1Depuis 1911, Jean Hennessy propage ses convictions régionalistes dont les thèmes principaux ont peu varié. Au gré des circonstances, il a néanmoins adapté sa pensée pour la rendre plus sensible. Les bouleversements politiques, économiques et sociaux causés par la Première Guerre mondiale l’ont conduit à donner à son projet réformateur initial une dimension nouvelle. En effet, toujours soucieux de moderniser les rapports des citoyens et de l’État, il s’intéresse aussi dès 1917 aux relations des États entre eux. Il soutient, à cet égard, la thèse d’un monde pacifié fondé sur le fédéralisme.

Un plan de paix sur la base d’une Constitution fédérale

2Le fédéralisme de Jean Hennessy ne sacrifie pas à un simple effet de mode. Il s’inscrit dans la continuité de son action en faveur du régionalisme économique. C’est donc en premier lieu dans les milieux régionalistes qu’il propage ses idées de fédéralisme. Dès juillet 1917, le comité de la Ligue Hennessy envisage la formation d’une Société des Nations conçue comme « une fédération des peuples démocratiques ». Jean Charles-Brun occupe une place prépondérante au sein de l’équipe dirigeante. En fin connaisseur de l’œuvre de Proudhon qu’il enseigne au Collège libre des sciences sociales, il sensibilise Hennessy à ses théories fédéralistes. Le principe fédératif de Proudhon repose ainsi sur un échange contractuel. Au sens étymologique, le mot « fédération » vient du latin foedus qui signifie pacte ou contrat : des États s’obligent réciproquement les uns envers les autres et acceptent volontairement d’abandonner à une organisation fédérale une part de leur souveraineté nationale. Selon Jean Hennessy, la garantie de la paix internationale est à ce prix. Dans le droit fil de ses déclarations à la Chambre sur la nécessité d’une unification de toutes les forces alliées1, Jean Hennessy estime que l’organisation d’une fédération démocratique est l’unique moyen de faire obstacle à l’impérialisme de l’Allemagne et de l’Autriche. Profondément marqué par le vécu d’une guerre très meurtrière, il recherche l’instauration d’un monde nouveau. Toutefois, ses idées n’épousent pas exactement le cadre théorique tracé par Proudhon. La question du fédéralisme interne ou régionalisme sépare en effet le théoricien socialiste et l’homme politique charentais. Selon Proudhon, afin de trouver un juste équilibre entre autorité et liberté, le contrat de fédération réserve toujours plus aux citoyens qu’à l’État. En tout état de cause, « le citoyen a autant à recevoir de l’État qu’il lui sacrifie2 ». À cette conception horizontale de la société, Jean Hennessy oppose une organisation verticale fondée sur le principe de subsidiarité : l’État ne doit pas se substituer à la responsabilité et à l’initiative locale. Cependant, ce système admet l’assujettissement à un pouvoir supérieur.

3Une triple inspiration est à l’origine du socle idéologique sur lequel Jean Hennessy fonde son engagement fédéraliste : l’une est issue de son héritage politique imprégné des thèses catholiques sociales de La Tour du Pin et d’Albert de Mun. La deuxième s’est enrichie à la faveur de ses contacts de plus en plus nombreux avec les courants décentralisateurs et régionalistes de la gauche modérée et du centre. Les théories fédéralistes de Proudhon, socialiste utopique du siècle précédent mis en lumière par Charles-Brun, constituent sa troisième source d’inspiration. Le fédéralisme de Jean Hennessy opère donc la synthèse de ces trois influences. Il est conçu pour aboutir à la réalisation d’une Société des Nations en garantie d’une paix durable.

4Jean Hennessy s’interroge, dès 1917, sur les origines de la guerre et les conditions de la paix future. Du constat des conséquences dramatiques de l’engrenage des alliances pour l’Europe de 1914, il tire la conclusion qu’il importe d’abandonner ce système archaïque au profit d’un pacte de garantie mutuelle. La sûreté des États exige en effet que le principe fédératif soit à l’origine de la nouvelle organisation internationale. En outre, la responsabilité des impérialismes dans la guerre et son échec conduit à reconnaître le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme fondement de la paix future3. Le fédéralisme constitue donc un moyen original de concilier le fait national et la souveraineté des États. Le député de Barbezieux s’intéresse de près à la question des nationalités. Sensibilisé sur ce sujet par Édouard Benès qu’il aurait hébergé, il appuie à cet effet le projet de création de la Tchécoslovaquie en subventionnant le Conseil national des Pays tchèques. Il aurait également favorisé l’implantation à Cognac de l’état-major de la légion tchèque et slovaque4. Ses démarches ont un certain écho dans les milieux politiques. Les tentatives de Jean Pélissier, chef du Bureau des Nationalités de la Chambre, pour obtenir son soutien en apporte la preuve5. Dans un article paru en 1917 dans L’Œuvre, il allait jusqu’à défendre l’idée d’une consultation des peuples en vue de la création d’une Société des Nations fondée sur la représentation permanente des électeurs nationaux6. Son analyse des conséquences de la guerre donne à Jean Hennessy un dernier argument en faveur d’une organisation fédérale. Selon lui, même victorieuse, la France ne peut sortir que terriblement affaiblie du conflit. La sauvegarde de sa puissance très diminuée par la guerre n’interviendra qu’au sein d’une structure collective. Seule, elle serait en revanche vouée au déclin.

5Invité le 3 novembre 1917 à présenter au congrès annuel de la Ligue des droits de l’homme un rapport sur la future Société des Nations, le député fédéraliste soulève néanmoins quatre problèmes inhérents à ce nouveau mode d’organisation :

• La question de la limitation de la souveraineté nationale.
• Le droit à la représentation des groupes nationaux formés ou en formation dans les États.
• La nécessité de diminuer les causes de conflit par un règlement pacifique des questions litigieuses entre États au nom du droit, et par une législation internationale réglant les intérêts individuels ou collectifs dépassant le cadre national.
• La question d’un pouvoir fort pour appliquer les lois et imposer des sanctions7.

6La solution à ces problèmes réside selon lui dans l’établissement d’une Constitution internationale et la mise en place de structures dotées de pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Il prend exemple sur les modèles américain et suisse où les États et cantons disposent d’une très large autonomie, tout en déléguant une partie de leurs droits souverains au pouvoir fédéral. Son projet de Constitution d’une Société des Nations s’appuie donc sur la création d’une assemblée internationale munie de certains pouvoirs législatifs. Mais pour ne pas porter atteinte à la souveraineté des États, ses attributions seraient limitées aux questions d’armement, aux règlements internationaux des moyens de communication, à la liberté de conscience, à la protection des travailleurs et des minorités ethniques, au respect de la propriété intellectuelle. Elle pourrait légiférer dans ces domaines de deux façons : soit par des lois fondamentales s’imposant à tous, soit par des lois usuelles qui ne deviendraient exécutoires qu’après ratification des gouvernements ou des parlements des États. En revanche, le mode de répartition des sièges à l’assemblée n’est pas véritablement fixé. Jean Hennessy retient le principe de l’élection sans en préciser les conditions. De plus, il semble très indécis sur la question de la représentation des États. Devant les congressistes de la Ligue des droits de l’homme, il propose en effet de répartir les sièges entre États et nations selon leur importance. Dans le projet de Constitution qu’il publie l’année suivante, il précise que chaque État recevra un nombre de sièges proportionnel à sa population8. Mais comme le soulignait déjà Proudhon dans son ouvrage sur Le principe fédératif, ce système présente l’inconvénient majeur d’inféoder les petits pays aux grands. Lors d’une conférence donnée à Bordeaux le 19 février 1919, il rejette finalement le critère du poids démographique au profit d’un mode de représentation beaucoup plus subjectif fondé sur la valeur morale, le prestige dans le monde et l’histoire des États9. À côté d’un pouvoir législatif aux attributions limitées, Jean Hennessy prévoit la mise en place d’un pouvoir exécutif assez fort pour faire appliquer les règlements internationaux et prendre des sanctions contre les États réfractaires. Composé de quinze membres nommés par les gouvernements et placés sous l’autorité d’un président, le gouvernement international promulgue les lois et dispose d’une force armée. Enfin, une Cour suprême de Justice dans laquelle siègent quarante membres choisis par les gouvernements arbitre les conflits entre États. Gardienne de la Constitution internationale, elle se prononce aussi sur la validité des lois, jouant en quelque sorte le rôle d’un Conseil constitutionnel. Cette Constitution institue donc une Société des Nations fédérale. Mais le député de Barbezieux se préoccupe également des enjeux économiques d’un tel système. Il faut en effet adjoindre au droit politique le contrepoids d’un droit économique. Il est donc nécessaire selon lui de doter la SDN d’un statut économique qui reposerait sur la mise en commun des matières premières, la suppression des droits de douanes et la convergence des politiques financières. Les discussions à ce propos lancées par les alliés pendant la guerre doivent servir de base à un futur projet d’union économique. C’est le concept que défend Jean Hennessy dans un article partiellement censuré, publié dans L’Œuvre du 10 juin 1917.

