Jean Hennessy (1874-1944)
|Troisième partie. La lente ascension politique d’un modéré de gauche
Chapitre 8. Un passage bref et tardif aux sommets de l’État (1928-1930)
Texte intégral
1Homme politique expérimenté et homme de réseaux jouissant d’une certaine influence, Jean Hennessy occupe durant les années 1920 plusieurs fonctions officielles. Sa nomination à l’âge de 54 ans comme ministre de l’Agriculture est une sorte de consécration. Mais que représentent exactement ces quinze mois de présence au gouvernement à l’aune d’une carrière parlementaire qui dure depuis dix-huit ans déjà ? Et comment expliquer qu’il rejoigne le 11 novembre 1928 le cabinet de son ancien adversaire Raymond Poincaré ? Pour répondre à ces questions, il importe de se pencher sur les circonstances de sa nomination avant d’en analyser la portée au regard de son parcours politique.
« Faillite du Cartel1 » et ralliement à l’Union nationale de Poincaré
- 1 Expression empruntée à J.-N. Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir : la faillite (...)
- 2 J. Hennessy, La monnaie et ses variations, Paris, imprimerie du Progrès Civique, sans date. Cette (...)
2De la campagne contre « Poincaré-la-guerre » à son cabinet, Jean Hennessy effectue un revirement dont on ne saisit les ressorts qu’en fonction de l’échec du Cartel. Les élections législatives d’avril 1928 officialisent ce nouveau tournant dans sa carrière politique. De 1924 à 1926, Jean Hennessy apporte un soutien sans faille au pouvoir qu’il a contribué à mettre en place. Mais l’incapacité du gouvernement à résoudre la crise monétaire l’amène à prendre ses distances vis-à-vis du Cartel. Le maintien au cours forcé du papier-monnaie, la défense faite aux particuliers d’échanger la monnaie d’or à sa valeur réelle, mais aussi le recours à la pratique des avances de la Banque de France heurtent ses convictions libérales en matière économique. Totalement inadaptées, ces mesures ont, selon lui, provoqué la faillite financière du pays2. Pour Édouard Herriot, la responsabilité des gouvernements successifs du Cartel n’est pas en cause car leurs tentatives de réforme économique se sont toutes brisées sur l’opposition systématique du Comité des Forges, du Comité central des houillères, des principales banques d’affaires et des « deux cents familles » qui régissent la Banque de France, qu’il englobe sous le qualificatif de « mur de l’argent ». Jean Hennessy ne partage pas ce point de vue et préfère pointer du doigt les erreurs d’appréciation commises par le Cartel. Il n’est d’ailleurs pas le seul à adopter un ton critique à son encontre. Une fraction de plus en plus large de la majorité dénonce l’échec financier du Cartel. Le 17 juillet 1926, un tiers des radicaux et 40 % des républicains socialistes dont Paul Painlevé rejettent ainsi la demande de pleins pouvoirs formulée, au nom du cabinet Briand, par le ministre des Finances Joseph Caillaux. Quatre jours plus tard, Édouard Herriot échoue dans sa tentative de constituer une majorité autour d’un nouveau gouvernement de Cartel. De nombreux députés de gauche appellent de leurs vœux une formule de concentration avec les modérés. Le quatrième cabinet Poincaré naît donc d’une nouvelle entente entre républicains de gauche et radicaux. L’Union nationale ne correspond pas au renversement d’une majorité remplacée par une autre, mais plutôt à une inflexion politique pour associer le centre-droit aux responsabilités. Le gouvernement formé par Poincaré le 23 juillet 1926 comprend en effet six ministres de gauche, dont les trois anciens président du Conseil cartellistes Herriot, Painlevé et Briand, et six ministres modérés. Louis Marin est en revanche le seul représentant de la Fédération républicaine.
3Bien qu’absent aux scrutins de juillet 1926, Jean Hennessy se rallie à l’Union nationale de Poincaré, et va se ranger sous sa bannière aux élections d’avril 1928. La ligne éditoriale du quotidien dont il est propriétaire atteste de cette évolution politique. Pierre Bertrand, son rédacteur en chef, cesse en effet son soutien actif au Cartel. Il n’accepte pas pour autant l’idée d’une alliance avec la droite conservatrice. Dans un article intitulé « Pour la concorde » qu’il édite le 24 juin 1928, il préconise une entente de tous les républicains autour de la politique financière du président du Conseil. Une fois l’équilibre financier du pays rétabli, ce dernier fait en effet voter le jour même à la Chambre une loi sur la stabilisation du franc au cinquième de sa valeur-or d’avant 1914. Il parvient même à faire accepter cette mesure à la droite, malgré l’avis défavorable de François de Wendel et de Louis Marin, animateurs du camp de la revalorisation.
Une candidature d’union républicaine aux élections législatives de 1928
- 3 Le Barbezilien, 14 avril 1928.
4De passage à Bordeaux le 1er avril 1928, Raymond Poincaré est accueilli par des membres de l’Alliance démocratique et quelques députés radicaux de Gironde. Jean Hennessy est le seul parlementaire charentais présent à cette manifestation. Auprès de ses électeurs étonnés, il justifie son revirement par le fait que le Poincaré de 1928 ne suit plus les mêmes orientations que celui qu’il combattait en 1924. Il a donc décidé de placer sans hésiter sa candidature d’union républicaine sous le patronage du président du Conseil. De ce fait, même s’il n’abandonne pas l’étiquette de républicain socialiste, il a fait le choix d’adopter au sein de la gauche une position beaucoup plus modérée qu’aux élections législatives précédentes. Son programme développe quelques thèmes généraux dans un souci de modération. Contrairement à celui de 1924 qui contenait de fermes engagements de gauche, il préfère cette fois entretenir plusieurs zones d’ombre. Il n’approfondit vraiment que deux points : les questions internationales et les problèmes agricoles. Jean Hennessy défend – ce n’est pas une surprise – l’œuvre de la SDN. Il se félicite de son élargissement à l’Allemagne et s’attribue de manière très exagérée un rôle majeur dans cette opération. Il rappelle les succès de la diplomatie française à Locarno et à Genève et vante son action en tant qu’ambassadeur de France en Suisse. Mais les électeurs d’une circonscription rurale comme celle de Barbezieux sont davantage sensibles aux questions d’agriculture que de politique extérieure. Jean Hennessy ne manque donc pas d’évoquer ce thème incontournable. Il préconise le perfectionnement des méthodes agricoles. Convaincu à cet égard de l’importance des comices agricoles, il n’hésite pas à prendre des responsabilités dans ce type de structures. Il manifeste une attention toute particulière aux activités de ceux de Cognac et de Barbezieux dont il occupe respectivement la présidence et la présidence d’honneur. À ce titre, il offre chaque année au lauréat de l’exploitation la mieux gérée une gratification de 1 000 francs et récompense les enfants des écoles ayant fait les meilleures compositions sur le thème de l’agriculture3.
- 4 A.N., F7 13246 : L’Entente paysanne. En dehors de la Charente, le syndicat est fortement implanté (...)
5La stratégie électorale du candidat Hennessy passe donc par la prise en compte des intérêts des agriculteurs. Or, la recomposition récente du paysage syndical charentais est un paramètre qui a très certainement pesé sur son ralliement officiel à l’Union nationale. En effet, un nouveau syndicat professionnel baptisé l’Entente paysanne est fondé le 20 septembre 1925 à Cahors, à l’initiative du Limousin Martial Jacquet, ingénieur agronome. Il s’implante rapidement dans une quinzaine de départements du grand Sud-Ouest, et parvient à représenter dès 1927 cent cinquante mille adhérents. Il remporte un vif succès en Charente où le nombre de sections locales double en l’espace d’un an passant de quatre-vingts sections en 1927 à cent cinquante-six en 19284. C’est la ville d’Angoulême qui accueille le 4 mars 1928 plusieurs centaines de délégués participant au deuxième congrès interdépartemental de l’Entente. À cette occasion, les responsables du syndicat enjoignent leurs adhérents à reporter leurs voix sur des candidats acceptant sans réserve leur programme de revendications. Nommé délégué général à la propagande, Jacquet en est le principal concepteur. Proche de l’URD, il ne cache pas son inspiration conservatrice, même si ses préoccupations dominantes sont d’ordre professionnel, en particulier l’électrification, la réduction du tarif des transports, les protections douanières, le développement de l’enseignement agricole, la nomination d’un délégué au Conseil économique et social. Ce syndicat agit donc dans la campagne électorale comme un puissant groupe de pression. Or, Jean Hennessy, tout comme son principal adversaire, soutiennent ses propositions.
- 5 La Vérité charentaise, 1er janvier 1928. Organe électoral d’« Union nationale républicaine », l’he (...)
