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Métamorphose(s)

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Jackie Pigeaud

Roi et tyran, jeux de métamorphoses. Chateaubriand, Constant et Tocqueville face aux Césars modernes

Yvon Le Gall

Texte intégral

1Les penseurs de l’Antiquité ont habitué, pendant longtemps, ceux qui se penchaient sur la politique à évoquer les formes de pouvoir en termes de métamorphoses, ou, pour le dire de façon rapide, d’anacyclosis. Les maîtres grecs les plus importants par l’influence qu’ils ont exercée sur l’approche de la pensée politique, Platon et Aristote, en ont apporté des pierres majeures, en des termes différents. Ils ont été systématisés par Polybe et Cicéron, avant d’être repris par des modernes.

  • 1 Platon, La République, 544 ss.
  • 2 J. Sirineli, Histoire des idées politiques, dans J. Touchard, Paris, PUF, 4e éd, 1971, t. 1, p. 32
  • 3 Platon, Le Politique, 291d-292a.
  • 4 Platon, Les Lois, 693 d.
  • 5 C’est au Platon de La République qu’il s’en prend. Aristote, Les Politiques, V, 12, 8, sur le poin (...)
  • 6 Soit, monarchie et tyrannie, aristocratie et oligarchie, gouvernement constitutionnel et démocrati (...)
  • 7 Pour l’essentiel, Les Politiques, V.

2C’est sans doute dans la République que Platon propose le mieux l’image d’un cycle des régimes, qui conduit, par une sorte d’enchaînement quasi mécanique, de l’aristocratie à la tyrannie, en passant par la timocratie, l’oligarchie et la démocratie1. Le mouvement fonctionne dans le sens d’une dégradation progressive, avant que le pire ne provoque le retour à la meilleure des formes. Mais, comme le remarque J. Sirinelli, il y a lieu de penser, du quasi aveu de son auteur, que « la description chronologique de Platon est une classification normative déguisée sous le masque de l’histoire2 ». La métamorphose, sous les traits de la dégénérescence, n’a plus le caractère cyclique dans Le Politique, où la monarchie royale se transforme en monarchie tyrannique et l’aristocratie en oligarchie, tandis que la mutation des pratiques démocratiques ne génère pas de changement d’appellation3. Là où il s’approche le mieux d’une perspective historique, dans le livre III des Lois, Platon évoque la dégradation du régime monocratique, à partir de l’histoire perse, et celle de la démocratie, à partir de celle d’Athènes, incarnations emblématiques des « deux espèces mères4 ». Plus pragmatique que son maître, Aristote le critique justement sur son systématisme5. S’il reprend les grandes catégories du Politique en prenant soin de dédoubler explicitement la dernière6, il entend montrer que le jeu des mutations est infiniment complexe, et que les hommes disposent d’un certain nombre de moyens pour tenter de l’infléchir ou de le ralentir7.

  • 8 « La théorie de la transformation naturelle des divers types de gouvernement de l’un en l’autre a (...)
  • 9 Pourtant, c’est bien le sentiment d’une dégradation ou d’une décadence que l’on remarque chez Poly (...)
  • 10 Ibid., VI, 6, 12. Il y aurait beaucoup à dire sur le dernier mot.
  • 11 Ibid., VI, 9, 10.
  • 12 Pourtant Polybe reconnaît que certaines évolutions échappent à ce prisme. C’est notamment le cas d (...)
  • 13 Ibid., VI, 57, 1. Nous en sommes à la conclusion du livre VI.

