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Les loisirs en espace agricole

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Yvon Le Caro

Deuxième partie. Enjeux d'espace

Chapitre VI. L’espace agricole parmi les espaces récréatifs

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1Espace constitutif de la campagne dans un pays urbanisé, espace naturel habité, l’espace agricole est aussi un espace de loisirs. S’il est rare d’entendre ou de lire que l’espace agricole n’est pas un espace de loisir, il est presque aussi rare d’entendre ou de lire qu’il en est un ! Parmi « les lieux de randonnée », Odile Cointet-Pinell et Ferial Drosso (1983, p. 69-70) n’étudient « les comportements sociaux des randonneurs pédestres » qu’en montagne et en forêt : serait-ce que l’espace agricole n’accueille pas les randonneurs ? L’expérience montre pourtant que si ! Notre analyse des chemins de randonnée en Ille-et-Vilaine leur donne par exemple un caractère à 75 % agricole (cf. tableau 29). La densité des topoguides (cf. carte 5) dans le Nord-Ouest de la France, où l’espace agricole domine les paysages (cf. carte 18), confirme si besoin le rôle que l’espace agricole joue dans certaines régions. Mais dans le discours des agriculteurs comme dans celui des aménageurs, la contribution de l’espace agricole aux loisirs est une réalité manifestement occultée. Non que l’on cherche expressément à la cacher, mais elle semble si naturelle que tout le monde l’oublie. C’est une réalité socialement transparente, malgré les enjeux importants qu’elle supporte. « La société bénéficie donc directement [de l’espace agricole] puisque le cadre de vie, et surtout de loisir, de l’homme en résulte » : le Conseil économique et social (1993, p. 56), même s’il n’en tire pas de conclusion concrète, a semblé vouloir lever le voile sur la fonction récréative de l’espace agricole, mais ce voile têtu s’est aussitôt rabattu. La loi d’orientation agricole du 9 juillet 1999, qui a institué les CTE, ne comporte aucune référence explicite aux loisirs. Son article premier, qui définit les objectifs de la politique agricole, évoque « les fonctions sociales de l’agriculture », « l’entretien des paysages » et « la poursuite d’actions d’intérêt général au profit de tous les usagers de l’espace rural ». Nous cherchons, nous, à montrer que l’espace agricole n’est pas récréatif par accident. Quelle contribution l’espace agricole assure-t-il parmi les espaces récréatifs disponibles (première section), et les agriculteurs sont-ils prêts à assumer cette fonction de leur espace de vie et de travail (seconde section) ?

LES ESPACES OUVERTS À LA RÉCRÉATION : L’ENJEU AGRICOLE

2Pour pratiquer des loisirs de plein air, il faut des espaces de plein air ! Un tour de France des espaces ouverts permet de situer quantitativement l’espace agricole au sein de la gamme des espaces potentiellement récréatifs. Nous envisageons ensuite les caractéristiques qui font objectivement de l’espace agricole un espace récréatif. Confrontée à la répartition géographique de la demande récréative (estimée à la première section du chapitre V), cette étude de l’offre devrait nous permettre de caractériser le rôle récréatif potentiel des espaces agricoles à l’échelle de la France métropolitaine.

Les espaces récréatifs ouverts en France

3Une première approche de l’offre récréative peut être faite par types d’espace, sorte d’inventaire à la Prévert d’espaces que leur juxtaposition régionale organise en figures effectives, sous forme d’une palette de possibles pour un individu localisé, habitant ou touriste. L’ordre dans lequel nous proposons d’aborder les divers espaces ouverts ne constitue en rien, de notre part, l’ébauche d’une hiérarchisation des espaces selon une quelconque vocation récréative établie a priori. En focalisant l’étude des espaces récréatifs sur ceux qui concentrent les usagers, on risque d’oublier ceux qui en accueillent peut-être le plus : la ville et l’espace agricole. Nous commencerons par l’un et nous terminerons par l’autre.

  • 1 Programme du séminaire « Physionomies, dynamiques et fonctionnements des paysages périurbains », A (...)

4La ville constitue pour les quatre cinquièmes des Français le cadre de la vie quotidienne. Contrairement à ce que laisse penser un discours fréquent, qu’il soit sous-tendu par des idéologies aristocratiques ou écologistes, la ville n’est que rarement ce lieu malsain que ses habitants subiraient dans l’attente d’un ressourcement rural. Sans nier la pollution des concentrations urbaines, il faut reconnaître la ville comme un espace de loisirs de plein air. Outre les grands espaces verts urbains et les bases de loisir dont les villes ont pu s’équiper, le tissu urbain laisse place aux loisirs de plein air que nous étudions. Les espaces urbanisés représentent environ 7,5 % du territoire français. Nous n’avons pas trouvé de source fi able permettant de connaître la part d’espace public dans ce total. L’importance des surfaces urbaines ouvertes semble toutefois moins liée à leur superficie qu’à leurs règles d’utilisations. Comment classer par exemple les voies de circulation ? Pour l’essentiel elles sont affectées à la circulation automobile et peu propices aux loisirs, encore que le jogging, la randonnée équestre, le VTT utilisent fréquemment la voie publique pour éviter l’encombrement ou l’insuffisance des trottoirs. Les trottoirs, ces sentiers pédestres des villes : leur réseau, immense et cohérent, soigneusement réticulé, ne forme-t-il pas le plus bel équipement de petite randonnée ? Et la place, que l’architecte Jean-Marc Lefebvre (1996) conçoit comme « surface vivante », tentée de prendre de l’indépendance vis-à-vis du bâti et de la voirie, capable de créer du lien social ; n’est-elle pas l’espace de détente idéal, proche, sécurisé et convivial ? La fonction récréative ne peut être déniée à l’espace urbain. En outre, face à certaines campagnes de champs ouverts, on peut se demander si la ville n’est pas devenue un paradoxal espace naturel, en particulier dans les quartiers pavillonnaires que Pierre Dérioz et Anne-Élisabeth Laques n’hésitent pas à qualifier de « bocage urbain1 ». Si l’on ajoute que les nouveaux aménagements de quartier intègrent des cheminements distincts de la voirie, à l’intérieur des blocs d’habitations, permettant de trouver calme et verdure au pied de chez soi, la ville est peut-être en train d’acquérir les avantages qu’elle enviait à la campagne il y a trente ans.

5L’imbrication du réseau des chemins dans l’espace agricole et forestier nous a conduit à ne pas l’en disjoindre, d’un point de vue méthodologique. Cela n’empêche pas de se poser la question du rôle récréatif du réseau de communication constitué par la voirie goudronnée, dite voie publique, et son prolongement de terre, le chemin rural. Il arrive, dans le discours des agriculteurs que nous avons interrogé, d’entendre que « les gens n’ont qu’à se promener sur les routes ». Les dangers de la circulation automobile sont un premier élément défavorable. L’amélioration du réseau routier est en ce sens catastrophique pour les usagers qui se déplacent en vélo, à cheval ou à pied. De petites routes blanches de la carte routière sont aujourd’hui parcourues par des poids lourds lancés à 100 kilomètres-heure, et le gabarit actuel des routes départementales permet le croisement des véhicules sans nécessiter de ralentissement, ce que trop de conducteurs traduisent par la possibilité de dépasser les usagers du bas-côté sans s’écarter ni ralentir. Les randonneurs sont ainsi mis en danger chaque fois qu’un itinéraire emprunte, même sur une courte distance, les routes modernisées. Sur les petites routes communales le danger semble moins grand mais la vigilance des randonneurs et des automobilistes y est plus réduite, et la visibilité aléatoire. Pour les promeneurs à pied et les cavaliers, le goudron présente d’autres inconvénients : il produit chez les premiers un échauffement très pénible des semelles et une fatigue à la marche, et, pour les seconds, ne permet pas de varier les allures du cheval. L’ensemble de ces difficultés est aggravé par les modalités d’entretien des bas-côtés par l’administration des Ponts et Chaussées : malgré le passage, une à deux fois par an, de l’épareuse, les bas-côtés ne sont guère praticables : leur largeur, réduite au minimum pour élargir la chaussée, ne met pas toujours à l’abri des autos, leur surface est irrégulière, et des passages d’eau, destinés à un dégagement rapide des chaussées en cas de pluie, en coupent le cours. Le réseau routier est par contre largement utilisé par les usagers pour se rendre en automobile sur les lieux adaptés à leur loisir. Les voitures des chasseurs et des pêcheurs se repèrent avec régularité en certains lieux, tandis que les parcs à grumes des routes forestières font office de parking pour les randonneurs. Le goudron peut aussi être apprécié, sur des petites routes, pour de courtes promenades, en particulier lorsque les usagers ont des difficultés pour se déplacer (personnes âgées, personnes ayant un handicap, bébés en poussette). Les automobilistes doivent respecter les usagers qui utilisent la route à petite vitesse. Mais l’expérience prouve que la randonnée ne peut réellement et durablement s’exercer sur les routes, et que la moindre promenade peut s’y avérer pénible et dangereuse. C’est donc sur les chemins de terre que s’oriente la demande récréative. La circulation automobile y est rare, et limitée à 30 kilomètres par heure, ce qui assure une bonne sécurité. La terre est le meilleur revêtement pour les randonneurs pédestres, équestres et en VTT. Ces espaces naturels ombragés sont moins monotones et leur tracé, très souvent archaïque, en fait des éléments de patrimoine dont la valeur historique et culturelle apparaît avec un peu d’habitude et de fréquentation des livres d’histoire locale. Au chapitre VIII nous regarderons dans quelles conditions de droit ces chemins peuvent être utilisés. Mais pour pouvoir l’être, encore faut-il qu’ils existent. Nos recherches de statistiques précises sur le kilométrage de chemins par département sont restées infructueuses. Il semble que personne n’ait songé à inclure cette question dans l’inventaire communal, pourtant mené régulièrement en 1980, 1988 et 1998, périodes où la demande sociale de chemins pouvait difficilement être ignorée. En 1959, les ordonnances qui ont autorisé l’aliénation des chemins ruraux n’ont pas prévu d’établir un inventaire du réseau existant, à la différence du National parks and access to the countryside Act du 19 décembre 1949 en Angleterre (Garner, 1993, p. 5). En pratique peu de maires savent quelle longueur de chemins existe dans leur commune, les chemins sont des oubliés, des occultés du territoire. La raison majeure en a été le désintérêt, jusque dans les années soixante-dix, puis la volonté explicite de ne pas s’opposer aux propriétaires riverains. Depuis 1959, selon la Fédération française de randonnée pédestre, environ 200 000 kilomètres de chemins ont disparu, vendus par les communes ou supprimés par les remembrements. Les randonneurs se heurtent localement à ces disparitions de chemins, mais ont du mal à s’y opposer collectivement. En l’absence de source fiable, nous pouvons évoquer l’inégale densité de chemins selon les régions. Avant que les disparitions et les goudronnages ne viennent modifier les choses, la densité des chemins s’est construite sur leurs trois vocations dans la civilisation paysanne : relier les lieux d’habitat, conduire les animaux dans leurs prés, desservir les parcelles de culture et de forêt. Les chemins sont nombreux dans les régions où le semis de peuplement est extrêmement dispersé, comme dans le bocage breton. Chaque hameau est (ou était) relié à ses cinq ou six voisins par un labyrinthe de chemins creux. L’habitat dispersé est en ce sens un facteur d’offre de chemins, mais aussi de repères, d’accueil éventuel pour le randonneur. Mais il soulève aussi des problèmes de cohabitation moins faciles à résoudre, car les chemins y passent, par construction, au pied des maisons qu’ils desservent. Les régions d’élevage ont aussi, par nécessité, élaboré des réseaux de chemins, destinés à isoler les parcelles de culture, souvent situées à proximité des habitations, du passage des animaux que l’on menait au pâturage dans les prés bas, les landes et les bois. Ces chemins participent du réseau important du plateau de Langres, des Vosges, du Doubs, du Pays Basque. Ils renforcent aussi le réseau déjà important des régions d’habitat dispersé, qui se trouvent être, en grande partie, des régions d’élevage. Ces chemins présentent souvent l’inconvénient, pour les randonneurs, de se terminer en cul-de-sac au bord d’une rivière ou à l’orée des landes (ce qui arrange par contre les pêcheurs, les chasseurs et les naturalistes). Très souvent aussi, ils se juxtaposent au réseau de communication entre villages. La desserte des parcelles de culture et de forêt justifie la création de chemins chaque fois que la propriété, très dispersée, conduit à passer chez autrui pour atteindre son bien. Les régions de viticulture et de vergers, de production légumière et de petite propriété forestière sont ainsi parcourues par un dense réseau de chemins réticulés, sans clôtures, généralement bien entretenus par le passage des engins agricoles. Il est plus facile d’y circuler à la boussole qu’en région d’élevage. Outre les distinctions régionales, il faut noter l’inégale répartition du réseau des chemins sur le finage villageois. Les liens plus distants entre habitants des communes voisines qu’au sein de la communauté villageoise renforcent le caractère incertain et le mauvais entretien des chemins aux confi ns des fi nages. Avant la Révolution, les paroisses « ne se préoccupaient pas outre mesure de délimiter les espaces mal utilisés qui les séparaient les unes des autres » (Braudel, 1986, p. 124). On imagine dans ces conditions les difficultés pour réunir une corvée apte à en assurer l’entretien. Ce désintérêt pour les zones frontalières des communes est accentué par la législation sur la voirie qui impose aux communes de desservir chaque habitation. Pour relier confortablement celles-ci à d’autres, voisines mais situées sur une autre commune, le réseau routier incite à rentrer au bourg, à rejoindre le bourg voisin par une route départementale, puis à atteindre la maison recherchée par les routes communales de la commune voisine. On aura fait cinq kilomètres au lieu d’un, mais en voiture, tandis que le chemin de communication s’embroussaille. Pour le randonneur, aller d’un bourg à l’autre distant de cinq kilomètres consiste donc à parcourir, schématiquement, un kilomètre de route communale suivi d’un kilomètre de chemins ruraux praticables, parce qu’ils desservent les champs, prés et bois fréquentés, puis cinq cents mètres d’épines et de chemins perdus (l’espace des dernières parcelles des deux finages), avant de retrouver chemins ruraux et goudron vers le clocher voisin. L’abondance kilométrique des chemins ne donne par conséquent qu’une image tronquée des randonnées possibles.

