1Placé au cœur d’un enchevêtrement de groupes et d’associations, Jean Hennessy est un homme d’influence reconnu au début des années 1920. Mais cette position dominante s’effrite progressivement à la fin de la décennie. Ce constat lui cause une profonde désillusion et l’entraîne dans une dérive autoritaire à partir de 1933. L’échec de ses projets de réforme face à l’évolution du contexte national et international donne en effet le sentiment d’un homme politique dépassé à l’approche de la Seconde Guerre mondiale.

Le dissident

2Les choix politiques de Jean Hennessy, qualifiés d’opportunistes par certains, lui aliènent le soutien de ses anciens alliés de gauche. Sa participation comme ministre à des cabinets modérés entre 1928 et 1930 le place en situation inconfortable car il est pris pour cible à la fois par la gauche et par l’extrême droite.

3Sa position est en effet difficilement tenable au regard de la ligne de conduite adoptée par sa famille politique. Le congrès annuel du parti républicain socialiste, qui débute le 8 décembre 1929, se transforme en un véritable tribunal où Jean Hennessy est assis au banc des accusés. Viollette lui reproche de s’être désolidarisé du groupe par opportunisme. En présence du ministre, il attaque le gouvernement Tardieu et réaffirme la nécessité d’une opposition de gauche à la majorité URD qui soutient ce dernier. Un débat contradictoire houleux s’engage au cours duquel Jean Hennessy tente en vain de justifier ses choix1. Après avoir cheminé aux côtés des républicains socialistes une dizaine d’années, le député de la Charente ne partage plus leurs vues et décide donc de prendre ses distances. Tandis que les noms de Paul Laffont et d’Émile Borel, une vieille connaissance d’Hennessy, font leur apparition sur la liste des membres du groupe publiée au Journal officiel du 28 janvier 1930, celui de Jean Hennessy y figure pour la dernière fois. Son expérience ministérielle achevée en février 1930, il reprend son siège au Palais-Bourbon mais se retrouve désormais isolé. Fait nouveau depuis 1919 sa candidature aux élections législatives de 1932 n’obtient pas le soutien de la gauche locale.

Grave conflit interne au Quotidien

4Les orientations politiques et les choix économiques de Jean Hennessy entraînent, à partir de 1926, une profonde crise identitaire au Quotidien. Décidé à accentuer son contrôle sur l’entreprise de presse, il rachète en 1927 la moitié des parts d’Henri Dumay. Devenu principal actionnaire, il se conduit dès lors en véritable patron et intervient de plus en plus fréquemment dans la vie du journal. Il veille en particulier au contenu de sa ligne éditoriale en matière politique et économique. Le changement de ton à l’égard du cabinet Poincaré y est très perceptible depuis le recentrage politique de Jean Hennessy et son ralliement à l’Union nationale. Sa politique étrangère n’est plus l’objet des violentes diatribes dont Le Quotidien était coutumier à l’époque de l’occupation de la Ruhr et de la campagne électorale de 1924. La présence d’Aristide Briand au ministère des Affaires étrangères n’est sans doute pas complètement étrangère à cette évolution.

5Une autre raison explique, selon Alphonse Aulard, l’attitude plus conciliante du journal envers le gouvernement : il aurait été largement financé, lorsque le Cartel était aux commandes, par les fonds secrets en provenance des différents ministères. Cette ressource n’aurait pas été remise en cause lors du retour au pouvoir de Poincaré2. Or, les fonds secrets représentent pour Le Quotidien, en proie à de graves difficultés économiques, une manne indispensable à sa survie. Après une pointe à plus de 360 000 exemplaires lors des élections législatives de mai 1924, son tirage chute à 260 000 exemplaires en novembre 1926, revenant au niveau d’avant les élections. La Société du Progrès Civique enregistre donc des pertes à cause du déficit d’exploitation de son journal. Après la mise en liquidation, en février 1925, de sa société de publicité Selecta, Jean Hennessy continue, pour sa part, à soutenir financièrement l’entreprise de presse. Selon Georges Boris, dans une conversation à Berne le 1^er décembre 1926, l’ambassadeur aurait fait état d’une participation à hauteur de deux millions de francs3. En novembre 1925, Henri Dumay se résout d’ailleurs à introduire, sous forme d’annonces, la publicité financière dans son journal. Un service est créé à cet effet que Préjelan, son directeur, transforme rapidement en réservoir de liquidités pour Le Quotidien. Ses contacts avec les milieux d’affaires lui permettent d’encaisser des sommes importantes dont le montant ne va pas sans contreparties susceptibles, selon Georges Boris, d’aliéner l’indépendance du périodique. Le journaliste Louis Roubaud fait ainsi l’expérience des menaces dirigées contre sa liberté de parole. Dans une série d’articles, il accuse la Banque de France de ne pas mettre toutes ses ressources à la disposition du gouvernement de Cartel pour défendre le franc. Il vise en particulier son secrétaire général Aupetit. Mais sur intervention de Jean Hennessy, son enquête est brutalement interrompue et lorsque Aupetit démissionne, le 29 juin 1926, un article élogieux à son égard paraît dans Le Quotidien.

6Au conseil d’administration du 18 novembre 1926, le secrétaire général Georges Boris dépose, avec le soutien de certains membres fondateurs et d’une partie de la rédaction du journal, une motion afin d’obtenir des éclaircissements sur les ressources exactes du Quotidien en matière de publicité financière et sur les engagements contractés en retour. Son texte est un réquisitoire contre les dirigeants du journal qu’il soupçonne de s’être livrés aux « puissances de l’argent », citant en particulier : « les assurances, les pétroliers, la Compagnie des transports en commun de la région parisienne et les grandes compagnies de chemin de fer ». Il les accuse d’avoir perdu de vue l’objectif principal qui est de faire du Quotidien « un journal honnête pour d’honnêtes gens ». Il s’étonne par ailleurs du décalage entre la santé fragile du journal et le train de vie dispendieux de son directeur qui, en l’espace de trois ans, a fait l’acquisition de quatre automobiles et de deux résidences secondaires4. Déstabilisée, la direction se place aussitôt sur la défensive : pendant qu’Henri Dumay nie farouchement tout financement occulte, Pierre Bertrand, en qualité de président du conseil d’administration, s’arrange pour empêcher la mise aux voix de la motion Boris. Mais aucun d’eux n’apporte de réponse sur le fond des questions soulevées, attisant ainsi les mécontentements. Leur refus manifeste de dialoguer provoque un grave conflit interne qui pousse, dans un second temps, Jean Hennessy à intervenir. Devant l’assemblée générale des actionnaires le 22 juillet 1927, celui-ci renouvelle d’abord sa confiance à l’équipe dirigeante du journal, puis s’en prend directement à Georges Boris. Il lui reproche de ne pas avoir fait part à Dumay, à Bertrand, ou même au contrôleur des finances Caspar-Jordan, de ses doutes sur la gestion du responsable de la publicité financière avant son dépôt de motion du 18 novembre 1926. Il y voit les manœuvres d’« un petit arriviste sans scrupule » décidé, avec l’appui d’éléments extérieurs, à s’emparer du journal. Pour illustrer ses soupçons d’un éventuel complot, Jean Hennessy avance d’une part l’insistance de Boris à faire accepter l’arbitrage de Léon Blum, après qu’Édouard Herriot et Paul Painlevé ont prudemment refusé de se mêler de cette affaire. Or, selon lui, l’impartialité du leader socialiste est sujette à caution car celui-ci s’apprête à relancer Le Populaire, formule concurrente du Quotidien5. Sa démarche ne serait donc pas exempte d’arrière-pensées. Toujours selon Hennessy, Boris aurait, d’autre part, proposé au radical Maurice Sarraut, directeur de La Dépêche de Toulouse, une association financière pour racheter le journal6.

7Quoi qu’il en soit, ces querelles entachent l’image d’un journal qui se voulait modèle de vertu et de probité. Le climat de tension qui règne au sein de l’entreprise de presse traduit une profonde fracture entre certains collaborateurs issus des mouvances socialistes et radicales et la direction. L’abandon progressif des valeurs sur lesquelles était fondée l’identité du journal et l’adoption, sous la conduite de Jean Hennessy, d’une ligne politique de plus en plus modérée sont responsables de la disparition du Quotidien en tant qu’organe officieux du Cartel. Cette crise débouche en effet sur une cascade de démissions, à commencer par celle de Georges Boris à la suite du conseil d’administration du 18 novembre 1926. Les défections de Pierre Renaudel, d’Alphonse Aulard et de son gendre Albert Bayet, de Ferdinand Buisson accompagné d’Henri Guernut, tous deux représentants de la Ligue des droits de l’homme, ont par ailleurs entraîné la décapitation du conseil politique. François Albert et Émile Glay mettent eux aussi un terme à leur collaboration au journal. La rupture est donc évidente entre Le Quotidien et ses alliés historiques de la gauche.