3Dans le passage le plus célèbre de son grand ouvrage, où il évoque les divers types de constitution, Polybe revient à une anacyclosis simplifiée qu’il revendique8, en utilisant des expressions diverses pour traduire le glissement d’une forme à une autre : « se transforme », « dégénère », ou « s’instaure », avec une préférence pour la première formule, peut-être parce que toute mutation n’est pas péjoration9. Polybe entend s’inscrire dans un schéma historique. Mais on doute que l’évocation des premiers temps ne repose sur une hypothèse. La première transformation se fait de l’autocratie – pouvoir fondé sur la force – à la royauté. « Ainsi, insensiblement, écrit-il, le despote se transforme en roi, à mesure que la raison supplante l’humeur et la force dans l’exercice de la souveraineté10. » Puis, avec le temps et l’enrichissement de la société, le roi se transforme en despote. La description se fait de plus en plus rapide pour dire la transformation en aristocratie, puis en oligarchie, enfin en démocratie. C’est alors le retour au point de départ. « Tel est le cycle des constitutions ; tel est l’enchaînement naturel par lequel les régimes se transforment […]11. » Le seul risque que court l’observateur politique dans ses prédictions est de se tromper dans l’évaluation du temps12. Polybe tient beaucoup au caractère naturel de ce phénomène. Selon lui, Lycurgue avait bien compris que c’était là un « mal congénital », qui, dans le cas de la royauté, est « la tendance au despotisme ». C’est pourquoi il a pensé à enrayer le mouvement en imaginant pour Sparte la fameuse constitution que l’on a pris l’habitude de qualifier de mixte. Pour Polybe, le génie de Rome est d’avoir abouti à la même solution de façon empirique. Mais, ce sont là des cas exceptionnels. Le dépérissement est l’horizon normal des individus et des États13. On aura remarqué que la seule transformation positive évoquée par Polybe est la première, qui s’est faite du despote primitif – ou premier – au roi.

  • 14 Ciceron, De la République, I, 28.
  • 15 Mais elle n’en est pas la seule voie. Cicéron cite longuement Platon sur la dégénérescence de la d (...)
  • 16 Ibid., I, 42. Cicéron sait bien qu’en exprimant ce jugement il n’est pas dans la droite lign (...)
  • 17 Ciceron, République, I, 25.
  • 18 Ibid., I, 29

4Environ un siècle plus tard, Cicéron reprend le schéma de Polybe, qu’il acclimate dans la pensée politique occidentale. Pour lui aussi, il n’y a pas une forme pure qui « ne puisse, par une dégradation, un glissement rapide, se transformer en un régime très voisin et détestable14 ». Et, bien entendu, la pente normale de la royauté est la tyrannie15. Cicéron remarque, à ce propos, que le pire des régimes est le plus proche du meilleur16. Cette observation inquiète appartiendra longtemps au corpus majeur de la littérature politique. Si Cicéron est moins systématique que Polybe dans la description du mouvement général, quoiqu’il y voie, lui aussi, un « mouvement naturel17 », il n’en estime pas moins qu’il y a « comme un cercle parcouru ». De ce fait, il est plus prudent que son devancier sur la possibilité de « prévoir les révolutions18 ».

  • 19 Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, coll. (...)
  • 20 J. Bodin, Les Six Livres de la République, Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en lang (...)
  • 21 Ibid, p. 19-20.

5À l’époque moderne, quelques écrivains politiques essentiels reprennent le thème de l’anacyclosis. Ainsi Machiavel se montre-t-il plus près de Polybe que de Cicéron. Mais il ajoute que les États ont rarement l’occasion de parcourir la totalité du cercle. Dans ce mouvement qui les fragilise, ils tombent facilement sous la coupe de « mieux organisé » qu’eux19. On ne rentrera pas dans le système complexe de Bodin, tout aussi inquiet que les autres du jeu des « changements », puisqu’à l’intérieur des trois seules formes de République qu’il choisit de retenir, il décrit six changements « parfaicts » et six « imparfaicts20 ». Comme la plupart de ses prédécesseurs, il pense que « la puissance de commander en souveraineté a cela de malheureux qu’elle fait souvent l’homme de bien devenir meschant […]21 ». Pourtant, le paragraphe avait bien commencé en titrant que « les bons Princes ordinairement sont successeurs des tyrans ». Il semble bien que, si nous nous en tenons au cas d’un État monocratique, qui préoccupe tout particulièrement le publiciste, le changement ne soit pas de même ordre selon que l’on va vers une amélioration ou vers une dégradation. Dans le premier cas, ce sont deux individus différents qui se suivent, tandis que dans le second c’est le même homme qui se métamorphose. Cela donne à penser qu’un responsable politique au plus haut niveau a toutes les chances de se dégrader, et bien peu, si ce n’est aucune, de s’améliorer, ou plutôt de passer du négatif au positif.