6S’ils compliquent la communication, s’ils opposent leur inertie aux tentatives de valorisation économique, s’ils résultent parfois de l’abandon par les hommes, les lieux les plus sauvages sont aussi très riches d’un point de vue écologique et paysager, et très évocateurs pour la rêverie. Ce sont aussi ceux qui, vides d’hommes, permettent de fuir le monde. Dans les régions où ils abondent, ils peuvent servir d’alibi aux agriculteurs et aux forestiers pour tenter d’y cantonner les loisirs. Dans les régions où ils sont rares, le risque est de les voir trop fréquentés, au point de perdre leur poésie ou, plus grave sans doute, leur équilibre écologique. Le saltus, « mot repris aux agronomes latins et qui s’oppose à l’ager, la terre cultivée » (ibidem, p. 123), désigne tout ce qui, au-delà des champs, et sans être de la vraie forêt (silva), n’est pas cultivé mais participe de l’économie villageoise. Nous utilisons le terme dans une acception plus large, métaphorique à l’échelle du pays, pour désigner l’estran, les marais et tourbières, les landes, friches et garrigues, les boisements abandonnés, les alpages (avec quelques réserves) et les rocs d’altitude ou de falaise. L’estran, sauf exception, est un espace public. Sa marchandisation balnéaire suscite les plus vives réactions, et c’est sur la servitude de passage le long du littoral, qui le dessert, que se sont exercées les seules actions juridiques efficaces pour faire respecter le droit de promenade. Les chasseurs et les pêcheurs fréquentent l’estran. Dans la baie du Mont Saint-Michel, en baie de Somme, la chasse postée dans les gabions relève de rituels qui n’ont guère à envier à la chasse à courre. Pêche à pied (pour les coquillages) et à la ligne (pour les poissons) font partie des habitudes et des droits. Il faut voir les départs à la marée dans les campings littoraux, les pêcheurs silencieux alignés sur la plage du Verger en Cancale à la tombée du jour. Les randonneurs passent parfois sur la plage, les cavaliers y galopent en liberté, et elle accueille la gamme des loisirs proprement balnéaires. Dans les communes littorales, les propriétaires ont alors tendance à penser que les touristes sont bien mal venus de demander des chemins. « Ils n’ont qu’à profiter de la plage. » Mais les points faibles de l’estran, en tant qu’espace récréatif, résultent de sa discontinuité dans le temps (à cause des marées) et dans l’espace (les pointes rocheuses, les sables mouvants empêchent le passage). Il reste toutefois une ressource non négligeable et concentre parfois les usagers dans des proportions que seules les bases de loisir peuvent atteindre. Il faut noter la prépondérance de la Bretagne, qui recèle 30 % du linéaire côtier français, et dont l’estran est particulièrement large du fait des fortes amplitudes des marées. À l’opposé, sur la Côte d’Azur, où alternent plages (parfois privées) et falaises, et qui ne connaît pas de marées, l’estran laisse relativement peu d’espace praticable au public. Saltus stricto sensu, les landes, les garrigues et les friches se caractérisent par une végétation spontanée, brouillonne au regard, au sein de laquelle il n’est pas toujours simple de circuler. Ce sont aussi des espaces sensibles au feu, ce qui entraîne des réticences des propriétaires pour leur aménagement récréatif. Les landes font peur, elles ont été longtemps un espace hostile. L’étendue des landes est impressionnante au xviiie siècle : elles constituent alors les deux tiers de la commune de Saint-Gilles-du-Mené (Côtes d’Armor). Les habitants et les observateurs y voient la cause de l’insécurité et de la faiblesse de l’agriculture (Ronxin et al., 1989). Mais Nicole Eizner (1978, p. 251-256) souligne que les Landes de Lanvaux (Morbihan), si elles ont été abandonnées par les agriculteurs, restent un élément cardinal de leur imaginaire. L’essentiel est peut-être le caractère commun de cet espace, défendu depuis des siècles par les communautés villageoises. C’est sur cette base que les landes et les garrigues sont aujourd’hui parcourues, chassées, elles n’étaient pas appropriées. L’enjeu touristique qui en résulte est important pour les grands pays de landes, souvent pauvres : le quart Sud-Est, la Bretagne et, à un moindre degré, la Sologne et l’Aquitaine. Les marais et les tourbières sont un autre espace convoité pour les loisirs, en particulier la chasse et la pêche. La France des marais et tourbières est d’abord littorale ; viennent ensuite les montagnes de l’Est, la Bresse et l’Auvergne, et les zones humides de Sologne, de Brenne et du pays de Bellac et Montmorillon. S’y développent aussi le canoë-kayak et les promenades naturalistes (ce sont des paradis pour les oiseaux que l’on peut y observer à loisir). La randonnée y est souvent délicate, mais, lorsqu’il s’agit de marais aménagés, les canaux peuvent comporter des chemins bordants praticables, ou aménageables. Comme les landes, ces espaces à potentiel touristique sont ancrés dans l’imaginaire collectif des habitants locaux, qui arrivent ou n’arrivent pas à gérer les contradictions de l’accueil. L’agriculture, souvent plus ou moins en lutte pour la conquête d’espace contre le marais, doit y intégrer, en plus de l’objectif écologique (biodiversité, qualité des eaux), la préoccupation récréative. La tentation de la fermeture au public y est importante, et c’est depuis ces régions que se répand le phénomène d’enclosure actuel. Alpages et rochers forment ce que nous appellerons pour simplifier la haute-montagne. « Sous l’appellation “complexe supraforestier” on désigne habituellement le continuum qui caractérise le tapis végétal de haute altitude. […] Parallèlement à l’activité pastorale, le territoire supraforestier représente un terrain d’excellence pour de nombreuses activités à caractère récréatif : chasse au petit et gros gibier, pratique du ski et de la randonnée équestre ou pédestre, découverte de la faune et de la flore » (Jouglet, 1999, p. 9). Les alpages et estives, qui se caractérisent par un usage d’élevage transhumant, relèvent à la fois du saltus et de l’espace agricole. Leur répartition est naturellement montagnarde, comme celle des rochers et éboulis, domaines de l’alpinisme et la randonnée d’altitude. L’accessibilité de ces espaces montagnards n’est pas toujours facile, et c’est ce qui fait une part de leur attractivité touristique (Debarbieux, 1995, p. 35-41). Il y a de l’élévation dans les lacets sur lesquels chauffent les automobiles, il faut s’arracher à la plaine pour atteindre la pureté des sommets. La distance-temps qui sépare ces espaces des zones habitées à l’année et l’important coût d’accès, les dangers de la montagne, la sportivité des parcours (VTT par exemple) produisent un effet sélectif. L’ensemble de ces contraintes contribuent à limiter la fonction récréative en montagne. La carte 14, qui somme cet inventaire d’espaces marginaux (hormis l’estran) à partir de l’enquête Teruti, dessine une géographie de la France sauvage dans laquelle le Sud-Est se taille la part du lion. Avec des parts de territoire supérieures à 15 %, le saltus de ces départements joue à l’évidence un rôle dans la qualité de la vie. En Aquitaine, en Sologne et en Bretagne, des proportions significatives sont atteintes.

Carte 14 : Espace occupé par le saltus (au sens large)

Carte 14 : Espace occupé par le saltus (au sens large)

Source : enquêlte Teruti 1998, SCEES. Saltus : marais, friches, boisements de faible densité, landes, alpages, rochers.

7Des parcs et jardins des châteaux aristocratiques aux squares et jardins publics des villes, il s’est développé, à côté de la campagne, un monde de nature miniaturisée et fortement agencée, destinée à la récréation des élites, puis du peuple. Nous ne pouvons développer ici toute l’histoire de cette culture paysagiste et hygiéniste. Ces jardins, lorsqu’ils sont publics, ont un rôle récréatif de proximité indéniable, en particulier pour les citadins. La promenade y est traditionnellement calme et inspirée (c’est le « quiet enjoyment » des Britanniques). La pêche même y est parfois possible. Le manque d’espace au centre-ville, l’amélioration des transports et l’émergence de loisirs nouveaux comme le VTT ont conduit à imaginer des parcs urbains périphériques. Et la récupération de gravières ou la création pure et simple de plans d’eau ont permis d’établir des bases de loisirs parfois gigantesques, au sein desquelles s’insèrent divers itinéraires de promenade (jogging, VTT), voire un centre équestre. Les créations récentes prennent appui sur des espaces naturels diversifiés et l’inclusion fréquente de bois et de prairies autorise quelques menues cueillettes. Seule la chasse est généralement exclue de ces espaces. L’inventaire communal dénombre les bases nautiques et les bases de plein air et de loisirs, mais pas leur importance. Sous la même rubrique peuvent donc coexister de vastes complexes et des aménagements très réduits.

Carte 15 : Superficie consacrée aux sports et loisirs de plein air (moyenne 1992-1999)

Carte 15 : Superficie consacrée aux sports et loisirs de plein air (moyenne 1992-1999)

Source : Teruti, SCEES, 1999. (Ces surfaces correspondent à une des 24 catégories de la nomenclature fonctionnelle de Teruti.)

8La classification fonctionnelle de l’enquête Teruti propose une répartition spatiale des espaces spécialisés en « sports et loisirs de plein air ». Nous avons obtenu ces résultats, non-publiés, auprès du SCEES. L’imprécision de l’enquête Teruti pour les espaces rares nous a incité à établir une moyenne entre les deux séries dont nous disposions, 1992 et 1999, pour établir la carte 15. En rapportant ces surfaces à la population résidante, nous pouvons conclure qu’autour d’une moyenne de 6,29 ha d’espace consacré aux sports et loisirs pour 1 000 habitants, les variations sont très importantes (de 0,84 à 28,04 ha pour 1 000 habitants). Les départements urbains, bien équipés dans l’absolu (Paris, Lyon), n’offrent généralement pas assez d’espace ad hoc aux citadins. Même si leur coût limite leur développement, ces équipements sont utiles. Ils mettent un espace adapté à la portée de tous, et en particulier de ceux qui n’ont pas les moyens financiers ou culturels d’accéder à la campagne. Pour des familles avec de jeunes enfants, ils constituent le lieu le plus adapté. L’exemple du Japon montre, par l’absurde, l’importance du rôle social de ces espaces verts urbains (Simmons, 1973).

9Les parcs nationaux et les parcs naturels régionaux ne constituent pas une catégorie d’espace supplémentaire par rapport à celles que nous venons de recenser, mais des territoires composites, généralement riches en espace naturels, au sein desquels la récréation peut être un objectif de gestion. L’on nous a parfois objecté qu’il existait là des espaces où la récréation était naturelle, où même l’espace agricole avait vocation à y contribuer, tandis qu’il ne fallait pas s’attacher à cela dans des zones banales comme les régions d’agriculture intensive. Qu’en est-il vraiment ? La récréation, pour les parcs nationaux français destinés à protéger la nature, semble davantage une contrainte à gérer qu’une finalité. Dans les parcs naturels régionaux (PNR), la finalité de développement économique incite au développement touristique, tandis que la moindre exceptionalité de leurs paysages rend possible un rôle d’expérimentation des usages récréatifs marchands comme non marchands. Les PNR ont mis longtemps à faire admettre aux agriculteurs et forestiers locaux qu’il allait de leur intérêt de respecter l’environnement et d’ouvrir leur espace au tourisme (Croix, 1998, p. 484-487). Mais les perspectives nouvelles ouvertes avec l’adoption du concept d’agriculture durable et l’instauration des CTE puis des CAD ont changé la donne. Les PNR qui devaient soutenir des régions en retard de développement agricole deviennent les zones où l’agriculture est plus facilement durable, ce qu’un agriculteur résume par : « La modernité maintenant c’est nous ! » (ibidem, p. 487). La récréation dans les parcs naturels régionaux doit donc être comprise comme une des composantes du développement rural, en cohérence avec le développement agricole et forestier, l’essor du tourisme et la préservation de l’environnement. En ce sens ils sont souvent des lieux d’expérimentation intéressants pour d’autres régions. Mais ils ne sauraient concentrer l’offre récréative : d’une part cette fonction n’est ni la seule ni la première de ces territoires, d’autre part leur localisation géographique les empêche de jouer un rôle de proximité pour de nombreuses concentrations de population.

  • 2 Forêts en poche, ONF, 1997, p. 15.