6Edmond Laroche-Joubert est sans conteste l’opposant le plus redoutable de Jean Hennessy en 1928. Il est l’héritier d’une riche famille d’industriels du papier dont deux membres ont exercé avant lui des responsabilités parlementaires : Edmond, son grand-père, élu au Corps législatif (1868-1869) puis à la Chambre de 1876 à 1884, et Edgar, son père, élu de 1884 à 1906, tous deux se situant dans le camp bonapartiste. Edmond Laroche-Joubert appartient lui aussi au camp conservateur. Député sortant, il siège parmi le groupe de l’URD tendance Fédération nationale et est affilié aux Jeunesses patriotes dont il intègre le comité directeur en 1927. À l’instar de Jean Hennessy, il se range pourtant du côté de l’Union nationale de Raymond Poincaré. Aussi, pour éviter toute ambiguïté, il ne manque jamais l’occasion, dans ses discours de campagne, de repousser son adversaire carrément à gauche. Pour lui, le fait que Jean Hennessy ait conservé l’étiquette d’un républicain socialiste prouve son appartenance au Cartel, aux côtés des socialistes et avec le soutien des communistes. Il le traite de collectiviste et d’« ambassadeur incapable », mais le rend aussi responsable du « désarmement de la France en face d’une Allemagne terriblement puissante5 ». Il s’emploie par ailleurs à le discréditer en insistant sur son caractère versatile et opportuniste :
- 6 « Hennessy, candidat acrobate », La Vérité charentaise, 11 mars 1928.
« [Jean Hennessy] passe avec la rapidité de l’éclair de la droite à la gauche et de la gauche à la droite. Il tourne sur le pivot de ses opinions avec une vitesse telle qu’on ne peut le suivre des yeux [...]. On dit qu’il n’a pas de conviction. C’est une erreur. Il est invariablement de l’opinion du plus fort », écrit-il dans son journal électoral6.
- 7 Le Barbezilien, 14 avril 1928.
7Il illustre son propos en soulignant les reclassements successifs de son adversaire tout au long des différentes étapes de sa carrière politique depuis 1906. Il rappelle également la polémique déclenchée par les articles d’Hennessy dans L’Œuvre contre la politique de « Poincaré-la-guerre ». Selon lui, le ralliement récent de ce dernier à l’Union nationale ne peut dès lors être dicté que par l’unique souci de tirer bénéfice de la popularité du président du Conseil. Hennessy réplique à ces attaques par voie de presse : il qualifie son adversaire de réactionnaire et de « Badinguet patronné par des royalistes7 ». Dans un savoureux paradoxe, Le Barbezilien utilise à l’encontre de Laroche-Joubert un vocabulaire du même registre que celui dont il se servait contre Hennessy vingt ans auparavant. Pour se différencier, les deux candidats d’Union nationale utilisent une tactique identique visant à rejeter l’adversaire à l’autre extrémité de l’échiquier politique. Ils bénéficient à cet effet de relais dans la presse régionale et locale. Laroche-Joubert reçoit ainsi le soutien du très conservateur matin charentais et de La petite gironde tandis que Jean Hennessy peut compter sur La France de bordeaux d’obédience radicale.
- 8 A.D. Ch., 1 M 133 : meetings des 12 juillet 1927 et 5 février 1928.
- 9 « La réunion électorale de Condéon », Le Barbezilien, 3 avril 1928.
8Malgré les efforts déployés par les deux adversaires pour tracer entre eux une ligne de démarcation nette, certaines combinaisons politiques viennent brouiller les cartes. La lutte a lieu au centre de l’échiquier politique, chacun cherchant à capter les voix des électeurs modérés. Or, dans ce registre, le camp de la droite possède une certaine avance car, immédiatement après les élections législatives de 1924, la section charentaise de la Fédération républicaine a créé l’Union nationale républicaine de la Charente. D’abord conçue dans le prolongement du Bloc national comme une force d’opposition au Cartel, celle-ci se transforme en dispositif électoral destiné à assurer la réélection des trois députés URD de la Charente, Jacques Poitou-Duplessy, Paul Condé et Edmond Laroche-Joubert. Dans cette optique, elle organise plusieurs meetings, avec le concours de personnalités politiques extérieures au département telles André Maginot ou Paul Reynaud8. Vice-président de l’Alliance démocratique, ce dernier apporte à Laroche-Joubert la caution officielle de sa formation. Mais au plan local, les caciques de l’Alliance privilégient traditionnellement les formules de concentration. Ainsi, plus enclins à se tourner vers la gauche modérée que vers la droite, les sénateurs Limouzain-Laplanche et Mulac ainsi que Géo Gérald se rangent du côté de la candidature de Jean Hennessy. Au cours de réunions politiques, certains électeurs manifestent leur étonnement devant ces contradictions, mais dans l’ensemble, ils prêtent davantage attention aux positions des personnalités politiques locales qu’aux injonctions des comités nationaux de partis. Ancien député et directeur de La Charente, Gérald conserve par exemple une réelle influence dans la circonscription de Barbezieux, notamment par ses mandats de conseiller général du canton de Baignes et de maire de Condéon. Le soutien apporté à son ancien adversaire, celui-là même qui lui a ravi la circonscription en 1910, a donc une portée considérable9.
- 10 Franc-maçon, il appartient à la même loge que René Gounin.
- 11 Délégué de la Fédération socialiste de la Charente au congrès de Tours en 1920, il vote pour l’adh (...)
9Dans un scrutin d’arrondissement, ces différentes manœuvres politiques ont leur importance. La loi du 21 juillet 1927 a en effet abandonné le scrutin de liste départemental au profit d’un scrutin uninominal à deux tours. La carte électorale de 1928 a elle-même subi des modifications. La division électorale de base du département n’est plus l’arrondissement depuis la suppression en 1926 des plus petits d’entre eux. Les limites des circonscriptions ne correspondent donc plus nécessairement au découpage administratif. Sur cinq sous-préfectures que comptait la Charente avant 1926, celles de Ruffec et de Barbezieux ont d’ailleurs été supprimées. En revanche, la réduction du nombre de circonscriptions électorales de six à cinq a entraîné un élargissement de celle de Barbezieux. Avec les deux cantons supplémentaires de Blanzac et de Villebois, celle-ci s’étend désormais sur un vaste territoire englobant les huit cantons situés au sud d’Angoulême. La simplification du mode de scrutin est appréciée des électeurs qui se déplacent massivement aux élections législatives du 22 avril 1928. Dans la circonscription de Barbezieux, le taux de participation s’élève ainsi à 85,5 %. Les candidats sont par ailleurs nombreux : trois mille sept cents sur l’ensemble du territoire national, soit une moyenne de sept candidats par siège. Les suffrages ont donc tendance à s’éparpiller si bien que deux tiers des sièges sont en ballottage à l’issue du premier tour de scrutin et que seuls cent quatre-vingt-sept candidats seulement sont élus directement. À Barbezieux, aux candidatures de Jean Hennessy et d’Edmond Laroche-Joubert, s’ajoutent celles d’André Sillon, épicier à Montmoreau, investi par la SFIO10, de Georges Couffy-Bussy, ancien candidat socialiste aux élections de 1914, rallié au parti communiste depuis 192011, et d’Adonis Bonnaud, sous-officier en retraite, sans étiquette. Malgré le nombre élevé de candidats, Jean Hennessy l’emporte au premier tour de scrutin avec 51,8 % des suffrages exprimés. Il devance son principal rival de plus de mille cinq cents voix et obtient la majorité absolue dans six cantons sur huit, abandonnant uniquement le canton de Blanzac à Laroche-Joubert.
- 12 À la faveur du scrutin de liste, Edmond Laroche-Joubert totalise 5 201 voix contre 3 684 à Jean He (...)
- 13 À la mort de Maurice Landry, conseiller général de Barbezieux et ancien colistier de Jean Hennessy (...)
10Sa stratégie de recentrage politique s’est donc avérée efficace. Elle semble avoir rassuré un électorat majoritairement très modéré. Les deux candidats d’extrême gauche recueillent en effet moins de 7 % des voix dans cette circonscription. Lorsque Jean Hennessy s’était présenté quatre ans plus tôt comme chef de file du Cartel, sa liste n’avait terminé dans le même secteur qu’en troisième position derrière celle du Bloc national où figurait Laroche-Joubert, et celle de concentration républicaine12. Un tel résultat a probablement induit en erreur Edmond Laroche-Joubert quant à ses chances de l’emporter sur un candidat qu’il savait pourtant bien enraciné localement13. Les observateurs politiques ont toutefois exprimé quelque perplexité à l’annonce de sa candidature dans le fief de Jean Hennessy. Le papetier n’y possède aucun véritable point d’appui. Seul le rattachement de Blanzac et Villebois, deux anciens cantons de la circonscription paternelle, à celle de Barbezieux pouvait laisser espérer un report de voix en sa faveur. La victoire de Jean Hennessy repose donc à la fois sur la position personnelle dont il jouit auprès de ses électeurs et sur son évolution politique. Elle illustre enfin certaines erreurs d’appréciation de son adversaire.