  • 22 Robespierre, « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale da (...)

6Or, c’est cette possibilité ou impossibilité pour un prince d’aller de la tyrannie à la royauté que nous aimerions interroger à partir d’expériences politiques majeures dans la France de la première moitié du xixe siècle, légèrement dépassée, analysées par quelques grandes plumes de la littérature politique du moment. A priori, l’enquête a toutes chances d’être négative. La longue tradition dont nous venons de faire état risque bien d’avoir été confortée et même durcie par les épisodes politiques de haute tension qui se sont succédés à partir de 1789. Les textes révolutionnaires sont gorgés d’invectives de tyrannie et de despotisme, et ce dans les directions opposées. Des personnalités politiques de premier plan de la gauche marquée vont jusqu’à s’en targuer, en créant le bel oxymore de « despotisme de la liberté contre la tyrannie22 ». Quant au roi, il est tout naturellement le tyran.

  • 23 Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI prononcé à la Convention nationale le 13 novem (...)
  • 24 Saint-Just, « Second discours sur le jugement de Louis XVI prononcé à la Convention nationale le 2 (...)

7Dans le premier discours qu’il prononce sur le jugement de Louis XVI, Saint-Just déclare, de façon emblématique, que la royauté est un « crime éternel contre lequel tout homme a le droit de s’élever et de s’armer23 ». Mais, comme il le note dans le second, sous la Révolution, « le système de tyrannie royale fut la douceur et l’apparence de la bonté24 ». À l’évidence, la métamorphose est impossible. Bonaparte réédite à sa façon l’épisode tyrannique, d’abord de façon sournoise, puis ouverte. Mais sa carrière est complexe, et sa pratique interroge les observateurs lors des Cent-Jours. Il en va de même pour la monarchie à l’occasion de la Restauration, avec une évolution à front renversé. Pour cette étape délicate, nous avons convoqué deux des voix les plus en évidence de l’époque, Chateaubriand et Constant, qui, non sans embarras, ont chacun défendu leur champion.

8Quelques décennies plus tard, quand l’histoire semble repasser les plats avec Louis-Napoléon Bonaparte, nous avons appelé Tocqueville comme expert pour tester les possibilités du despote de se métamorphoser en roi.

Au temps des restaurations, les regards croisés de Chateaubriand et de Constant

  • 25 M. Fumaroli se félicite que « la réhabilitation récente de la tradition libérale française [ait] f (...)
  • 26 Certains contemporains de Chateaubriand à la plume perfide, au premier rang desquels se trouvait l (...)

9Chateaubriand et Constant ont en commun d’avoir rompu avec Napoléon au cours de son règne et de faire une sorte de retour sur la scène politique au moment où il s’en retire. Personnalités bien différentes l’une de l’autre, ils ne le font pas dans les mêmes termes. Sans doute a joué le fait qu’ils appartiennent à des familles politiques différentes, encore qu’ils mettent, l’un et l’autre, la liberté au centre de leur réflexion et de leur action25. Le légitimiste a trouvé plus de facilité à s’inscrire dans le paysage complexe des restaurations en prononçant un verdict sans appel dans le procès que nous instruisons ici. Il n’en a pas moins été taxé d’opportunisme26. Le « libéral » laisse l’impression de s’être pris les pieds dans les tapis, en acceptant de collaborer avec l’Aigle de retour. Il y a laissé une partie de sa réputation.

Chateaubriand entre absolutisme et tyrannie

10Chateaubriand ouvre le dossier à plusieurs reprises. Il le fait sur le vif, au cours des années 1814 et 1815 qui sont si riches en péripéties politiques. Il ne peut s’empêcher de le faire à nouveau au moment de fixer son ultime message aux générations à venir.