10En un demi-siècle, la forêt française s’est découverte puis reconnu une fonction récréative. C’est pourtant loin d’être une vocation naturelle, la méfiance ayant de tout temps éloigné les hommes de la forêt. Mais la fin des loups, la faim de nature et une politique volontariste d’ouverture des forêts publiques ont eu raison des peurs ancestrales. Thierry Moigneu (1991, p. 23-24) cite une circulaire du ministère de l’Agriculture d’octobre 1964 (« les forêts soumises devraient accueillir chaque année davantage de promeneurs de plus en plus motorisés ») comme point de départ de l’aménagement massif de parkings et de routes forestières destinés au public, et il fait remonter à la circulaire du 26 février 1979 la gestion des flux et l’orientation du public vers une découverte plus respectueuse du milieu naturel et du travail des forestiers. Les résultats de ces évolutions sont sensibles : en Île de France, « le nombre de visites dans les seules forêts domaniales […] passait de 30 millions en 1968 à 90 millions en 1980 », tandis qu’en 1997, l’Office national des forêts (ONF) comptait « 200 millions de visites chaque année dans les forêts françaises2 ». Si la chasse est restée une activité courante en forêt, les promenades et randonnées y ont pris un essor considérable. L’équipement des forêts domaniales se caractérise par un réseau presque équivalent de sentiers de randonnée (11 000 km), de pistes cavalières (9 000 km) et de pistes cyclables (8 000 km). Pour le VTT et le cheval, un avantage de la forêt, c’est qu’il n’y a pas de clôtures à franchir. L’équipement des forêts publiques (entendons par là les forêts soumises au régime forestier) a légitimé l’usage récréatif des forêts, et la demande se fait aujourd’hui pressante auprès des propriétaires de forêts privés. Celles-ci, bien que très souvent fréquentées, sont cependant, en général, nettement moins accueillantes. Aussi importe-il de les distinguer dans l’analyse. La répartition très inégale des forêts sur le territoire en fait un espace rare pour certains, familier pour d’autres, autour d’une moyenne française de 25 ares par habitant. Les régions les mieux fournies en forêts sont au sud d’une ligne Bordeaux-Nancy. Le Nord-Ouest du pays est particulièrement pauvre en forêts, même si la région parisienne, la vallée de la Seine et celle de la Loire moyenne en comportent de notables. Les forêts publiques ne sont pas réparties en proportion de la surface forestière. Les départements les plus riches en forêts publiques (carte 16) se concentrent dans le Nord-Est, accentuant le déséquilibre entre les régions lorsqu’on ramène ces surfaces à la population départementale. Autour d’une moyenne de 615 m², les habitants des dix départements les mieux fournis disposent chacun de plus de 3 000 m² de forêts publiques contre moins de 54 m² pour ceux des dix départements les moins bien pourvus. Pour les habitants du Sud de la France et de la Loire moyenne, une alternative est de fréquenter la forêt privée, plus répandue (carte 17). Les usages récréatifs de celle-ci sont cependant soumis aux mêmes contraintes que ceux de l’espace agricole : les propriétaires privés n’ont pas d’intérêt particulier à laisser se développer les loisirs, et peuvent entraver leur exercice. Dans les massifs forestiers privés, des groupements permettent souvent de louer fort cher le droit de chasse, ce qui y complique l’exercice de la randonnée. Dans les forêts moins rentables, éparpillées, la chasse et la pêche populaires, dans le cadre des associations agréées, sont souvent acceptées. Dans de nombreux départements du Sud-Ouest, dans l’Ouest, dans le Lyonnais, les enjeux d’accès récréatif à la forêt privée prennent d’autant plus d’importance qu’elle y représente plus de 90 % de l’espace forestier. La loi d’orientation sur la forêt n° 2001-602 du 9 juillet 2001 prévoit que les collectivités pourront contractualiser l’ouverture au public avec les propriétaires. Notons enfin que la problématique des loisirs en forêt privée peut être rapprochée, en terme d’aménagement, de celle des loisirs en espace agricole, et ce d’autant plus que les agriculteurs actifs et retraités sont propriétaires d’une fraction importante de ces forêts (Caillez et Lecomte, 1999).

Carte 16 : Espace occupé par la forêt publique

Carte 16 : Espace occupé par la forêt publique

Source : Inventaire forestier national, 1979-1997.

Carte 17 : Espace occupé par la forêt privée

Carte 17 : Espace occupé par la forêt privée

Source : Inventaire forestier national, 1979-1997.

Carte 18 : Espace occupé par l’agriculture

Carte 18 : Espace occupé par l’agriculture

Source : Statistique agrico le annuelle 1998, SCEES.

11Plus répandu encore que la forêt, l’espace agricole, qui compte 29,9 millions d’ha soit 54,1 % de la superficie de la France métropolitaine, domine en Gascogne, dans le Nord et dans l’Ouest (carte 18). Dans la Manche, record de France, il représente 82 % du territoire. Les habitants de ces régions disposent de moins d’espace forestier que la moyenne et les espaces agricoles y sont la forme la plus accessible d’espace naturel. Ramené à la population, l’espace agricole est plus abondant encore dans la France de la « diagonale du vide » et logiquement plus rare autour des métropoles. Mais l’espace agricole peut-il être considéré comme un espace récréatif au même titre que ceux que nous avons évoqué ci-dessus ?

L’espace agricole comme espace d’offre récréative ?

12L’espace agricole, en tant qu’espace ouvert, est a priori un des espaces où la récréation peut trouver à s’exercer, et il est clair que dans beaucoup de départements une pression de demande est exercée en ce sens. L’espace agricole présente toutefois une diversité de paysages et de modes d’occupation par l’agriculture qui peut faire varier sa capacité à y répondre. Nous chercherons donc ici des indices de la capacité des divers espaces agricoles français à jouer un rôle dans l’offre récréative. À défaut de pouvoir mesurer objectivement la qualité récréative de l’espace agricole, nous avons essayé d’estimer son potentiel pour les différents loisirs. L’offre paysagère peut s’interpréter comme un indice de l’offre récréative, la qualité des paysages étant une condition essentielle du développement des loisirs de plein air. Elle peut déterminer, pour l’usager, le choix de telle ou telle pratique, le choix du lieu de pratique, et, selon la gratification ressentie, la volonté ou non de renouveler l’expérience. Dans les régions touristiques, elle se double de conséquences sur le choix du lieu de villégiature, et donc sur le développement du tourisme, lui-même producteur de demande récréative. L’approche paysagère ne peut pourtant pas déboucher sur une caractérisation globale des capacités récréatives de l’espace agricole. Outre l’imprécision du concept de qualité paysagère, et l’impossibilité de sa mesure, nous avons souligné le rôle récréatif d’espaces banals aux paysages peu attractifs, mais qui présentent des caractères d’accessibilité et de proximité. Nous proposons donc plus simplement de repérer certaines caractéristiques de l’espace agricole qui peuvent favoriser certains loisirs, et, lorsque c’est possible, d’identifier leurs variations dans l’espace français.

  • 3 Le chasseur d’Ille-et-Vilaine, 1993, 29, p. 12.

13La chasse, la pêche et la cueillette s’appuient sur les ressources biologiques du paysage. L’espace agricole est ainsi producteur de gibier. Dans la perspective de la création d’une association agro-sylvo-cynégétique, Hélène Catalifaud (1984, p. 77-80) dresse un inventaire des incidences du paysage agricole sur les populations de gibier. La présence de haies, de bosquets, de céréales semblent des facteurs déterminants. Les effets des travaux hydrauliques, rectification de cours d’eau et assèchement des marais, sont un facteur de préoccupation pour les pêcheurs et les chasseurs de gibier d’eau. En Ille-et-Vilaine, l’achat de 200 ha dans le marais de Châteauneuf par la Fondation nationale pour la protection des habitats français de la faune sauvage, montre que lorsqu’elles se font rares, les ressources paysagères peuvent mobiliser des moyens importants et la volonté de défendre des objectifs de gestion difficiles à concilier : il faut par exemple « trouver un niveau d’eau suffisant sur les propriétés de la Fondation sans pour cela causer un préjudice trop important sur les propriétés cultivées voisines3 ». Il serait donc possible, dans un certain nombre de cas, d’évaluer la capacité de l’espace agricole d’accueillir des chasseurs, pêcheurs et cueilleurs par des critères écologiques. Les lâchers de gibier d’élevage et les parcours de pêche en eaux closes, la pratique de la chasse et de la pêche sans but de prise réelle peuvent invalider cette hypothèse. Quant aux cueillettes, elles sont très diverses, et même des formes monotones de paysage peuvent permettre de cueillir des fleurs ou des mûres. Nous avons cependant recherché deux indicateurs ayant une incidence probable sur le potentiel de prélèvement : les céréales et les haies. Le pourcentage de céréales dans la SAU montre que les petits gibiers sédentaires de plaine trouvent leur couvert dans le grand Bassin parisien, l’Alsace, le Poitou, les Charentes, la Gascogne. La Bretagne et la vallée du Rhône ont vu les céréales progresser depuis 20 ans. Ailleurs l’extension de l’élevage au dépend de la petite culture a compromis la chasse au lièvre et aux perdrix. La pratique de la jachère, plutôt favorable au gibier, dans les assolements céréaliers, renforce cette inégale contribution des espaces agricoles à la chasse. La densité des haies dans l’espace agricole est un bon indicateur de sa diversité biologique, ce qui peut entraîner de meilleures disponibilités en gibier (lapins en particulier) pour les chasseurs, un moindre lessivage des engrais et pesticides vers les ruisseaux (ce qui intéresse les pêcheurs) et des opportunités de cueillettes (mûres, châtaignes). Les sources disponibles pour évaluer cette densité ne sont hélas pas très précises. L’Inventaire forestier national propose un inventaire précis des linéaires de « haies boisées véritables », mais il est réalisé sur un cycle de vingt-cinq ans. Les données que nous avons obtenues sont ainsi particulièrement anciennes pour l’Indre (1972), le Gers (1979) et l’Aveyron (1981), trois départements bocagers. L’enquête Teruti présente l’avantage de donner une vision homogène de la situation en 1998, mais ses résultats sont à prendre avec précaution dans les départements les moins bocagers. Teruti donnant les haies en ha, nous les avons converties en kilomètres, puis nous avons réalisé une moyenne entre les deux séries. Comme les haies sont absentes en forêt, rares dans le saltus, et peu développées en ville, nous pouvons considérer qu’elles relèvent en majeure partie de l’espace agricole. Nous avons donc rapporté le linéaire de haies à la SAU départementale (carte 19), ce qui confirme la fréquence du bocage dans les paysages de l’Ouest et du Massif central, mais aussi la fréquence des haies dans les espaces cultivés du Sud-Est. Dans ces régions l’espace agricole, parce qu’il est fortement bocager, peut être supposé contribuer davantage à la biodiversité et, indirectement, aux loisirs de prélèvement, ainsi qu’à l’agrément des promenades.

Carte 19 : Densité des haies bocagères rapportée à l’espace agricole

Carte 19 : Densité des haies bocagères rapportée à l’espace agricole

Source : Inventaire forestier national (1979-1997) – Teruti, SCEES 1998. (SAU sans les alpages et estives. Surface de haies Teruti convertie en linéaire.)

14Pour les loisirs itinérants, ce sont avant tout les éléments de morphologie du paysage agricole permettant des itinéraires qui font sa valeur récréative. Dans l’espace agricole que nous avons défini au premier chapitre, les chemins ruraux traversant ou bordant les exploitations sont inclus. Il en va de même des autres voies (petites routes, chemins d’exploitation et voies privées diverses) et des rivières utilisables en canoë-kayak. En l’absence de statistique permettant de connaître le kilométrage de chemins ruraux parcourant l’espace agricole nous avons retenu comme indice la dispersion de l’habitat traditionnel. La fréquence des haies (carte 19) donne une idée du caractère ombragé des chemins existants. En ce sens les régions d’habitat dispersé et bocagères du centre et de l’Ouest de la France seraient privilégiées pour la promenade en espace agricole. Ni la densité des chemins ni leurs qualités paysagères ne sauraient cependant suffire à déterminer la possibilité de loisirs itinérants. D’une part ces régions sont aussi de grandes régions d’élevage. Or l’élevage présente des contraintes de contention et de circulation des animaux qui conduisent fréquemment à entraver le libre cours des chemins, et ceci d’autant plus que les animaux sont au pâturage. Notons cependant que dans l’Est de la France, les clôtures fixes sont moins fréquentes, et les chemins mieux respectés par les éleveurs. D’autre part l’enquête auprès des agriculteurs de Pacé et de Saint-Germain nous a montré qu’en général, à l’échelle communale, les paysages ouverts n’étaient pas moins fréquentés que les zones bocagères. Ceci tient à la nécessaire continuité des itinéraires, qui amène à traverser des endroits moins jolis pour atteindre les sites recherchés. Quand le paysage se dégrade, ces sites recherchés deviennent plus rares, plus ponctuels, mais leur présence permet de maintenir l’intérêt de circuits dont l’essentiel du kilométrage est parfois esthétiquement médiocre. La nécessité de pouvoir se promener près de chez soi pousse aussi à un développement assez horizontal des itinéraires, quelque soit le paysage.

  • 4 La procédure a été validée en commun puis mise en œuvre par Jérôme Grégoire. Le rapprochement avec (...)