7Les audacieux projets de réforme présentés par le député lui valent d’être considéré par certains comme un utopiste. Ses positions ont en effet de quoi intriguer ses contemporains : elles semblent en décalage avec la place qu’il occupe sur l’échiquier politique. Homme politique modéré, il trouve en effet un écho très favorable à ses idées auprès de certains réseaux pacifistes de gauche avec lesquels il milite pour la création d’une SDN. À l’été 1917, la Ligue d’action régionaliste collabore ainsi activement avec la Ligue pour une Société des Nations, présidée par l’avocat belge Paul Otlet. Pacifiste convaincu, ce dernier exerçait avant la guerre les fonctions de secrétaire général de l’Union des associations internationales installée à Bruxelles. En décembre 1916, il rejoint le socialiste Henri Lepert et Gustave-Adolphe Hubbard, ancien député radical-socialiste de Sisteron, tous deux francs-maçons, qui ont créé quelques mois plus tôt la Ligue du droit des peuples pour une Constitution mondiale. Cette première organisation pacifiste officielle apparue en France pendant le conflit devient, en janvier 1917, la Ligue pour une Société des Nations basée sur une Constitution internationale. Jean Hennessy, porteur d’un projet semblable, accepte d’unir ses efforts aux leurs. Les 21, 22 et 23 juillet, ils organisent ensemble un congrès d’études pour la réalisation d’une Société des Nations sous couvert de la Ligue d’action régionaliste. Cent cinquante auditeurs assistent à cette discrète manifestation, qui met cependant en lumière la convergence des courants fédéraliste et pacifiste en faveur de la SDN10.

8La propagande orchestrée par les troupes d’Hennessy et celles d’Otlet bénéficie en effet du soutien d’un troisième groupe beaucoup plus influent : la Ligue des droits de l’homme. Ferdinand Buisson, son président, ancien député radical-socialiste de Paris et inlassable défenseur de la laïcité, est un acteur pacifiste d’envergure11. C’est sous son impulsion que la Ligue des droits de l’homme inscrit à l’ordre du jour de ses débats la reconnaissance du droit des peuples et la création d’une SDN. Invités à s’exprimer au congrès annuel de l’association qui a lieu du 1^er au 3 novembre 1917, Jean Hennessy et Paul Otlet bénéficient d’une audience sans précédent12. Leurs interventions, avec celles d’autres orateurs comme Ferdinand Buisson, Paul d’Estournelles de Constant ou le professeur à la faculté de lettres de Bordeaux Théodore Ruyssen, font même l’objet d’une publication13.

Les canaux de diffusion de l’idée fédéraliste

9C’est à l’aune du rapprochement entre le député fédéraliste et les réseaux pacifistes de gauche qu’il faut comprendre les différentes déclarations publiques de Jean Hennessy à l’égard des socialistes. Autrefois très critique envers des opposants politiques avec lesquels il ne partageait aucune valeur, il n’hésite pas à la Chambre, comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, à défendre leur participation au congrès de Stockholm. Cette situation inédite se renouvelle pourtant quelques mois plus tard. Il profite alors d’une réunion de la Ligue d’action régionaliste pour témoigner son estime aux représentants de l’extrême gauche, à qui il s’adresse dans les termes suivants : « Proclamer la nécessité d’une SDN, c’est rendre hommage aux socialistes dont l’idéal est l’internationale, la fraternité des peuples14. » Son discours provoque de vives réactions : certains l’applaudissent tandis que de nombreuses personnes quittent la salle pour marquer leur désapprobation. Parmi les régionalistes d’opinion modérée, tous ne sont pas prêts à suivre Hennessy sur la voie d’une alliance avec l’extrême gauche pacifiste. Mais cet incident conduit le député de Barbezieux, soucieux de conserver leur soutien, à reconsidérer sa stratégie. C’est pourquoi dès la fin de l’année 1917, il prend ses distances avec la Ligue pour une Société des Nations, jugée trop extrémiste. Il rejette ainsi la proposition d’Henri Lepert de créer une fédération groupant la Ligue des droits de l’homme, la Ligue d’action régionaliste et la Ligue pour une Société des Nations, associées à la CGT et à la SFIO. Il refuse également de répondre aux sollicitations de plusieurs comités pacifiques suisses qui, par l’intermédiaire d’Henri Lepert, l’invitent à participer à une conférence sur l’organisation de la SDN à Berne15. En revanche, des représentants de la gauche modérée l’accompagnent toujours dans son action militante.

10Le député de Barbezieux est en effet plus que jamais convaincu de l’importance sur l’opinion publique d’une active propagande fédéraliste. Il s’agit avant tout d’expliquer aux Français le contenu précis de l’expression « Société des Nations », mais aussi de lutter contre l’idée répandue par certains journaux comme Le temps que ce projet serait responsable d’un affaiblissement de notre défense nationale. C’est pourquoi, en comparaison de son intense activité parlementaire sur d’autres thèmes, ses interventions à la Chambre à ce sujet sont relativement rares. Avant l’armistice du 11 novembre 1918, elles se réduisent en fait à deux plaidoyers en faveur de la SDN (5 juin et 20 novembre 1917) et une profession de foi fédéraliste (7 novembre 1918). Il privilégie effectivement les canaux de diffusion non institutionnels pour propager ses idées. Il rejoint ainsi pour la première fois le Collège libre des sciences sociales qui, à l’initiative de Paul Deschanel, son président, propose une série de conférences consacrées à la Société des Nations. Au sein de cette structure originale sur laquelle nous reviendrons, il retrouve, outre son ami Jean Charles-Brun, Ferdinand Buisson, Jean Brunhes et Alphonse Aulard, figures du « radicalisme universitaire ». Le cycle de leçons, ouvert par Buisson le 31 janvier 1918, est clos par Jean Hennessy le 14 mars. Présenté comme un homme d’action par Alphonse Aulard qu’il côtoyait dans les milieux régionalistes, celui-ci prononce devant deux cents personnes une conférence intitulée « Mes raisons d’adhérer », dans laquelle il dresse un catalogue d’arguments en faveur d’une Société des Nations16. En compagnie de Gustave Téry, il poursuit également une campagne d’informations dans L’Œuvre. Entre 1917 et 1918, il signe une vingtaine d’articles consacrés à la question réunie dans un ouvrage publié en 1919, sous les auspices du journal. Son titre – Vers la société des nations – est un hommage direct à Léon Bourgeois, lui-même auteur d’un livre portant le même intitulé avant la guerre17.

11Ces différents lieux d’expression sont autant d’occasions pour Jean Hennessy d’exposer son plan de paix fondé sur l’organisation fédérale d’une Société des Nations. Les circonstances particulières à la fin du conflit ont donc donné une nouvelle orientation à ses projets de réforme de l’État. Dès 1916, Jean Hennessy avait pris l’initiative de créer au sein de la Ligue d’action régionaliste un groupe d’études et d’action fédéraliste. Mais dans ce contexte, il préfère doubler l’association-mère d’une nouvelle structure indépendante plus spécialement vouée à la dimension internationale18. À sa mise en place officielle le 24 mai 1918, elle prend le nom de Société Proudhon, en référence au théoricien du fédéralisme. Sous la présidence de Jean Hennessy, son comité directeur réunit l’ancien courant régionaliste représenté par Charles-Brun, Jean-Desthieux, robert de Jouvenel et Alfred de Tarde et le nouveau cercle de relations fédéralistes composé entre autres de Buisson, Brunhes, Téry et Hubbard. Selon une méthode déjà éprouvée, la diffusion du projet de Constitution internationale élaboré par Jean Hennessy constitue la première mission de l’association qui l’adresse à de nombreuses personnalités. Puis l’association organise, dès le mois de novembre 1918, une série de réunions sur le thème de l’avenir de la France, de l’Europe et du monde. L’œuvre de Proudhon et les idées du président Wilson y sont évoquées. La nécessité d’établir une fédération de démocraties sur la base d’une Constitution mondiale est réaffirmée. Le but de la Société Proudhon est d’exercer une influence sur les décideurs afin que ses idées soient prises en compte dans la préparation des traités de paix.

Les espérances déçues des fédéralistes

12Le contenu du traité de paix signé en 1919 est très éloigné des notions défendues par Jean Hennessy qui n’a donc exercé aucune influence sur les négociations de la Conférence de paix. Pour quelles raisons ses efforts de propagande sont-ils restés vains et quelles en ont été les conséquences sur son parcours politique et militant ?

13Différents cabinets de guerre ont travaillé aux conditions de la paix, à commencer par celui d’Aristide Briand. Dès la fin de l’année 1916, le président du Conseil décide la création d’un comité d’études chargé de constituer des dossiers susceptibles d’aider les futurs représentants de la France au « congrès de la Paix ». Si cette première initiative ne survit pas à la chute du ministère Briand, en mars 1917, son principe est toutefois maintenu par Alexandre ribot, son successeur à la tête du gouvernement. Le nouveau président du Conseil crée par arrêté du 22 juillet 1917 la Commission interministérielle d’études pour la Société des Nations (CIESDN). Cet organisme, présidé par Léon Bourgeois, siège d’octobre 1917 à mars 1919.