8Les patrons du journal répliquent en trois temps. En premier lieu, la direction effectue une reprise en main autoritaire de sa rédaction : sur les vingt-trois journalistes qui avaient soutenu la motion Boris, cinq sont révoqués dont le rédacteur parlementaire Georges Gombault, proche de Renaudel, et trois sont suspendus parmi lesquels André Ganem, chef du service étranger. En second lieu, le conseil d’administration de la Société du Progrès Civique est entièrement remanié afin d’éviter toute nouvelle contestation en son sein. Seuls quatre administrateurs sur dix sont reconduits dans leurs fonctions, à savoir Henri Dumay, Pierre Bertrand, Caspar-Jordan, un intime de Painlevé que l’on cherche vraisemblablement à ménager, et l’industriel André Jollivet. Parmi les six nouveaux venus, on compte deux prête-noms de Jean Hennessy : l’ingénieur Étienne Chenille et André Legrand, ancien président du conseil d’administration de Selecta. En dernier lieu, une brochure de soixante-trois pages, intitulée Réponse aux calomniateurs du Quotidien par le conseil d’administration du Progrès Civique, est expédiée directement à tous les abonnés. Ce geste répond à un double objectif : rassurer les petits actionnaires de l’entreprise et contre-attaquer face aux accusations portées contre le journal par ses anciens collaborateurs. Georges Boris est ainsi tour à tour présenté comme un lâche camouflé dans un état-major à Londres pendant la guerre, puis comme un escroc ayant extorqué une indemnité de cinq à six millions de francs à son ancien employeur, un banquier belge, enfin comme un ambitieux incompétent qui, bien que plusieurs fois mis en demeure d’assurer plus sérieusement son service, n’en visait pas moins la direction générale du Quotidien. Selon les auteurs de la brochure, la présence d’Alphonse Aulard à ses côtés est la preuve du manque de discernement d’un homme qui a espéré en vain la direction politique du journal. Ses échecs successifs dans la conquête des sièges de président de la Ligue des droits de l’homme, de délégué à la SDN et de parlementaire, ont provoqué chez lui une accumulation de rancœurs, notamment à l’encontre de Jean Hennessy. Il n’aurait en effet pas supporté la nomination officielle du député à la SDN, tout comme il n’aurait pas accepté d’être battu en 1924 sur une liste du Cartel où seul le négociant charentais avait été élu.

9La rupture entre ces deux personnalités qui se sont côtoyées dans les mouvements de soutien à la SDN ainsi que dans les milieux politiques et la presse de gauche, illustre l’affaiblissement des réseaux relationnels sur lesquels Jean Hennessy fondait son influence. Sa brouille avec les républicains socialistes d’une part, avec divers talents du Quotidien d’autre part, est la conséquence de sa position de moins en moins nette vis-à-vis de la gauche, à partir de 1926. De surcroît, à la fin de l’année 1928, sa carrière politique souffre des difficultés rencontrées par son journal, compromis dans l’affaire Marthe Hanau.

Dans la tourmente de l’affaire Hanau

10Sa nomination comme ministre aurait pu en effet représenter le couronnement de sa carrière politique s’il n’avait pas été rattrapé, moins d’un mois plus tard, par un scandale mettant en cause Le Quotidien. Ce journal, dont l’influence dans les milieux politiques a indéniablement contribué à ce qu’un portefeuille lui soit confié, est paradoxalement à l’origine de son implication dans l’affaire Hanau.

11Le 4 décembre 1928, la banquière Marthe Hanau est arrêtée pour escroquerie et abus de biens sociaux. Née en 1886 dans une famille de petits boutiquiers israélites, elle se lance rapidement dans les affaires et profite de la reprise économique des années 1920 pour effectuer de grandes manœuvres spéculatives. En 1925, elle crée ainsi un groupement technique de gérance financière dont la raison est de conseiller les épargnants sur les placements financiers les plus avantageux. Cette société exerce en réalité le rôle d’une banque d’affaires mais fonctionne selon le principe d’un syndicat d’actionnaires. Le président du Conseil Raymond Poincaré, décidé à faire ouvrir une enquête judiciaire sur les pratiques professionnelles de la banquière, fait part de cette décision en conseil des ministres six jours avant l’annonce officielle de son arrestation. Bien informé, L’Ami du Peuple titre dès le lendemain (30 novembre 1928) : « Dumay et Hennessy à la Santé » et accuse Le Quotidien de complicité avec le groupe Hanau. Ses dirigeants cherchent alors à tout prix à éviter le scandale. Un article, publié le 3 décembre 1928, annonce que le journal rompt officiellement tout contact avec la société de Marthe Hanau. La veille, Henri Dumay a reçu la banquière au siège de la Société du Progrès Civique, rue du Dôme, à Paris, afin de l’informer de cette décision. Mais ce repli tardif n’empêche pas que les liens unissant les deux entreprises soient rendus publics. Le journal est donc rapidement emporté dans le tumulte provoqué par la chute de Marthe Hanau.

12Le système Hanau repose tout entier sur la publicité financière. La banquière a en effet créé La gazette du franc dont l’objectif est d’attirer d’éventuels investisseurs vers son groupe qui se dote, en août 1928, d’une nouvelle société : la Compagnie générale financière et foncière. La méthode employée consiste à offrir aux lecteurs du périodique des analyses économiques accompagnées d’interviews d’hommes politiques afin de faire valoir certains titres sur le marché, tout en gagnant la confiance de futurs actionnaires. Elle monte ensuite sa propre agence de publicité, Interpresse, qui publie deux fois par jour une feuille d’information boursière distribuée à divers journaux. Sous l’apparence d’enquêtes sérieuses, c’est en réalité une façon mensongère d’orienter, par le biais de la publicité financière, les lecteurs vers les sociétés où son groupe investit. Si les pratiques de Marthe Hanau ne constituent pas un acte isolé, elles illustrent toutefois le caractère vénal du journalisme financier dans l’entre-deux-guerres. Les procès-verbaux des commissions d’enquêtes parlementaires diligentées suite aux scandales Oustric et Stavisky dénoncent des méthodes analogues. Les clauses du contrat signé le 1^er mai 1928 entre les responsables du Quotidien et ceux d’Interpresse sont à cet égard très révélatrices de la perversion d’un système de financement de la presse fondé à l’origine sur de simples annonces publicitaires. Ancien collaborateur du Radical, de L’Ère nouvelle et du Quotidien, Pierre Audibert, rédacteur en chef de La Gazette du franc, connaît personnellement Préjelan, l’agent en charge de la publicité financière au Quotidien. Leurs relations d’amitié facilitent les transactions supervisées d’ailleurs par le propre fils d’Henri Dumay, responsable du secteur publicitaire dans l’entreprise dirigée par son père, qui vont aboutir à un double accord : contre le versement de 200 000 francs par mois, Interpresse afferme le bulletin financier du Quotidien, à savoir une demie page par jour, et accède ainsi au carnet d’adresses des abonnés-actionnaires du journal, avec autorisation de les démarcher. Des tracts à l’en-tête du Quotidien sont donc expédiés à leur domicile7. Il est difficile d’imaginer qu’une telle opération ait pu se conclure sans l’accord d’Henri Dumay. Il pourrait même avoir négocié personnellement une importante commission d’environ 10 %, à la fois sur le fermage et sur les affaires réalisées par Marthe Hanau par le biais du Quotidien. Six mois à peine après la signature de ce contrat, la satisfaction évidente des deux parties conduit Pierre Audibert à envisager un renforcement de leur association. Il propose à Préjelan de s’occuper de certains compartiments de la publicité financière de La Gazette du franc, mais les circonstances vont mettre un terme à ce projet.