  • 27 On considère d’ordinaire que l’ouvrage est paru le 5 avril. Mais Chateaubriand préférait donner la (...)
  • 28 M. Fumaroli, op. cit., p. 439.
  • 29 C’est le fameux article publié dans le Mercure du 4 juillet 1807, dans lequel la tyrannie était cl (...)
  • 30 C’est ainsi que Chateaubriand présentera sa « brochure » dans Les Mémoires d’Outre-Tombe. Cela n’e (...)

11En mars-avril 1814, à l’heure où l’Empire est en train de s’écrouler, Chateaubriand produit un pamphlet d’une grande véhémence à l’encontre de Napoléon, De Buonaparte et des Bourbons, et qui est l’un de ses textes politiques les plus célèbres27. Soit une « parole-acte », qui rendait Chateaubriand « indispensable aux Bourbons », comme l’écrit M. Fumaroli28. On ne saurait lui reprocher la lâcheté de mordre le tyran devenu inoffensif. Quelques années plus tôt, au moment de la pleine gloire, il s’en était pris à l’empereur en des termes annonciateurs de ceux du pamphlet de 181429. Ce n’était donc pas opportunisme que de développer le propos à l’instant où la coalition n’était pas encore déterminée sur la marche à suivre à l’égard de la France vaincue. L’objectif du polémiste était surtout de la faire pencher en faveur des Bourbons30. Notre questionnement s’inscrit bien dans l’opposition entre les deux « B », qui est au cœur du propos de Chateaubriand. Celui-ci le décline en deux temps, plaçant l’un essentiellement du côté de Bonaparte, l’autre du côté des Bourbons.

12Dans le premier, il interroge la relation entre usurpation et légitimité. À la base, il y a l’usurpation, encore que la situation ne soit pas aussi simple que l’auteur veut bien le dire. Chateaubriand n’est pas un légitimiste orthodoxe. Après l’évocation cavalière de la Révolution et de ses dérives, il conclut en trois propositions.

  • 31 De Buonaparte…, op. cit., p. 66.

Il eût été naturel de rappeler nos princes légitimes ; mais nous crûmes nos fautes trop grandes pour être pardonnées. […] Il fallut donc songer à établir un chef suprême qui fût l’enfant de la révolution […] Un étranger se présenta : il fut choisi31.

13De cette présentation, où le « nous » est particulièrement important, on est autorisé à conclure que nous ne sommes pas en présence d’une tyrannie d’origine. Pourtant, Chateaubriand parle bien d’usurpation. Il y a donc un conflit entre usurpation et légitimité, qu’il dénoue en posant – de façon informelle – deux règles. La première ouvre un passage à la métamorphose, la seconde l’exclut radicalement.

  • 32 Ibid., p. 67.
  • 33 Une note précise que l’adjectif « nécessaire » a été supprimé à l’occasion de la seconde édition, (...)
  • 34 « Il se concilia les vrais Français, en se proclamant le restaurateur de l’ordre, des lois et de l (...)
  • 35 « Jamais usurpateur n’eut un rôle plus facile et plus brillant à remplir. Avec un peu de modératio (...)
  • 36 « Mais Dieu ne voulut pas qu’un si dangereux exemple fût donné au monde […] », De Buonaparte…, p. (...)
  • 37 Ibid., p. 68. Le crime est emblématique, car « Tout fut violé pour commettre ce crime : dr (...)
  • 38 Notamment p. 97-98. Le portrait au vitriol n’est pas sans rappeler celui que Démosthène dessinait (...)
  • 39 L’adjectif est supprimé dans la seconde édition.
  • 40 De Buonaparte…, p. 92.
  • 41 J.-C. Bonnet, Naissance du Panthéon, Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998. Na (...)
  • 42 « Le trait distinctif de son caractère est une obstination invincible, une volonté de fer, mais se (...)
  • 43 Chateaubriand rive son clou : « Buonaparte n’est pas changé ; il ne changera jamais. » Ibid., p. 1 (...)