14Par rapport au plan Hennessy, l’organisation de la SDN conçue par Léon Bourgeois semble beaucoup plus modeste. Elle bride moins les souverainetés nationales dans la mesure où le principe d’une assemblée internationale élue n’est pas retenu. Ce rejet des thèses fédéralistes déçoit Jean Hennessy : « C’est un système d’alliances qui se décore d’un nom d’emprunt », constate-t-il avec dépit dans L’Œuvre19. L’échec manifeste des fédéralistes à faire entendre leur voix ne provient pourtant pas d’une opposition systématique de Léon Bourgeois, qui s’est efforcé pour sa part de réaliser la synthèse des différents points de vue. Il convient plutôt d’en chercher les causes dans le scepticisme à l’égard de la SDN affiché par Georges Clemenceau, président du Conseil depuis novembre 1917. Le 20 novembre 1917, répondant à une interpellation de Jean Hennessy, celui-ci exprime clairement sa position aux parlementaires :

« Je ne crois pas que la SDN soit la conclusion nécessaire de la guerre actuelle. Je vais vous dire une de mes raisons : c’est que si demain, vous me proposiez de faire entrer l’Allemagne dans cette Société des Nations, je n’y consentirais pas20. »

15Cette position heurte de front les convictions du député interpellateur. Elle explique surtout pourquoi Clemenceau accorde si peu d’importance aux travaux de la Commission interministérielle chargée de préparer l’organisation de la SDN. Comme en témoigne Raymond Poincaré dans ses Mémoires21, il se livre « à des plaisanteries sans fin sur la SDN et sur Bourgeois » qu’il considère comme un utopiste. En se prononçant franchement devant la Chambre pour la diplomatie traditionnelle de l’équilibre des forces en Europe, il s’oppose implicitement à la volonté du président Wilson d’une nouvelle diplomatie plus ouverte. À l’image d’une part importante de la gauche française, Jean Hennessy s’enthousiasme au contraire pour le programme du président américain et tente par voie de presse de convaincre les Français de son intérêt22. À l’approche de la Conférence de la paix, il dénonce en revanche l’idée que le président du Conseil français se fait de la politique étrangère et sa conception désuète de la paix23.

16Dès l’ouverture de la Conférence, des commissions se mettent en place. Or, les nominations de Léon Bourgeois et de Ferdinand Larnaude, doyen de la faculté de droit de Paris, à la commission de la SDN interviennent très tardivement et sans aucune instruction du gouvernement. La position française, affaiblie par l’attitude en retrait de son président du Conseil, en est rapidement réduite à s’effacer devant le projet anglo-américain, accepté dès le départ comme base de discussion. Léon Bourgeois ne réussit pas à imposer l’idée d’une armée internationale comme force d’exécution ni celle de procédures d’arbitrage contraignantes dans le cadre d’une Cour de Justice internationale. Lloyd George refuse en effet tout engagement territorial qui serait dicté par la SDN. En accord avec les Anglais, Wilson oppose donc une fin de non-recevoir aux demandes françaises. Il présente finalement le Pacte de la SDN à la Conférence de paix, le 14 février 1919. Divisé en vingt-six articles et un préambule, le texte est placé en tête du traité de Versailles. La SDN se compose de trois organes principaux : l’Assemblée dont les décisions, prises à l’unanimité, prennent la forme de résolutions, le Conseil où les grandes puissances exercent leur influence et un Secrétariat général à vocation administrative, seul organe permanent qui est confié au diplomate anglais Sir Eric Drummond. Mais dépourvue de gouvernement, elle ne constitue en fait qu’une association d’États totalement indépendants.

17« C’est sans joie [et] avec la claire vision de ses défauts24 » que le 2 octobre 1919 Jean Hennessy vote le projet portant approbation du traité de Versailles, qui est adopté par 372 voix contre 53. Le choix exprimé peut sembler paradoxal car l’idée d’une SDN fédérale défendue par le député de Barbezieux ne correspond absolument pas à celle imposée par les plénipotentiaires à Versailles. Il considère en fait que les parlementaires n’ont pas d’autre choix possible que de ratifier ce texte, sous peine de prolonger l’état de guerre et de relancer de laborieuses négociations. Pour autant, l’attitude de Jean Hennessy dans cette affaire ne doit pas être interprétée comme un acte de soumission au gouvernement. D’ailleurs, il s’inscrit dans l’opposition lorsque Clemenceau précise la façon dont il entend conduire les discussions de paix. Avec Aristide Briand, le député mène une virulente campagne contre le président du Conseil rejeté à droite, dans le parti de l’ordre. Dans une série d’articles publiés dans L’Œuvre, il traduit son ressentiment contre celui qu’il considère comme le principal responsable d’ » une paix bâclée ». Brossant de lui un portrait bien peu flatteur, il le décrit tour à tour vaniteux, dépourvu de sens diplomatique, vieux et despotique25 : « Un satrape vieillissant, au milieu des courtisans, inspirateurs ou exécuteurs de ses décisions », au premier rang desquels il place André Tardieu.

18C’est donc la politique extérieure de Clemenceau qui conduit Jean Hennessy à lui retirer sa confiance. Le député fédéraliste dresse par ailleurs un constat d’échec du « wilsonisme ». Il déplore que le Pacte voté à l’instigation du président américain n’accorde pas à la Société des Nations les organes nécessaires à l’exécution de ses décisions. Les gouvernements, très attachés au maintien de leurs prérogatives, ont voulu, à l’opposé du système fédératif, écarter toute éventualité d’aliénation de leur souveraineté nationale. Hennessy reproche également à la SDN son caractère antidémocratique : il n’est pas prévu de solliciter les suffrages populaires pour désigner les mandataires des États26. Cette nouvelle institution internationale se présente, au contraire, comme l’instrument de domination d’ « une oligarchie » composée de quelques grands pays tels l’Angleterre, la France, l’Italie ou le Japon27. À l’appui de ses allégations, Jean Hennessy se livre à une petite analyse lexicale : « [Les dirigeants anglais] n’ont prononcé que le mot « league », league of nations. Le mot « société » est français. Aussi n’est-ce pas une Société que l’on a tenté d’établir mais bien une Ligue, et c’est tout autre chose28. » Plus inquiétant encore selon lui, ni le traité de paix qui humilie l’Allemagne, ni le Pacte de la SDN ne donnent l’assurance d’une efficace sécurité de notre pays. En effet, le fameux article 10 garantissant l’intégrité territoriale de tous les États membres est à l’origine du refus du Sénat américain de ratifier le traité de paix. De plus, les vagues promesses d’assistance en cas d’agression allemande données aux Français par les États-Unis qui n’adhèrent donc pas à la SDN et par les Anglais, le laissent perplexe. En l’absence d’une force armée internationale, qu’adviendra-t-il des garanties réelles de sécurité offerte par la SDN ? Pour Jean Hennessy, la cause est entendue : la paix dans ces conditions ne peut être que précaire ; elle porte en elle le germe de futurs conflits plus terribles que le précédent29. D’après lui, l’unique réponse à apporter à ces graves problèmes est l’organisation d’une véritable fédération des nations basée sur une Constitution internationale. Seul ce système permettrait en outre de régler les questions économiques laissées en suspend, comme le traité de libre-échange ou l’unification du système monétaire.

19En définitive, si la Conférence de paix fonde la SDN, elle ne l’organise pas sur le modèle fédéral préconisé par le député charentais. Le mouvement amorcé par Jean Hennessy en 1916 a pourtant rencontré un certain écho, lui évitant ainsi de se trouver isolé. Mais le caractère hétéroclite et trop épars des relais sur lesquels il s’est appuyé lui a ôté toute chance d’exercer une quelconque influence sur des décideurs peu réceptifs à ses discours. Sa Société Proudhon appartient ainsi à une vaste nébuleuse fédéraliste et pacifiste dont les éléments, incapables de parler à l’unisson, se font parfois même concurrence entre eux.