11Un changement de mode de scrutin est souvent lié à un taux de renouvellement élevé. Deux cent soixante-sept élus font ainsi leur entrée au Palais-Bourbon, soit 43,7 % de l’ensemble de la représentation à la Chambre. Les nouveaux venus représentent une proportion plus élevée encore en Charente puisque Jean Hennessy, dont c’est le cinquième mandat législatif, est le seul député sortant du département à être réélu. Les battus de 1924 prennent leur revanche. Trois anciens colistiers de Jean Hennessy, dont deux figuraient sur la liste du Cartel, sont en effet élus députés : le socialiste René Gounin, vainqueur de Paul Condé à Angoulême, et les radicaux Louis Fays, vainqueur de Jacques Poitou-Duplessy à Ruffec, et Georges Ménier à Cognac. Avec la victoire d’Édouard Pascaud à Confolens, les radicaux, absents de la représentation charentaise en 1924, détiennent désormais trois sièges sur cinq. Ce retour en force est le résultat d’une politique d’encadrement menée par les responsables locaux du parti radical-socialiste. Plusieurs comités sont créés entre 1924 et 1928 et placés sous l’autorité de la Fédération radicale et radicale-socialiste du département, présidée par Édouard Pascaud. Dès lors et jusqu’à la fin de la Troisième République, les radicaux ne quittent plus le devant de la scène politique locale. Orientée à gauche, la Charente est une fois encore en décalage par rapport aux résultats nationaux qui donnent le centre-droit vainqueur. Le groupe des républicains de gauche gagne en effet vingt-huit sièges par rapport aux dernières élections, celui de la Gauche radicale quatorze. Républicains radicaux, démocrates et membres de l’URD font leur le succès de Poincaré. À gauche en revanche, un certain embarras s’empare des radicaux-socialistes et des républicains socialistes. Rallié à l’Union nationale, le parti radical glisse vers le centre droit. Mais cette évolution reste fragile car effectuée en dépit des militants. Les deux tiers des cent vingt-cinq membres du groupe radical-socialiste sont élus avec des voix socialistes. Les républicains socialistes se scindent quant à eux en trois groupes distincts, avec d’un côté les partisans de la politique de Poincaré, de l’autre ses opposants, et enfin les indifférents.
À l’aile droite du groupe républicain socialiste
- 14 A.N., F7 13 077 : police générale. Congrès du parti républicain socialiste ; Le Quotidien, 26 janv (...)
- 15 Y. Billard, Le Parti républicain socialiste, op. cit., p. 112.
- 16 J.O., débats Chambre, 30 juin 1928.
12La position de Jean Hennessy au sein du parti républicain socialiste à la fin des années 1920 donne une preuve supplémentaire de son recentrage amorcé en 1926, et permet de mieux comprendre les raisons de son rapprochement avec Poincaré. 1926 est une année charnière dans l’histoire du parti républicain socialiste. Le congrès qui a eu lieu en mai et auquel assiste Jean Hennessy marque son apogée : il réalise la fusion avec le parti socialiste français. Mais la faillite du Cartel et le retour de Poincaré aux affaires suscitent des divergences de points de vue entre adhérents du parti. La plupart de ses élus acceptent de se rallier à l’Union nationale, contre l’avis d’une majorité de militants soutenue par la commission administrative du parti. Au divorce entre élus et militants s’ajoute donc un conflit larvé entre aile droite et aile gauche du parti. Les congrès se transforment en terrain d’affrontement entre ces deux tendances, la première cherchant à préserver sa liberté d’actions, la seconde à soumettre les élus. Les militants conduits par Georges Étienne font voter une résolution au congrès de décembre 1926 pour créer à la Chambre un groupe autonome composé uniquement de députés du parti décidés à s’astreindre au respect de la discipline de vote. Cette mesure exclut du même coup une dizaine de députés inscrits au groupe républicain socialiste mais pas au parti comme Briand, Bellamy, Morinaud ou Candace14. Dix-huit parlementaires, et parmi eux Jean Hennessy, s’y opposent car ils refusent notamment de se séparer de Briand. Mais faute d’avoir pu obtenir satisfaction lors du congrès de juillet 1927, ils se placent en rupture avec le bureau du parti. Dans une lettre du 11 juillet 1927, rendue publique qu’en octobre, ils motivent leur décision par le fait qu’on les prive du droit de définir les grandes orientations du parti. Cette initiative déclenche une nouvelle scission du parti à l’occasion du congrès de Paris les 2, 3 et 4 décembre 1927. D’un côté, le parti républicain socialiste, mené par Maurice Viollette, réunit tous les grands noms de l’ancienne formation. Il ressemble, selon l’expression d’Yves Billard, à « un mess de généraux ». De l’autre, le parti socialiste français, dirigé par Georges Étienne et Anatole de Monzie, est une « petite armée de militants sans chef15 ». Les élections de 1928 accentuent le fossé idéologique qui sépare les membres de l’ancien groupe républicain socialiste. Dans la nouvelle Chambre, celui-ci donne naissance à trois formations distinctes : le groupe des républicains socialistes comprenant dix-huit membres parmi lesquels Painlevé, Hennessy, Viollette, Briand, Appell et Antériou, celui du parti républicain socialiste et socialiste français (tendance Étienne) qui ne compte que treize membres rangés derrière César Chabrun, député de la Mayenne, et enfin celui des Indépendants de gauche (quinze membres)16. Composée de députés extrêmement modérés, la ligne « Viollette » soutient le gouvernement Poincaré. Contrairement au groupe Chabrun, elle se situe plutôt au centre gauche. Expression d’un réformisme sage, la déclaration de principes rédigée pour le groupe par Viollette n’est pas très éloignée du programme radical-socialiste. Elle s’en différencie uniquement par une attention accrue dans le domaine économique.
13Attaché à sa liberté d’actions, Jean Hennessy se situe donc, à l’instar d’autres parlementaires comme Painlevé et Briand, à l’aile droite du courant républicain socialiste. Modéré de gauche, déçu du cartellisme, il rallie l’Union nationale et remporte les élections législatives de 1928 sous la bannière de son ancien adversaire Raymond Poincaré.
Comment Jean Hennessy devient-il ministre de l’Agriculture ?
- 17 L’Écho de Paris, 12 novembre 1928.
14Avoir des relations constitue un préalable indispensable. Le ralliement de Jean Hennessy à l’Union nationale n’est pas étranger à sa nomination dans le cabinet Poincaré, six mois seulement après les élections législatives. Cette condition bien que nécessaire n’est pas toutefois suffisante, tant est lourd le contentieux qui empoisonne depuis longtemps la relation entre ces deux hommes politiques. C’est grâce à son supérieur hiérarchique, l’inamovible ministre des Affaires étrangères Aristide Briand, qu’a lieu la réconciliation. Une semaine avant la présentation officielle du nouveau gouvernement, celui-ci organise en effet une rencontre entre Poincaré et l’ambassadeur Hennessy au cours de laquelle est définitivement réglé, semble-t-il, leur différend personnel17.
- 18 Passage cité par F. Roth, Raymond Poincaré, Paris, Fayard, 2000, p. 221.
15L’appui d’une formation partisane est par ailleurs un autre atout majeur pour décrocher un portefeuille ministériel. Jean Hennessy se situe à l’aile droite du courant républicain socialiste dont le poids numérique à la Chambre est faible. Mais le contexte particulier de la fin de l’année 1928 va placer ce petit groupe en position de force. En effet, les conflits internes au parti radical-socialiste, qui débutent en 1926 lorsque Herriot l’engage dans l’Union nationale, atteignent leur paroxysme au congrès d’Angers des 3, 4 et 5 novembre 1928. Édouard Daladier, président du parti et porte-parole de son aile gauche, fustige la politique d’Union nationale. Il réclame l’application d’un train de réformes ambitieux fondé sur le respect des lois laïques, l’école unique, la justice sociale, le service militaire d’un an, les réformes sociales, et l’arbitrage obligatoire. Son appel à l’union des gauches constitue un profond désaveu de la stratégie mise en place par Édouard Herriot depuis deux ans qui consistait à présenter la participation radicale à l’Union nationale comme une solution provisoire. L’adoption de cette politique par les militants dans la nuit du 4 au 5 novembre 1928 contraint les quatre ministres radicaux, Herriot, Sarraut, Queuille et Perrier, à quitter le gouvernement Poincaré et oblige celui-ci à démissionner, sans avoir été sanctionné par un vote du Parlement. Raymond Poincaré dispose toutefois de trois atouts : le soutien du Sénat et de l’opinion publique mais aussi celui de la grande presse qui crie à la trahison et dénonce « le coup d’Angers ». Il accepte donc aussitôt de reconstituer un cabinet. La conjonction des centres restant son idéal, il propose même aux radicaux d’y participer mais les négociations tournent court. Privé de leur concours, il renonce dans un souci d’équilibre à faire appel à la Fédération républicaine. Celle-ci représente pourtant la frange la plus large de sa majorité. En revanche, pour compenser le départ des radicaux et conserver une coloration de gauche à son gouvernement, il oriente sa nouvelle combinaison vers les républicains socialistes. L’aile gauche de ce courant représentée par le groupe républicain socialiste et socialiste français décline cette offre et préfère se ranger derrière le parti radical-socialiste. À l’inverse, l’aile droite se rallie volontiers à la formule de concentration républicaine proposée par Poincaré. Ministre de la Guerre dans le cabinet démissionnaire, Painlevé annonce sa ferme intention de collaborer avec le président du Conseil afin de « poursuivre à [ses] côtés une œuvre qui [lui] vaut la reconnaissance internationale18 ». Le petit groupe des républicains socialistes occupe dès lors une place incontournable en tant que force d’appoint. Mais Raymond Poincaré n’a recours à cette solution de repli qu’une fois reçue, le 11 novembre au matin, la confirmation du retrait des radicaux. Jean Hennessy remplace donc au pied levé Henri Queuille, pressenti jusqu’alors pour le ministère de l’Agriculture. Il entre dans la nouvelle combinaison à la dernière minute puisque le gouvernement est annoncé le jour même. Cinq postes ministériels sur quinze sont finalement confiés à des républicains socialistes. Aristide Briand et Paul Painlevé conservent les portefeuilles respectifs des Affaires étrangères et de la Guerre qu’ils détenaient dans le cabinet précédent ; Pierre Forgeot est nommé aux Travaux publics, Jean Hennessy à l’Agriculture et Louis Antériou aux Pensions. Cette entrée en nombre de républicains socialistes au gouvernement n’est pas du goût des socialistes qui, a contrario, ont préféré se ranger dans l’opposition. Cette situation est ainsi commentée dans Le Cri charentais du 18 novembre 1928 :
- 19 La direction de l’organe socialiste Le Cri charentais est assurée par René Gounin, ancien colistie (...)