14En effet, Chateaubriand commence par admettre que seules « des vertus » sont susceptibles de légitimer l’usurpateur, c’est-à-dire celui qui n’a pas « les droits de la naissance32 ». Ce disant, il rejoint une tradition qu’il ne se préoccupe pas de citer. Il faut donc sonder l’intéressé pour savoir s’il témoigne des vertus qui lui permettrait de se draper dans le noble manteau de la légitimité. On se doute que l’enquête ne va pas bénéficier à l’accusé. Chateaubriand ne lui reconnaît que des talents militaires, malheureusement « égalés, sinon surpassés par ceux de plusieurs de nos généraux ». Napoléon est notamment dépourvu de la bonne foi, « qualité nécessaire d’une âme royale33 ». Plus généralement, il cumule trois handicaps, qui empêchent toute métamorphose : il est un tyran, il est un étranger, il ne changera jamais. La qualification de tyran s’applique à l’exercice du pouvoir. Chateaubriand reconnaît bien de l’habileté à Bonaparte. Il ne peut faire à moins, puisqu’il l’a servi et lui a même dédié la seconde édition du Génie du christianisme, en 1803. C’est que Bonaparte a su se camoufler sous « le titre modeste de consul » et pratiquer une politique attendue par les Français34. On comprend que la légitimité était à portée de la main. Mais Chateaubriand se garde d’écrire le mot35. Tout simplement parce qu’il n’en veut pas. La Providence, si chère aux traditionalistes, permet de sortir de cette passe qui aurait été finalement dangereuse36. C’est elle qui gonfle d’orgueil le cœur du Premier consul. À partir de là, les choses sont entendues. L’affaire d’Enghien est le crime emblématique de l’avenir napoléonien. « L’étranger, qui n’était point encore roi, voulut avoir le corps sanglant d’un Français pour marche-pied du trône de France37. » Napoléon est un étranger, et Chateaubriand insiste lourdement sur ce trait38. Issu d’une « famille demi-africaine39 », il est étranger à l’esprit français. Étranger, il porte un titre étranger, sans signification pour les Français40. Le dossier s’alourdit. Les bondes sont désormais ouvertes pour les « grandes Saturnales de la royauté ». Les crimes s’accumulent, l’oppression et l’esclavage fleurissent. Le point de non-retour est dépassé. « Faux grand homme » – et l’on connaît l’importance du concept dans la culture française de l’époque41 – « Buonaparte » est programmé pour le mal42. Il ne changera jamais43. La tyrannie corrobore l’usurpation. Le Corse est donc inapte à toute métamorphose.

  • 44 « Il importe au repos des peuples, il importe à la sûreté des couronnes, à la vie comme à la famil (...)

15Mais celle-ci est-elle possible dans l’absolu ? On est en droit d’en douter. Car, pour Chateaubriand, il est clair que rien ne balance la légitimité de la race, donc que rien ne peut légitimer l’usurpation44. Cela sent son Congrès de Vienne. Et sans doute faut-il remarquer que le propos vient dans la dernière séquence du pamphlet, placée sous le signe des « Alliés ». Comme nous l’avons rappelé, Chateaubriand entend forcer la décision de ceux-ci en faveur des Bourbons. La meilleure façon d’y parvenir n’est-elle pas de souligner lourdement que tous les souverains d’Europe sont logés à la même enseigne ? Mais il est vraisemblable que l’avocat des Bourbons exprime un sentiment profond, qui a pu bouger au fil des ans. Plus haut dans son texte, nous l’avons vu utiliser la Providence pour arriver à la même conclusion. C’est que la monarchie légitime est la meilleure protection contre toute dérive tyrannique.

  • 45 Ibid., p. 93. Le chiffre est ramené à 33 dans la seconde édition. Sans doute cet unique ty (...)
  • 46 Louis XVIII est gratifié d’un bel éloge : modéré, plein de bon sens, instruit et éloquent, esprit (...)
  • 47 Notamment par le biais des remontrances dont les corps disposent. Ibid., p. 104. Les obstacles son (...)