15Malgré ce potentiel récréatif, l’espace agricole est pourtant très souvent ignoré dans les descriptions d’itinéraires balisés. C’est un espace par défaut, un espace transparent. Cette transparence de l’espace agricole pour la randonnée conduit à sous-estimer son incidence dans la constitution des itinéraires. Les descriptifs proposés dans le « guide de mini-randonnées pédestres » envoyé dans tous les foyers du département par le conseil général d’Ille-et-Vilaine en 1997 n’évoquent pas le caractère agricole des espaces traversés. Par exemple, sur le circuit des Couardes à Saint-Germain-en-Coglès, on indique des « belles maisons de granit », des « gros blocs de granit dans les champs », le chaos des Couardes, une chapelle remarquable, les étangs et le château de Marigny, mais rien sur le bocage, le maïs, les vaches, bref l’agriculture pourtant largement dominante sur l’itinéraire. Même si les espaces forestiers et les plans d’eau sont recherchés pour le passage des itinéraires, nous avons cherché à vérifier l’hypothèse que l’espace agricole contribue aux paysages traversés par ces mêmes sentiers plus ou moins proportionnellement à son importance dans l’espace global, et qu’il n’est donc objectivement pas moins récréatif. Pour nous en assurer, nous avons effectué, en partenariat avec le conseil général d’Ille-et-Vilaine, un pointage sur un échantillon représentatif des itinéraires inscrits au PDIPR d’Ille-et-Vilaine. La base de données disponible, très documentée, renseigne pour chaque tronçon homogène sur la nature du revêtement, la propriété, le type d’itinéraire (pédestre, équestre), mais ne comporte pas d’indication sur le paysage traversé. Après avoir construit un échantillon de 40 communes (11 % des communes du département) représentatif de l’ensemble des communautés de communes, de la superficie départementale (11,04 %), des forêts (10,35 %), de la SAU (11,27 %), mais légèrement plus riche en chemins inscrits (14,54 % du total), nous avons testé puis délégué, pour chaque segment de chemin porté sur un fond de carte IGN au 1/25 000, la notation du paysage jouxtant chaque côté du chemin en distinguant quatre catégories : agriculture, forêt, eaux (mer, canaux, lacs et rivières) et espace urbain (y compris les infrastructures industrielles et de transport). Les espaces agricoles larges de moins de 100 mètres ont été négligés au profit de l’espace qu’ils séparent du chemin4. Le tableau 29 donne les résultats pour différentes catégories de chemins. On retiendra que l’agriculture concourt pour 75,4 % au paysage des itinéraires, ce qui est très proche de la proportion de SAU dans l’échantillon (75,39 % de SAU des exploitations) et dans le département (75,39 % de SAU totale et 73,88 % de SAU des exploitations). Notre hypothèse se trouve donc largement confirmée. Il est même remarquable que la contribution agricole soit supérieure au taux de SAU pour les itinéraires balisés (80,8 %) et les chemins ruraux (84,9 %). En outre 8 % seulement du linéaire ne présente aucun caractère agricole : 32,5 % des chemins inscrits sont agricoles des deux côtés et 59,5 % le sont d’un côté.

Tableau 29 : Contribution de l’espace agricole au paysage des itinéraires inscrits au PDIPR de l’Ille-et-Vilaine

Tableau 29 : Contribution de l’espace agricole au paysage des itinéraires inscrits au PDIPR de l’Ille-et-Vilaine

Les pourcentages expriment la part de chaque type de paysage observable de part et d’autre des itinéraires. Échantillonnage au septième sur les 5 130 km d’itinéraires inscrits au Plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée d’Ille-et-Vilaine en 2000.

La contribution de l’espace agricole à l’espace récréatif

16L’espace agricole peut donc sans ambiguïté être rangé parmi les espaces récréatifs. Nous proposons de faire la synthèse de l’ensemble des espaces récréatifs identifiés pour caractériser l’offre globale d’espaces récréatifs de chaque département. En rapprochant de cette offre la demande récréative (estimée à la première section du chapitre V), autour d’une unité commune, nous pourrons estimer la pression de demande récréative sur les espaces agricoles de chaque département, et proposer une typologie d’espaces agricoles français sur la base de leur contribution potentielle. Pour estimer l’offre globale d’espaces récréatifs, nous avons construit pour chaque département un coefficient d’offre récréative, en attribuant à chaque type d’espace une valeur récréative (tableau 30).

Tableau 30 : Valeur récréative attribuée aux divers espaces répertoriés

Tableau 30 : Valeur récréative attribuée aux divers espaces répertoriés
  • 5 « Statistique agricole annuelle, résultats 1998 », Agreste – Données chiffrées agriculture, 1999, (...)

17Ces valeurs récréatives ont un caractère arbitraire ; l’essentiel ici n’est pas la valeur attribuée à chaque espace, mais le principe d’une comparaison entre départements sur des bases communes. Les espaces ouverts artificialisés (ville, villages et voies de communications) se voient attribuer la note zéro, non parce qu’ils n’ont pas de valeur récréative, mais parce qu’ils sont plus ou moins proportionnels à la densité de population d’une part, et qu’ils ne sont approchés par aucune source fiable d’autre part. De même il aurait été intéressant d’identifier les surfaces en chemins ruraux et de leur attribuer au moins le coefficient 10, mais l’absence de source fiable nous a conduit à les ignorer. L’étalon est attribué à l’espace agricole, ce qui simplifiera les interprétations par la suite. Les alpages effectivement pâturés sont compris dans la SAU du département telle que nous l’avons cartographiée (carte 18). Le SCEES précise qu’il procède ainsi pour permettre « le rapprochement entre le cheptel et la production d’herbe ». Dans les départements de montagne, les alpages expliquent ainsi l’essentiel de la SAU hors exploitation5.

18Nous retiendrons donc ici les alpages et estives d’une part, la SAU des exploitations d’autre part. La superficie de l’estran a été approchée en estimant sa largeur moyenne accessible à cinquante mètres. Le coeffi cient d’offre récréative d’un département pondère chacune de ces hypothèses de valeur récréative par la quote-part du type d’espace concerné dans ce département. La carte 20 montre que les régions de montagne se taillent la part du lion : chaque hectare y est potentiellement plus récréatif qu’ailleurs. Mais l’Est (à cause des forêts publiques) et l’Aquitaine (riche en forêts et en rivages) présentent aussi de fortes valeurs récréatives. Dans le grand Ouest, la valeur attribuée à l’espace récréatif est proche de un, du fait de la part prépondérante qu’y tient l’espace agricole.

Carte 20 : Coefficient d’offre récréative

Carte 20 : Coefficient d’offre récréative

Coefficient obtenu en attribuant une valeur récréative à chaque type d’espace ouvert.

19La contribution relative de l’espace agricole à l’offre globale d’espace récréatif du département est représentée sur la carte 21. L’importance de l’espace agricole dans le grand Ouest, le Gers et le Bassin parisien y est confirmée, mais sur la « diagonale du vide », l’espace agricole est également une composante essentielle de l’espace récréatif. On peut noter que dans 38 départements, l’espace agricole contribue pour plus de 50 % à l’espace récréatif. Dans dix d’entre eux, sa contribution dépasse 70 %. Sur la base des hypothèses de valeur récréative retenues au tableau 30, cette contribution est en moyenne pour la France de 41,65 %.

Carte 21 : Contribution de l’espace agricole à l’espace récréatif

Carte 21 : Contribution de l’espace agricole à l’espace récréatif

L’espace récréatif est obtenu en attribuant une valeur récréative à chaque type d’espace ouvert.

20L’offre récréative brute de chaque département peut être estimée en multipliant le coefficient d’offre récréative par la superficie départementale en ha ; on obtient une surface en ha, que nous exprimerons, pour éviter toute confusion avec les superficies réelles, dans une unité fictive, l’« hectare récréatif ». La sommation pour la France permet de ramener cette offre à une moyenne de 1,149 ha récréatif par habitant, et, si l’on ajoute à ces habitants les excursionnistes des départements voisins et les touristes, à une moyenne de 0,60 ha récréatif par usager. Puisqu’il n’existe pas d’idéal en matière de disponibilité d’espaces récréatifs (chaque peuple, chaque région se débrouille avec ce qu’elle a, dans une égalité théorique entre offre et demande), nous considérerons que cette moyenne peut servir aussi de référence comme indicateur de la demande récréative moyenne par habitant. Il est alors possible de calculer, pour chaque département, une demande potentielle d’espace pour les loisirs, exprimée elle aussi en ha récréatifs. Elle est estimée en multipliant la pression de demande récréative globale du département (cf. carte 12) par la moyenne de 0,60 ha récréatif par usager trouvé ci-dessus, et par la superficie départementale. Cette demande potentielle se répartit entre les espaces récréatifs agricoles et non agricoles : si l’on en retranche la surface récréative non agricole du département, exprimée en ha récréatifs, on obtient la demande potentielle d’espace agricole pour les loisirs, dans la même unité. En rapportant ces surfaces récréatives agricoles à la SAU départementale, on obtient un indice de pression de demande récréative sur l’espace agricole du département. Lorsqu’il est inférieur à zéro, l’espace non agricole pourrait en théorie suffire à absorber la demande des habitants du département. Lorsqu’il est compris entre zéro et un, cela signifie que l’espace agricole contribue théoriquement à satisfaire la demande mais n’est pas saturé. Au-delà de un, le rapport indique une demande récréative que ne peuvent satisfaire les espaces disponibles du département : une forte pression de demande s’y exerce vraisemblablement sur l’espace agricole. En croisant cet indice de pression de demande récréative sur l’espace agricole avec la contribution relative de l’espace agricole à l’espace récréatif (carte 21), il est possible de dresser une typologie sommaire des départements selon le rôle récréatif potentiel de leur espace agricole. Les départements ont été rangés dans chacun des six types selon la grille du tableau 31. La carte 22 permet d’observer leur répartition dans l’espace français.

Tableau 31 : Typologie départementale selon le rôle récréatif potentiel de l’espace agricole

Tableau 31 : Typologie départementale selon le rôle récréatif potentiel de l’espace agricole

c : contribution relative de l’espace agricole à l’espace récréatif départemental (médiane = 43 %).
i : indice de pression de demande récréative sur l’espace agricole.

21La conjonction des grandes agglomérations et d’une forte contribution de l’espace agricole (type 1 : espaces agricoles essentiels pour la récréation) est fréquente cinq des dix premières agglomérations françaises sont dans ce type : Lyon, Lille, Toulouse, Nantes et Douai-Lens. Cet état de fait n’est pas spécifique à la France. Christopher Bull et Gerald Wibberley (1976, p. 6) notent qu’en Grande-Bretagne, « comme aux USA, la plus forte demande d’espaces pour les loisirs de plein air se rencontre dans les zones où la majorité de l’espace est occupée par l’agriculture ». Les types 2 (espace récréatif de référence) et 3 (espace récréatif de transition) représentent des situations intermédiaires où l’espace agricole est potentiellement sollicité comme espace de référence (les campagnes de l’Ouest) ou comme espace interstitiel entre forêts et saltus fortement fréquentés (départements urbains de l’Est et du Sud-Est de la France). Dans les campagnes de type 4 (espace agricole récréatif extensif), peu peuplées mais fortement agricoles, l’agriculture est utilisée pour les loisirs comme espace de référence par les habitants, mais avec un faible niveau d’intensité. Les autres espaces n’étant pas saturés peuvent y jouer le rôle de pôles récréatifs, les agriculteurs ne perçoivent donc pas toujours clairement la fonction récréative de leur espace. Dans ces régions, la faible population entraîne un risque de perte de maîtrise de la gestion de l’espace : malgré la pression relativement faible exercée par les usagers, les agriculteurs de ces départements peuvent avoir le sentiment désagréable d’être les cow-boys d’un western dont le scénario s’écrit ailleurs. Les types 5 (espace récréatif marginal) et 6 (espace récréatif secondaire) regroupent des espaces moins agricoles dans lesquels la population résidante exerce une pression de demande moyenne ou faible. Les agriculteurs n’y sont pas trop sollicités, et la demande peut s’orienter vers d’autres espaces récréatifs. Les principales régions concernées sont les régions rurales du quart Sud-Est de la France, ainsi que les départements forestiers de la Meuse aux Landes. Il va de soi que localement, en particulier autour des villes, une pression de demande importante peut s’y exercer sur les bassins agricoles. Ces régions sont en outre attractives pour le tourisme.

Carte 22 : Typologie des espaces agricoles selon leur contribution à l’espace récréatif et la pression de demande globale

Carte 22 : Typologie des espaces agricoles selon leur contribution à l’espace récréatif et la pression de demande globale

22La typologie proposée invite à reposer le problème de la fonction récréative de l’espace agricole dans un cadre géographique, plutôt que de l’associer systématiquement à la problématique économique de la diversification vers le tourisme. Les responsables politiques, les syndicalistes agricoles et les responsables du développement des loisirs de plein air du grand Ouest, du Nord, du Bassin parisien, de la vallée de la Garonne et de la région lyonnaise peuvent trouver dans cette carte matière à réflexion : dans leurs départements, les agriculteurs gèrent, la plupart du temps sans le savoir, des espaces importants pour la qualité de vie de leurs concitoyens. En terme d’aménagement récréatif, il est difficile de s’y passer de l’espace agricole. La typologie proposée dégage aussi des départements dans lesquels la contribution de l’espace agricole est moins essentielle. Paradoxalement, pour des raisons d’économie agricole (agriculture de montagne, productions non soutenues par la PAC, dimension économique des exploitations inférieure) c’est dans cette catégorie de départements que se trouvent les animateurs les plus actifs de l’ouverture de l’espace agricole aux loisirs ; citons la Lozère ou la Drôme. Les enjeux sociaux de qualité de la vie et les enjeux de développement économique ne se posent donc pas partout de la même façon, mais les agriculteurs semblent avoir, quasiment partout en France, à réfléchir à la réponse qu’ils souhaitent donner à la demande récréative.