« Il existe à la Chambre deux catégories de républicains socialistes : les orthodoxes et les hérétiques. Les orthodoxes sont dans l’opposition. Les hérétiques sont dans le ministère [...]. Pour dix-huit membres que compte ce menu sous-groupe, il ne détient pas moins de cinq portefeuilles [...]. Entrez Messieurs, c’est l’antichambre du pouvoir, l’école des ministres19. »
16Cette proportion élevée de républicains socialistes n’empêche pas le centre de gravité de la majorité de se déplacer. Avant même la formation de son cabinet, l’URD, l’Action démocratique et sociale, la Gauche unioniste et la Gauche radicale ont assuré Poincaré de leur soutien. Les nominations d’André Tardieu à l’Intérieur et d’André Maginot aux Colonies traduisent, malgré le départ de Louis Marin, une inflexion vers la droite. Elle est confirmée par le scrutin sur l’ordre du jour de confiance qui donne au gouvernement une majorité suffisante, malgré l’abstention des radicaux. En fait, dès janvier 1929, le groupe radical-socialiste, en désaccord avec la politique générale de Poincaré, rejoint les socialistes et les communistes dans l’opposition. De plus, lors du vote de confiance du 11 janvier 1929, près de la moitié des républicains socialistes des deux groupes (15 sur 31) se prononcent eux aussi contre le gouvernement. Celui-ci cherche donc à s’appuyer sur une majorité de plus en plus nettement orientée à droite. Comme le souligne François Roth, il y a discordance flagrante entre la composition d’un cabinet qui cherche à mener une politique de centre-gauche et la majorité de droite qui le soutient. Ce paradoxe a servi la nomination d’Hennessy comme ministre.
17Mais pour le député socialiste Georges Monnet, c’est encore une autre raison qui, selon lui, a incité Raymond Poincaré à confier un portefeuille à Jean Hennessy.
- 20 J.O., débats parlementaires. Séance du 16 novembre 1928.
« J’ai été surpris de constater qu’une fois de plus on avait choisi un ministre de l’Agriculture pour des raisons strictement politiques. Monsieur le président du Conseil a sans doute estimé que la présence de Monsieur Hennessy dans son cabinet était de nature à lui valoir bonne presse auprès d’une certaine partie de l’opinion20 », déclare-t-il en provoquant l’hilarité à la Chambre.
- 21 D’après un article de M. Hutin dans L’Écho de Paris, 12 novembre 1928.
- 22 L’Œuvre, 12 novembre 1928.
18Les journaux parisiens de gauche, en particulier Le Quotidien et L’Œuvre contrôlés par Jean Hennessy, exercent en effet une influence non négligeable dans les milieux politiques. S’annexer leur commanditaire constitue donc pour Poincaré un moyen habile de les ligoter et d’éviter qu’ils mènent une guérilla contre son cabinet, reconstitué sans les radicaux. À en croire la presse, Aristide Briand aurait résumé la situation à sa façon lors du premier conseil des ministres : « Nous entrons dans une “Ère nouvelle” et aurons “quotidiennement” l’occasion d’exercer notre “Volonté”. Bref, on nous verra à “L’Œuvre21”. » Le bénéfice escompté de cette opération peut justifier l’enterrement des vieilles rancunes personnelles. Or, si le calcul de Poincaré s’avère assez juste en ce qui concerne Le quotidien, il a en revanche surestimé la capacité d’influence de Jean Hennessy sur la ligne éditoriale de L’Œuvre. Au lendemain de la constitution du cabinet, Jean Piot, son rédacteur en chef, réagit avec méfiance : « La présence de certains de nos amis ne garantit ni que la politique de paix ni que les intérêts républicains ne seront sacrifiés22. »
- 23 Il s’agit des parlementaires Antoine Gadaud (Dordogne), Maurice Raynaud et Jean Hennessy (Charente (...)
- 24 La culture de la vigne dans l’arrondissement de Barbezieux, op. cit. et La culture du blé dans l’a (...)
- 25 Le Barbezilien, 26 mai 1929.
- 26 Le Matin, 16 novembre 1928.
19Son étiquette de modéré de gauche rallié à l’Union nationale, son influence par le biais de la presse d’opinion et ses relations sont des éléments qui ont joué en faveur de Jean Hennessy au moment de composer l’équipe ministérielle. Mais pourquoi lui avoir confié plus particulièrement le portefeuille de l’Agriculture ? Les ministères de l’Agriculture et de l’Intérieur sont habituellement dévolus aux radicaux, car ils sont les plus prodigues en faveurs. C’est pourquoi, en échange de sa participation à un cabinet, le parti radical-socialiste prend en général soin d’en négocier le contrôle. À titre d’exemple, le Corrézien Henri Queuille tint entre ses mains le portefeuille de l’Agriculture pendant huit ans dans quatorze cabinets différents entre 1920 et 1940. Quand il libère le bureau de la rue de Varennes, il règne en maître dans les cercles dirigeants agricoles du boulevard Saint-Germain. Sa capacité à établir des liens avec les instances représentatives du monde agricole renforce ses positions. C’est du reste une qualité indispensable à qui veut faire une carrière politique dans une circonscription rurale telle que la sienne. Peut-être tient-on là une explication du fait que sept ministres de l’Agriculture sous la Troisième République sont originaires du Centre-Ouest de la France23. Or, des quatre portefeuilles laissés vacants par les radicaux-socialistes – Intérieur, Instruction publique, Colonies et Agriculture – c’est sans nul doute pour celui pour lequel Jean Hennessy possède le plus de compétences. Négociant en eaux-de-vie et propriétaire de plusieurs exploitations, les questions agricoles ne lui sont pas étrangères. Coauteur de deux ouvrages relatifs à la céréaliculture et à la viticulture24, il met en place avant la Première Guerre mondiale des champs d’expérience dans l’arrondissement de Barbezieux qui sont toujours cultivés en 1930. Il s’attache durant cette même période à mettre en réseau les syndicats agricoles locaux. Il est à ce titre l’un des instigateurs de l’Union des associations agricoles des Charentes et du Poitou dirigée par son ami René Lafon, à la fin des années 192025. Il est donc fortement impliqué dans la vie agricole charentaise comme le prouvent sa participation régulière aux activités des comices agricoles et son rapprochement avec l’Entente paysanne à la veille des élections législatives de 1928. Toutefois, sa perception des problèmes liés à l’agriculture s’effectue essentiellement à travers le prisme local. Il n’a pas la même expérience nationale qu’un Henri Queuille, sous-secrétaire d’État à l’Agriculture avant de devenir ministre. Malgré un indéniable intérêt pour les questions agricoles, il prend assez rarement part aux débats parlementaires à ce sujet et n’a jamais appartenu à la commission de l’Agriculture. Cela explique peut-être pourquoi le président du Conseil prend soin de placer l’impétrant sous la tutelle d’Henri Chéron, ministre des Finances. Ancien ministre de l’Agriculture dans le deuxième cabinet Poincaré (1922-1924), le sénateur normand a une solide expérience dans ce domaine. Par ailleurs, il connaît bien la circonscription de Jean Hennessy pour y avoir déjà effectué deux voyages officiels. C’est donc lui à la Chambre qui va remplacer Jean Hennessy absent pour la première discussion du budget agricole26.
Quinze mois au gouvernement (11 novembre 1928 – 17 février 1930)
- 27 Les statistiques citées dans ce passage sont tirées de la contribution de Mattei Dogan, « Longévit (...)
- 28 M. Dogan, op. cit., p. 316.