16Dans le second temps, Chateaubriand interroge la relation de la monarchie légitime à la tyrannie. Avec la monarchie légitime, le problème de la dérive ne concerne bien sûr que l’exercice du pouvoir, la tyrannie au sens où l’entend Chateaubriand. Pour lui, le risque est infime, et il n’y a pas lieu de développer le propos. Infime, parce que la monarchie française est capable d’assurer aux Français l’égalité des droits, la morale, la liberté civile, la tolérance politique et religieuse, l’ordre et la paix, disons capable de satisfaire à toutes les grandes valeurs auxquelles ils sont attachés. Les Français ont gardé en mémoire l’image paternelle du souverain. L’histoire – qui ne saurait tromper – témoigne en sa faveur : « quarante-trois monarques, parmi lesquels on ne trouve qu’un seul tyran45 ». La dérive grave est exceptionnelle. La monarchie d’Ancien Régime n’était donc pas tyrannique. La monarchie restaurée ne le sera pas plus. Non seulement en raison de la qualité des individus, Louis XVIII et ses proches46, mais aussi par la nature même du régime, qui suscite des obstacles aux abus de pouvoir47. Ces arguments sont des plus canoniques dans la littérature favorable à la tradition. Il est normal que, dans un cadre pamphlétaire, Chateaubriand accentue les contrastes.

  • 48 Chateaubriand le dit explicitement à W. Wilberforce. Lettre d’[octobre] 1814, Chateaubriand, Corre (...)

17À l’heure où « l’ennemi du genre humain », volontiers qualifié aussi de « fléau de l’humanité », campe aux portes de la France, à l’île d’Elbe, il est hors de question de manifester la moindre critique à l’égard de la monarchie fraîchement restaurée48.

  • 49 Il montre une opinion de plus en plus conquise, à mesure que les mois passent, et va même jusqu’à (...)
  • 50 Ibid, p. 201-205.
  • 51 Ibid, p. 216.
  • 52 Il remarque qu’il n’y a pratiquement pas eu de poursuites, à la différence de ce qui s’était produ (...)

18Quelques mois plus tard, Chateaubriand constate combien les premiers moments de la Restauration ont été conformes à l’attente des mieux informés49, et il plaide pour la Charte comme avatar de la constitution mixte, relevant bel et bien de la meilleure tradition française50. Il a parfaitement compris que le retour à l’état immédiatement antérieur à la Révolution était impossible, bien qu’il ait été un « admirable système51 ». La France était parée pour l’équilibre. Chateaubriand est soucieux de rappeler que la Restauration s’est faite en France dans des conditions beaucoup plus douces qu’en Angleterre52.

  • 53 Chateaubriand, Rapport sur l’état de la France fait au roi dans son conseil, Paris, chez Plancher, (...)
  • 54 Lettre du 12 mai à Casimir de Blacas, Correspondance générale, III, 1815-1820, Paris, Gallimard, 1 (...)

19Mais l’Ogre est revenu, et Chateaubriand a dû faire ses malles pour suivre Louis XVIII en son nouvel exil à Gand. On sait qu’il s’active auprès du fugitif, à l’intention duquel il établit des rapports. L’un d’eux, assez nourri, entre tout à fait dans l’interrogation sur la métamorphose, que nous poursuivons ici53. Chateaubriand, qui en attend un impact sur l’opinion publique54, pose la question presque d’entrée de jeu en dressant le tableau proposé par le revenant, à coup de proclamations promettant notamment l’oubli de tout ce qui s’est passé depuis son départ, la liberté sous toutes ses formes et la paix.

  • 55 Rapport…, p. 9.

Tout le système impérial est changé, écrit Chateaubriand. L’âge d’or va renaître : Buonaparte sera le Saturne de ce nouveau siècle d’innocence et de prospérité, et il ne dévorera plus ses enfans55.

  • 56 Ce n’est pas hasard s’il commence par la police, emblématique du despotisme napoléonien pour Chate (...)
  • 57 « La police nous apprend qu’elle ne va plus servir qu’à répandre la philosophie […]. » Rapport..., (...)
  • 58 « Il est vrai que si la presse est libre, Vincennes est ouvert. » Ibid., p. 10. Chateaubriand ajou (...)
  • 59 Quelque peu gêné aux entournures dans cette affaire de droit indirect maintenu par la Restauration (...)