Naissance d’une groupe de pression international

20Instruit par ce cuisant échec, Jean Hennessy cherche à rendre plus efficace la diffusion de ses idées fédéralistes. Afin d’afficher plus clairement ses ambitions, il modifie l’appellation de son association créée un an auparavant. C’est le 28 juin 1919, date symbolique de la signature du traité de Versailles, qu’il décide de la renommer « Ligue pour l’organisation de la SDN30 ». L’action militante reste pour lui une priorité. Le rôle qu’il joue dans la construction d’un réseau international de soutien à la SDN illustre cette nouvelle volonté. Il consiste à fonder un groupe destiné à faire pression sur les gouvernements nationaux afin qu’ils prennent au sérieux les instances internationales. Des tentatives de rapprochement entre groupes militants ont lieu, après la dispersion qui caractérisait la période de guerre. La création, en novembre 1918, de l’Association française pour la Société des Nations (AFSDN) marque à cet égard une étape importante. Groupement fédératif réunissant des associations et des individus, l’AFSDN appuie ses revendications sur les travaux de son président, Léon Bourgeois. Elle réclame comme garanties de la sécurité collective la constitution d’une force armée pour la SDN, une Cour de Justice internationale, mais aussi une limitation des armements. Jean Hennessy participe à la mise en place de cette nouvelle structure : désireux toutefois de conserver une certaine indépendance en tant que président de la Ligue pour l’organisation de la SDN, il n’intègre pas ses instances dirigeantes31. La nécessité pour les associations de paix françaises de faire entendre leur voix au niveau international les oblige tout de même à opérer leur rapprochement. La création en janvier 1920 de la Fédération française des associations pour la SDN (FFASDN) répond à cet impératif. Elle est également guidée par le souci de capter les subventions de la SDN32. Présidée par Paul Appell33, la Fédération regroupe des associations issues des milieux pacifistes, intellectuels, religieux, féminins, des mouvements de jeunesse et de la franc-maçonnerie. La Ligue pour l’organisation de la SDN en fait partie. Ses dirigeants occupent des postes clés dans les organes de la Fédération : Jean Hennessy partage la vice-présidence avec Alphonse Aulard, tandis que Jean Charles-Brun occupe la fonction de secrétaire général. La lente structuration du réseau français des associations de soutien à la SDN rend alors possible le dialogue avec les homologues étrangers.

21Des contacts entre Anglais et Français s’établissent dès 1918, lors de la venue à Paris du major David Davies. Ce parlementaire, fondateur de la League of free nations Association (juin 1918), rencontre un comité de personnalités françaises composé notamment de Jean Hennessy, Ferdinand Buisson, Justin Godart, renaudel, André Lebey34 ainsi que Jules Prudhommeaux et Théodore Ruyssen, représentants de l’Association de la paix par le droit35. Au cours de l’été 1920, c’est au tour de Jean Hennessy de se rendre dans la capitale anglaise, à l’invitation du major Davies. Son séjour londonien le met en contact avec plusieurs responsables de la puissante League of Nations Union (LNU), en particulier lord robert Cecil36. Ces échanges informels sont le prélude à des rencontres de plus grande envergure entre délégués des associations alliées pour la SDN. Les premières réunions de ce type ont lieu à Paris entre le 26 janvier et le 2 février 1919, puis à Londres un mois plus tard. Leur but est de définir un programme d’actions commun en faveur de la Société des Nations. Le congrès de Milan d’octobre 1920 débouche sur la fondation d’une Union internationale des associations pour la SDN dont les statuts sont calqués sur l’organisation de l’Assemblée de la SDN37. Ce groupement international d’associations de propagande en faveur de la SDN constitue-t-il un lobby efficace ? Dans un premier temps, les gouvernements nationaux s’intéressent à ses activités, à la composition des différentes délégations et aux points de vue qu’elles défendent. Des rapports réguliers à ce sujet sont transmis au ministre des Affaires étrangères. De plus, fruit d’un compromis, les décisions votées lors des congrès ont une signification morale prise au sérieux par les instances de la SDN. Le principal frein à son action réside en fait dans la faiblesse de ses ressources.

22Malgré quelques avancées, la diffusion dans l’opinion publique et auprès des décideurs de l’idée fédérale défendue par Jean Hennessy se heurte encore à de nombreux obstacles. Mobilisé sur plusieurs fronts, le député charentais poursuit son intense activité militante. Les espoirs qu’il nourrissait durant la Première Guerre mondiale n’en restent pas moins confrontés à une toute autre réalité. Le refus des États-Unis de ratifier le traité de Versailles le conduit ainsi à reconsidérer le concept de SDN. Les circonstances politiques et les difficultés économiques de l’immédiat après-guerre présentent en effet une situation nouvelle. Aussi pour donner dans un esprit fédéraliste une meilleure efficacité à la SDN, il convient selon Jean Hennessy de limiter son ambition à l’échelle européenne. Reprenant une idée développée en son temps par Proudhon, il recommande dans un premier temps la constitution de fédérations primaires, à commencer par une fédération européenne38.

Au service d’une Europe unie

23À partir des années 1920, la situation internationale déclenche chez Jean Hennessy une véritable prise de conscience européenne. relevant d’une nouvelle dimension morale et politique, le projet d’unité européenne qu’il formule procède en effet d’un sentiment de nécessité. Pour bien comprendre l’importance de cet engagement dans son itinéraire politique, il est nécessaire d’en analyser les caractères et de déterminer les réseaux de solidarité vers lesquels il converge. Sans perdre de vue la concurrence avec un sentiment collectif bien plus vif – le sentiment national – à laquelle il se trouve confronté39.

24Durant son séjour à Genève en qualité de délégué français à la SDN, Jean Hennessy rédige sous le pseudonyme « l’Européen » une série d’articles dans L’Œuvre. Il en ressort une prise de conscience européenne qui ne se limite pas à un simple sentiment d’appartenance. Son ancrage plus solide est fondé sur l’absolue nécessité de construire l’Europe. Les préoccupations sécuritaires constituent dans sa réflexion le premier argument en faveur de la construction d’une Europe fédérale, puisque le Pacte de la SDN n’offre aucune garantie de protection. Son intervention au congrès annuel de l’Union internationale des associations pour la SDN, qui se tient à Lyon en juillet 1924, exprime ce souci. Au délégué allemand qui réclame un désarmement général, Jean Hennessy répond :

« Nous sommes inquiets tout de même ; peut-être l’Allemagne a désarmé si nous considérons les armes du passé, celles de 14-18, mais qu’est-ce qui peut nous répondre des armes nouvelles ? Quel serait dans une prochaine guerre, si jamais elle se produisait, le rôle terrible de l’aviation ? Quelles seraient les inventions des chimistes et de quelle façon la science contribue-rait-elle à la mort des hommes40 ? »

25Sa conception du pacifisme et des relations internationales amène Jean Hennessy à considérer le désarmement plus comme une conséquence que comme un préalable. Il estime que dans une fédération, l’honneur national n’étant pas engagé, les litiges internes se règlent plus aisément. Les nécessités économiques et techniques constituent d’autres arguments de Jean Hennessy pour une unification européenne. Avant la guerre, il montrait déjà un vif intérêt à l’ouverture de vastes marchés et de réseaux de communication internationaux. Depuis lors, les progrès accomplis dans la reconnaissance du droit des nationalités sont à l’origine de la création de nombreux petits États. Il s’en est suivi une multiplication des barrières douanières qui ont entravé les échanges. Jean Hennessy, fédéraliste européen et homme d’affaires, milite donc pour une plus grande solidarité entre Européens afin de rétablir les courants économiques normaux désorganisés par la guerre. Une entente dans ce domaine leur permettrait aussi dans le même temps de résister à la concurrence économique des autres continents. Hennessy recommande en outre une gestion commune des matières premières – fer, charbon – vitales aux économies de tous les pays européens.

« La fédération mondiale est une chimère [...]. Trop d’intérêts sont différents [...]. Mais il n’en est pas de même pour des États démocratiques limitrophes. Ceux-ci peuvent et doivent se fédérer », affirme Jean Hennessy41.

26Selon lui, le Pacte tel qu’il a été rédigé ne peut convenir à un projet d’association d’États à vocation universelle. Toutefois, l’organisation et le fonctionnement de la SDN représentent un premier pas en direction d’une coopération supranationale. À terme, cela devrait se traduire pour tous ceux qui gravitent autour des institutions internationales par le développement d’une conscience collective supérieure à celle des patries42. Si l’idéal d’une société mondiale des nations ne doit pas être abandonné, il importe néanmoins de procéder par étapes en dotant la SDN de bases régionales. Reprenant une idée formulée par Proudhon, il envisage la formation de « fédérations primaires », au premier rang desquelles se situeraient les États-Unis d’Europe. Son projet européen s’inscrit donc dans la lignée de l’engagement fédéraliste dont la guerre est à l’origine. Le programme constitutionnel qu’il a rédigé en 1917 serait ainsi le socle sur lequel se construirait une Europe unie. Cependant, en comparaison de ses précédents plans de réforme, les contours de ce dernier sont beaucoup plus approximatifs. Régionalisme et fédéralisme avaient fait antérieurement l’objet de propositions de loi détaillées ; cette fois, rien de tel n’est soumis au Parlement. Son plan suscite par conséquent de nombreuses interrogations, notamment sur les frontières géographiques de l’ensemble européen imaginé. Le député charentais éprouve, semble-t-il, quelques difficultés à en présenter une délimitation claire. S’il écarte d’emblée la Russie et la Turquie considérées comme plus asiatiques qu’européennes, il évite de se prononcer sur les cas particuliers de l’Angleterre et de l’Italie dont la position géographique ne laisse aucun doute sur leur appartenance à l’Europe. Mais depuis la prise de pouvoir de Mussolini, l’Italie est exclue du groupe des démocraties sur lequel est bâti le projet européen d’Hennessy. Elle est d’autre part en opposition au principe fédératif, hostile à tout abandon de souveraineté. De son côté, avec ses dominions, la Grande-Bretagne constitue un monde à part difficilement compatible avec l’instauration d’une zone économique européenne unie, même si Jean Hennessy reste convaincu que rien ne pourra se faire sans elle43. Il n’aborde à vrai dire la question coloniale que de manière très allusive. Sur le plan politique en revanche, son adhésion à une fédération européenne aurait l’avantage de rendre caduque sa diplomatie traditionnelle d’équilibre et de division des forces sur le continent44.