13Si la compromission du Quotidien dans l’affaire Hanau ne fait pas de doute, il convient en revanche de s’interroger sur le degré d’implication de son principal commanditaire. Jean Hennessy était-il au courant de ces divers agissements ? Les termes du contrat d’affermage avec Interpresse ne lui sont pas inconnus. Ils ont en effet été approuvés en mai 1928 par le conseil d’administration du Quotidien, puis par les actionnaires réunis en assemblée générale le 28 juin. En tant qu’actionnaire majoritaire, Jean Hennessy fait alors avaliser les comptes financiers. Il fait ensuite voter la réélection des administrateurs ainsi qu’un ordre du jour de confiance à la direction du journal8. Ce contrat constitue en effet pour lui une véritable aubaine car il lui permet de réduire de façon substantielle ses versements à la caisse déficitaire du journal. Une fois les commissions déduites, il aurait encore réalisé une économie de 160 000 francs par mois. En revanche, la clause qui donne à l’équipe Hanau accès au carnet d’adresses du Quotidien semble avoir été négociée en secret. Jean Hennessy en aurait pris connaissance seulement quelques jours avant le déclenchement de l’affaire par l’intermédiaire d’Anquetil, directeur de La Rumeur. Reçu le 23 novembre 1928 au ministère de l’Agriculture, celui-ci lui aurait réclamé 150 000 francs pour prix de son silence sur les malversations du Quotidien. Mais contrairement aux déclarations de Marthe Hanau au juge qui instruit son affaire, le ministre nie pour sa part avoir remis la somme demandée9. Savoir si Jean Hennessy est ou non impliqué dans ce chantage n’est pas essentiel. L’important, ce sont les aveux d’Henri Dumay qui n’a d’autre alternative que de confirmer à Jean Hennessy les propos du maître chanteur et de reconnaître l’avoir tenu délibérément dans l’ignorance de certains aspects de l’accord avec Interpresse. Dans ces conditions, la responsabilité du principal commanditaire du Quotidien n’est pas pleinement engagée. Au pire, une accusation de recel peut être retenue contre lui. À l’inverse, des charges beaucoup plus lourdes pèsent sur les Dumay père et fils : abus de confiance, voire même complicité d’escroquerie. Soucieux d’écarter tout soupçon de connivence avec son directeur, Jean Hennessy se sépare de lui. Ce départ prend néanmoins la forme officielle d’une démission consentie. Dans une lettre publiée dans Le Quotidien du 19 décembre 1928, Dumay annonce en effet qu’il quitte le journal afin d’éviter que les attaques personnelles dont il est l’objet ne mettent celui-ci en péril. Le jour même, les forces de police perquisitionnent simultanément le siège du Quotidien et celui de La Rumeur10.

14Cette affaire réunit donc tous les ingrédients d’un énorme scandale. Elle met en évidence la collusion entre la presse, le monde politique et de celui des affaires. Le ministre de l’Agriculture est mis sur la sellette en raison de ses activités dans la presse, mais en réalité, l’onde de choc provoquée par ce scandale atteint des cercles politiques beaucoup plus vastes. Le journaliste Audibert est en effet personnellement lié à Anatole de Monzie dont il a été le chargé de mission puis le directeur de cabinet au ministère des Travaux publics. Après avoir soutenu la politique de Locarno dans son journal L’Observateur européen, il a entretenu de nombreux contacts avec le milieu genevois11. Lorsque Marthe Hanau accepte de lui confier la responsabilité d’un supplément à La Gazette du franc intitulé La Gazette des nations, il va donc obtenir dans le premier numéro du 14 janvier 1928 les signatures d’Anatole de Monzie, de Louis Loucheur, d’Henry de Jouvenel et de Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay. De son côté, Joseph Paul-Boncour intercède auprès du Conseil de la SDN pour lui faire attribuer une subvention. À l’issue d’une entrevue avec le président du Conseil, il réussit même à obtenir une photo signée « le sauveur du franc » qu’il publie en première page de son journal, en avril 1928.

15Pour comprendre l’attitude ambiguë de Raymond Poincaré dans cette affaire, il importe d’en saisir le contexte. Le succès des entreprises de Marthe Hanau est vu d’un mauvais œil par les milieux financiers ; les banques et l’agence Havas, prenant ombrage de sa concurrence, réclament sa tête au chef du gouvernement. Or, Poincaré ne révèle au conseil des ministres son intention d’engager des poursuites judiciaires contre Marthe Hanau que quelques jours seulement après la décision d’Horace Finaly, directeur de la Banque de Paris et des Pays-Bas, de consentir une forte avance au Trésor Public12. Son objectif est aussi de faire oublier son interview à La Gazette afin d’éviter toute accusation de complicité. Il reçoit, de surcroît, le soutien prévisible de Louis Loucheur, ministre du Travail, placé dans la même situation inconfortable13. Dans La Lumière du 5 janvier 1929, Georges Boris s’interroge malgré tout : « Est-ce le ministère où siège Monsieur Jean Hennessy qui va faire toute la lumière sur l’affaire Hanau-Bertrand-Dumay ? » Malgré ses motivations, le journaliste doute de la volonté de Poincaré de faire éclater la vérité dans une affaire susceptible de menacer son propre cabinet : le ministre de l’Agriculture et d’autres membres du gouvernement, notamment Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères, sont en effet exposés. Vite conscient de ses implications politiques, le président du Conseil juge finalement préférable d’étouffer le scandale. Il semble donc que des consignes très strictes en ce sens aient été données aux magistrats par le ministre de la Justice Louis Barthou. Il n’est procédé à aucune confrontation entre Marthe Hanau et Anquetil à propos de leurs versions contradictoires d’un éventuel chantage. Jean Hennessy n’est pas entendu non plus à ce sujet par le juge qui se contente de son témoignage écrit. Les 16 et 21 décembre 1928, Henri Dumay et Pierre Bertrand font successivement l’objet d’un interrogatoire. Mais après son inculpation le 8 mars 1929, l’ancien directeur du Quotidien obtient un non-lieu. Marthe Hanau est en définitive la seule véritable victime de cette histoire : à l’issue de son procès devant le tribunal correctionnel de la Seine, elle est condamnée à deux ans de prison. L’immunité judiciaire dont a bénéficié Jean Hennessy dans cette affaire ne signifie pas pour autant qu’il sorte de ce scandale politiquement indemne. L’affaire de La Gazette du franc achève de ruiner la crédibilité du Quotidien et par ricochet, porte réellement atteinte à son image.

Un ministre sur la sellette

16Après les premières polémiques autour de son financement en 1926-1927, Le Quotidien connaît une autre crise décisive en 1928-1929. Une nouvelle vague de démissions vient cette fois signifier « l’arrêt de mort » de l’ancien fer de lance du Cartel des gauches. Après le départ d’Henri Dumay, vont s’en aller successivement Henry Bellamy, rédacteur en chef du progrès Civique, Paul Louis alias Victor Vasseur et Jean Lefranc alias Charles-Brun. Au nom de leur amitié, Jean Hennessy avait pourtant réussi à convaincre ce dernier de renoncer à démissionner, deux ans auparavant. Le renvoi du rédacteur en chef, Pierre Bertrand, donne le signal d’une reprise en main complète du journal par son nouveau propriétaire. Jean Hennessy a veillé en effet à racheter la totalité des parts que Dumay détenait encore dans la société qu’il avait fondée. Désormais détenteur de la majorité absolue des voix au conseil d’administration, il peut donc procéder à son remaniement à sa convenance. Le 10 juin 1929, Charles Haye, son directeur de cabinet au ministère de l’Agriculture, y fait une entrée remarquée. Il est chargé de la ligne politique du journal dont la direction est confiée au colonel Guillaume14. Les éditoriaux sont dorénavant revêtus de la signature anonyme « Le Quotidien ». Leur changement de ton révèle de la nouvelle équipe des opinions beaucoup plus conservatrices que chez la précédente. Cette nouvelle orientation reflète l’évolution politique de Jean Hennessy. Le journal qui lui avait autrefois servi de relais d’influence auprès des diverses tendances du Cartel n’existe plus. La disparition de Gustave Téry, directeur-fondateur de L’Œuvre, en juin 1928, renforce par ailleurs le sentiment que plus rien ne subsiste des réseaux construits par Jean Hennessy dans la presse de gauche au début des années 1920. Plusieurs plumes dissidentes du Quotidien fondent, en janvier 1927, un organe mensuel qui reprend ces principes à son compte. D’abord intitulé Toute la Lumière et sous-titré L’Affaire du Quotidien, il adopte dès le mois de mai une fréquence de parution hebdomadaire et prend le titre définitif de La Lumière, journal d’ » éducation civique et d’action républicaine ». Dirigé par Georges Boris, son comité de rédaction comprend Ferdinand Buisson, Alphonse Aulard, AlbertBayet, Émile Glay et Jean de Pierrefeu. Enfourchant l’un des chevaux de bataille du Quotidien de Dumay, Boris tente de promouvoir le respect d’une certaine éthique dans la presse. Au regard de ce principe, Jean Hennessy, qualifié de ploutocrate, « traître à ses engagements et au parti républicain », est fréquemment mis en cause dans les colonnes du journal. Boris et son équipe l’accusent de « s’être solidarisé avec les fripons » et d’avoir « dépensé plusieurs millions aux fins de maintenir une direction indigne15 ».