20L’allusion saturnienne dit clairement que nous sommes face à une métamorphose impossible. Mais Chateaubriand ne refuse pas d’instruire le dossier. Et, comme on s’y attend, il le fait plutôt à charge qu’à décharge. Il commence par le nouveau système policier mis en place, qui est un dispositif d’autant plus curieux pour « défendre [les citoyens] du despotisme » qu’il est peuplé de créatures dignes de 179356. Il y va d’un humour un peu facile57. Suit l’évocation des purges massives dans la magistrature, qui avait été très largement respectée sous la Restauration, mais aussi dans l’armée et dans l’administration préfectorale. S’il surgit un point à décharge, comme l’abolition de la censure et de la direction de la librairie, Chateaubriand ne manque pas de le tourner en dérision58. Sans doute a-t-on aboli l’exercice (impôt sur les boissons), mais qui avait donc institué les droits réunis ? Par ailleurs, que dire d’un homme qui manipule la fiscalité sans passer par la loi59 ? À cela s’ajoutent les spoliations, visiblement annoncées, et la conscription rétablie, mais « en évitant une dénomination odieuse », par le truchement de la garde nationale. Chateaubriand fait une première synthèse :

  • 60 Ibid, p. 14.

Sire, vous aviez tout édifié, et Buonaparte a tout détruit. […] Le tyran reprend ainsi une à une les victimes auxquelles il promettait oubli et repos dans ses premières proclamations60.

21Nous sommes en face d’une duperie à l’intention des Français, comme la politique extérieure en est une autre à l’intention des puissances. De métamorphose, point.

  • 61 Ibid, p. 21.

22Et comme la meilleure défense reste encore l’attaque, Napoléon a l’audace de renverser l’accusation en taxant le Bourbon restauré de despotisme, en étant infidèle à la Charte et en tourmentant les acquéreurs de biens nationaux61. Cela nous renvoie à l’autre face du dossier, comme dans le grand texte de 1814. Chateaubriand concède qu’il y a bien eu, de la part du ministère, « quelques méprises » – il ne dit pas lesquelles –, mais inévitables dans un contexte aussi explosif. Pour le reste, que de générosité dans le pardon, que de précautions pour ne point tomber dans l’arbitraire ! Il faut bien admettre que le dossier en faveur de la défense du Bourbon est beaucoup plus flou que celui de l’attaque contre Bonaparte.

  • 62 Ibid., p. 28.
  • 63 « Le roi, tout absent qu’il était, forçait le tyran à ménager les droits du peuple : bel hommage à (...)

23Chateaubriand achève le rapport avec une longue salve contre ce dernier pour démontrer que sa chute est « infaillible ». Il écarte ici la guerre, qui suffirait à le renverser. Ce qui l’intéresse, ce sont « les principes de mort qui existent dans son gouvernement même62 ». Il y voit « une alliance hideuse entre le despotisme et la démagogie ». C’est le côté démagogique qui donne l’impression d’une mutation de Bonaparte. Mais tout cela n’est que façade, parce qu’il ne s’est tourné vers le peuple que sous la contrainte bienfaisante de la Restauration63 et sous la pression de républicains sincères et de jacobins corrompus assez forts pour lui disputer le pouvoir. En réalité, Bonaparte « n’embrasse la liberté que pour l’étouffer ». La paraphrase est éloquente. Et, quand il aura obtenu ce qu’il cherche – des moyens militaires –, il jettera le masque et « se rira de la constitution qu’il aura jurée ». En vérité, il ne s’agit pas d’une constitution, mais d’un acte additionnel aux constitutions de l’empire. Celles-ci demeurent donc, instruments d’une domination à venir. Par ailleurs, Bonaparte a soumis cet acte au peuple non pas dans le cadre d’assemblées d’électeurs, mais par la voie de registres dont rien ne garantit l’authenticité. Mais Chateaubriand, bien obligé d’admettre que l’acte contient des dispositions plus avancées que la Charte, y va d’une belle confession :

  • 64 Ibid., p. 32. C’est la seconde fois, dans ce texte, que Chateaubriand crédite la monarchie (...)