27Contrairement à d’autres militants européens contemporains pour qui l’union douanière doit être le prélude à l’union politique du continent45, Jean Hennessy envisage la simultanéité de ces deux étapes. Son statut de grand négociant lui confère une certaine autorité dans le domaine économique. C’est pourquoi ses pairs l’ont choisi pour présider la commission économique de l’Union internationale des associations pour la SDN46. Il y impose ses vues et profite de la tribune qui lui est offerte lors des congrès annuels de l’association pour faire entériner des vœux conformes à son engagement européen. Réunie à Bâle en 1923, la commission délibère ainsi sur les deux volets fondamentaux constitutifs du projet d’unification économique européenne de son président :

• La création d’une vaste zone de libre-échange par suppression des barrières douanières.
• La mise en place d’une banque internationale accompagnée d’une monnaie commune afin de résoudre le problème récurrent de la fluctuation des changes47.

28Observons que l’action militante de Jean Hennessy déborde le cadre strict de l’État-nation. Progressivement au cours des années 1920, elle s’exerce dans le cadre de réseaux structurés à l’échelle européenne.

Réseaux et lieux de sociabilité européenne

29Il convient tout d’abord de rappeler l’environnement international favorable à l’Europe fédérale. À partir de 1924, une dynamique de paix initiée par le rapprochement franco-allemand se met en route. Elle se réalise concrètement par la signature des accords de Locarno, en octobre 1925. Cette première étape vers la réconciliation autorise ensuite l’Allemagne, sous le parrainage de la France, à adhérer à la SDN en septembre 1926. Le climat de détente qui caractérise les relations internationales facilite l’émergence d’un courant européen dont Jean Hennessy n’est pas – loin s’en faut – le seul représentant. Une des initiatives parmi les plus originales dans ce domaine revient au comte richard Coudenhove-Kalergi, auteur d’un projet confédéral d’union paneuropéenne qui obtient un grand retentissement. Les idées de Coudenhove divergent de celles soutenues par Jean Hennessy notamment par la dimension intercontinentale introduite par le député dans son projet. De fait, aucun contact ne semble avoir eu lieu entre les deux hommes lors du séjour de Coudenhove en France, en 1925. Contrairement à de nombreux industriels, Jean Hennessy n’adhère pas au comité français de l’Union paneuropéenne, présidé par Louis Loucheur.

30C’est donc indépendamment de ce réseau qu’il mène une propagande tous azimuts empruntant les canaux les plus classiques : voie de presse et conférences. Son originalité réside toutefois dans la variété des échelles de réception. Des journaux locaux publient par exemple certains de ses textes déjà parus dans un quotidien national. Un article sous sa signature, intitulé « Les promesses magnifiques de la Société des Nations européenne », édité dans L’Œuvre du 28 février 1924, est diffusé dix jours plus tard dans deux périodiques charentais, Le Barbezilien et L’avenir du Confolentais. Les campagnes électorales de 1924 et 1928 sont évidemment une excellente occasion de faire connaître aux électeurs de son département ses convictions européennes. Dans sa profession de foi, il se proclame partisan d’ » une SDN démocratisée et élargie basée sur une fédération européenne », de l’arbitrage obligatoire et d’une force de sanction, véritable « gendarme international48 ». Ce programme est selon lui le seul possible en vue « d’une paix européenne, elle-même garantie d’une paix mondiale49 ». En 1923, Hennessy dispose au niveau national d’une nouvelle tribune. Il soutient financièrement un organe de gauche, Le Quotidien, dirigé par le publiciste Henri Dumay50. Fondant son combat en matière de politique étrangère sur la paix, la sécurité collective et la coopération internationale, le journal ouvre largement ses colonnes aux adeptes de « l’esprit de Genève ». Dès les premiers numéros, la rédaction communique le maximum d’informations sur les activités de l’Union internationale des associations pour la SDN. Elle donne une publicité aux travaux de la commission économique présidée par Hennessy en vue d’établir une union économique européenne51. Après le discours d’Aristide Briand à Genève en septembre 1929, cette proposition revient à l’ordre du jour. Le président du Conseil français suggère en effet l’établissement en matière économique « d’une sorte de lien fédéral » entre les pays européens. Cette déclaration déclenche une enquête dans Le Quotidien sur « les États-Unis d’Europe ». Outre l’avis de Jean Hennessy, alors ministre de l’Agriculture dans le cabinet Briand, ceux d’hommes politiques comme Louis Loucheur, Henry Bérenger, Joseph Barthélémy ou Pierre Cot sont sollicités52.

31Par des conférences, Jean Hennessy montrent par ailleurs son souci de toucher un auditoire varié. Mais l’élu charentais cherche aussi à convaincre ses électeurs du bien-fondé de son engagement européen. Selon les rapports officiels, ses propos ne suscitent pas un fort enthousiasme d’auditeurs plus préoccupés par les difficultés économiques locales. Il obtient plus de succès devant des publics davantage confrontés aux réalités internationales comme par exemple à l’université d’Edimbourg la même année ou bien dix ans plus tard, à l’Académie diplomatique internationale réunie à Rome. Associé aux travaux de cette institution en tant qu’ancien ambassadeur, il se livre à l’analyse du mémorandum français rédigé à la suite du discours de Briand à la SDN et présente, entre juillet et novembre 1930, plusieurs communications sur son projet d’union européenne53. Le Collège libre des sciences sociales est un autre centre de diffusion de l’idée européenne, animé par un réseau de partisans parmi lesquels se trouve Jean Hennessy. Au cours d’un séminaire animé par Charles-Brun et Hennessy en 1926, le fédéralisme est envisagé sous l’angle européen. C’est grâce aux relations de ce dernier dans les milieux diplomatiques que plusieurs personnalités étrangères – journalistes, professeurs d’université, anciens ministres – interviennent à ce séminaire. Parmi elles, Francesco Nitti, ancien président du Conseil italien réfugié en Suisse depuis l’installation de la dictature fasciste dans son pays, donne une conférence sur « Le fédéralisme, la paix et l’avenir de l’Europe », en décembre 1926. Un mois auparavant, Jean Hennessy a introduit la série de leçons sur le thème suivant « L’Europe et le fédéralisme ». Son intervention comme celles des autres conférenciers fait l’objet d’une publication l’année suivante, sous le titre L’Europe fédéraliste54.

32Enfin, le milieu associatif de soutien à la SDN est un autre vecteur favorable à l’émergence d’un courant européen. Ce mouvement intégré dans un réseau international rassemble nombre de porteurs de projet européen. En qualité de président de la FFASDN à partir de 1928 et de vice-président de l’Union internationale des associations pour la SDN (1929), Jean Hennessy y joue un rôle important. C’est pour lui un lieu d’échange de points de vue avec de nombreux militants. Parmi les plus engagés, Henry de Jouvenel, qui préside le Comité d’Action pour la SDN, partage avec Hennessy les mêmes idéaux européens. Depuis les années 1910, une volonté commune de réformer l’État a conduit les deux parlementaires à suivre un itinéraire idéologique parallèle, du régionalisme au fédéralisme européen. Tout comme Jean Hennessy dans Le Quotidien, Henry de Jouvenel participe au débat suscité par le discours de Briand et le mémorandum de 1930 chargé de le préciser. Il lance dans La revue des Vivants un concours de projets sur la fédération européenne. Parmi les cinq cents dossiers adressés à la rédaction du journal, six sont primés par un jury composé d’amis de Jouvenel (Paul-Boncour, Anatole de Monzie), de membres des associations pour la SDN, aussi bien françaises (Borel, Cassin, Lange) qu’étrangères (l’Allemand Bernstorff, l’Anglais Robert Cecil)55. Ces partisans convaincus de la nécessité d’une Europe unie représentent fréquemment la France dans les congrès de l’Union internationale des associations pour la SDN. Ainsi Jean Hennessy fait partie de la délégation nationale qui se rend aux réunions de Vienne (1923), Lyon (1924) et Genève (1930), tandis qu’Henry de Jouvenel participe à celle de Madrid en 1929. Véritable lieu de sociabilité européenne, le mouvement fédère les représentants associatifs des grandes nations du continent. Un réseau international se crée dans les années 1920 autour de quelques grandes figures comme les Anglais Dickinson et Davies, l’Allemand Bernstorff, le sénateur belge Lafontaine, le Suisse Dollfus, la roumaine Hélène Vacaresco, l’Italien Giannini ou encore l’Espagnol de Gimeno. De fréquents débats sur la question européenne l’animent et la délégation française y fait entendre sa voix. Par l’intermédiaire de Jean Hennessy ou d’Alphonse Aulard qui la président alternativement, elle défend à chaque congrès une vision plus intégrée de la SDN fondée sur une organisation régionale. Dès 1922 à Budapest, Aulard évoque dans un discours « l’espoir des États-Unis d’Europe ». En février 1934, la FFASDN soumet à la commission permanente relative aux questions juridiques et politiques de l’Union internationale une proposition de réforme de la SDN. Celle-ci est bâtie sur les principes défendus par Jean Hennessy et ses compagnons depuis plus de dix ans :