17Attaqué sur sa gauche, Jean Hennessy l’est également par l’extrême droite. Particulièrement exposé depuis son entrée au gouvernement, il devient l’une de ses cibles favorites. Léon Daudet éprouve plus que jamais une haine féroce à son encontre. C’est maintenant dans ses ouvrages, et non pas à la tribune du Palais-Bourbon où il ne siège plus, qu’il lui règle son compte. Dans Le nain de Lorraine, il reproche à Poincaré d’avoir introduit Hennessy dans son cabinet par calcul politique16. Maniant l’insulte avec virtuosité, il consacre de longs développements à la compromission du Quotidien dans l’affaire Hanau et brosse d’Hennessy le portrait d’un homme politique corrompu : « Le ministre Hennessy est une sale et venimeuse bête [...]. C’est aussi un grotesque17. » Le caricaturiste Jean Sennep qui a fait ses premières armes, tout comme Daudet, dans la presse d’Action française, exprime dans deux albums publiés à un an d’intervalle un jugement très proche du sien18. Il croque un Jean Hennessy en bouteille de cognac brisée par le scandale depuis que le lien entre Interpresse et Le Quotidien a été divulgué, le dessin étant accompagné du commentaire ci-après : « Il ne tient plus que par le culot. » Des provocations sont aussi lancées dans la rue par les Camelots du Roi qui organisent des manifestations, distribuent des tracts et collent des affiches hostiles à Jean Hennessy. Sitôt révélée l’affaire Hanau, ils multiplient les actions durant un mois et demi, à un rythme quasi quotidien. L’une des opérations les plus spectaculaires a pour théâtre le ministère de l’Agriculture. Le 18 décembre 1928 au soir, un groupe d’environ quatre-vingts étudiants de l’Action française, tête nue ou coiffée d’un béret, fait irruption devant l’immeuble du ministère, rue de Varennes. Une quarantaine d’entre eux pénètre dans la cour aux cris de « conspuez Hennessy », « conspuez le ministre », « voleur », « crapule ». Ils se précipitent dans le vestibule et l’antichambre des huissiers. Armés de cannes de bambou, ils brisent en moins de cinq minutes une vingtaine de carreaux de la porte d’entrée, des fenêtres, des soupiraux, et renversent un bureau puis s’enfuient avant l’arrivée de la police. Lors de cette intrusion, seuls Deschanel et Videt, ses attachés de cabinet, sont présents au ministère ; Hennessy, quant à lui, est en train d’exposer son budget devant les sénateurs19. Un mois plus tard, une nouvelle action spectaculaire des Camelots est cette fois réprimée par la charge policière : le 18 janvier 1929, une cinquantaine de jeunes investissent le boulevard des Italiens pour y mimer une parodie de justice ; quatre d’entre eux déguisés en gendarmes escortent deux de leurs camarades travestis, l’un en ministre de l’Agriculture, l’autre en ancien directeur du Quotidien, tandis que les autres manifestants distribuent un bulletin de propagande de l’Action française intitulé Les documents nationaux et des tracts réclamant leur arrestation et traitant Jean Hennessy de voleur20. L’intervention des forces de l’ordre est rapide ; il est procédé à une dizaine d’interpellations. Mais elle n’interrompt pas immédiatement la mobilisation des jeunes de l’Action française. Cinq jours plus tard, ils perturbent cette fois l’inauguration du salon de la machine agricole par le ministre de l’Agriculture. En prolongement de ces actions, des affiches exigeant l’arrestation du « voleur Hennessy » sont placardées à Paris et en banlieue. Cette campagne, entamée durant la nuit du 27 au 28 décembre 1928, se poursuit une quinzaine de jours.

18D’abord surprises par l’ampleur et la publicité du mouvement, les autorités réagissent ensuite fermement : le préfet de police adresse une circulaire à tous les commissariats afin de lacérer les affiches de l’Action française dirigées contre Hennessy et par ricochet contre le président du Conseil, puis d’arrêter les fauteurs de trouble. La fermeté de ces mesures jugule les tentatives de déstabilisation du gouvernement par les milieux d’Action française. Dès la fin du mois de janvier 1929, les Camelots abandonnent en effet toute action, en attendant que les manifestants interpellés passent en jugement.

19Cible d’un tir croisé de la gauche et de l’extrême droite, le ministre de l’Agriculture n’est réellement mis en difficulté que durant les deux premiers mois d’exercice de ses fonctions. Mais ces déboires politiques conjugués aux problèmes économiques auxquels il se trouve confronté contribuent à rendre son passage au gouvernement particulièrement délicat et périlleux. Son ralliement progressif à l’Union nationale à partir de 1926 a par ailleurs provoqué l’implosion des réseaux sur lesquels il avait assis son influence depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Les ruptures successives avec les fondateurs du Quotidien d’une part, les responsables du groupe républicain socialiste d’autre part, illustrent l’échec du système Hennessy. Son ambition politique prend le pas sur ses idéaux et projets de réforme, y compris dans le domaine des relations internationales.

Des idéaux bouleversés par la nouvelle donne internationale

20Après avoir quitté le gouvernement, Jean Hennessy réintègre la prestigieuse commission des Affaires étrangères de la Chambre, présidée par le socialiste indépendant Paul-Boncour. Il s’y montre très assidu. En séances plénières, il intervient aussi à plusieurs reprises dans les débats de politique extérieure pour remettre en question les choix gouvernementaux. Alarmé par la recrudescence des tensions internationales dans le début des années 1930, son objectif prioritaire devient la sécurité de son pays au détriment de certains idéaux internationalistes qui prévalaient depuis la fin du premier conflit mondial. Mais ses déclarations publiques engagent également la Fédération française des associations pour la SDN dont i ²l est le président. Or, une fraction des militants de ce mouvement conteste ses positions dont ils ne partagent pas l’évolution.

21À partir de 1931, Jean Hennessy s’oppose au gouvernement Laval21. Il s’attaque particulièrement au ministre des Affaires étrangères, Aristide Briand, dont il dresse un bilan critique. Il profite ainsi des discussions parlementaires consacrées aux problèmes de politique extérieure pour le harceler de questions auxquelles celui-ci répond avec agacement22. Il lui reproche surtout d’avoir trop misé sur l’entente avec l’Allemagne et de s’être montré, sinon trop confiant, du moins trop indulgent avec l’adversaire d’hier. Les attaques de Jean Hennessy ont cependant de quoi déconcerter car, avocat de la détente des relations internationales, il avait jusqu’ici soutenu lui-même les différentes initiatives d’Aristide Briand. L’année précédente, il avait même engagé durant plusieurs mois Le Quotidien dans une campagne d’explication en direction de l’opinion publique sur le mémorandum d’Union européenne. En fait, son changement d’attitude semble davantage lié à des facteurs de politique interne. Non reconduit dans le deuxième cabinet Tardieu, le député charentais fait preuve à l’égard de Briand, seul républicain socialiste à conserver son portefeuille ministériel avec en plus la bénédiction du parti, d’une certaine acrimonie qui se manifeste par ce ton acerbe. Mais nous le verrons plus loin, il le rend également responsable de son échec à l’élection présidentielle de mai 1931. Après avoir un peu tergiversé, Briand pose en effet sa candidature sur un programme analogue à celui d’Hennessy, ruinant par conséquent les quelques espoirs de ce dernier.

