en définitive plus de la ligue que du parti politique au sens strict, comme le prouve également son parcours éphémère – le temps d’une législature – en comparaison du caractère pérenne des partis. Au vu des symboles et signes extérieurs sous lesquels le PSN se définit, certaines similitudes apparaissent avec les ligues d’extrême droite à connotation fasciste. Comme Pierre Frederix en porte témoignage dans son enquête sur « L’action directe et ses troupes en France », les hommes de son service d’ordre, qualifié en interne de « groupe de combat », même s’ils ne portent pas d’uniforme comme ceux du Francisme ou des Jeunesses paysannes, n’hésitent pas à faire usage de la violence contre les troupes du front commun. Son emblème illustre la manchette d’À nous Français ! mais est aussi apposé sur les fanions en décor dans les salles de réunion. Il représente un coq semblable à celui adopté par la Ligue de la Solidarité française. Dessiné par Leonetto Cappiello, auteur dix ans auparavant de l’affiche publicitaire du lancement du quotidien, l’animal symbolise, aux yeux des membres du PSN, l’âme française55. Mais au-delà de la forme, les principes fondateurs du PSN expriment une volonté de modération qui le distingue nettement des ligues d’extrême droite et correspond mieux au discours de troisième voie de son président. L’attachement à la République est souligné avec force dans le manifeste du mouvement. Le mythe du sauveur est détourné au profit de l’appel aux citoyens : « L’homme qui peut sauver la France, c’est toi si tu adhères au PSN. » La procédure référendaire inscrite dans le programme du parti répond à cette logique.

45La réforme de l’État que Jean Hennessy tente de promouvoir par le biais du PSN trouve donc ses origines dans ses campagnes précédentes. Les projets régionalistes refont ainsi surface. Il s’y développe cependant une forme de radicalisation mais qui reflète davantage une adaptation aux circonstances qu’une évolution profonde. Le discours antiparlementaire de Jean Hennessy est en effet consécutif à son rejet du Palais-Bourbon. Par ailleurs, la dérive autoritaire qui caractérise son itinéraire personnel entre 1932 et 1936 ne doit pas non plus être confondue avec une adhésion à l’idéologie fasciste. Plusieurs critères du fascisme sont absents de ses préoccupations, tels le culte du chef, la volonté de puissance et d’expansion vers l’étranger ainsi que l’exaltation de l’héroïsme et du sacrifice. L’ambition d’opérer une rénovation nationale et sociale par-delà la droite et la gauche ne suffit pas à conclure au fascisme.

46Il convient par ailleurs de s’interroger sur la sincérité de son engagement sur la voie du révisionnisme. Jean Hennessy est-il l’avocat convaincu d’une cause à laquelle il adhère ou bien un opportuniste agissant à des fins purement électoralistes ? Sans écarter d’emblée la première hypothèse, on ne peut nier le caractère cynique de son comportement. Après des discours de plus en plus violents et antiparlementaires en 1935, son retour aux valeurs républicaines qu’il prône à l’approche des élections de 1936 en constitue un exemple parmi d’autres. En février 1936, il modifie ainsi le nom de son mouvement qui devient le parti républicain social-national. D’autre part, la course au repêchage qu’il entreprend entre 1933 et 1935 est contradictoire avec l’opposition proclamée du parti à toute participation électorale. Lorsqu’il emporte la circonscription de Nice en 1936, il saborde d’ailleurs le PSN et son organe de presse. Tout se passe finalement comme si cette expérience n’avait représenté qu’une simple parenthèse dans son itinéraire politique, le temps de reprendre possession d’un siège à la Chambre des députés.