« La Fédération française des associations pour la SDN considère que les événements ont démontré la nécessité d’une refonte organique de la constitution de la SDN [...]. Le Pacte actuel serait conservé comme base d’une société européenne en relation avec l’organisation pan-américaine ou autres organisations continentales, sans exclure les États non européens désireux d’y participer, et tenant compte des ententes régionales et autres groupements d’États déjà existants ou en voie de formation56. »

Une conscience européenne battue en brèche

33Tout au long de ces années, la délégation française a répété inlassablement les mêmes thèmes, ce qui tend à prouver que, même au sein de l’Union internationale des associations pour la SDN, l’accord n’est pas unanime. Tous les membres n’ont pas atteint le même degré de conscience européenne et ne partagent donc pas nécessairement la même vision de l’Europe. Le quatorzième congrès de l’association qui a lieu à Genève en juin 1930 est à cet égard révélateur de cet état d’esprit. Il s’ouvre dans le contexte particulier de la présentation du mémorandum d’Aristide Briand aux vingt-six partenaires européens de la France. Dans une proposition de résolution présentée lors du congrès de l’Union internationale des associations pour la SDN, la délégation britannique défend le principe d’une coopération accrue entre les États. En revanche, celui d’une union européenne pleine et entière, tant au plan politique qu’économique, l’effraie. C’est pourquoi elle rallie suffisamment de pays pour repousser au vote la demande de discussion immédiate du mémorandum formulée par les Suisses, avec le soutien de la délégation française. La démarche alternative proposée par Lord Dickinson (Grande-Bretagne) est entérinée : il s’agit de créer une commission spéciale chargée d’examiner après le congrès le projet français d’union européenne57. Il est intéressant de souligner que les désaccords qu’il engendre préfigurent sa réception mitigée dans les capitales européennes. Le mémorandum Briand ne reçoit pas en effet l’accueil favorable réservé à ses propos à la SDN. Les débats autour de la question européenne agitent donc autant les structures associatives qu’officielles. Ils illustrent les limites et les obstacles au développement d’une conscience européenne.

34Les haines nées de la guerre, les nationalismes exacerbés ou tout du moins les intérêts nationaux constituent un frein puissant au développement de l’idée européenne. De ce point de vue, il est difficile de faire une distinction entre la position des associations privées et celle de l’organe officiel de la SDN. Agissent-elles dans une ouverture d’esprit internationale ou sont-elles également mues par le moteur national ? Il faut rappeler l’engagement dans les associations de nombreux militants de la cause européenne, y compris dans les rangs français. Paul Appell, prédécesseur de Jean Hennessy à la tête de la FFASDN, se plaint d’ailleurs à plusieurs reprises de la présence encombrante de fédéralistes européens trop exaltés et utopistes dans les délégations. C’est un des motifs de démission de ses fonctions à la fin de l’année 1928. L’Union internationale des associations pour la SDN est donc très réceptive à l’idée européenne qu’elle véhicule au cours des réunions et qu’elle transmet sous forme de vœux et résolutions à la SDN. Les premières années cependant, le fait national régit sans conteste les relations entre associations de soutien à la SDN. Il atteint son paroxysme lors du congrès de Vienne en 1923. Dès son ouverture, les délégués français font retirer de l’ordre du jour une motion critiquant l’occupation de la Ruhr par l’armée française, présentée par le professeur Dumba. Président de la Ligue autrichienne, celui-ci agit sous l’influence de son homologue allemand, le comte Bernstorff. Mais dans un discours très applaudi, Jean Hennessy, chef de la délégation française, légitime l’action de son gouvernement : « La France ne peut pas retirer ses troupes si les réparations ne sont pas exécutées et si la sécurité n’est pas assurée58 », explique-t-il. Ses propos, volontairement modérés, n’en révèlent pas moins la puissance du réflexe national même chez les partisans les plus convaincus de l’unité européenne. Il est pourtant sur l’échiquier politique national aux avant-postes de l’opposition à Poincaré. Mais dans un contexte international, son opinion personnelle cède le pas à la position du gouvernement de la république.

35En définitive, l’Union internationale des associations pour la SDN représente au même titre que la SDN un lieu de sociabilité européenne. Élites intellectuelles et politiques s’y rencontrent sans grand renouvellement au cours des années 1920. En revanche, le nombre de vrais militants reste faible. De surcroît, les moyens utilisés au sein du mouvement afin de diffuser l’idée européenne – presse, brochures de propagande et conférences – ne touchent que très peu les masses. Le mouvement européen est par ailleurs divisé et peu ancré dans les sociétés de l’entre-deux-guerres. Il est confronté à de fortes résistances, dictées notamment par le sentiment national. Jean Hennessy ne partage donc sa conscience et ses sentiments européens qu’avec une minorité. Ses fonctions militantes lui permettent d’occuper une place importante dans le milieu associatif international, composé d’une génération d’hommes marquée par la guerre. Son engagement européen se nourrit en effet à la source du pacifisme des années 1920, fondement chez lui d’une nouvelle culture politique. Mais la guerre ne saurait être considérée comme l’unique responsable du glissement idéologique et politique de Jean Hennessy. Ses ambitions réformatrices sont nées dans les années 1910 autour de l’idée régionaliste. La réflexion qu’il mène ensuite sur l’Europe fédérale correspond finalement à la dimension internationale de ce projet.

Bloc national et Cartel des gauches face à la réforme administrative

36Les liens entre les thèses fédéraliste et régionaliste défendues par Jean Hennessy conduisent à s’interroger sur l’évolution de la notion de régionalisme qui connaît un regain d’intérêt dans les années 1920. Si l’on en croit certaines de ses déclarations, le député considère le fédéralisme comme l’expression ultime du régionalisme. Cette nouvelle orientation idéologique modifie-t-elle son projet initial de réforme de l’État par une remise en question beaucoup plus radicale de la république une et indivisible ?

37Dès 1919, le retour de l’Alsace-Lorraine dans l’entité nationale et la nécessaire reconstruction des départements du Nord donnent une réelle actualité aux thèses régionalistes. L’Alsace-Lorraine a bénéficié dans le Reich allemand d’un parlement provincial de deux chambres. Ce statut spécifique est considéré par Jean Hennessy comme un laboratoire de l’idée régionale. Lors d’un congrès régionaliste auquel il participe à Lyon, en avril 1919, Charles-Brun plaide pour le maintien d’une assemblée dans cette région. Le mouvement d’affirmation de l’identité bretonne profite de ce contexte favorable pour se manifester. En fin d’année 1920, trois cent soixante mille signatures sont recueillies par cent vingt-quatre associations bretonnes afin d’établir une véritable régionalisation basée sur la proposition de loi Hennessy d’avril 1915. Les expériences économiques en temps de guerre relancent le courant en faveur de la réforme de l’État. La mise en place par Clémentel de groupements économiques régionaux fait des chambres de commerce un vivier de porteurs de projets. En 1923, l’industriel Jean Maître, président de la chambre de commerce de Belfort et conseiller général du Haut-Rhin, publie une plaquette rédigée trois ans plus tôt et intitulée La réforme administrative, décentralisation et régionalisme. Il réclame une réforme de grande ampleur : « La création des régions économiques doit être considérée comme le cadre et la préface de la refonte de nos vieilles divisions par suppression des départements comme l’a proposé Monsieur Hennessy, au nom de la Ligue d’action régionaliste59. » Les lois sociales votées en 1919 – sur la journée de travail de huit heures et sur les conventions collectives – sont enfin perçues par les syndicats comme une première étape vers un nouveau dialogue social avec l’État. Attentive à la représentation des intérêts professionnels, la CGT revendique la création d’un conseil économique dont le rôle ne soit pas uniquement consultatif60. Ce projet vise donc à associer les compétences représentatives des forces sociales à la gestion des affaires publiques. Il se superpose au mouvement régionaliste qui, dans les domaines économique et administratif, connaît un nouveau temps fort. Gilles Le Béguec qualifie d’ » esprit de 1919 » la revitalisation et la convergence de la représentation professionnelle et régionale dans l’État. Robert de Jouvenel incarne parfaitement la synthèse de ces deux courants. Membre actif de la Ligue d’action régionaliste depuis sa création, il milite avec son collaborateur Alfred de Tarde pour une redéfinition de la représentation nationale. La modernisation de l’État démocratique consiste selon lui à placer à côté du Parlement politique, un Parlement économique61.