20Un quart des membres du cinquième cabinet Poincaré n’ont jamais exercé de fonctions ministérielles. Il s’agit de Jean Hennessy, Pierre Forgeot, Georges Bonnefous, Germain-Martin et François-Poncet. Mattei Dogan estime que sous la Troisième République, environ un parlementaire sur dix accède au gouvernement, soit comme ministre, soit comme sous-secrétaire d’État27 ; avec d’importants écarts géographiques cependant : 13,6 % des parlementaires périgourdins ont une carrière ministérielle contre 7,7 % dans la région Nord-Pas-de-Calais. La chance d’exercer une fonction dirigeante augmente-t-elle avec le nombre de mandats législatifs ? Aucune responsabilité de type portefeuille ministériel, présidence de commission parlementaire ou direction d’un groupe politique ou d’un parti n’a jamais été confiée à Jean Hennessy, qui entreprend pourtant sa cinquième législature au Palais-Bourbon. Ses prises de position indépendantes, la méfiance qu’il suscite, voire son manque de crédibilité, ont ruiné ses chances d’accéder à ces postes stratégiques. Ses candidatures à la présidence de plusieurs grandes commissions parlementaires se sont toutes soldées par des échecs. C’est pourquoi sa désignation comme ministre de la République intervient tardivement, après dix-huit ans de carrière politique à l’échelon national. On sait en effet, grâce à Mattei Dogan, que six ans en moyenne s’écoulent entre l’élection d’un parlementaire et son entrée au gouvernement. 14 % seulement du personnel ministériel n’ont reçu leur nomination qu’après quinze ans au moins de siège au Parlement. Une fois le seuil de quelques années d’expérience à la Chambre franchi, l’ancienneté parlementaire ne joue donc plus. C’est pourquoi la promotion tardive de Jean Hennessy s’explique surtout par des circonstances politiques favorables liées à la rupture de l’Union nationale, plutôt que par d’hypothétiques compétences. De plus, il existe un contraste saisissant entre la longévité parlementaire et la brièveté des carrières ministérielles. Selon Mattei Dogan, 46 % des ministres restent au gouvernement moins d’un an ; un tiers seulement franchit la barre des deux ans. Parmi ceux-ci, se détache « un noyau gouvernemental » de vingt-quatre personnalités qui ont réussi à se maintenir au pouvoir pendant plus de sept ans dans au moins une dizaine de cabinets. À l’inverse, 58 % des ministres n’ont appartenu qu’à une ou deux combinaisons28. Jean Hennessy séjourne pour sa part durant quinze mois au ministère de l’Agriculture dans trois cabinets successifs. D’une durée sensiblement plus longue que la moyenne, sa carrière ministérielle n’en demeure pas moins éphémère.
21Raymond Poincaré démissionne en juillet 1929 pour raisons de santé. Aristide Briand accepte de constituer un nouveau cabinet, probablement pour ne pas avoir de compte à rendre à un président du Conseil à l’approche de la conférence de La Haye et alors qu’il s’apprête à présenter son projet de fédération européenne. Il donne donc priorité à la politique extérieure et reçoit du même coup le soutien sans réserve du groupe républicain socialiste. En revanche, le refus de collaborer des radicaux-socialistes l’empêche d’élargir sa combinaison à gauche, faute de quoi quelques ministres du cabinet démissionnaire auraient dû céder leur place. Il se contente en définitive de reconduire le même ministère que le précédent. Jean Hennessy conserve donc le portefeuille de l’Agriculture. Briand dispose comme Poincaré d’une confortable majorité lors du vote de confiance : trois cent vingt-cinq députés du centre et de droite se rangent derrière lui contre cent trente-six de la gauche communiste, socialiste et républicaine socialiste, les radicaux-socialistes s’abstenant. Mais si Poincaré parvenait, comme symbole de la concentration républicaine, à rassembler largement sur son nom, il devient plus difficile, après son départ, de faire accepter par la droite une politique étrangère de gauche et par la gauche une politique financière de droite. Le 22 octobre 1929, le cabinet Briand est renversé par la conjonction d’un vote hostile de gauche et d’une partie de l’URD.
- 29 J. Philippet, Le temps des ligues. pierre Taittinger et les Jeunesses patriotes (1919-1940), thèse (...)
- 30 Le Quotidien, 9 décembre 1929.
22André Tardieu, ancien ministre dans le gouvernement d’Union nationale de Poincaré, lui succède. À l’heure où les grandes figures de la Troisième République s’effacent – Clemenceau dont il fut le conseiller à la Conférence de la paix meurt le 23 novembre 1929, Poincaré et Briand ne reviennent plus à la tête du gouvernement – il apparaît comme le porte-parole d’une nouvelle génération. Il est en effet le premier président du Conseil ancien combattant. Chef de file des modérés, il place son action à la fois sous le signe du libéralisme et sous celui d’un réformisme propre à séduire les radicaux. Mais cette stratégie échoue dans la mesure où les radicaux-socialistes refusent de rallier le gouvernement. Confronté aux mêmes difficultés que Briand, Tardieu constitue donc un cabinet très large comprenant vingt-huit ministres et sous-secrétaires d’État du centre-gauche à la droite en passant par les différentes tendances du centre. Ses ennemis en font d’emblée le symbole de l’affairisme et du césarisme. La présence de plusieurs ministres administrateurs de sociétés comme Hennessy à l’Agriculture, Pernot aux Travaux publics ou Piétri aux Colonies, confirme effectivement les liens d’André Tardieu avec les milieux d’affaires. De plus, comme le souligne Jean Philippet, de nombreux familiers des Jeunesses patriotes participent à ce gouvernement, à commencer par André Maginot, ministre de la Guerre et membre d’honneur de la ligue, Georges Pernot et les sous-secrétaires d’État Marcel Héraud, Robert Sérot et Alfred Oberkirch29. Le soutien apporté par les républicains nationaux contribue à donner à ce cabinet une coloration de droite. C’est pourquoi les radicaux-socialistes basculent dans l’opposition, suivis par le groupe des républicains socialistes. Painlevé refuse désormais de participer au gouvernement et proclame avec Maurice Viollette la nécessité d’une opposition unie de gauche30. Leur position est cependant fragilisée par la participation à titre individuel de deux républicains socialistes au cabinet Tardieu : Aristide Briand et Jean Hennessy. Bien que Tardieu l’ait fréquemment attaqué par le passé, Briand est maintenu aux Affaires étrangères. Dans L’Ère nouvelle du 9 novembre 1929, il explique avoir accepté le poste afin de poursuivre « son œuvre de paix », avec l’approbation de son groupe. Au contraire, le choix de Jean Hennessy de conserver son portefeuille dans un cabinet aux mains des modérés de centre-droit soulève beaucoup d’incompréhension, d’autant que Tardieu lui impose en renfort un sous-secrétariat d’État confié au député conservateur de la Moselle Robert Sérot.
- 31 Éditorial du Quotidien, 2 novembre 1929.
23Avant d’en analyser les conséquences plus en détail au chapitre suivant, observons d’ores et déjà la confirmation de son recentrage politique à la fin des années 1920 ; ceci illustre son ambition de jouer sa carte personnelle sans se soucier d’une quelconque solidarité partisane. Signe des temps, durant les dix jours que durent les tractations en vue de la constitution du ministère, Le quotidien adopte dans le sillage de son patron un ton favorable à André Tardieu : « Loin d’éliminer, comme certains lui en attribuèrent à tort le désir, les éléments de gauche, il s’efforce de les grouper autour de lui », peut-on lire dans l’ancien organe officieux du Cartel qui s’efforce de présenter le nouveau gouvernement comme une combinaison de concentration élargie par nécessité à la droite à cause de l’opposition du parti radical-socialiste31.
- 32 A. Tardieu, La révolution à refaire, tome II : « La profession parlementaire », Paris, Flammarion, (...)
24Jean Hennessy n’est pas intégré au second cabinet Tardieu (mars-décembre 1930) qui est pourtant, à peu de chose près, la réédition du premier. Plusieurs raisons expliquent cette éviction. Pour pouvoir maintenir une apparence d’Union nationale à son cabinet, Poincaré avait compté sur le soutien des journaux d’Hennessy. Celui-ci avait donc tiré profit de sa position de patron de presse. Mais pour les modérés portés au pouvoir par une majorité de droite, l’opinion du quotidien ou de L’Œuvre revêt une importance moins capitale. De plus, la participation d’Hennessy à une combinaison ministérielle sans l’appui de son groupe n’a plus le même intérêt. Sa tactique du cavalier seul l’a isolé sur le plan politique. Et lorsque Tardieu réussit à convaincre quatre radicaux d’entrer à titre personnel au gouvernement, Jean Hennessy doit céder sa place au sénateur Fernand David. Le député de Barbezieux vit très mal cette mise à l’écart : il voue une rancune tenace au président du Conseil32 et développe un sentiment de frustration qui tient à la précarité de la carrière ministérielle. La sienne est courte et se termine relativement tôt. Bien que pourvu tardivement d’un portefeuille au regard de son ancienneté parlementaire, Jean Hennessy n’en quitte pas moins le gouvernement dans la force de l’âge. Cet homme politique de 56 ans a en effet une expérience à faire valoir qui lui permet de nourrir d’autres ambitions légitimes.
Son cabinet ministériel
- 33 J.O., 15 et 16 novembre 1928.
25Par arrêtés des 14-15 novembre 1928, Jean Hennessy organise son cabinet qui compte, conformément au décret du 13 février 1912, sept membres33 :
- Un chef de cabinet : Maurice Guillot.
- Un chef de cabinet chargé des questions administratives : Charles Haye qui, sans en avoir le titre, fait office de directeur du cabinet.
- Un chargé de mission : Marius Olivier, ancien membre de cabinet.
- Un chef du secrétariat particulier : Roger Lévy.
- Trois attachés : Dabat, Fernand Videt et Jean Deschanel, fils de l’ancien président de la République.
- 34 J.O., 20 novembre 1929.
- 35 R. Rémond, A. Coutrot et I. Boussard, Quarante ans de cabinets ministériels, de Léon Blum à George (...)
- 36 Un séminaire consacré aux « entourages politiques », sous la direction de Gilles Le Béguec, Jean-P (...)