L’OUVERTURE DE L’ESPACE AGRICOLE VUE PAR LES AGRICULTEURS

23Le sentiment des agriculteurs sur leur rôle dans l’entretien de l’espace et dans l’accueil à la ferme fait l’objet d’observations assez nombreuses, généralement qualitatives. Par contre leur point de vue sur les usages récréatifs de l’espace de l’exploitation, en dehors d’une démarche d’accueil touristique, et sans se limiter aux rares cas de conflits ouverts, n’a pas été étudié en France. Nous avons cherché à savoir s’ils y voyaient un intérêt pour l’agriculture et si finalement ils étaient prêts à développer ces usages sociaux de leur espace professionnel, à travers l’engagement concret de leur exploitation dans l’offre d’accès récréatif.

24La seule référence aux multiples études anglo-saxonnes sur cette question conduirait à un certain pessimisme quant aux capacités des agriculteurs à répondre à la demande sociale exprimée par les usagers. En 1975 « la permission d’entrer sur les terrains privés était accordée par moins de 50 % des landholders » australiens interrogés par John J. Pigram (Jenkins, 1998, p. 145). En 1987, R. Corfield, dans son étude auprès des landholders de la même région (Nouvelle Galles du Sud), trouve que seulement « 20 % des répondants voulaient bien accorder l’accès au public général (c’est-à-dire au-delà des parents et amis), tandis que 21,6 % seulement montraient une certaine volonté d’étudier, peut-être, d’éventuelles mesures gouvernementales améliorant les possibilités de l’accès » (Jenkins et Prin, 1998, p. 189). En 1995, John Jenkins renouvelle cette étude, toujours dans la Nouvelle Galles du Sud, mais prend soin de vérifier que les landholders interrogés sont à la tête de terres agricoles. En pratique, il interroge donc des agriculteurs, soit 102 dans le comté de Blaney et 270 dans le comté de Cabonne. Il trouve que « 73 % (Blaney) et 63 % (Cabonne) des répondants répondent non à la question : “Autorisez-vous ou accepteriez-vous d’autoriser des gens à utiliser votre terre pour des loisirs ?” ». Les raisons principales de ce refus sont « les dommages aux cultures, le dérangement du bétail, les clôtures non refermées, les ordures, le vandalisme et la chasse excessive » (Jenkins, 1998, p. 145). Les études anglaises donnent des résultats similaires, avec des attitudes encore plus hostiles à l’accès informel du public, mais elles montrent qu’une porte est ouverte aux activités récréatives pouvant générer des rentrées financières pour les exploitants. Dans le Sud-Est anglais, Christopher Bull et Gerald Wibberley (1976, p. 60) montrent que parmi les facteurs positivement corrélés avec l’accès récréatif, « seule la taille de la ferme peut être retenue comme importante ». Mais comme l’a montré l’enquête de Stephen Chaplin, et comme nous avons pu le constater lors de nos entretiens dans le Devon, il s’agit alors d’une reconversion de capitaux, les services récréatifs s’avérant plus rentables que l’investissement agricole proprement dit. Autour de Londres, le coût élevé de la terre et l’énorme demande récréative expliquent dès 1976 les résultats de Christopher Bull et Gerald Wibberley. Stephen Chaplin montre que cette logique est aujourd’hui à l’œuvre dans tout le pays, dans le contexte de récession agricole induit par le libéralisme thatchérien : la diminution des soutiens publics et de l’encadrement technique de l’agriculture, conjuguée à celle de l’intervention publique en matière récréative, a encouragé de fait les farmers anglais à s’orienter vers la « business recreation ». En outre, sur le plan juridique, le développement des accès récréatifs payants va de pair, en Grande-Bretagne, avec de fortes restrictions quant à l’accès informel en espace agricole.

  • 6 « Les forêts les mieux gérées présentent simultanément la plus forte capacité d’accueil du public (...)

25Malgré les proclamations récentes6, les propriétaires forestiers français ne semblent guère plus ouverts à l’usage récréatif de leur espace de production. En Île-de-France, en 2000, les propriétaires forestiers privés sont 35 % à accepter l’accès du public sous certaines conditions, mais 7 % seulement s’il faut signer une convention pour l’accueil du public. Il faut noter que 91 % des 147 propriétaires ayant répondu ont cependant mentionné une fréquentation (Schlumberger, 2002, p. 185). Il y a donc une distinction claire à faire entre l’acceptation de l’accès du public et sa tolérance plus ou moins subie.

26En espace agricole, nos enquêtes ont montré une fréquentation générale des exploitations (cf. chapitre IX), et nous amènent à penser que les agriculteurs français sont plus ouverts à l’accès du public que leurs homologues anglosaxons ou que les forestiers (cf. infra tableau 32). Nous pouvons alors formuler l’hypothèse suivante, pour expliquer à la fois l’existence des usages et leur relative invisibilité, soulignée en introduction de ce chapitre : l’offre reste implicite, parce que les agriculteurs ont le sens de la propriété, qu’ils privilégient la production de biens à celle de services, qu’ils ne tirent aucun profit des loisirs, et qu’ils associent le développement des loisirs à une contrainte paysagère qu’ils refusent ; mais cette offre existe, car ces mêmes agriculteurs doivent prendre en compte les usages établis et leur besoin de nouvelles perspectives professionnelles. Nous avons donc cherché à vérifier la validité de cette hypothèse, et, dans une perspective d’aménagement, à savoir s’ils étaient prêts à dépasser la simple tolérance pour affirmer la vocation récréative de leur espace de travail et de vie. Il faudrait bien entendu multiplier ces enquêtes pour tenir compte des variations régionales au sein de l’espace français, mais à défaut nous considérerons les agriculteurs d’Ille-et-Vilaine que nous avons interrogés comme des témoins significatifs d’une situation nationale (française) et professionnelle (agricole) particulière.

Répondre favorablement à la demande des usagers ?

27Entre une conscience générale et un passage aux réalisations sur le terrain, il y a parfois de gros décalages. À l’inverse, une tolérance de facto peut coexister avec un refus de principe. Aussi avons nous posé de manière plus précise la question de la légitimité des usages récréatifs. En 1994, nous avions formulé deux questions similaires pour les terres et les chemins : les réponses (tableau 32) montrent des agriculteurs très tolérants.

Tableau 32 : Ouvrir au public les terres et les chemins

Tableau 32 : Ouvrir au public les terres et les chemins

28Une nette majorité des agriculteurs interrogés est favorable à un usage récréatif des terres (61 %) comme des chemins (63 %). Par précaution, nous avons pourtant considéré les non-réponses comme l’expression de réticences. Ces deux questions, respectivement les 63 et 64e du questionnaire, sont passées après des questions énumérant tous les inconvénients possibles des loisirs. 60 % des agriculteurs semblent donc globalement favorables à la fonction récréative de leur espace professionnel. Il existe cependant une minorité conséquente de 20 à 30 % qui refuse, ou au moins n’apprécie pas ces usages. Les agriculteurs français semblent nettement plus ouverts à la fonction loisir que leurs homologues australiens ou britanniques, ou que les forestiers. Cette ouverture, encourageante dans la perspective d’une agriculture multifonctionnelle, mérite cependant d’être précisée. Ces résultats nous ont surpris. Nous nous attendions en particulier à beaucoup plus de réticences sur l’ouverture des parcelles. Deux questions, dans le même questionnaire, viennent modérer le taux de 61 % d’agriculteurs prêts à les ouvrir. Elles portent sur la loi Verdeille, qui institue depuis 1964, dans les communes dotées d’une Association communale de chasse agréée (ACCA), l’apport obligatoire des propriétés de moins de 20 ha chassables d’un seul tenant (cf. chapitre VIII). 57 % des 106 agriculteurs interrogés sont pour la suppression de la loi Verdeille et 71 % contre l’extension de son principe à d’autres loisirs que la chasse. Cela montre que l’esprit d’ouverture des agriculteurs ne veut pas dire qu’ils accepteraient d’être dépossédés du droit d’interdire l’accès à tel ou tel. Les loisirs sont acceptés, mais les agriculteurs souhaitent manifestement garder la main, c’est-à-dire pouvoir revenir sur leur accord.

Tableau 33 : L’accès aux terres selon les agriculteurs

Tableau 33 : L’accès aux terres selon les agriculteurs

29Les enquêtes réalisées en 1998 et 1999 confirment les résultats de 1994 (tableau 33). 61 % des agriculteurs interrogés sont favorables aux usages récréatifs des champs et des prairies, sans qu’aucune variable explicative ne puisse être dégagée. Cette proportion est quasiment identique à celle des usagers (la colonne de droite reprend les résultats du tableau 27), mais les loisirs soutenus sont différents. Les agriculteurs acceptent particulièrement bien la chasse, alors que c’est d’abord la cueillette qui motive le libre accès chez les usagers. L’importance de la cueillette dans la relation sociale entre les usagers et les agriculteurs confirme les observations en forêt privée. En Île-de-France, 81 % des propriétaires interrogés observent des cueillettes, contre 68 % qui notent des promenades (Schlumberger, 2002, p. 183). La césure entre le droit, qui fait des végétaux spontanés la propriété exclusive de l’exploitant en titre, et la jurisprudence qui considère que le prélèvement de quelques mûres ou champignons à des fins non commerciales ne peut guère être reproché à l’usager, conduit à une impasse. Le souhait des usagers de pouvoir cueillir, s’il est recevable individuellement, peut conduire à des atteintes graves au milieu naturel et à la tranquillité des propriétés lorsque la fréquentation augmente. Au contraire de la chasse qui apporte aux exploitants, agricoles comme forestiers, une diminution des risques de dégâts par le gibier, la cueillette apparaît comme une libéralité altruiste de la part des agriculteurs. Le geste individuel de certains cueilleurs qui offrent une part symbolique de leur récolte au propriétaire résout cette contradiction, mais cela reste rare. Pour que les agriculteurs puissent répondre à la demande sociale d’accès aux terres pour la cueillette, et puissent en retirer une légitimité certaine, il faudra se pencher sur la signification sociale de cet acte apparemment si anodin, cueillir des mûres, mais qui est au cœur de la médiation qu’opère l’espace agricole entre les agriculteurs et le reste de la société. Cette réflexion sur la cueillette doit naturellement s’instaurer en parallèle pour les espaces forestiers et ceux dans lesquels la protection de la nature est un objectif prioritaire.

30En espace agricole, l’accessibilité des parcelles proprement dites est toutefois moindre qu’en forêt, l’article R.30-9° du Code pénal interdisant l’accès aux cultures (du semis à la récolte) et aux prairies (dès lors que l’herbe pousse). De plus la division en parcelles peut conduire, en région de bocage, à de réelles impossibilités de circuler hors des chemins. L’attitude des agriculteurs à l’égard des chemins est donc fondamentale vis-à-vis de la demande récréative. Pour les loisirs de prélèvement (chasse, pêche et cueillette) ils sont une clef d’accès à la ressource. Pour les promeneurs, ils constituent le matériau de base de l’exercice récréatif. Pour les agriculteurs, ils constituent un outil de travail pour la circulation des cheptels et des matériels. Leur usage récréatif pose à l’évidence des problèmes de cohabitation, si bien que la tentation est grande d’imaginer que les promeneurs pourraient aller se promener « ailleurs ». Cet ailleurs, ce ne peut guère être un ailleurs lointain, extra-communal par exemple, car la promenade banale est un élément de la qualité de la vie en milieu rural et personne n’imagine de supprimer le droit de circulation. Mais les réseaux de circulation ouverts à la promenade se hiérarchisent en trois catégories : les voies publiques, les itinéraires de promenade identifiés et le réseau des chemins ordinaires (chemins ruraux ou privés non inscrits dans des itinéraires). Les deux premières ne pourraient-elles suffire aux promeneurs ?

31Même s’ils posent des problèmes, les chemins sont reconnus par les agriculteurs comme une nécessité pour la promenade : la route ne peut recevoir tout le monde sans dommages. Jean développe clairement le dilemme moral devant lequel se trouve tout agriculteur qui rejette les promeneurs sur la voie publique.

« Bon ils descendent la route là [devant la ferme], et puis ils reprennent le petit chemin qu’on a vu. […] Bon moi ça ne me gêne pas c’est pas une histoire de ça, mais y’a quand même le sentiment général du voisinage que ça se marie mal avec les voitures, et, bon, on le prend bien on peut pas dire, mais disons, les chevaux vous savez bien, ils se mettent à tourner du derrière ; ça va pas bien ensemble hein, c’est vrai que vaudrait mieux des chemins spécifiques. […] ça va mal, c’est vrai, pour autant, on ne souhaite pas qu’ils passent dans nos champs, alors. »

32Les itinéraires de promenade apportent une solution intéressante. Qu’ils soient balisés ou non, créés par une association ou par une collectivité, inscrits ou non au PDIPR, ils limitent les interactions avec la voirie routière (avantage pour les usagers) et canalisent la fréquentation (avantage pour les agriculteurs). Les 176 agriculteurs que nous avons interrogés ne s’opposent pas, dans son principe, à la création d’itinéraires passant chez eux, à condition toutefois que l’intimité de la maison d’habitation soit respectée (cf. tableau 46 au chapitre VII). L’expérience montre cependant qu’en situation réelle d’ouverture d’itinéraire, les bonnes intentions peuvent faire place à une résistance passive importante. La minorité opposée par principe à la réalisation d’itinéraires en espace agricole comporte en outre certains francs-tireurs prêts à saboter les initiatives qui les dérangent. En matière d’itinéraires, il faut souligner la nécessaire solidarité entre agriculteurs : si un seul refus peut empêcher la réalisation d’un projet intéressant sur le plan récréatif, l’acceptation d’un passage par un agriculteur soulage ses collègues chez qui pouvaient se trouver des alternatives. Le fameux syndrome NIMBY (not in my back yard) semble très actif dans ce domaine, l’acceptation de principe d’un droit à la promenade pouvant coexister, chez les agriculteurs, avec une combativité réelle quand il s’agit de défendre leur tranquillité. La reconnaissance et l’affirmation collective, par les agriculteurs, de l’intérêt social des itinéraires serait probablement un moyen de tout à la fois limiter les oppositions individuelles et de mieux négocier la protection de l’intimité (le contournement des maisons) et du travail (penser globalement la circulation des promeneurs, des animaux et des engins).