38« L’esprit de 1919 » entraîne des répercussions sur le plan politique. Lors des élections législatives de novembre, décentralisation, régionalisme et représentation professionnelle sont des thèmes de campagne communs à des groupes politiques de tous bords. Dans le contexte d’immédiat après-guerre, le projet régionaliste de Jean Hennessy retrouve donc une certaine audience auprès des réformateurs de divers camps. Fréquemment cité et commenté, le député est donc poussé à se mêler au débat sur la modernisation de l’État. Les idées qu’il défend ne relèvent pourtant pas d’une prise de conscience par rapport aux événements récents. Comme chez robert de Jouvenel, elles s’appuient plutôt sur la campagne régionaliste de 1914. Jean Hennessy prend ainsi les devants sur l’ouverture de la période électorale en entreprenant, dès octobre 1919, une tournée de conférences dans les chefs-lieux d’arrondissement de la Charente. Devant des assemblées de quatre à cinq cents personnes, il aborde chaque fois le même sujet : « La politique de l’avenir », dans lequel il développe ses thèses régionalistes62. Il devient ainsi un interlocuteur reconnu pour ses compétences. Une lettre adressée par le procureur de Cognac en mai 1921 en atteste : le magistrat sollicite son avis sur la réorganisation des tribunaux d’arrondissement envisagée par le ministre de la Justice63. Cette démarche illustre le chemin parcouru depuis l’époque où l’administration cherchait à entraver la candidature jugée « antirépublicaine » du futur député.

39D’autre part, Jean Hennessy réactive les relais de la propagande régionaliste. Pendant la guerre, celle-ci bien que poursuivie est restée confinée à un cercle restreint ; elle profite ensuite de l’intérêt suscité par la question de la réforme de l’État. Après la guerre, les congrès régionalistes retrouvent ainsi leur fréquence annuelle. Celui organisé par la Ligue d’action régionaliste à Lyon en 1919 réunit autour de Jean Hennessy une équipe de fidèles composée de Maurice Guillot, son secrétaire charentais récemment démobilisé, Charles-Brun et Gustave Téry. Son but est le suivant : « obliger la Chambre des députés, avant sa séparation, à discuter et à voter le projet d’organisation régionale qui permettra à notre pays de rétablir sa prospérité et de se développer dans l’ordre et la liberté64. » Depuis le retour à une vie politique normale, le mouvement régionaliste joue à nouveau son rôle de groupe de pression envers les élus. À l’approche des élections législatives de 1924, la Ligue Hennessy diffuse par voie de presse un manifeste destiné à sensibiliser les candidats à sa cause65. Parmi les députés sympathisants, quelques nouveaux venus comme Brocard et l’abbé Muller, respectivement élus de la Seine et du Bas-Rhin, ainsi que le député du Nord Nicolle, viennent renforcer les convaincus de longue date tels que Godart, Lefas et Lemire66. Outre le débat en place publique, Jean Hennessy réintroduit son projet de réforme dans l’enceinte parlementaire. Dès le 23 janvier 1920, il dépose une nouvelle proposition de décentralisation administrative et économique qui reprend en termes identiques celle de 1915. Cette initiative, survenue quinze jours seulement après la rentrée parlementaire, est repoussée par la Chambre dans l’attente d’un projet gouvernemental. Accusé d’avoir agi dans la précipitation sans attendre la constitution des grandes commissions, Jean Hennessy se crée des inimitiés au sein même de celle de l’Administration générale qu’il réintègre. Donnant l’image d’un franc-tireur, il voit sa candidature à la présidence rejetée à deux reprises en 1920 et 1921 par les membres de la commission. C’est Honoré Cornudet, un élu de la majorité appartenant à la FrF mais dont les initiatives sont beaucoup plus modestes que celles de Jean Hennessy, qui est choisi67. Dans un de ses ouvrages, Léon Daudet relate cet épisode à sa manière, avec ironie et cruauté :

« La première fois que j’ai vu Jean Hennessy – dit-il, ce fut à la première séance de la commission d’Administration générale dont nous sommes membres l’un et l’autre [...]. Tous mes collègues se tenaient les côtes [...]. Je m’informais des motifs de cette euphorie générale et j’appris que Jean Hennessy venait de poser, contre le vicomte Cornudet, sa candidature à la présidence [...]. Il fut blackboulé et en parut fort irrité. [...] Depuis lors, j’ai compris le comique intense et unique qui se dégage de Jean Hennessy et qui tient à la disproportion entre ce qu’il voulait être et ce qu’il est. La Fontaine a écrit une fable là dessus68. »

40Contrairement à la législature précédente, ils refusent en outre de le désigner rapporteur du projet de réforme élaboré en commission, lui préférant Charles Maurice Bellet, jeune député élu sur une liste d’Union républicaine et nationale, qui effectue son premier mandat. Isolé, Hennessy se désintéresse alors des travaux de la commission dès le début de l’année 192269. Il a créé en revanche avec Justin Godart, ancien sous-secrétaire d’État au Service de santé du cabinet Clemenceau, un groupe parlementaire d’organisation régionale qui compte cent cinquante membres en 1921. C’est au nom de ce groupe que le 3 juin 1920, il interpelle le président du Conseil Millerand sur les promesses de réformes faites par celui-ci durant la campagne électorale.

41Quels sont les résultats politiques de l’effervescence réformatrice de l’après-guerre ? Le Bloc national puis le Cartel des gauches se sont tour à tour appropriés le thème de la réforme administrative. Mais les réalisations sont restées très en retrait par rapport aux projets des régionalistes. Le bilan politique du Bloc national en matière de réforme administrative est effectivement très léger, malgré le pouvoir exercé par plusieurs régionalistes déclarés tels les présidents du Conseil Millerand et Briand ou le sous-secrétaire d’État Colrat et malgré les discours officiels maintes fois réitérés. « L’esprit de 1919 » qui anime la société civile n’a donc pas franchi le seuil du Palais-Bourbon. Sur le modèle des régions économiques de Clémentel, seule une loi du 3 janvier 1924 qui crée des chambres régionales d’agriculture jouissant de la personnalité civile est finalement à mettre à l’actif du Bloc national. La campagne électorale de 1924 cristallise le débat sur la réforme administrative. Parmi les figures de l’opposition, Jean Hennessy fait de ce thème un de ses chevaux de bataille. La profession de foi du député sortant de Barbezieux met ainsi l’accent sur la nécessité d’instaurer « un régionalisme républicain qui maintienne et vivifie l’arrondissement, facilite la représentation des intérêts économiques de la région ». Pourtant, l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches ne bouleverse pas fondamentalement les structures administratives du pays. Une des seules réalisations concrètes destinée à moderniser le fonctionnement de l’État est la mise en place par décret du 16 janvier 1925 du Conseil national économique (CNE). Mais soucieux de tempérer dans son discours d’ouverture les ardeurs des partisans de la représentation professionnelle, le président du Conseil Paul Painlevé rappelle le caractère consultatif de la nouvelle structure, qui n’est qu’ « un organe d’études », et non « une sorte de Parlement économique ». Enfin, les décrets-lois signés le 5 novembre 1926 concrétisent les projets de réforme inaboutis du Bloc national : cent six sous-préfectures dont celle de Barbezieux et la plupart des tribunaux d’arrondissement sont supprimés, tandis que vingt-six conseils de préfecture et vingt-deux tribunaux administratifs interdépartementaux sont créés. Lors d’une réunion sur la réforme administrative organisée au Musée social le 14 novembre 1926, la FrF prend acte de ces quelques avancées. Elle souligne toutefois que les tenants de la véritable doctrine régionaliste ne peuvent s’en contenter.

42En dépit des changements de majorité, une réforme administrative minimaliste, fondée sur l’organisation interdépartementale, s’impose donc dans les années 1920. Cette continuité peut s’expliquer en partie par la reconduction au pouvoir du même personnel politique : Albert Sarraut, auteur des décrets de 1926, est ainsi le ministre de l’Intérieur de Raymond Poincaré, de retour pour la cinquième fois à la tête du gouvernement en juillet 1926. Lorsque son cabinet est renversé en juillet 1929, Aristide Briand, président du Conseil pour la onzième reprise, lui succède. Mais c’est très certainement par le souci des hommes politiques au pouvoir de le conserver sans partage qu’il faut comprendre la persistance du centralisme. La question de la réforme de l’État crée également une sorte de consensus par-delà les clivages politiques. Tout se passe comme si une fois au pouvoir, malgré les discours et quelle que soit la majorité, les dirigeants politiques s’accordaient sur le principe d’une réforme « à petits pas ». Aucun de ceux qui détiennent le pouvoir exécutif ou une parcelle de responsabilité dans une commission parlementaire ne se risquent à porter atteinte au régime administratif. Hérité de la révolution, celui-ci est considéré comme un des fondements de la république. Le modifier poserait par ailleurs de nombreux problèmes locaux, notamment sur la définition des régions. Ce comportement n’est pas sans rappeler les concessions auxquelles Jean Hennessy avait dû se plier en 1918 pour présenter à la Chambre une proposition de réforme au nom de la commission de l’Administration générale. Mais depuis cette époque, ses convictions régionalistes se sont enrichies d’une réflexion sur le fédéralisme. L’évolution idéologique du député réformateur prend-elle une tournure plus radicale ? Présente-t-elle un danger pour l’unité nationale ?

Vers une République fédérale ?