26La physionomie de ce cabinet connaît ensuite peu de bouleversements, exceptées la disparition d’un attaché (Dabat) et la nomination d’un chef adjoint de cabinet, Frédéric Roujou, auditeur à la Cour des Comptes34. Comparons l’entourage de Jean Hennessy à la population des cabinets étudiés par René Rémond, Aline Coutrot et Isabel Bousssard dans Quarante ans de cabinets ministériels35. Quelques similitudes se dégagent dans les origines sociales bourgeoises et dans la formation à dominante parisienne et juridique, avec notamment deux anciens élèves de l’École libre de sciences politiques : Roujou et Deschanel. En revanche, l’âge moyen d’entrée dans le cabinet Hennessy s’élève à 35 ans contre 29 dans ceux de la fin de la Troisième République, avec des écarts d’âge importants allant de 24 ans pour Jean Deschanel à 54 ans pour Maurice Guillot qui a le même âge que son ministre. Par ailleurs, la sur-représentation des membres du cabinet Hennessy issus du secteur privé constitue une deuxième différence de taille. En effet, la part des fonctionnaires dans les cabinets ministériels de la fin de la Troisième République oscille plutôt entre 85 et 91 %. Sur les six collaborateurs dont nous connaissons la profession, la moitié appartient au secteur privé : Maurice Guillot est avocat, Roger Lévy journaliste et Jean Deschanel vient du milieu de la finance. En comparaison, deux membres du cabinet de Robert Sérot sur trois proviennent du secteur public, plus précisément des grands corps de l’État (Cour des Comptes et Conseil d’État). Le cabinet de Jean Hennessy a donc un côté atypique qui le rapproche davantage des cabinets de la Belle Époque que de ceux de la fin des années 193036. Ce décalage s’explique vraisemblablement par le comportement somme toute assez archaïque d’un grand notable, méfiant envers les fonctionnaires, qui recrutent les mêmes collaborateurs dans ses entreprises diverses et dans son cabinet ministériel. Au moins quatre des sept membres de son cabinet sont en effet choisis dans le vivier de ses réseaux personnels.
27Pour l’accompagner rue de Varennes, le nouveau ministre a soigneusement sélectionné son entourage parmi sa garde rapprochée. Après l’avoir servi à Berne, son bras droit l’avocat Maurice Guillot devient son chef de cabinet. Détenteur de mandats locaux dans la circonscription de Jean Hennessy, il est plus spécialement voué aux questions politiques. Il partage ses fonctions avec le technicien Charles Haye, un autre proche d’Hennessy, à qui sont confiées les questions administratives. Trésorier de la Société Proudhon puis de la Ligue pour l’organisation de la SDN, ce dernier est un compagnon de la première heure du député de la Charente dans le combat fédéraliste. En 1928, il est chef de bureau au ministère du Travail. Roger Lévy, ancien rédacteur en chef de L’Europe nouvelle, est le deuxième membre du cabinet issu de la pépinière fédéraliste. Déjà aux côtés d’Hennessy en qualité de secrétaire de la délégation française à la deuxième Assemblée de la SDN, il prend cette fois la direction de son secrétariat particulier. À ce premier cercle de fidèles, vient s’ajouter le jeune Jean Deschanel, fils de l’ancien président de la République. Ce choix représente pour Jean Hennessy un moyen de manifester sa fidélité à la mémoire de Paul Deschanel, son prédécesseur à la présidence du Collège libre des sciences sociales, en veillant à l’éducation politique de son fils. Le cabinet ministériel est ouvert aux notables et aux amis de la circonscription. Mais comme le souligne Gilles Le Béguec, il est aussi une filière institutionnelle de recrutement à la carrière parlementaire pour les cadets de l’aristocratie républicaine. Jean Deschanel a ainsi suivi la filière modèle d’accès au Palais-Bourbon en cumulant à la fois l’héritage politique de son père, la formation reçue à l’École libre de sciences politiques et la conférence d’éloquence Molé-Tocqueville, et le passage dans un cabinet ministériel dès l’âge de 24 ans. Aux élections législatives de 1932, il est élu député de l’Eure-et-Loir, la circonscription de son père, et réélu en 1936. Jean Hennessy fait donc office d’agent recruteur. Son cabinet fait la part belle aux réseaux de relation et de solidarité. Il s’entoure d’une équipe plus composée de politiques que de techniciens, ce qui explique vraisemblablement les difficultés qu’il rencontre dans l’exercice de ses fonctions.
Une action de faible envergure dans un contexte difficile
- 37 Le Quotidien, 10 juin 1929.
- 38 J. Reybaud, « Le programme du ministre de l’Agriculture », Le Quotidien, 10 mars 1929.
28La rentrée parlementaire étant consécutive à la formation du cinquième cabinet Poincaré, Jean Hennessy ne bénéficie d’aucun répit. Sitôt installé à son nouveau poste, il doit définir son action devant les députés. Il semble que la presse salue ses toutes premières interventions officielles. Un commentaire, rédigé sur un ton favorable bien qu’un peu pernicieux, est publié dans L’Europe nouvelle du 18 décembre 1928 : « Les ministres auront fait leur entrée. Chacun y va de son discours. Discours-programme. Et comme la mode est aux réalisations, c’est à qui s’affirmera comme réalisateur… M. Hennessy, lui, ne fait pas de discours : son originalité est dans ses réponses qui sortent de la banalité usuelle des réponses budgétaires. » Vraisemblablement plus à l’aise sur le terrain, Jean Hennessy mène hors du Parlement une campagne de communication destinée à expliquer les grandes lignes de son programme. De ses multiples déclarations, trois idées-forces se dégagent : l’organisation de la profession agricole, le développement de la formation et de la recherche appliquée, et enfin la modernisation du monde rural. Le 9 juin 1929, la célébration à Lille du cinquantenaire de la Société agricole du Nord lui donne l’occasion d’évoquer publiquement le premier thème. Il fait l’éloge de l’œuvre des coopératives agricoles, insiste sur l’utilité des syndicats agricoles et appelle à multiplier les caisses locales de crédit agricole37. Il défend le même point de vue en Charente dans des discours prononcés à l’occasion des comices agricoles. Cette conception de l’organisation professionnelle agricole ne contient en soi aucune perspective nouvelle. Elle correspond à celle pour laquelle il militait déjà avant la guerre, de même que son projet relatif à l’enseignement agricole présenté au Sénat renvoie en réalité à son ancien programme régionaliste. Il s’agit de créer des établissements d’agriculture régionale dont les orientations seraient définies en partenariat avec les syndicats agricoles et d’y nommer, en nombre suffisant et convenablement rémunérés, des professeurs spécialistes des cultures locales. Jean Hennessy reste donc fidèle à ses principes d’organisation régionale de la profession et de la formation agricoles. Il souhaite par ailleurs donner une nouvelle vitalité aux offices agricoles régionaux et départementaux créés en 1919 en vue d’intensifier la production. Son idée est de leur confier l’expérimentation des variétés de plantes mises au point par l’Institut de recherche agronomique, sur le modèle des champs d’expérience de l’arrondissement de Barbezieux dont il s’était lui-même fait le promoteur dans les années 191038. Pour l’amélioration de l’habitat rural, Jean Hennessy veut développer l’adduction d’eau potable et l’électrification. Ses autres idées ressemblent à s’y méprendre à celles qu’il soutenait déjà quinze ans auparavant en tant que jeune député. Or, depuis cette époque, des avancées ont eu lieu dans plusieurs domaines sous l’impulsion de ses prédécesseurs. Sous-secrétaire d’État à l’Agriculture dans le cabinet Millerand, Henri Queuille est ainsi à l’origine de plusieurs lois sur l’enseignement agricole (5 août 1920), la réorganisation du crédit mutuel et la coopération agricole. L’Office national du crédit agricole, créé sous son égide en 1920, devient en 1926 la Caisse nationale de crédit agricole qu’il préside de 1935 à 1939. Les plans de réforme de Jean Hennessy s’inscrivent donc dans une logique de continuité, mais sont-ils réellement adaptés aux nouvelles conditions économiques et sociales ?
- 39 J.O., débats parlementaires. Séance du 21 novembre 1929 : discussion immédiate d’un projet de loi (...)
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- 42 J.O., 26 juillet 1929 et Le Barbezilien, 7 septembre 1929.