  • 7 Lors de son intervention au colloque L’accès du public aux espaces naturels, agricoles et foresti (...)

33Les chemins ordinaires, qui ne font actuellement partie d’aucun itinéraire identifié, soulèvent une question cruciale pour répondre à la demande des usagers. La France dispose d’un patrimoine de chemins ruraux d’environ 700 000 km, dont environ 140 000 sont balisés par la FFRP7. Même si nous pouvons imaginer que 50 000 à 100 000 autres kilomètres d’itinéraires sont identifiés, sans être nécessairement balisés, dans le cadre de projets municipaux ou touristiques publics ou privés, il reste entre 450 000 et 550 000 kilomètres de chemins ruraux hors itinéraires. Une bonne partie de ce kilométrage parcours l’espace agricole. Pour les agriculteurs, la tentation existe de s’approprier, de droit ou de fait, tout ou partie de ce réseau. Nous leur avons posé la question et leurs réponses (tableau 34) montrent qu’ils comprennent assez bien le souhait majoritaire des citoyens de voir ces chemins rester ouverts à la promenade. 81 % des agriculteurs interrogés sont favorables à l’ouverture au public de l’ensemble des chemins ordinaires, 79 % si l’on considère les non-réponses comme des opinions défavorables. Ce taux est remarquablement constant d’une enquête à l’autre. La solution intermédiaire reposant sur une ouverture contractuelle des chemins n’a pas semblé réaliste aux agriculteurs (6 % des réponses), de même que l’idée de réserver les chemins communaux aux gens du cru (4 %). En admettant que le nombre limité d’items ait pu orienter certains agriculteurs qui n’aiment pas les chemins vers les trois premiers items proposés, leur proportion n’excède pas le cinquième. À Pacé, la proportion d’agriculteurs favorables à l’ouverture au public a crût de 20 % entre les deux enquêtes réalisées (partie basse du tableau 34).

Tableau 34 : L’avenir des chemins ruraux, selon les agriculteurs

Tableau 34 : L’avenir des chemins ruraux, selon les agriculteurs

L’item « ouverts » résulte du cumul des items 4 et 5, exprimé sans les non-réponses.

34Le rappel des résultats obtenus auprès des usagers dans la même commune en 1998 montre un rapprochement des représentations autour d’un chemin rural ouvert au public. Quelques facteurs semblent influencer les réponses apportées à cette question. Nous remarquons que plus la surface augmente, moins l’agriculteur est favorable à l’ouverture des chemins : par exemple à Pacé en 1998 les exploitants interrogés travaillant moins de 20 ha sont tous pour l’ouverture. Le niveau d’études agricoles ne modifie significativement les positions qu’à Pacé en 1998 : les titulaires de CAPA et BEPA y sont plus réticents. Enfin les agriculteurs qui se promènent souvent (ils sont 17 sur 176) sont très favorables à des chemins ouverts à tous et signalés (59 %). Par contre ni le sexe, ni l’âge de la personne interrogée n’ont d’incidence significative sur la propension à ouvrir le réseau des chemins. La question de savoir si les chemins ordinaires doivent être signalés partage les agriculteurs mais ne les oppose pas. De nombreuses remarques, à Pacé, Cancale et Saint-Coulomb, tendent à dénoncer l’absence d’informations, qui conduit les promeneurs à se perdre, et à couper à travers champs. Les agriculteurs de ces communes, déjà soumis à des flux importants de promeneurs qu’ils ne connaissent pas (résidants de la ville, touristes), sont nombreux à préférer la généralisation du balisage (38 %, soit la presque moitié de ceux qui sont pour l’ouverture des chemins). C’est le modèle de développement en réseau proposé par le Club vosgien en Alsace. À Saint-Germain au contraire, les deux tiers des agriculteurs interrogés favorables à l’ouverture des chemins préfèrent que cela reste discret. Ils espèrent probablement limiter ainsi l’irruption de personnes extérieures au milieu local.

35La bonne perception d’ensemble des chemins par les agriculteurs français nous a été confirmée par les réponses de 90 agriculteurs du pays de Tronçais (tableau 35). Agnès Grandin de l’Épervier (1997, p. 74) formule la proposition suivante, autour de laquelle s’articule « le meilleur consensus » : « “Les chemins sont fonctionnels et ne doivent pas être réservés aux travaux agricoles. Il n’est pas besoin de restructurer le réseau mais il est bien de le remettre en état et de l’entretenir. Les chemins sont un patrimoine dont tous devraient pouvoir profiter.” 25 % des personnes interrogées se rangent sous cette bannière et autant n’en diffèrent que d’une seule affirmation. C’est un accord remarquable sur six des [sept] propositions. » L’existence de conflits (30 %) s’avère elle-même très relative au regard des données de l’enquête : « Seulement 19 [21 %] avaient effectivement abordé et parlé de ces conflits au cours de la conversation. » Il semble donc qu’environ 80 % des agriculteurs soient aujourd’hui favorables à l’ouverture au public de l’ensemble du réseau des chemins ruraux. Parmi les 20 % restant, une partie vit effectivement des gênes ou des conflits qui les amènent à la prudence, tandis qu’une proportion d’environ 7 % s’oppose clairement à la circulation du public en campagne. Les entretiens nous montrent qu’outre cette large tolérance au passage, les agriculteurs mentionnent fréquemment l’utilisation sans dommage de chemins privés. La traversée de l’exploitation peut cependant poser des problèmes, particulièrement en région d’élevage, et le passage devant les maisons doit être évité.

Tableau 35 : Attitudes d’agriculteurs de l’Allier vis-à-vis des chemins

Tableau 35 : Attitudes d’agriculteurs de l’Allier vis-à-vis des chemins

Source : Enquête auprès de 90 agriculteurs de la région de Tronçais, dans l’Allier, réalisée par Agnès Grandin de l’Épervier (1997, p. 74).

Des gênes et des bénéfices liés aux usages de loisir

36Cette attitude générale est appuyée sur des traditions d’accueil et un humanisme bien perceptible lors des rencontres en espace agricole. Nous verrons aussi que la tolérance aux usages récréatifs n’est pas sans bénéfices. Mais pour que les agriculteurs puissent continuer de répondre aux attentes de la société dans ce domaine, il ne suffit pas de proclamer leur bonne volonté. Il importe de cerner les contraintes et les coûts socio-économiques induits par les loisirs. En pratique, il s’agit essentiellement de gênes, d’inconvénients, et rarement de coûts directs monétaires. Nous avons proposé une liste de 12 gênes aux agriculteurs interrogés, ce qui nous permet d’avoir une idée de la proportion d’agriculteurs concernée par chacune d’elles (tableau 36). Un treizième item laissait la possibilité d’indiquer d’autres gênes. Nous en avons fait un inventaire exhaustif, que nous avons complété avec des inconvénients de l’accès mentionnés par divers chercheurs anglo-saxons (tableau 37). Les inconvénients les plus divers peuvent résulter de la pratique des loisirs en espace agricole. La plupart de ces gênes peuvent être rapportées à des limitations dans la jouissance de la propriété, à des contraintes dans le travail agricole ou à des atteintes à l’environnement. Certaines gênes font allusion à des soucis de responsabilité en cas d’accident : effrayer les animaux peut les conduire à rompre leurs clôtures et à rejoindre une route, les personnes qui parcourent les terres peuvent méconnaître certains dangers du terrain, les pêcheurs peuvent glisser dans l’eau, les enfants peuvent être renversés quand ils traversent une cour de ferme, etc. Globalement, ces inquiétudes sont très peu ressorties des discussions que nous avons eu avec les agriculteurs bretons, mais il semble que dans d’autres régions, la topographie, l’abondance de bois mal entretenus, la présence de taureaux au pâturage puissent rendre cette question des responsabilités centrale dans la réflexion sur l’accès.

Tableau 36 : Gênes ressenties par les agriculteurs du fait des loisirs

Tableau 36 : Gênes ressenties par les agriculteurs du fait des loisirs

La question a été posée pour chacun des six loisirs principaux : chasse, pêche, cueillette, promenade pédestre, équestre et en VTT. Les 13 gênes pouvaient être cochées simultanément. Les résultats ci-dessus sont obtenus en ne retenant chaque gêne qu’une fois, si elle a été citée pour plusieurs loisirs.

37Les agriculteurs interrogés ne ressentent pas tous les mêmes gênes, et il n’y en a qu’une qui ressort chez plus d’un tiers d’entre eux : le piétinement des cultures. Et encore est-ce un péché véniel souvent reproché pour le principe aux chasseurs, en particulier dans la zone maraîchère de Cancale et Saint-Coulomb, où cet item est cité par 65 % des agriculteurs. Il existe cependant des cas, moins nombreux, de piétinement entraînant de réels dommages (passage de chevaux, champs coupés par des raccourcis, etc.). Le bruit ne semble pas gêner, tandis que toutes les autres gênes évoquées concernent entre 20 et 35 % des personnes. Certaines tendances se dessinent selon les systèmes d’exploitation et la situation géographique. À Saint-Germain, région d’herbages et de petites exploitations, les quatre gênes les plus fréquentes concernent les clôtures, la désinvolture, le dépôt d’ordures et le manque de respect de la propriété. À Pacé, commune d’élevage périurbaine, c’est le respect des propriétés qui passe en tête, suivi du piétinement des cultures, du dérangement des animaux et de cueillettes excessives. Au bord de la mer, dans les champs de choux-fleurs de Cancale et Saint-Coulomb, ce sont les atteintes à ces cultures qui dominent, mais le passage de chemins fréquentés près des maisons, le vol de légumes et la désinvolture sont en bonne place. Le nombre élevé de gênes exprimées dans cette commune résulte probablement pour partie de la forte fréquentation touristique et des problèmes spécifiques à la production de légumes de plein champ. Aucun lien statistique ne permet de relier la fréquence de telle ou telle gêne au sexe ou à l’âge de l’exploitant, ni à la SAU de l’exploitation.

Tableau 37 : Autres gênes mentionnées par des agriculteurs

Tableau 37 : Autres gênes mentionnées par des agriculteurs

Sources : A/ Réponses d’agriculteurs en complément de nos propositions. B/ Battershill Martin R. J. (1995, p. 82), sauf (*) Ironside R. G. (1971, p. 2) et (**) Denman Richard (1978, p. 111).

38Malgré cette énonciation abondante de gênes objectives ou subjectives, les agriculteurs maintiennent, dans leur grande majorité, une large tolérance envers les loisirs, et se prononcent même pour leur banalisation dans le réseau ordinaire des chemins et sur les terres. Pour comprendre cette contradiction apparente, nous proposons d’examiner les bénéfices que les agriculteurs peuvent retirer de la fonction récréative de leur espace de production. Si ces usages de loisirs perdurent, s’ils se traduisent par des pratiques généralement paisibles, au sein desquelles les conflits apparaissent comme des éléments de régulation (cf. chapitre X), c’est probablement que les agriculteurs en tirent certains bénéfices, qu’ils s’y retrouvent d’une manière ou d’une autre. Si les loisirs, comme la protection de l’environnement, peuvent apparaître comme une contrainte pour la production, ils peuvent aussi être perçus comme une chance. C’est du moins ce qui apparaît dans les réponses d’agriculteurs à une question de cadrage sur l’intérêt du développement des loisirs de plein air pour l’agriculture (tableau 38). On notera qu’en utilisant le terme développement, nous amenions ceux qui trouvaient les usages actuels déjà bien assez contraignants à adopter une position défensive. La réponse « indifférente » qui laissait un refuge commode aux indécis a été dissociée dans les enquêtes de 1998 et 1999.

Tableau 38 : Les loisirs favorables ou défavorables pour l’agriculture ?

Tableau 38 : Les loisirs favorables ou défavorables pour l’agriculture ?

L’enquête proposait cinq items en 1994 (a), six en 1998 et 1999 (b). (*) L’item « Assez bonne à très bonne » est construit en retenant les réponses « bonne », « très bonne » et la moitié des réponses « indifférente » en 1994 et les trois items favorables en 1998 et 1999.

39Si l’on considère que les répondant indécis de 1994 se partagent pour moitié entre les opinions favorables et défavorables, ce ne sont pas moins de 78 % des agriculteurs qui sont plutôt favorables au développement des loisirs de plein air en espace rural. Si l’on se limite aux opinions clairement favorables, ce sont encore 45 % des agriculteurs qui considèrent les loisirs comme un atout pour l’agriculture, contre seulement 6 % qui y voient clairement une contrainte. En 1992, TMO Ouest obtient des résultats comparables, quoique la question posée soit plus large (tableau 39). Les agriculteurs d’Ille-et-Vilaine ont beau être un peu moins enthousiastes que leurs voisins ruraux non agricoles, ils sont donc étonnamment ouverts à l’aménagement récréatif des campagnes. Par cette attitude ils contredisent nombre de discours défensifs des organisations professionnelles sur le thème d’un envahissement ou d’un grignotage de l’espace agricole. Soit le discours des responsables est moins ouvert que le sentiment de leur base, soit, et nous penchons pour cette hypothèse, l’évolution des mentalités agricoles est très rapide et s’appuie davantage sur un rapprochement des valeurs entre agriculteurs et non-agriculteurs que sur la construction consciente d’un nouveau modèle professionnel. Nous avons cherché à savoir le pourquoi de cette ouverture, en proposant dans les questionnaires certains apports possibles des loisirs à l’agriculture (tableau 40).