22Rancunes personnelles mises à part, Jean Hennessy fait preuve de beaucoup de lucidité dans son diagnostic de la situation internationale. Il s’inquiète principalement de la menace que l’évolution politique allemande fait peser sur la paix européenne. Son témoignage concorde avec celui de la journaliste Geneviève Tabouis, qui voit surgir les premiers signaux d’alerte lorsque Stresemann fait entériner par le Conseil de la SDN une résolution autorisant les minorités à établir des liens avec leur patrie d’origine. Le ministre des Affaires étrangères allemand fait ensuite circuler des cartes où la nation germanique déborde les frontières du Reich23. Il donne ainsi le signal des intentions expansionnistes de son pays en Europe. Le projet d’union douanière austro-allemand, conclu à Spa en mars 1931, suscite également quelques craintes. Bien qu’abandonné au mois de septembre suivant, il représente, selon le député charentais, une première tentative de réalisation de l’Anschluss, et à plus large échelle, la volonté de former une Mitteleuropa dont l’organisation économique et politique est dirigée contre la France24. Avant même l’arrivée de Hitler au pouvoir, Jean Hennessy dénonce par ailleurs avec force le danger national-socialiste. Durant l’été 1931, il consacre plusieurs articles à cette question. En effet, avec un total de cent sept sièges au Reichstag, le NSDAP enregistre une progression spectaculaire aux élections législatives de septembre 1930. Or, Hennessy croit percevoir, dans une Allemagne en proie à l’action hitlérienne, un certain renouveau mystique. Ses dirigeants semblent de plus en plus résolus à la suppression des clauses du traité de Versailles. Certains ne cachent même plus leur volonté de réoccuper le couloir de Dantzig et la Silésie. Observateur attentif de l’évolution allemande, Jean Hennessy est d’ailleurs convaincu que, malgré les restrictions et à l’insu des autres, ce pays se donne les moyens de réaliser ces visées. Son réarmement clandestin lui permettra, le moment venu, de disposer d’une armée moderne. Il en va ainsi, par exemple, de la fabrication par les trois constructeurs aéronautiques Dornier, Rohrbach et Jünker d’avions commerciaux transformables en quelques heures en avions militaires25. Dans un article du 17 mai 1932, intitulé « Le testament de Stresemann », il exprime ainsi ses pressentiments : « L’Allemagne ne sera plus assez imprudente pour déclarer la guerre mais elle sera assez subtile pour la provoquer sous des formes irrégulières, par exemple, un incident à la frontière de la Pologne et de la Prusse orientale. » « Si nous n’arrêtons pas les Allemands, ils en feront bien d’autres », conclut-il avec émotion au cours d’une séance de travail en commission parlementaire26. Il voit aussi dans l’URSS une autre menace pour la France car ce pays a, selon lui, certains intérêts convergents avec l’Allemagne27. Sa puissante armée et les efforts de propagande communiste qu’elle déploie sur les continents asiatique et européen la rendent particulièrement dangereuse. « Loin d’être pour nous une alliée fidèle, elle se prépare à partager, d’accord avec l’Allemagne […], notre alliée la Pologne. Elle menace le territoire de la Bessarabie appartenant à notre alliée la Roumanie28 », pense-t-il en 1931. Le 12 novembre 1931, il manifeste son intention d’interpeller le gouvernement sur sa politique à l’égard des Soviétiques. Au cours de la discussion qui s’engage quelques jours plus tard à la Chambre, il préconise la signature d’un pacte de non-agression en bonne et due forme.

23Séduit de prime abord par l’idée de miser sur la solidarité latine « pour contrecarrer Germains et Slaves », Hennessy se méfie cependant de Mussolini et de sa propagande fasciste destinée à contrôler les esprits. Il critique ouvertement l’éducation de la jeunesse italienne, en particulier l’enseignement qui lui est dispensé d’une histoire nationaliste tournée contre la France. L’arrêt d’une telle propagande conditionne, selon lui, tout accord avec l’Italie car il serait inconcevable que la France s’allie à un pays qui réclame son démantèlement territorial et colonial. À cet effet, avec l’appui de son ami le sénateur corrézien Labrousse, il entreprend dans Le Quotidien une campagne contre le « pacte à quatre29 ».

24En fin de compte, la lente désagrégation du climat international, aggravée par une crise économique propice à l’exacerbation des nationalismes, conduit Jean Hennessy à réviser définitivement certains de ses idéaux. Partisan de la première heure de la SDN, il n’hésite pourtant plus à présent à mettre en exergue ses graves dysfonctionnements. À voir l’organisme international s’épuiser en vains efforts, Jean Hennessy se montre d’emblée très sceptique sur les chances de succès de la Conférence générale du désarmement. Celle-ci s’ouvre à Genève, en février 1932, au moment où la guerre sino-japonaise fait rage.

« L’heure du désarmement n’est pas encore venue30 »

25En 1930 et 1931, Jean Hennessy répète à travers différents canaux d’expression le même message de prudence : tout désarmement est prématuré selon lui31. La majorité des dirigeants du mouvement associatif en faveur de la SDN se range à cet avis qui devient donc la position officielle du mouvement. Pour Joseph Paul-Boncour aussi, premier délégué permanent français à la Conférence, la France doit conserver ses forces militaires afin d’assurer sa défense tant que sa sécurité n’est pas garantie. Mais, invoquant l’article 8 du Pacte de la SDN qui prévoit le désarmement des vainqueurs aussitôt que les vaincus de la Grande Guerre auront été désarmés, le gouvernement allemand s’estime fondé à revendiquer la même exigence. Cette conférence se résume donc très vite à une succession de monologues visant à faire retomber sur les autres la responsabilité d’un échec. L’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne ruine définitivement les espoirs d’entente : le 14 octobre 1933, Hitler annonce simultanément le retrait de l’Allemagne de la Conférence et son départ de la SDN.

26Lors de son discours, le 2 juin 1930, au banquet offert par la Ligue de la République32, Jean Hennessy esquisse un programme de politique étrangère dont les trois piliers sont : la défense nationale, l’unité européenne et en dernier lieu, le désarmement. Un mois plus tard, à l’Académie diplomatique internationale, il définit une stricte hiérarchie entre ces priorités : « La sécurité est le premier et le plus important sinon le seul but à atteindre », précise-t-il33. Aussi légitime soit-il, le retrait des troupes françaises de la rive gauche du Rhin contraint, selon lui, la France à veiller de façon plus attentive à sa sécurité. Le fait que la frontière ne coïncide pas partout avec les lignes d’une défense stratégique, impose à ses yeux une organisation primordiale de la défense nationale. La modernisation de l’armée française constitue à cet égard une tâche prioritaire. Cet objectif rejoint celui défendu par d’autres parlementaires comme Pierre Cot, Henry de Jouvenel ou Joseph Paul-Boncour. Dans cette optique, Jean Hennessy publie dans Le Quotidien du 25 juin 1931 un véritable plaidoyer en faveur d’un programme militaire aérien34. Cet article lui vaut les compliments d’André Maginot. L’auteur y approuve en effet le plan de fortifications imaginé par le ministre de la Guerre. Mais il faut, selon lui, s’attendre à ce que l’Allemagne se dote de matériels, une aviation en particulier, capable de franchir cet obstacle. Or, le meilleur moyen de lutte contre l’agression d’une aviation ennemie est de pouvoir lui en opposer une qui soit supérieure en nombre et en qualité. Il convient donc de conduire en simultané la préparation des défenses terrestre et aérienne, faute de quoi l’efficacité et la logique de notre stratégie militaire seraient sérieusement hypothéquées. « En cas d’attaque inopinée, l’admirable esprit d’improvisation des Français pourra-t-il corriger leur imprévoyance, et ce qui fut possible en d’autres circonstances le sera-t-il après une offensive foudroyante35 ? » s’alarme-t-il à juste titre.

27À l’examen de la situation internationale vue par Jean Hennessy et des conclusions qu’il en tire, il n’y a plus rien de commun avec cette attitude de « pacifisme bêlant » parfois stigmatisée à son encontre au début des années 1920. En revanche, ses analyses ne sont pas sans rappeler l’obsession sécuritaire qu’il dénonçait lui-même chez Poincaré à la même époque. Il convient pourtant de ne pas se méprendre sur la nature du discours qui, chez lui, ne traduit pas une quelconque crispation nationaliste. S’il soutient l’idée d’une défense efficace, c’est uniquement au nom d’une exigence de sécurité, et non comme instrument de conquête ou de domination. Cette impérieuse garantie sécuritaire est pour lui un préalable incontournable à l’organisation fédérale de l’Europe. Loin de renier ses convictions fédéralistes, il estime au contraire que sécurité et pacte fédéral sont étroitement liés36. Jean Hennessy milite toujours avec force et conviction en faveur du fédéralisme considéré comme le seul système capable de concilier intérêts nationaux et paix internationale. Son engagement dans les débats suscités par le mémorandum Briand en témoigne. Devant ses interlocuteurs étrangers réunis à Genève en juin 1930 pour le quatorzième congrès de l’Union internationale des associations pour la SDN, il apporte son soutien sans réserve à ce projet. D’autre part, il participe au comité d’étude pour l’organisation d’une fédération européenne constitué à l’Académie diplomatique internationale. Il y confronte ses idées avec des hommes tels que Benès, Bernstorff, Titulesco ou Moltke. Sous son impulsion, Le Quotidien ouvre par ailleurs ses colonnes à des personnalités susceptibles d’éclairer le débat. Jean Hennessy lui-même y exprime régulièrement son point de vue, qui laisse, malgré tout, apparaître des divergences profondes avec le projet gouvernemental, notamment sur la signification même du fédéralisme. Le député de la Charente considère en effet que le terme « fédéral » induit l’abandon par chaque État d’une parcelle de sa souveraineté. Or cette idée est jugée inacceptable par Briand, par les principaux leaders politiques français qui soutiennent son projet, et par les dirigeants des autres pays sollicités. Édouard Herriot s’en tient quant à lui au système défini dans le mémorandum, selon lequel l’organisation européenne serait « une union des États souverains et non une unité qui absorberait les souverainetés ». Cela implique de respecter le libre consentement de chaque État et rend inutile la création d’un parlement37. La plupart des réponses transmises au gouvernement français par les autres gouvernements contiennent de semblables restrictions. L’Union européenne est uniquement conçue comme une association de fait agissant dans le but d’accroître la coopération entre États.