29« L’épi sauvera le franc », ce dicton cher à Henri Chéron n’est plus d’actualité à la fin des années 1920. Au contraire, la stabilisation Poincaré révèle la crise de l’agriculture française dont les prix des principaux produits dépassent les cours mondiaux dès 1927. Les bonnes récoltes de céréales que connaît la France en 1928 (76 millions de quintaux) et 1929 (87 millions de quintaux) mettent paradoxalement les producteurs dans une situation difficile. La perte de compétitivité des produits agricoles français se traduit par une réduction de leurs débouchés tant sur le marché extérieur qu’intérieur. Les grandes minoteries nationales privilégient en effet les importations. Le marasme mondial dû à la dépression de 1929 va accentuer ce problème de mévente. La surproduction française atteint son maximum en 1931 quand l’URSS commence à réexporter du blé pour assurer le financement du premier plan quinquennal. Les prix sont dès lors tirés vers le bas, écornant au passage le pouvoir d’achat des cultivateurs. Jean Hennessy comme beaucoup d’autres hommes politiques n’est pas immédiatement conscient de ces difficultés. Lorsque Tardieu arrive aux affaires, il mène une politique de prospérité basée sur l’augmentation des dépenses de l’État afin de relancer une activité soumise aux aléas de la conjoncture. Il propose un plan de perfectionnement de l’outillage national. 35 % du budget seront affectés à l’agriculture, soit six milliards de francs sur cinq ans. Mais, sans effet sur les causes profondes de la détérioration du climat économique, cette politique est d’emblée inefficace et pèse par ailleurs lourdement sur le budget de l’État. Cette conjoncture défavorable oblige donc Jean Hennessy à réexaminer voire à retarder la plupart de ses projets. Il doit avant tout prendre des mesures protectionnistes d’urgence pour protéger la production nationale de la concurrence étrangère et de la spéculation. Le 23 mai 1929, il signe un décret ratifié par la loi du 18 juillet 1929 qui relève sensiblement les droits de douanes des céréales panifiables, leurs dérivés, du bétail et de la viande. Une mesure analogue avait déjà été prise par Henri Queuille en novembre 1927. Mais il doit intervenir de nouveau quelques mois plus tard pour renforcer la portée de son texte. Le projet de loi, adopté le 1er décembre 1929, comporte cette fois deux volets distincts. L’article 6 stipule d’une part : « Le gouvernement est autorisé à procéder par décret [...] au relèvement des droits de douanes sur les céréales, le vin, les bestiaux, les viandes. » Il donne donc au pouvoir exécutif les moyens d’intervenir dans l’urgence, même hors session parlementaire. D’autre part, l’article premier confie au ministre le pouvoir d’imposer aux producteurs de farines panifiables un quota maximum de farines étrangères et la suppression de succédanés. L’objectif visé est double : conjurer la mévente des blés produits sur le sol français en lui assurant des débouchés intérieurs, et améliorer la qualité du pain fabriqué39. Son cabinet s’efforce surtout de promouvoir l’image d’un ministre soucieux de l’intérêt des consommateurs. La presse à son service relaie cette propagande en qualifiant Hennessy de « ministre du bon pain40 ». Le ministre intervient également dans un domaine qui le touche de près, celui de la viticulture. Pour éviter les problèmes de surproduction41, il encourage l’arrachage de certaines parcelles de vigne et le reboisement des surfaces libérées en doublant les crédits affectés à ces opérations entre 1929 et 1930. Afin de stabiliser les cours tout en préservant la qualité de la production, il fait adopter par les Chambres un projet de loi qui distingue trois catégories de vin. Les appellations d’origine constituent la plus élaborée. À l’autre extrémité de l’échelle des qualités, il réglemente les vins de coupage dont le degré d’alcool doit être supérieur à 9. En complément de cet arsenal législatif, un décret protège de la fraude les vins de liqueur, notamment les eaux-de-vie. Au-delà de son utilité économique, on ne peut s’empêcher de soupçonner le ministre de chercher par cette dernière mesure à satisfaire son électorat composé de nombreux viticulteurs et distillateurs, voire même à défendre les intérêts de la maison de négoce familiale dont il est un des actionnaires principaux. Outre l’augmentation des taxes douanières et les interventions sectorielles en matière céréalières et viticoles, Jean Hennessy préconise la mise en œuvre d’un troisième plan de réformes. Pour enrayer la baisse des cours due à la surproduction et doper le marché intérieur, il veut inciter les agriculteurs à échelonner leur offre en construisant, à proximité des gares, des silos en ciment dans lesquels des stocks pourraient être constitués et écoulés en fonction de la demande. L’organisation en coopératives et le développement des caisses locales de crédit agricole deviennent dès lors indispensables car ils rendent supportables le poids des investissements nécessaires. C’est pourquoi, sous son impulsion, les Chambres adoptent un projet de loi tendant à faciliter les opérations de crédit à long terme : la Caisse nationale de crédit agricole accorde aux caisses régionales des avances afin que celles-ci puissent consentir à ses clients des prêts sur la base d’un taux d’intérêt à 2 % l’an42.
- 43 J.O., 21 novembre 1929. Lors de la discussion du projet à la Chambre, un contre-projet déposé par (...)
30Ces diverses initiatives ministérielles donnent-elles des résultats probants ? D’après Jean Hennessy lui-même, elles ne produisent pas tous les effets attendus. Leur caractère disparate est sans doute à l’origine de la faiblesse de leur impact. Pour pallier cet inconvénient, le ministre propose la création d’un Office du blé dont la gestion serait en partie confiée aux représentants de la profession agricole. Sa mission principale consisterait à défendre la production nationale. Il serait doté à cet effet du monopole des importations et des exportations. Mais le Parlement, saisi le 7 novembre 1929, repousse ce projet43. Quant aux mesures protectionnistes, elles ont permis de maintenir des cours supérieurs aux cours mondiaux, sans pour autant parvenir à enrayer leur chute. Le prix de cent kilogrammes de blé passe de 155 francs en 1929 à 135 francs en 1930. Les petites entreprises familiales, moins armées que les gros exploitants, ont des difficultés à résister à ces conditions.
- 44 J.O., 14 novembre 1929.
31Quel regard porter finalement sur l’action de Jean Hennessy durant ces quinze mois vécus au gouvernement ? Étant donné la brièveté du temps passé à l’exercice du pouvoir et la faiblesse des réalisations, la plupart des mesures n’ayant pu être qu’initiées, son passage à l’Agriculture ne laisse pas un souvenir impérissable. Quelques parlementaires de diverses sensibilités politiques n’hésitent pas à l’accuser même d’incompétence. Ils lui reprochent son incapacité à gérer les problèmes et son manque d’anticipation. Au Palais-Bourbon, le député conservateur breton Joseph Cadic interpelle Jean Hennessy sur la politique agricole en ces termes : « La carence de Monsieur le ministre de l’Agriculture ne fait aucun doute pour personne à la Chambre. Votre nom n’est pas béni des paysans44. » À lire les comptes rendus des débats à la Chambre, il ressort clairement que Jean Hennessy maîtrise mal ses dossiers. Malgré l’appui d’un haut fonctionnaire du ministère nommé commissaire du gouvernement afin de l’assister dans les discussions parlementaires, il se trouve fréquemment pris au dépourvu devant des questions trop techniques. Encore faut-il préciser à sa décharge que, du gemmage des forêts de pins au doryphore de la pomme de terre en passant par les scories de déphosphoration, l’éventail des thèmes traités est très vaste.
- 45 Le Barbezilien, 10 et 30 mars 1929.
- 46 Ibid., 1er février 1930.
32S’il y a en revanche un domaine où Jean Hennessy excelle, c’est dans sa capacité à répondre aux sollicitations de sa clientèle charentaise. Il se sert de sa position pour faire profiter son département de quelques retombées financières. Il obtient ainsi d’André Tardieu, ministre de l’Intérieur, une subvention exceptionnelle de 800 000 francs au titre des calamités de 1928. Il parvient également à convaincre son collègue Forgeot, ministre des Travaux publics, de réviser à la hausse la dotation des ponts et chaussées de la Charente : le montant des crédits alloués par l’État passe de 2,6 millions de francs à 3,9 millions de francs en 192945. L’année suivante, il conduit personnellement une délégation charentaise composée du préfet, de parlementaires et conseillers généraux et du maire d’Angoulême auprès du nouveau ministre des Travaux publics, Georges Pernot, pour demander le reclassement de la Charente comme cours d’eau navigable entre Angoulême et Cognac46. Le ministre de l’Agriculture accepte par ailleurs de fréquentes invitations dans sa circonscription. Il affectionne particulièrement les concours des comices agricoles où il retrouve sur place ses collaborateurs Lafon, Clauzy, ou bien Guillon, inspecteur général de l’Agriculture et ancien directeur de la station viticole de Cognac présidée par James Hennessy. Au cours de ces déplacements, des associations locales comme la Société de conférences de Barbezieux, les Messagers barbeziliens, association spécialisée dans l’élevage de pigeons voyageurs présidée par René Lafon, ou le comité artisanal de la Charente, lui remettent des charges honorifiques.
- 47 Comité national d’études sociales et politiques, Les tendances au groupement entre agriculteurs de (...)
33Jean Hennessy connaît donc plus de succès au plan local que national, où ses efforts sont anéantis par la crise économique naissante. Quelques traits originaux ressortent néanmoins de sa confrontation avec la réalité du pouvoir, en particulier son caractère pragmatique. Ce n’est pas la première fois qu’il est permis d’observer, dans l’exercice de ses fonctions officielles, des disparités entre ses discours théoriques – utopiques aux yeux de certains – et sa pratique politique. En tant que délégué de la France à la SDN en 1920 et 1921, il se fait fréquemment l’avocat d’une politique gouvernementale en désaccord avec ses convictions fédéralistes. De même, les mesures protectionnistes qu’il prend d’emblée en tant que ministre de l’Agriculture pour faire face aux aléas de la conjoncture économique cadrent mal avec ses discours sur une Europe unie et libre-échangiste. Le 15 décembre 1930, le comité national d’études sociales et politiques organise un débat sur « Les tendances au groupement des agriculteurs des différents pays ». Invité à s’exprimer en qualité d’ancien ministre, il y tient des propos en contradiction complète avec l’action politique qu’il a menée quelques mois plus tôt au gouvernement. Selon lui, le problème de la concurrence entre les agricultures nationales ne se résout ni en réglant la production, ni en fixant les prix ! Sa solution d’inspiration briandiste réside dans l’établissement de « liens fédératifs légers » entre pays européens47.
- 48 BNF, département des manuscrits, Na fr 16 004, feuillets 12-17 : correspondance d’Hennessy à Poinc (...)