Tableau 39 : Importance des équipements de loisirs pour les ruraux

Tableau 39 : Importance des équipements de loisirs pour les ruraux

Source : TMO Ouest (1993, p. 168). Tableau 40 : Apports possibles des loisirs à l’agriculture

Tableau 40 : Apports possibles des loisirs à l’agriculture

Tableau 40 : Apports possibles des loisirs à l’agriculture

Les résultats du tableau cumulent les trois rangs de réponses.

40La différence entre les communes n’est pas significative. Si les réponses sont plus nombreuses à Cancale et Saint-Coulomb, elles conservent la même structure : l’entretien de l’espace par les collectivités semble aux agriculteurs un corollaire logique de l’accès public, mais nous observons aussi un intérêt marqué pour le côté social et relationnel de la fréquentation de l’espace rural. D’autres bénéfices des loisirs pour l’agriculture sont apparus dans les entretiens. Nous retiendrons deux niveaux d’analyse des bénéfices espérés, selon qu’ils concernent un agriculteur en particulier (bénéfices directs) ou bien la profession agricole au sein d’un territoire déterminé (bénéfices indirects). Parmi les bénéfices directs, les agriculteurs retiennent donc une économie de temps et d’argent liée à la prise en charge de l’entretien des chemins. À Pacé, l’expérience des trois itinéraires de promenade suivis par la municipalité a convaincu nombre d’agriculteurs, très sceptiques au départ, qu’une collectivité pouvait tenir ses engagements. À Saint-Germain cette réponse relève plutôt d’un espoir nous semble-t-il, les agriculteurs étant confrontés à l’entretien d’un bocage dense (au moins jusqu’au remembrement intervenu en 2000). La chasse, même lorsque l’agriculteur est non-chasseur, est justifiée par le contrôle du gibier pour limiter les dégâts aux cultures, surtout dans les régions boisées. En Ille-et-Vilaine, c’est particulièrement vrai pour la zone légumière soumise à la pression des lapins, mais ce caractère d’utilité publique est reconnu par Jean dans la périphérie rennaise où le gibier est pourtant plus rare.

« Cette parcelle est en société de chasse ? “Je serai au courant quand même si c’était la société ?” Oh pas forcément. “Je sais que mes frères ils viennent là-dessus de temps en temps, peut-être qu’ils ont mis ça dedans maintenant

41[s. e. dans leur chasse privée]. Moi je ne suis pas chasseur du tout hein. J’vous assure hein les lapins ça fait du tort aux cultures, mais moi j’aime bien voir un petit lapin.” C’est mignon hein. “Mais bon quand y’en a de trop ça ne va pas.” Y’en a beaucoup ? “Oh ben, les tas de souches, ça en fait assez vivre. Les chasseurs sont contents comme ça. Tout le monde est content !”. »

42Les rencontres sont reconnues comme effectivement liées au développement des loisirs de plein air, et sont manifestement recherchées par les agriculteurs. Les jeunes de moins de 35 ans ont cité cet item presque deux fois plus souvent que leurs aînés, et les hommes plus que les femmes. Les usagers semblent répondre à des désirs de socialité que le monde agricole n’a pas su renouveler correctement à la suite de la disparition de la société paysanne. Certains ressentent aussi la nécessité de communiquer sur leur métier, ce qui peut être interprété comme une stratégie de séduction, mais qui vise aussi à retrouver une bonne estime d’eux-mêmes. Comme le tourisme vert, l’accueil pour les loisirs participe d’une « éducation, en permettant aux petits citadins de découvrir un milieu rural par l’échange, la rencontre des hommes et non pas simplement en les promenant comme s’ils étaient dans un musée » (Joly, 1996, p. 5). Pour beaucoup d’agriculteurs, au fond, les loisirs sont une occasion d’être reconnus et respectés en tant qu’êtres humains par d’autres humains, connus ou inconnus, mais qui ne peuvent, parce qu’ils sont sur des terres agricoles, méconnaître leur existence. Le plaisir des rencontres a été souligné par plusieurs agriculteurs pour expliquer leur tolérance envers le passage d’un chemin près de la maison. Par contre, les possibilités de valorisation économique de l’espace de l’exploitation ne sont pas perçues par les agriculteurs interrogés. La vente directe ou la possibilité de revenus directs des loisirs ne sont citées que par un quart d’entre eux. Sur la côte, la crise légumière chronique a entraîné un nombre significatif d’exploitation vers le tourisme, ce qui explique une proportion plus élevée d’agriculteurs qui y voient une opportunité réaliste. Les diplômés (BEPC, BTA ou plus) ont davantage cité ces items envisageant une agriculture de services. Pour autant, cela reste flou dans l’esprit des personnes rencontrées. Jamais un agriculteur ne nous a dit imaginer de créer une activité de loisir payante sur sa ferme.

43L’accueil des usagers, sous ses diverses formes, procure aussi aux agriculteurs des bénéfices indirects, en particulier par la valorisation collective de leur espace et de leur image. Les loisirs participent de l’attractivité résidentielle et touristique du village. Dans les communes rurales, cela permet de maintenir une certaine vitalité et un niveau de services utiles à tous. Le maintien du petit commerce est logiquement espéré par les Germanais (34 %) et les Coulombanais (43 %), tandis qu’à Pacé (24 %) et Cancale (19 %), le dynamisme urbain l’emporte. Cet item a été retenu plus souvent par les femmes. L’accueil des usagers dans l’espace agricole est plus directement utile aux agriculteurs pour soigner leur image. La fonction récréative, si elle n’apporte guère de ressources sonnantes et trébuchantes, participe de leur légitimité professionnelle, et permet de justifier d’un certain nombre d’avantages sociaux. En premier lieu, donner l’accès à l’espace permet d’adoucir les rigueurs de l’inégalité spatiale. Claude en est tout à fait conscient, d’autant plus qu’il exploite une ferme relativement grande pour la Bretagne.

« “Mais celui-là qui viennent aux champignons, je vais pas me mettre après lui comme un furieux et les mettre dehors hein. J’ai pas envie de passer pour un, pour un sauvage.” [Sa fille, qui fait la visite avec nous] “ça dépend. On dirait qu’il gère son image…” C’est un peu normal, en milieu rural ça fait partie du jeu quoi. [Claude reprend] “Déjà que moi j’ai pas une image, une image très très dorée parce que, bon, j’ai 75 ha moi alors.” Oui, c’est perçu comme une grosse ferme. “Oui c’est perçu comme, comme quelqu’un qui a trop grand, alors faut pas que je m’amène comme ça comme un furieux. Et puis ça me va, je ne suis pas… Ceux qui viennent pêcher à la maison, j’vais pas m’y opposer, ceux qui viennent aux champignons, je vais quand même pas les foutre dehors non plus. C’est une image”. »

  • 8 Demain l’Ille-et-Vilaine, près de 9 000 réponses aux questionnaires, Nous, Vous, Ille, 1999, 44, p (...)

44L’expérience que chacun peut avoir des loisirs à la campagne, la qualité des contacts que l’on peut avoir à travers champs facilitent aussi la négociation et la justification d’avantages économiques consentis aux agriculteurs. L’accès du public est aujourd’hui parfois explicitement avancé parmi les fonctions sociales qui justifient l’octroi des primes de la PAC, même si celles-ci sont destinées officiellement à compenser des prix bas. Plus localement, lors des enquêtes publiques relatives à des dossiers d’autorisation d’installations agricoles classées pour la protection de l’environnement, c’est bien l’ambiance générale, la perception globale qu’ont les citoyens des agriculteurs qui font que les choses se passent dans le calme ou deviennent agressives, pour des dossiers techniquement comparables. Les agriculteurs ne pourront cependant pas utiliser la récréation pour faire oublier la pollution ! En Bretagne aujourd’hui les problèmes d’environnement liés à l’agriculture nécessitent une vraie révolution. Une enquête commanditée par le conseil général montre que « cette priorité s’affiche toutes catégories sociales confondues [75 %]. À l’exception toutefois des agriculteurs, pour lesquels le taux est inférieur à la moyenne de l’ensemble des réponses (55 %). Il faut sans doute y voir la nécessité d’aider ce secteur essentiel de l’économie départementale à amplifier la mutation d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement8 ». Tout cela est dit avec tact, mais l’on comprend bien que dans ce contexte les agriculteurs bretons n’utilisent pas leur tolérance envers les loisirs comme une monnaie d’échange sur le plan environnemental. Dans le contexte plus général de l’agriculture française, il nous semble toutefois que les loisirs compensent bien souvent les quelques désagréments que l’agriculture peut imposer aux riverains. Ce marchandage peut s’analyser comme une réassurance, une recherche de sécurité pour les systèmes agricoles. Pour Isac Chiva (1995, p. 109), les sociétés rurales sont plus prudentes, plus polyvalentes, moins productivistes que les sociétés urbaines. « La survie de ces sociétés, comme celle des lieux et des biens qu’elles ont façonnés, leur impose – depuis toujours – de concilier l’exploitation de cet espace fi ni à tous points de vue, avec la conservation de ses ressources. De ce fait les sociétés rurales ont toujours voulu atteindre en réalité, et l’on est d’ailleurs en train de revenir à cette pratique, après l’illusion et la hantise productivistes liées au progrès technique, un certain niveau de sécurité et non un maximum de rendement, destructeur de ressources naturelles. » Si les agriculteurs français ont pu mettre dans le rouge la sécurité économique et environnementale de certains systèmes de production, il semble qu’ils aient réussi à conserver une bonne sécurité dans la relation qui les lie à la nation. Nous faisons l’hypothèse que l’accessibilité de l’espace agricole a largement participé de ce contrat social. A contrario, les difficultés de l’accès sont en Angleterre une des raisons majeures de la mauvaise image des farmers (Shoard, 1987). L’ensemble de ces bénéfices indirects pose à la profession agricole française la question de sa solidarité interne. Il est clair en effet que les agriculteurs qui reçoivent le plus d’usagers sur leur ferme ne sont pas nécessairement, à toutes les échelles géographiques, ceux-là même qui en retirent les plus grands bénéfices : grandes surfaces mieux admises, primes PAC justifiées, permis de construire accordés. À cela s’ajoute la variabilité, d’un agriculteur à l’autre, des attitudes vis-à-vis des loisirs.

Diversité du vécu de la fonction loisirs

45Même si nous avons pu souvent dégager de larges majorités d’idées, généralement favorables ou tolérantes envers les loisirs, la diversité des attitudes des agriculteurs est évidente. Au-delà de la plus ou moins grande tolérance aux loisirs, nous avons pu sentir lors des passations de questionnaires, et plus encore lors des entretiens, des différences dans le vécu qui traversent aussi bien ceux qui se prononcent contre les loisirs en espace agricole que ceux qui se prononcent pour. Une première approche de cette diversité pouvait être de caractériser l’attitude d’exploitants rangés dans des types déjà définis par d’autres auteurs, que ces types soient par exemple construits sur la plus ou moins grande insertion dans les circuits professionnels (Béteille, 1994) ou sur l’espace de vie des agriculteurs (Badufle Claudine et Gilles, 1973). Nous pouvions aussi tenter d’élaborer une typologie d’agriculteurs sur la base des attitudes que nous avons pu observer. Mais dans les deux cas l’exercice se heurte à l’extrême ambivalence des attitudes de chaque individu et à la difficulté de les caractériser globalement alors qu’elles varient d’un loisir à l’autre, d’une parcelle à l’autre, et parfois d’un moment à l’autre. Aussi préférons-nous repérer quelques tendances discernables dans le vécu des relations des agriculteurs avec les usagers. Ces tendances pourront servir à une meilleure compréhension des attitudes observées, qu’elles soient plutôt favorables ou plutôt réticentes à l’accès récréatif (tableau 41).