28Jean Hennessy est en désaccord avec le mémorandum sur un autre point tout aussi fondamental que le premier, celui des frontières géographiques de l’espace fédéral européen. Le gouvernement français n’envisage ce dernier que dans le cadre et avec les membres de la SDN, excluant de facto la Russie et la Turquie. Pour Jean Hennessy au contraire, il est indispensable de les intégrer afin de ne pas laisser deux grands pays en marge d’une union pacifique construite sur un compromis collectif. Sa position sur ce point, autrefois proche de celle du gouvernement, a évolué depuis les années 1920. Elle reflète à présent ses désillusions face aux échecs de l’institution internationale soit disant universelle mais incapable en réalité de faire taire les conflits en cours. Il ne rejette pas l’idée que l’Union européenne soit réalisée hors de la SDN, celle-ci ayant ensuite la possibilité de s’inspirer de son organisation fédérale pour se réformer sur le même modèle. Le lien fédéral une fois établi, rien n’empêcherait les États membres de mutualiser leurs armées pour créer une force internationale apte à faire respecter le règlement des litiges. Il faut donc, selon lui, franchir impérativement ces étapes avant d’ouvrir, avec quelques chances de succès, des discussions sur le désarmement.

La rupture avec les réseaux de soutien à la SDN

29Les professions de foi fédéralistes de Jean Hennessy sont désormais prononcées avec un accent de fermeté dont elles étaient autrefois dépourvues. Fruits de l’expérience diplomatique, ses prises de position correspondent davantage aux réalités internationales. Mais elles provoquent dans le milieu des associations de défense de la SDN un certain malaise. Les jeunes générations, qui n’ont de la guerre qu’une connaissance indirecte, l’accusent de renier le pacifisme dont il se prévalait lors de la création de la SDN. Souvenons-nous comment Jean Hennessy avait, en 1931, usé de son influence pour faire voter, contre l’avis du Groupement universitaire pour la SDN, une motion circonspecte à l’égard du désarmement au conseil de la FFASDN. En retour, Jean Hennessy rejette les plans utopiques de ceux qui mettent en doute ses sentiments pacifistes : « C’est parce que je suis et demeure profondément pacifiste que je me fais un devoir de signaler ce qui peut, à mon sens, nuire à la conservation de la paix. Ce n’est pas toujours en criant » la paix ! »qu’on la maintient38 », écrit-il dans Le Quotidien. Une incompréhension réciproque s’installe entre Jean Hennessy et un nombre de plus en plus élevé de militants des associations de soutien à la SDN. C’est pourquoi l’homme politique préfère abandonner progressivement ses activités au sein du mouvement. Bien que réélu le 23 janvier 1933 à la tête de la FFASDN, il ne préside cette année-là qu’une seule réunion du conseil. Il renonce également à prendre part au congrès de l’Union internationale et décide finalement de quitter ses fonctions en début d’année 1934. Il démissionne non seulement du comité exécutif de la FFASDN, mais également du Comité d’Action pour la SDN de son ami Jouvenel.

30Après la presse de gauche, un autre pan des réseaux sur lesquels reposait l’influence de Jean Hennessy dans les années 1920 s’effondre. En effet, c’est à la pression exercée par les dirigeants de l’Association française pour la SDN sur le gouvernement qu’il devait sa désignation comme délégué français à la SDN en 1920 et 1921. Les désillusions idéologiques mais aussi politiques vont accentuer son isolement. Certains de ses adversaires ne voient plus en lui qu’un ambitieux dénué de convictions. À leurs yeux, ses critiques à l’égard de Laval et de Briand n’ont d’autre but que de lui permettre de décrocher un nouveau portefeuille ministériel ou une ambassade. Ces accusations ne sont pas dénuées de fondement : après la chute du cabinet Laval en février 1932, Hennessy est en effet contacté par Painlevé en vue de participer à une nouvelle combinaison ministérielle. Mais c’est finalement Tardieu qui constitue un gouvernement, sans faire appel à Hennessy. Cet échec intervient au moment même où il subit une succession de cuisantes défaites électorales qui le contraignent à quitter le Palais-Bourbon, après vingt-deux ans d’exercice d’un mandat parlementaire.

Cuisant échec à l’élection présidentielle du 13 mai 1931

31Le terme du mandat de Gaston Doumergue en juin 1931 donne lieu, un mois plus tôt, à l’élection présidentielle. Au deuxième tour de scrutin, le président du Sénat Paul Doumer recueille 504 voix sur 883 suffrages exprimés : il est élu président de la République. Jean Hennessy, « jeune » candidat de 57 ans, s’est désisté à l’issue du premier tour après n’avoir obtenu que 15 voix, à peine plus que le candidat communiste Cachin (10 voix). « C’était bien peu étant donné le nombre de déjeuners qu’il avait offert dans le dessein d’être élu39 », précise Georges Bonnet dans ses Mémoires. À l’en croire, ce piètre score ne correspond même pas au dixième des voix de ses invités :

« J’avais été son hôte quelques semaines auparavant et Madame Hennessy m’avait aimablement dit : “Si Jean est élu, vous serez président du Conseil pendant toute la législature.” Je n’avais pu m’empêcher de répondre : “N’avez-vous pas fait la même promesse à Chautemps la semaine dernière ?” Madame Hennessy ne se trouble pas pour autant : “Alors, vous le serez tous les deux à tour de rôle40.” »

32Les conseils prodigués par certains de ses amis ont contribué à entretenir les illusions de Jean Hennessy sur ses chances d’accès à l’Élysée. Ils se sont en effet attachés à le convaincre que sa connaissance approfondie de la vie économique et son expérience des questions internationales seraient des atouts dans la période de tensions que traverse le pays. C’est pourquoi, même si son ralliement à Poincaré lui a fait perdre des partisans à gauche, ses prises de position fermes au sujet du désarmement sont de nature à rassurer les modérés41. Il se présente en fait comme l’artisan d’une politique de paix prudente qui ne néglige pas la sécurité du pays. En face de Jean Hennessy, Paul Doumer est le seul candidat sérieux déclaré au début du mois de mai. Membre du comité exécutif du parti radical-socialiste, il n’en est pas moins considéré comme un homme de droite, soutenu par Louis Marin et l’URD. De son côté, Jean Hennessy n’est inscrit dans aucun groupe ; il ne peut donc pas tirer profit du soutien d’une formation qui lui apporterait un premier appoint susceptible d’entraîner les suffrages d’hésitants. Il compte néanmoins sur un report favorable de nombreuses voix de partisans de gauche hostiles au président du Sénat. L’entrée en jeu d’Aristide Briand, deux jours avant le scrutin, vient ruiner cette stratégie. Une délégation de parlementaires de gauche conduite par le radical Gaston Thomson, Paul Painlevé et Pierre-Étienne Flandin, finit par vaincre les réticences du ministre des Affaires étrangères, pour le pousser à se présenter. La candidature d’Hennessy à l’Élysée comme partisan de la Société des Nations perd toute crédibilité contre celle d’Aristide Briand qui en est le grand protagoniste. Un sondage sur le thème « Qui sera président de la République ? », lancé par Henry de Jouvenel dans La Revue des Vivants, corrobore ces propos. Briand recueille en effet le plus grand nombre de voix du pronostic, loin devant Jean Hennessy, classé en seizième et dernière position des personnalités politiques citées par les lecteurs42. En réalité, Aristide Briand lui-même, qui s’attendait pourtant à une victoire aisée, ne rallie pas tous les suffrages de la gauche. Au premier tour de scrutin, il n’obtient que 401 voix favorables contre 442 pour Doumer. Les parlementaires de centre-gauche, effrayés de crainte de voir un homme se hisser à la magistrature suprême avec l’appui des socialistes, ont fait défection. Après les retraits de Briand et de Hennessy, Paul Doumer l’emporte au tour suivant sur le sénateur de Lot-et-Garonne Pierre Marraud, candidat des groupes de gauche.