34À défaut de réalisations exceptionnelles ou spectaculaires, le passage d’Hennessy au gouvernement marque un nouveau tournant dans sa carrière politique par suite de son ralliement à Raymond Poincaré. Opposant résolu au Bloc national, Jean Hennessy glisse nettement à gauche de l’échiquier politique au début des années 1920 avant d’effectuer un recentrage dès 1926. Après la démission de Poincaré en juillet 1929, il continue à correspondre avec l’ancien président du Conseil et à solliciter ses avis. Le ton déférent utilisé dans ses correspondances confirme son rapprochement avec l’ancien adversaire politique et sa nouvelle position en marge du camp modéré48. L’évolution politique de Jean Hennessy a de lourdes conséquences sur la suite de son parcours. En apparence, ses fonctions ministérielles constituent l’apogée de sa carrière ; en réalité, elle occasionne une remise en cause du système de réseaux sur lequel il fondait son influence dans les années 1920.
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35Installé à la croisée de plusieurs réseaux de relations, Jean Hennessy joue un rôle politique croissant au début des années 1920. Sa fréquentation des milieux internationalistes est à l’origine de son reclassement à gauche. Adhérent au parti républicain socialiste, il s’oppose au Bloc national et devient une figure du Cartel aux élections de 1924. Sa capacité à mobiliser ses réseaux dans le combat politique fait de lui une personnalité influente. À titre d’exemple, si Henri Dumay et Pierre Bertrand, les dirigeants du Quotidien, militent au départ à ses côtés dans diverses associations de gauche, ils soutiennent ensuite les cabinets modérés auxquels il appartient comme ministre de l’Agriculture. Jean Hennessy récolte en terme de carrière les fruits de cette stratégie. Il exerce à plusieurs reprises, durant cette période, des fonctions officielles. Dans le prolongement de son engagement militant dans les mouvements de soutien à la SDN, c’est dans le domaine diplomatique qu’il enregistre ses plus gros succès, d’abord en tant que représentant de la France à Genève puis comme ambassadeur à Berne. De 1928 à 1930, sa participation à trois gouvernements successifs représente en apparence l’apogée de sa carrière. Elle couronne en effet une ascension politique débutée dix ans plus tôt. Dans le sillage de Raymond Poincaré, Jean Hennessy opère à cette occasion un recentrage sur l’échiquier politique. Mais son ambition personnelle semble dès lors brouiller la lisibilité de son parcours politique. En réalité, il sape un système qu’il avait lui-même échafaudé au début des années 1920, qui s’appuyait sur différents cercles de solidarité partageant les mêmes idéaux de gauche. Privé des fondements de son influence, Jean Hennessy est vite marginalisé dans la vie politique des années 1930.
Notes
1 Expression empruntée à J.-N. Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir : la faillite du cartel (1924-1926), Paris, Seuil, 1977.
2 J. Hennessy, La monnaie et ses variations, Paris, imprimerie du Progrès Civique, sans date. Cette publication d’une conférence donnée au Collège libre des sciences sociales date probablement de 1927.
3 Le Barbezilien, 14 avril 1928.
4 A.N., F7 13246 : L’Entente paysanne. En dehors de la Charente, le syndicat est fortement implanté dans le Lot (154 sections en 1928), en Dordogne (142) et en Charente-Inférieure (102).
5 La Vérité charentaise, 1er janvier 1928. Organe électoral d’« Union nationale républicaine », l’hebdomadaire La Vérité charentaise est lancé le 1er janvier 1928 par Edmond Laroche-Joubert. Il disparaît avec les élections de 1928.
6 « Hennessy, candidat acrobate », La Vérité charentaise, 11 mars 1928.
7 Le Barbezilien, 14 avril 1928.
8 A.D. Ch., 1 M 133 : meetings des 12 juillet 1927 et 5 février 1928.
9 « La réunion électorale de Condéon », Le Barbezilien, 3 avril 1928.
10 Franc-maçon, il appartient à la même loge que René Gounin.
11 Délégué de la Fédération socialiste de la Charente au congrès de Tours en 1920, il vote pour l’adhésion à la IIIe Internationale.
12 À la faveur du scrutin de liste, Edmond Laroche-Joubert totalise 5 201 voix contre 3 684 à Jean Hennessy dans l’arrondissement de Barbezieux en 1924.
13 À la mort de Maurice Landry, conseiller général de Barbezieux et ancien colistier de Jean Hennessy, c’est l’ingénieur agronome René Lafon, autre collaborateur d’Hennessy, qui lui succède. Celui-ci fait campagne pour le candidat d’union des républicains aux élections législatives de 1928.
14 A.N., F7 13 077 : police générale. Congrès du parti républicain socialiste ; Le Quotidien, 26 janvier 1927 et 20 octobre 1927.
15 Y. Billard, Le Parti républicain socialiste, op. cit., p. 112.
16 J.O., débats Chambre, 30 juin 1928.
17 L’Écho de Paris, 12 novembre 1928.
18 Passage cité par F. Roth, Raymond Poincaré, Paris, Fayard, 2000, p. 221.
19 La direction de l’organe socialiste Le Cri charentais est assurée par René Gounin, ancien colistier de Jean Hennessy, fraîchement élu député d’Angoulême.
20 J.O., débats parlementaires. Séance du 16 novembre 1928.
21 D’après un article de M. Hutin dans L’Écho de Paris, 12 novembre 1928.
22 L’Œuvre, 12 novembre 1928.
23 Il s’agit des parlementaires Antoine Gadaud (Dordogne), Maurice Raynaud et Jean Hennessy (Charente), Victor Boret (Vienne), Henri Queuille (Corrèze), François Binet (Creuse) et Fernand Chapsal (Charente-Inférieure).
24 La culture de la vigne dans l’arrondissement de Barbezieux, op. cit. et La culture du blé dans l’arrondissement de Barbezieux, op. cit.
25 Le Barbezilien, 26 mai 1929.
26 Le Matin, 16 novembre 1928.
27 Les statistiques citées dans ce passage sont tirées de la contribution de Mattei Dogan, « Longévité des carrières politiques, une biographie collective », dans J.-M. Mayeur, J.-P. Chaline et A. Corbin (dir.). Les parlementaires de la troisième république, op. cit., p. 295-325. Sur la longévité des carrières ministérielles, voir également l’ouvrage riche en statistiques de J. Ollé-Laprune, La stabilité des ministres sous la IIIe République, Paris, la Documentation française, 1962.
28 M. Dogan, op. cit., p. 316.
29 J. Philippet, Le temps des ligues. pierre Taittinger et les Jeunesses patriotes (1919-1940), thèse de doctorat, sous la direction de R. Girardet, IEP de Paris, p. 380.
30 Le Quotidien, 9 décembre 1929.
31 Éditorial du Quotidien, 2 novembre 1929.
32 A. Tardieu, La révolution à refaire, tome II : « La profession parlementaire », Paris, Flammarion, 1937, p. 37.
33 J.O., 15 et 16 novembre 1928.
34 J.O., 20 novembre 1929.
35 R. Rémond, A. Coutrot et I. Boussard, Quarante ans de cabinets ministériels, de Léon Blum à Georges Pompidou, Paris, presses de la FNSP, 1982.
36 Un séminaire consacré aux « entourages politiques », sous la direction de Gilles Le Béguec, Jean-Paul Thomas et Sabine Jansen se tient au Centre d’histoire de Sciences Po depuis octobre 2005. Il a pour objectif d’élargir l’enquête un quart de siècle après le travail pionnier de René Rémond, Aline Coutrot et Isabel Boussard.
37 Le Quotidien, 10 juin 1929.
38 J. Reybaud, « Le programme du ministre de l’Agriculture », Le Quotidien, 10 mars 1929.
39 J.O., débats parlementaires. Séance du 21 novembre 1929 : discussion immédiate d’un projet de loi relatif au commerce des blés.
40 La Petite Gironde du 8 avril 1932 reprend ce qualificatif dans un article de soutien à la candidature de Jean Hennessy aux élections législatives.
41 De 1924 à 1934, une suite de récoltes médiocres permet cependant de maintenir les cours. Ce n’est véritablement qu’avec les importantes récoltes de 1934 (78 millions d’hectolitres) et de 1935 (76 millions d’hectolitres plus 22 millions d’hectolitres de vin d’Algérie) que les prix s’effondrent.
42 J.O., 26 juillet 1929 et Le Barbezilien, 7 septembre 1929.
43 J.O., 21 novembre 1929. Lors de la discussion du projet à la Chambre, un contre-projet déposé par les socialistes Compère-Morel et Georges Monnet est repoussé. Mais c’est sous l’impulsion de ce dernier, devenu ministre de l’Agriculture du Front populaire, qu’une loi institue l’Office national du blé, le 25 août 1936.
44 J.O., 14 novembre 1929.
45 Le Barbezilien, 10 et 30 mars 1929.
46 Ibid., 1er février 1930.
47 Comité national d’études sociales et politiques, Les tendances au groupement entre agriculteurs des différents pays, fascicule n° 436, séance du lundi 15 décembre 1930.
48 BNF, département des manuscrits, Na fr 16 004, feuillets 12-17 : correspondance d’Hennessy à Poincaré. Ce fonds conserve six lettres adressées par Jean Hennessy à Raymond Poincaré, entre le 17 janvier 1930 et le 3 juillet 1930.
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