Tableau 41 : Diversité d’attitudes des agriculteurs vis-à-vis des loisirs

Tableau 41 : Diversité d’attitudes des agriculteurs vis-à-vis des loisirs

46Certaines attitudes relèvent de l’autocensure, de l’impossibilité de prendre clairement position. Des agriculteurs inhibés dans leur relation au reste de la société peuvent aussi bien refuser l’accès, au-delà des cercles d’interconnaissance, par crainte et timidité, que le tolérer comme un usage subi, invasif mais inévitable. En écoutant Gwénaël, nous relevons la complexité des notations sur une courte portion de chemin. « On voit le chemin transformé en bourbier. “Ce sont des sources. C’est pas à nous de capter la source, là…” [Le chemin est labouré par de gros dégâts de motos.] C’est fréquent ? “Non c’est pas souvent mais il y en avait deux hier. Quand je les ai vus je… (sourire).” Le double fi l électrique ? “C’est pour les veaux.” [Le long du champ, les pommiers sont bizarrement taillés.] “Les pommiers, ils gênaient [le passage d’un camion], ils ne se sont pas gênés, ils ont coupé, on voit bien là”. » Pour Gwénaël, le chemin est public (« ce n’est pas à nous » d’entretenir), mais il s’y sent chez lui quand même (il conteste les branches indûment coupées). Il est intégré au système d’exploitation (on n’y laisse pas aller les veaux) mais pas vraiment accueillant (on y regarde avec plaisir s’embourber les motos). Selon nous, pour ce type d’agriculteurs, la patrimonialisation de l’espace agricole est vécue comme une spoliation admise, une perte inévitable. La légendaire prudence paysanne nous semble expliquer d’autres attitudes. Comme l’observent Samuel Arlaud et Olivier Dehoorne (2000, p. 205), « dans leur grande majorité les paysans, qui travaillent la même terre depuis des générations, sont assez prudents face au tourisme. Nombreux sont ceux qui avouent des réticences, voire de la répulsion. […] Le plus grand intérêt provient de néo-ruraux ». Cette attitude peut se retrouver face aux loisirs de promenade pédestre, équestre et en VTT. Mais la prudence paysanne conduit aussi certains agriculteurs à ne pas s’opposer aux usages récréatifs, fussent-ils nouveaux, au motif que cela risquerait de leur attirer plus d’ennuis que d’avantages. Ceux-là sont conscients du rapport de force qui s’établit aujourd’hui dans de nombreuses communes rurales, au profit des résidants qui mettent au premier plan leur qualité de vie. Il existe enfin des agriculteurs qui « aiment le monde », à l’aise pour communiquer. « Bien qu’ils aient des sentiers largement utilisés, certains farmers, volontaires pour des contrats de gestion de l’environnement, affirment qu’ils aimeraient voir plus de monde sur leur ferme. Il semble que lorsque les visiteurs utilisent respectueusement les facilités d’accès, ces farmers sont contents de les voir sur leur ferme » (Battershill, 1995, p. 82). Cette forme d’altruisme est courante dans les faits, même si une certaine pudeur en limite l’expression publique. L’attitude bienveillante envers autrui n’est en effet pas très facile à défendre dans le contexte social. D’une part elle se heurte au discours corporatiste qui fait des agriculteurs un groupe victime des « autres » : accueillir ces « autres » avec enthousiasme frôle la trahison. D’autre part elle est fragile face à la médiatisation des conflits, des abus, des dangers : accepter l’autre, mais surtout en faire état, c’est à la fois proclamer une confiance a priori en ses semblables, et prendre le risque de l’abus de confiance. Perçue comme une mise en danger de soi, cette attitude est donnée pour naïve. À celui qui la revendique, ses collègues renvoient facilement qu’il n’aura qu’à s’en prendre à lui-même en cas de problème. Dans les pratiques quotidiennes des agriculteurs que nous avons interrogés, c’est pourtant cette confiance qui semble prévaloir. Bernard est de cette sorte d’hommes : s’il sait défendre vigoureusement ses intérêts, il ne craint pas la présence d’autrui. Pour lui, les loisirs sont naturels, et il ne boude pas le plaisir espiègle de voir passer du monde.

« Là ben hier dimanche on a vu une quinzaine de personnes dans l’après midi. On était à manger avec des amis justement, ils étaient étonnés de voir les gens se promener comme ça, parce qu’on se plaint par chez nous mais ici c’est la même chose. Et puis dans la semaine eh bien, tous les gens qui se promènent à vélo, et puis le jeudi et le vendredi, tu vois les anciens qui sont une quinzaine ou une vingtaine, une trentaine s’il fait beau à se promener par là, c’est marrant parce que des fois on est dans les bâtiments, y’a des commentaires pas tristes. Comme ça j’aime bien laisser la route un peu sale, comme là, les chaussures sont un peu moins blanches, ça fait de l’animation, ouais. »

47Cette petite moquerie constitue un bénéfice du passage public. Pour d’autres, donner sa confiance à autrui suppose davantage de contacts, d’interconnaissance, et cela peut les conduire à sélectionner des usagers avec qui ils pourront construire des relations équilibrées et constructives. Il ne s’agit pas, selon nous, d’un moindre altruisme mais d’une conception plus qualitative de la confiance, qui concède éventuellement plus de degrés de liberté à un nombre plus restreint de personnes. Il en va souvent ainsi des relations avec les chasseurs, et dans une certaine mesure des relations avec les pêcheurs. C’est plus rare pour les autres usagers, cueilleurs, promeneurs, cavaliers et vététistes, dont la pratique est moins encadrée.

CONCLUSION

48Le rapport entre la demande et l’offre d’espaces récréatifs, que nous avons évaluées grossièrement par département à l’échelle de la France métropolitaine, nous a permis de conclure à l’importance de l’espace agricole comme espace récréatif, en particulier dans les régions les plus agricoles. Cet enjeu s’analyse aussi au niveau local, puisque nous avons montré que l’espace agricole répond à des demandes spécifiques en tant qu’espace proche et habité. L’usage récréatif des espaces les plus immédiatement proches de l’habitat participe aussi de la gestion des espaces naturels protégés et des équipements publics de loisirs, toujours plus nombreux mais toujours plus sollicités : une plus grande diffusion de l’offre dans la campagne ordinaire conduit à limiter la concentration de la demande sur les sites remarquables. Usagers comme aménageurs ont donc intérêt à trouver en espace agricole la possibilité d’un exercice paisible des loisirs. Si ce rôle social, que peuvent jouer les agriculteurs en ouvrant leur espace, ne fait pas de doute, leur disposition à y faire face semble favorable : nos enquêtes montrent leur niveau élevé de tolérance aux usages présents et leur bonne ouverture au maintien ou à l’extension de ces usages dans le futur. Si l’espace agricole peut être considéré comme espace de loisirs, la fonction récréative de l’espace agricole n’est pas pour autant établie comme allant de soi dans la société urbaine contemporaine. L’existence de résistances actives chez une minorité d’entre eux, la diversité de leurs attitudes, la difficulté de partager les coûts et les bénéfices de la fonction récréative de leur espace mettent à l’épreuve la capacité des agriculteurs à saisir une source originale de légitimité. Du côté des usagers, les loisirs de campagne entrent aussi en compétition avec des possibilités de consommation marchandes, qui correspondent à la récupération de la « révolution des loisirs prévue dans les années soixante-dix » par « les industries du loisir et le développement du loisir comme consommation. […] L’idée d’une sortie en campagne doit s’imposer face aux visites chez IKEA, aux sports du dimanche, aux pubs ouverts le jour durant, aux cinémas et autres distractions urbaines » (Butterfield et Long, 1998, p. 127). Si les individus-habitants, les responsables des loisirs et de l’agriculture et les élus de la République veulent que subsiste ou se développe à côté de cette offre récréative commerciale, une authentique « qualité à vivre » des espaces ordinaires d’habitat, il leur faut attacher un regard plus attentif aux contenus concrets de ces espaces pour les habitants qui les pratiquent. En espace agricole récréatif, cela veut dire porter son attention sur le jeu des pratiques, sur le vécu de chacun de ses protagonistes et sur la complexité et la diversité des lieux qui composent un tel espace. C’est à ce regard qu’invite la troisième partie de cet ouvrage.

Notas

1 Programme du séminaire « Physionomies, dynamiques et fonctionnements des paysages périurbains », Avignon, Laboratoire structures et dynamiques spatiales, UMR espace, 2000, 2 p.

2 Forêts en poche, ONF, 1997, p. 15.

3 Le chasseur d’Ille-et-Vilaine, 1993, 29, p. 12.

4 La procédure a été validée en commun puis mise en œuvre par Jérôme Grégoire. Le rapprochement avec la base de données a été effectué par Pierre Vélu. Nous les remercions vivement de leur contribution, et de l’appui reçu du service des espaces naturels, représenté par sa directrice, Karine Chaïbi.

5 « Statistique agricole annuelle, résultats 1998 », Agreste – Données chiffrées agriculture, 1999, 117, p. 4.

6 « Les forêts les mieux gérées présentent simultanément la plus forte capacité d’accueil du public et les meilleures qualités paysagères. Ce sont là les signes d’un harmonieux mariage entre nature et économie » (CRPF Languedoc-Roussillon, Promenons nous dans les bois, 2000, 2 p.). Les Centres régionaux de la propriété forestière développent cet argumentaire suite à la loi d’orientation sur la Forêt du 9 juillet 2000 (JO du 11 juillet 2000), dont l’article 4 encourage et encadre l’accueil du public en forêt publique et privée.

7 Lors de son intervention au colloque L’accès du public aux espaces naturels, agricoles et forestiers (Clermont-Ferrand, ENGREF, 24 septembre 2001), Jean-Pierre Feuvrier, représentant la FFRP, a évalué le réseau français des chemins ruraux entre 600 000 et 800 000 kilomètres. Les itinéraires balisés atteignent 180 000 kilomètres, mais ils ne sont pas assis exclusivement sur des chemins ruraux, d’où notre évaluation de 140 000 kilomètres de chemins ruraux balisés.

8 Demain l’Ille-et-Vilaine, près de 9 000 réponses aux questionnaires, Nous, Vous, Ille, 1999, 44, p. 12.

Índice de ilustraciones

Título Carte 14 : Espace occupé par le saltus (au sens large)
Leyenda Source : enquêlte Teruti 1998, SCEES. Saltus : marais, friches, boisements de faible densité, landes, alpages, rochers.
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Título Carte 15 : Superficie consacrée aux sports et loisirs de plein air (moyenne 1992-1999)
Leyenda Source : Teruti, SCEES, 1999. (Ces surfaces correspondent à une des 24 catégories de la nomenclature fonctionnelle de Teruti.)
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Título Carte 16 : Espace occupé par la forêt publique
Leyenda Source : Inventaire forestier national, 1979-1997.
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Título Carte 17 : Espace occupé par la forêt privée
Leyenda Source : Inventaire forestier national, 1979-1997.
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Título Carte 18 : Espace occupé par l’agriculture
Leyenda Source : Statistique agrico le annuelle 1998, SCEES.
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Título Carte 19 : Densité des haies bocagères rapportée à l’espace agricole
Leyenda Source : Inventaire forestier national (1979-1997) – Teruti, SCEES 1998. (SAU sans les alpages et estives. Surface de haies Teruti convertie en linéaire.)
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Título Tableau 29 : Contribution de l’espace agricole au paysage des itinéraires inscrits au PDIPR de l’Ille-et-Vilaine
Leyenda Les pourcentages expriment la part de chaque type de paysage observable de part et d’autre des itinéraires. Échantillonnage au septième sur les 5 130 km d’itinéraires inscrits au Plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée d’Ille-et-Vilaine en 2000.
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Título Tableau 30 : Valeur récréative attribuée aux divers espaces répertoriés
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Título Carte 20 : Coefficient d’offre récréative
Leyenda Coefficient obtenu en attribuant une valeur récréative à chaque type d’espace ouvert.
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Título Carte 21 : Contribution de l’espace agricole à l’espace récréatif
Leyenda L’espace récréatif est obtenu en attribuant une valeur récréative à chaque type d’espace ouvert.
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Título Tableau 31 : Typologie départementale selon le rôle récréatif potentiel de l’espace agricole
Leyenda c : contribution relative de l’espace agricole à l’espace récréatif départemental (médiane = 43 %).i : indice de pression de demande récréative sur l’espace agricole.
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Título Carte 22 : Typologie des espaces agricoles selon leur contribution à l’espace récréatif et la pression de demande globale
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Título Tableau 32 : Ouvrir au public les terres et les chemins
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Título Tableau 33 : L’accès aux terres selon les agriculteurs
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Título Tableau 34 : L’avenir des chemins ruraux, selon les agriculteurs
Leyenda L’item « ouverts » résulte du cumul des items 4 et 5, exprimé sans les non-réponses.
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Título Tableau 35 : Attitudes d’agriculteurs de l’Allier vis-à-vis des chemins
Leyenda Source : Enquête auprès de 90 agriculteurs de la région de Tronçais, dans l’Allier, réalisée par Agnès Grandin de l’Épervier (1997, p. 74).
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Título Tableau 36 : Gênes ressenties par les agriculteurs du fait des loisirs
Leyenda La question a été posée pour chacun des six loisirs principaux : chasse, pêche, cueillette, promenade pédestre, équestre et en VTT. Les 13 gênes pouvaient être cochées simultanément. Les résultats ci-dessus sont obtenus en ne retenant chaque gêne qu’une fois, si elle a été citée pour plusieurs loisirs.
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Título Tableau 37 : Autres gênes mentionnées par des agriculteurs
Leyenda Sources : A/ Réponses d’agriculteurs en complément de nos propositions. B/ Battershill Martin R. J. (1995, p. 82), sauf (*) Ironside R. G. (1971, p. 2) et (**) Denman Richard (1978, p. 111).
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Título Tableau 38 : Les loisirs favorables ou défavorables pour l’agriculture ?
Leyenda L’enquête proposait cinq items en 1994 (a), six en 1998 et 1999 (b). (*) L’item « Assez bonne à très bonne » est construit en retenant les réponses « bonne », « très bonne » et la moitié des réponses « indifférente » en 1994 et les trois items favorables en 1998 et 1999.
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Título Tableau 39 : Importance des équipements de loisirs pour les ruraux
Leyenda Source : TMO Ouest (1993, p. 168). Tableau 40 : Apports possibles des loisirs à l’agriculture
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Título Tableau 40 : Apports possibles des loisirs à l’agriculture
Leyenda Les résultats du tableau cumulent les trois rangs de réponses.
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Título Tableau 41 : Diversité d’attitudes des agriculteurs vis-à-vis des loisirs
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