33L’élection présidentielle de 1931 ne constitue pas dans la carrière politique de Jean Hennessy un simple accident de parcours. Elle a pour conséquence de plonger le député de la Charente dans l’isolement à la Chambre des députés. Son entêtement à se maintenir malgré l’entrée en lice d’Aristide Briand lui cause en effet de nombreuses inimitiés. Même si son comportement n’a eu finalement aucune incidence sur le premier tour de scrutin43, des parlementaires lui reprochent d’avoir, par rancune personnelle, couru le risque de provoquer la défaite de Briand. Sa décision de se désister au second tour en faveur de Paul Doumer achève de le discréditer aux yeux de ses anciens partenaires de gauche. Dans Le Cri charentais (organe de la Fédération départementale du parti socialiste) du 17 mai 1931, on constate qu’en dépit de ses déclarations pacifistes, Hennessy est revenu à son point de départ : la droite ! Il représente donc, dans la circonscription de Barbezieux, un adversaire politique à abattre lors des prochaines élections législatives de 1932.

La perte du fief de Barbezieux (1932)

34Les élections de 1932 marquent l’échec de la majorité conduite par André Tardieu au profit de la gauche non communiste. Avec trois cent trente-quatre sièges à la Chambre des députés, socialistes, républicains socialistes et radicaux forment un « second Cartel ». Les résultats en Charente sont cette fois conformes aux résultats nationaux : le parti radical-socialiste conserve ses trois circonscriptions, dont deux dès le premier tour de scrutin, tandis que le socialiste René Gounin se maintient à Angoulême. Ces élections se caractérisent par un faible taux de renouvellement – un tiers seulement des sièges au Palais-Bourbon. De fait, la représentation parlementaire départementale est quasiment identique à celle de la législature précédente. Dans la circonscription de Barbezieux toutefois, l’échec du député sortant et la victoire de la droite font une exception en Charente. Le républicain de gauche Henri Malet, dont la candidature est placée sous l’égide d’André Tardieu, l’emporte à la faveur d’une triangulaire. Avec seulement 41 % des suffrages exprimés, il devance au second tour Jean Hennessy et le socialiste Étienne Weill-Raynal, qui obtiennent chacun un peu moins de 30 % des voix.

35Quelles raisons peuvent-elles expliquer la défaite de Jean Hennessy ? En premier lieu, l’élu n’a pas su opérer le renouveau de ce qui faisait jadis sa force. Pouvoir coercitif du notable et réseaux de relations lui ont permis de régner sans partage pendant vingt-deux ans sur la circonscription de Barbezieux. Mais une conception trop figée de la politique le dessert à présent. Utilisant dès la campagne de 1906 l’influence de son nom comme argument électoral, il se donne par la suite une image d’intercesseur zélé en multipliant dons, cadeaux pré-électoraux et interventions. En 1932, Hennessy et son épouse parcourent les rues de Barbezieux à bord d’une Torpedo jaune décapotable, suivis des conseillers du député distribuant au passage friandises, sifflets et rubans aux enfants. Le champagne est servi aux adultes qui participent aux réunions électorales ; parfois même leur sont offerts de véritables cadeaux comme des machines à coudre44. La contribution aux œuvres de charité n’est pas non plus négligée, tel le don de 100 000 francs de Constance Hennessy à l’hôpital de Barbezieux, au début de l’année 1932. Si l’occasion est propice, Hennessy n’hésite pas à jouer de ses relations personnelles pour damer le pion à son adversaire. Ainsi, deux mois avant les élections, il obtient de son ami Claude Chauveau, ministre de l’Agriculture, l’autorisation pour les syndicats de Blanzac, Chalais, Aubeterre et Barbezieux de lancer des travaux d’électrification des campagnes avant même que la décision attributive de subventions n’ait été communiquée à Henri Malet, président du syndicat d’électrification de la région de Barbezieux. De telles pratiques, récurrentes à la veille de chaque élection, ne suffisent plus cependant à convaincre les électeurs de lui confier automatiquement un cinquième mandat.

36Entre 1906 et 1910, Jean Hennessy s’est constitué un puissant réseau de clientèle dans l’arrondissement. Celui-ci constitue un point d’appui indispensable pour assurer la continuité des liens avec les électeurs de la circonscription, malgré ses fréquentes absences. En 1932, il se compose d’élus locaux, en particuliers les conseillers généraux de Barbezieux, Blanzac, et Aubeterre, ainsi que le maire de Barbezieux. Pour l’étoffer davantage, Jean Hennessy adresse à tous les conseillers municipaux des communes de la circonscription un ouvrage retraçant sa carrière politique. L’écriture de ce document panégyrique, véritable outil de communication, a été confiée, début 1932, au journaliste parisien Paul-Émile Dizard45. Quelques organes de presse se greffent à ce réseau : au fidèle Barbezilien et à La France de Bordeaux qui le soutient depuis 1928, se joignent en 1932 La Petite Gironde, dont la rédaction se montre rassurée par sa participation à des cabinets ministériels modérés, signe de son recentrage politique, et La Charente. Ce journal est dirigé à l’origine par Paul Mairat, repris par le républicain de gauche Géo Gérald, puis en mars 1930, par le radical-socialiste Raymond Réthoré, proche d’Édouard Herriot. Mais obligé de composer avec des actionnaires plus modérés dont James Hennessy, ce dernier apporte son soutien à deux candidats en opposition avec la Fédération départementale radicale-socialiste : Gustave Guillon, exclu du parti en 1930, dans la circonscription d’Angoulême, et Jean Hennessy dans la circonscription de Barbezieux46.

37Selon une logique de concentration, il présente un programme fédérateur susceptible de rallier les électeurs de centre-droit comme ceux de gauche. En écho au discours d’Édouard Herriot prononcé à Lyon le 12 avril, il recommande comme en 1928 « l’union des républicains ». Renvoyant dos à dos les idéologies communiste et fasciste, il ne manque pas de prêcher la modération. Mais, selon lui, la montée des extrêmes impose à la France de veiller à sa sécurité en se dotant d’une armée solide composée d’une marine et d’une aviation modernes. Son programme économique s’inscrit dans la continuité de la politique menée par les différents cabinets d’Union nationale, en particulier celui de Raymond Poincaré à qui il se réfère explicitement. Il préconise en effet la stabilisation monétaire, l’équilibre budgétaire et l’allégement des impositions. D’autres propositions de Jean Hennessy prennent toutefois une tonalité plus cartelliste, comme sa volonté de démocratiser les institutions de la SDN. Avec une inhabituelle fermeté, il se proclame également partisan d’un État laïque qui ne tolère aucune ingérence religieuse, et de l’École unique. Sur ces deux points, son désir de rapprochement avec les thèses radicales-socialistes est évident. Sa profession de foi développe enfin, de manière exceptionnellement longue, les questions d’intérêt local.

38Pourtant, malgré un réel souci de se présenter en rassembleur, Jean Hennessy se heurte à des formations partisanes, encore en voie d’organisation, mais disposant d’un pouvoir croissant de mobilisation des militants et électeurs. Cette situation nouvelle fragilise sa position dans la circonscription. Faute de pouvoir désigner un candidat local, la Fédération départementale du parti radical-socialiste apporte en effet son soutien au socialiste Étienne Weill-Raynal. Professeur agrégé au lycée de Rouen, ce dernier n’a pas d’attache charentaise. Sa candidature est avancée par l’Union des sections socialistes de Barbezieux sur la base du programme national de revendications de la SFIO Dirigée principalement contre Hennessy, la campagne socialiste est efficace. Elle consiste à empêcher le député sortant de capter des voix de gauche. Il est ainsi aisé pour les socialistes de démontrer combien son programme et celui d’Henri Malet, candidat de la droite, sont similaires. Leurs professions de foi se rejoignent en effet sur les questions de défense, de fiscalité ou d’agriculture. D’autre part, les étapes de son parcours politique depuis 1928 attestent pour eux son appartenance au camp de la droite : entré dans le gouvernement d’Union nationale quand les radicaux en sortaient, il fait partie du premier cabinet Tardieu soutenu par l’Union républicaine démocratique, puis vote contre le ministère Chautemps qui lui succède, enfin, il se présente contre Aristide Briand à l’élection présidentielle et se désiste au second tour en faveur de Doumer. À ces griefs politiques, s’ajoutent des reproches plus personnels. Les chefs radicaux-socialistes, qui font ouvertement campagne contre lui à Barbezieux, ont, semble-t-il, juré sa perte. L’attitude prudente d’Édouard Herriot vis-à-vis des propositions de Léon Blum pour une action gouvernementale commune, ne les empêche pas de prendre pour leur part position dès le 29 avril en faveur du candidat socialiste de la circonscription. Animé d’un vif sentiment de revanche, Georges Ménier est à l’origine de cette manœuvre. Battu par James Hennessy à l’élection sénatoriale de 192947, il cherche en effet à se venger en orchestrant la chute de son frère, au risque d’une victoire du candidat modéré. C’est donc sur fond d’arrière-pensées politiques et de querelles personnelles qu’est conclu, à Barbezieux, dès le premier tour, un accord de cartel électoral dont Hennessy est exclu. Cette alliance est négociée au niveau des instances départementales radicale et socialiste par Georges Ménier et René Gounin, tous deux anciens colistiers d’Hennessy en 1924.