43C’est le contexte international, la guerre et la recherche de solutions de paix qui nourrissent le sentiment fédéraliste de Jean Hennessy : « À la fin de la guerre, deux leaders régionalistes, messieurs Charles-Brun et Hennessy, ont brandi ouvertement le drapeau bleu du fédéralisme », relate en effet l’avocat Maurice Brun70. Mais leur adhésion initiale à la cause régionaliste contient déjà en germe une évolution de ce type. À des degrés ou à des échelles différents, les système fédéraliste et régionaliste partagent les mêmes principes, à un tel point que le théoricien Pierre-Joseph Proudhon n’effectue entre eux aucune distinction. C’est à la lumière de ce processus que s’explique l’itinéraire intellectuel de Jean Hennessy, dans les années 1920. Son discours relatif à la réforme de l’État connaît en effet dès 1919 un net infléchissement : le concept fédéral y pénètre comme mode d’organisation tant international que national. C’est semble-t-il, en 1919 à Angoulême, qu’il préconise pour la première fois une république fédérale divisée en régions, sur les modèles suisse ou américain71. Ce régionalisme, instigateur d’une réorganisation en petits états bénéficiant d’une relative autonomie par rapport au pouvoir central, remet ouvertement en cause l’héritage jacobin. Il représente la dimension interne de la doctrine fédéraliste. Une observation attentive permet cependant de déceler une évolution du contenu idéologique du discours de Jean Hennessy. Ainsi les tracts diffusés par la Ligue d’action régionaliste durant la campagne électorale de 1924, donnent lieu à l’emploi de formules moins percutantes, voire même une certaine forme d’autocensure. À trois mois d’intervalle, Le Quotidien publie en effet à deux reprises un manifeste signé Hennessy, au titre accrocheur : « La région sauvera la France ». D’une part, l’adjectif « fédéral » a disparu du vocabulaire employé. D’autre part, un passage entier consacré à la représentation régionale a été sabré dans la deuxième version, modifiant sensiblement la portée du texte. Il n’est plus question de régionalisme, encore moins de fédéralisme, mais d’une simple décentralisation dans la perspective d’un rééquilibrage entre Paris et la province72. La profession de foi de la liste charentaise du Cartel des gauches, dirigée par Hennessy, démontre également la prudence qu’impose désormais tout projet de réforme de l’État. La politique extérieure occupe la première moitié du texte : son développement est conforme à l’engagement du député en faveur de la SDN et de la fédération européenne, dont l’expression est d’ailleurs inscrite en lettres majuscules. En revanche, le régionalisme n’est abordé que dans l’ultime paragraphe consacré aux réformes. Il est associé au terme de « décentralisation ». La séparation très nette entre fédéralisme et régionalisme procède manifestement d’une volonté d’éviter toute confusion73.

44L’enjeu électoral explique vraisemblablement la tournure plus modérée du discours de Jean Hennessy. Il est en effet nécessaire, afin de séduire le plus grand nombre d’électeurs, d’adopter les positions les plus consensuelles possibles, sans pour autant renier ses principes. L’exercice est difficile, mais ne justifie pas à lui seul l’évolution constatée. À la fin de la guerre, Jean Hennessy épouse avec enthousiasme la cause fédéraliste, y compris dans son acceptation nationale. Mais si dans une perspective internationale, cette doctrine liée au pacifisme rencontre un certain succès, il n’en va pas de même au plan interne. Elle signifie dans ce cas un bouleversement complet du système administratif que la majorité des élus n’est pas disposée à accepter. Jean Hennessy prête alors le flanc à de violentes attaques en provenance de toutes les tendances politiques. Ses projets de réforme sont jugés dangereux pour l’unité nationale car ils peuvent porter atteinte au principe sacré de l’indivisibilité républicaine. La situation de l’Alsace-Lorraine fournit par ailleurs des arguments aux détracteurs du fédéralisme interne. Comme indiqué précédemment, pour les tenants du régionalisme, le régime administratif des trois départements de l’Est avait une valeur symbolique, qu’il pouvait même servir de modèle législatif à l’ensemble du pays. À l’inverse, les centralisateurs – parmi lesquels de nombreux radicaux – font valoir que le maintien d’un régime spécial débouche irrémédiablement sur la remise en cause des grands principes républicains comme la laïcité de l’école et la séparation de l’Église et de l’État. Le régionalisme et le fédéralisme sont désignés comme susceptibles de porter atteinte à ces principes, et donc nuisibles à l’unité nationale au même titre que l’autonomie ou le séparatisme. En effet, la revendication d’autonomie est assimilée au refus d’intégration dans la nation.

45Ces circonstances placent Jean Hennessy dans une attitude défensive et l’obligent au détriment de sa propre logique, à opérer une distinction claire entre le fédéralisme et le régionalisme administratif. Plus question de promouvoir l’idée d’un fédéralisme interne qui s’opposerait à l’existence de lois et règlements communs à l’ensemble du territoire. Ce recul est particulièrement sensible lorsqu’en 1928, il relance avec Jean Charles-Brun et Henry de Jouvenel une campagne régionaliste. Il se montre alors très attentif à circonscrire ses projets de réforme dans le cadre strict de l’État républicain. Au cours d’un banquet organisé le 21 juin 1928 à Barbezieux par la Ligue d’action régionaliste, il réaffirme sa volonté de créer des assemblées régionales compétentes sur les affaires d’intérêt local. Selon lui, une réforme administrative ambitieuse est plus que jamais nécessaire pour moderniser l’État. Mais il se défend de vouloir porter la moindre atteinte à l’unité nationale. L’État demeure l’arbitre souverain placé au-dessus des intérêts professionnels et provinciaux74. Il exhorte donc les parlementaires dernièrement élus à voter une réforme de ce genre, mais uniquement dans le cadre de l’union nationale. Placé lui-même dans le sillage de Raymond Poincaré aux élections législatives d’avril 1928, le député régionaliste refuse que son association puisse être perçue comme un ferment de division75. Il faut tout de même souligner la faiblesse de certains de ses arguments. Si Jean Hennessy s’en tient à sa formule de « la profession représentée dans la région organisée », comment éviter, à partir du moment où les assemblées possèdent certaines compétences, l’écueil d’une législation particulière à chaque circonscription régionale ? Cette perspective fait dès lors penser à la solution des lois à géométrie variable proposée par le député pour la fédération européenne. Des zones d’ombre persistent donc dans la théorie régionaliste de Jean Hennessy et dans ses liens avec le fédéralisme, que ses discours volontairement tempérés ne parviennent pas à dissiper. Un autre point obscur demeure : dans quelle mesure adhère-t-il aux thèses de son ami Henry de Jouvenel ? Les deux hommes politiques portent le même diagnostic de la crise de l’État et proposent le même remède : la représentation professionnelle et régionale. Le fait qu’ils relancent simultanément une intense propagande régionaliste n’est évidemment pas le fruit du hasard76. De nombreux articles sur « la modernisation de l’État » paraissent dès mars 1928 dans La Revue des Vivants, dirigée par Jouvenel qui publie parallèlement un petit ouvrage intitulé Pourquoi je suis syndicaliste77. Le parlementarisme doit selon lui se réformer en intégrant les forces vives constituées en « ordres » et assemblées dans un Conseil national économique, conçu comme une véritable assemblée technique. Cette syndicalisation de la république s’appuie par ailleurs sur les travaux de Jean Hennessy puisque, selon Jouvenel, c’est sur la base régionale que le suffrage professionnel devra être établi. Il propose à cet effet de diviser le territoire en seize régions et de répartir à l’intérieur de chacune d’elle les électeurs en quatre « ordres » de production (patronat industriel et commerçant, agriculteurs, travailleurs manuels, travailleurs intellectuels). Une fois élues, les assemblées régionales désigneraient le Conseil national économique78. Or si Jean Hennessy a bien émis quelques critiques sur le caractère consultatif du CNE installé par le Cartel, il n’a encore jamais évoqué l’opportunité de créer une Chambre économique nationale à part entière. Même s’il reste sensible à l’aspect économique de la modernisation de l’État, ses précédents projets de représentation des intérêts professionnels ont toujours été étroitement liés à l’organisation régionale. La syndicalisation de la république voulue par Jouvenel va donc plus loin, et à cette époque, Jean Hennessy ne se prononce pas encore sur le sujet. Le « syndicat » est d’ailleurs un terme qui a disparu de ses discours publics, dans les années 1920.

46Bien que ténue, la frontière entre la réforme régionaliste qu’il souhaite pour le pays et la cause fédéraliste qu’il défend à l’échelle européenne, existe néanmoins. Tenté à la fin de la guerre par un projet de république fédérale à l’américaine, il y renonce en définitive assez rapidement. Réaliste, il adapte son discours sous l’influence des circonstances politiques et opte pour un régionalisme plus libéral que proudhonien. Malgré tout, les résultats de son inlassable propagande restent faibles. En 1930, il constate avec dépit qu’après vingt ans de lutte, « rien de sérieux, d’efficace, de complet n’a encore été fait79 ». Mais si son discours réformateur obtient très peu de résultats concrets, il le place néanmoins au cœur de divers groupes et associations militantes. Il en fait une personnalité influente des milieux régionalistes et internationalistes imprégnés de l’esprit de Genève.