39À l’issue du premier tour de scrutin, le député sortant ne devance son adversaire socialiste que de 173 voix. Ne se sont donc portés sur son nom que les votes du centre et des votes personnels de gauche et de droite. Mais dans une tentative désespérée pour conserver son siège, il est sur le point de faire échouer le plan du cartel local. Il revendique en effet entre les deux tours l’expression de la discipline républicaine en sa faveur pour contrer Henri Malet, arrivé en tête de scrutin avec 38 % des suffrages. En ce sens, il peut se prévaloir de l’appui des chefs de file nationaux du parti radical-socialiste et du parti républicain socialiste. Ayant pris soin de mobiliser ses relations parisiennes, il fait en effet publier, entre le 2 mai et le 5 mai, les télégrammes d’encouragement que lui ont exprimé Herriot, Painlevé, Steeg, Sarraut, Chautemps, Caillaux, Marchandeau, Picard et Bonnet. Toutefois, le discours prononcé par Édouard Herriot à la veille du second tour de scrutin, vient subitement conférer une légitimité inattendue à la tactique adoptée par la gauche charentaise. Le président du parti radical-socialiste prend en fait position contre toute politique de concentration et laisse à ses électeurs la faculté d’unir leurs bulletins à ceux des socialistes. Le jour même, la Fédération départementale radicale-socialiste fait placarder dans Barbezieux des affiches hostiles à Hennessy. Elle appelle au report des voix radicales sur le candidat socialiste qui se maintient, figeant ainsi les positions enregistrées à l’issue du premier tour. Au terme du second tour de scrutin, Henri Malet devient, avec 6148 voix, l’élu d’une minorité ; il ne fait guère mieux qu’Edmond Laroche-Joubert battu avec 6025 voix en 1928. La circonscription de Barbezieux n’a donc pas basculé à droite. En revanche, l’individualisme distant de Jean Hennessy provoque du même coup sa mise à l’écart de toute structure partisane. Sa pratique politique fondée davantage sur le clientélisme que sur de fermes convictions, donc sujette à de trop fréquentes fluctuations, se trouve ainsi sanctionnée. Un article publié dans Le Matin charentais du 4 mai 1932 dresse, avant même les résultats du second tour, une analyse lucide de l’échec de Jean Hennessy :

« Monsieur Jean Hennessy trouve que tout va bien quand il est ministre de Poincaré ou de Tardieu et que tout va mal quand il redevient simple député, qui vote contre Chautemps, puis pour Steeg, puis contre Laval, puis contre Tardieu. Monsieur Jean Hennessy, cartelliste suivant l’heure et le lieu, sympathisant socialiste à Paris et candidat d’union des républicains à Barbezieux, vient de recevoir du suffrage universel un sévère rappel à l’ordre et à la pudeur. »

La course aux repêchages (1933-1936)

40Les parlementaires battus rencontrent souvent des difficultés à récupérer leur siège au Palais-Bourbon. Comme le souligne Robert de Jouvenel, la tactique des candidats au repêchage consiste à viser « les bourgs pourris » : « Au-dessous du 47 ° de latitude, on a pour les aventuriers des indulgences spéciales. À partir de 1 000 mètres d’altitude, on a le goût de la fortune : les Alpes, les Pyrénées et le Massif central sont la patrie bénie des candidats millionnaires48. » Après avoir été battu dans les Hautes-Pyrénées, le fortuné Maurice de Rothschild se fait ainsi élire en 1924 dans le département des Hautes-Alpes où il était jusqu’alors totalement inconnu.

41À l’affût d’une élection partielle, Jean Hennessy effectue pour sa part un véritable tour de France des circonscriptions vacantes. Sa méthode est rodée : il dépêche sur place son bras droit Maurice Guillot ou son secrétaire particulier, afin d’évaluer la situation politique. Si les conditions sont favorables, d’autres collaborateurs les rejoignent afin de soigner sa popularité dans la région et de s’assurer les services d’agents électoraux locaux, d’ordinaire recrutés dans les milieux de la presse49. Entre 1933 et 1936, la candidature de Jean Hennessy est tour à tour annoncée dans l’Est de la France (Vosges et Moselle), dans la Seine, dans la Somme, en Lozère, en Haute-Loire et dans les Hautes-Pyrénées50. Mais la tentative la plus sérieuse a lieu, dès avril 1933, dans la circonscription de Fougères, en Illeet-Vilaine. Le catholique social Alexandre Lefas abandonne le siège qu’il occupait depuis 1902, à la suite de son élection au Sénat. Jean Hennessy, propriétaire d’une résidence héritée de son père à Dinard, manifeste aussitôt un intérêt particulier pour ce secteur. Il s’attire le soutien d’un notable du cru, Maurice Rebuffé, candidat malheureux à l’élection législative de 1932, et directeur-propriétaire de La Chronique de Fougères, journal hebdomadaire à tendance radicale. En janvier 1933, il finance pour sa campagne la publication d’un périodique intitulé Le Républicain dans chacun des six cantons de l’arrondissement dont il confie la direction à Rebuffé. Ces journaux dont chaque numéro est tiré à 20 000 exemplaires, sont distribués gratuitement.

42Se présentant d’abord sous une étiquette de gauche, il sollicite implicitement l’investiture du congrès radical tenu le 15 janvier 1933, mais il n’obtient que 14 voix sur 200. Il est largement devancé par un autre candidat extérieur au département : le socialiste français Roger Joisson, jeune avocat parisien âgé de 37 ans. Ancien chef de cabinet de Painlevé au ministère de la Guerre, celui-ci fait figure de porte-parole de la majorité gouvernementale51. Pris en tenaille entre un candidat de droite et un de gauche, Jean Hennessy se retrouve donc dans une situation analogue à celle de Barbezieux. Mais la décision de la SFIO de placer un de ses militants sur les rangs l’incite à maintenir sa candidature. La perspective d’un partage des voix de gauche peut lui permettre de se trouver en position favorable au premier tour de scrutin. Plusieurs candidats se présentent également à droite. Comme l’année précédente, il compte fédérer sur son nom les voix modérées et celles de gauche. C’est pourquoi il prend ses distances avec le « second Cartel » au pouvoir. Signe d’une adaptation à une culture régionale traditionnellement catholique et ancrée à droite, son discours prend une tonalité plus conservatrice. Des propositions inédites, comme celle d’une réforme constitutionnelle vers le renforcement du pouvoir exécutif, en attestent. Dans le domaine de l’instruction publique, sa revendication portant sur l’école unique s’est par ailleurs discrètement effacée au profit de la liberté d’enseignement52. Au second tour de scrutin, Étienne Le Poullen l’emporte de justesse sur Joisson. Élu sous l’étiquette URD, cet agriculteur breton, maire de la commune de Dompierre depuis 1919 et conseiller général depuis 1924, est le seul représentant véritablement implanté localement. Il est notamment administrateur de la Caisse d’épargne de Fougères et président du syndicat d’électrification de cette même commune. Distancé par le candidat cartelliste de seulement quarante voix, Jean Hennessy n’obtient cependant au premier tour que 17,6 % des suffrages exprimés. Le candidat socialiste, arrivé en quatrième position, applique la discipline républicaine et se désiste en faveur de Joisson. Battu, Jean Hennessy préfère jeter l’éponge sans donner de consigne de vote.

43Les grandes ambitions politiques de Jean Hennessy sont donc vite déçues au début des années 1930. En prenant le pas sur ses idéaux, elles l’ont amené en réalité à une série de volte-face intéressées qui ont indisposé les uns et les autres et entamé sévèrement sa crédibilité. Tandis qu’une nouvelle génération d’hommes politiques, tels André Tardieu ou Pierre Laval, occupe le devant de la scène, Jean Hennessy n’a pas su s’adapter à la modernisation de la vie politique française. À l’heure où les formations partisanes se structurent en Charente, il gère son « fief » électoral comme vingt ans auparavant. Son comportement politique quelque peu archaïque et son isolement expliquent ses échecs politiques successifs. Les cruelles désillusions qui en résultent le conduisent à porter des jugements sévères sur le milieu politique dont il vient d’être exclu et à radicaliser ses projets de réforme, quitte à remettre en cause le fonctionnement du régime parlementaire de la Troisième République.