Au reste, Sire, écrit-il, la nouvelle constitution de Buonaparte est encore un hommage à votre sagesse : c’est à quelques différences près, la Charte constitutionnelle. Buonaparte a seulement devancé, avec sa pétulance accoutumée, les améliorations et les compléments que votre prudence méditait64.

  • 65 Ibid., p. 34.
  • 66 Ibid., p. 37.
  • 67 Le texte de Chateaubriand est d’autant plus facilement publié à Paris que, dans l’édition que nous (...)

24On verra bientôt que le propos n’a pas échappé à Constant. Mais, à peine a-t-il fait cet aveu, que Chateaubriand se fait fort de pointer les lacunes (rien sur l’abolition de la confiscation des biens) ou les traits excessifs (aucune condition de propriété pour accéder à la Chambre basse) de ce texte. Quoi qu’il en soit, Bonaparte s’est piégé en le proposant aux Français : s’il le respecte, il s’y trouve assez de dispositions pour « renverser le tyran » ; s’il ne le respecte pas, « le tyran n’en deviendra que plus odieux65 ». De plus, « comme l’acte additionnel n’est après tout que la charte », il est inconcevable que les Français s’exposent à des risques militaires majeurs pour le défendre. Finalement, qu’il soit « tyran, jacobin ou constitutionnel », Bonaparte va à l’échec. S’il admet que, récemment, celui-ci a « abandonn[é] la dictature » et convoqué la Chambre des représentants, Chateaubriand répète que c’est le fait de la contrainte, et que le fonctionnement des nouvelles institutions autorise le plus grand scepticisme. Il se garde bien d’y voir la métamorphose du tyran, mais plutôt « l’agonie du despotisme ». « La tyrannie [est] usée66. » Bonaparte n’est plus que le jouet de ce qui l’environne67.

  • 68 « Mon admiration pour Bonaparte a toujours été grande et sincère, alors même que j’attaquais Napol (...)
  • 69 M-O-T, XXIII, 12, p. 953.
  • 70 M-O-T, XXIII, 13, p. 957.

25Quelques décennies plus tard, à l’heure des Mémoires d’Outre-Tombe, l’analyse n’est pas fondamentalement différente, même si le ton a bien changé à l’égard de Napoléon. Il a beau garder le distinguo Bonaparte/Napoléon, il n’en succombe pas moins à la napoléomanie, que pourtant il dénonce68. Les propos qui nous concernent viennent à l’occasion des Cent-Jours. Si Chateaubriand ne proclame pas l’irréversibilité du tyran, comme il le faisait sur le moment, il la dit implicitement. Pour lui, Napoléon revenant de l’île d’Elbe a été contraint à la surenchère. « Libérateur après la constitution directoriale, Bonaparte était oppresseur après la Charte69. » Il en était conscient. Il a donc poussé les feux. Mais comme il ne s’agissait pas d’une démarche sincère, tout son comportement sonnait faux : il parodiait l’enfance révolutionnaire et bégayait un vieux langage de liberté. Tout ce qu’il faisait était dans le domaine de l’apparence, par exemple quand il ne s’opposait pas aux manifestations démocratiques ou quand il se laissait attaquer par des pamphlets. Ainsi l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire était-il un « escamotage », une constitution aristocratique, proche de la Charte, en un peu moins bien70. Si Bonaparte n’a pas pris les pleins pouvoirs, c’est qu’il y avait des hommes pour s’y opposer. S’il a convoqué la Chambre des représentants, c’est que le referendum n’avait pas été à la hauteur de ses espérances.

  • 71 M-O-T, XXIII, 12., p. 955. La phrase se trouvait déjà presque identique dans le Rapport su (...)

L’idée de faire descendre un ambitieux de génie du rang d’empereur à la condition de généralissime ou de président de la République était une chimère71.

  • 72 « S’il eût vécu jusqu’en 1830, peut-être nous serait-il revenu ; mais qu’eût-il fait parmi nous ? (...)

26C’est bien d’irréversibilité qu’il s’agit. Pourtant, dans une histoire fiction située à l’heure louis-philipparde, le chantre de la légitimité ne mettait plus tout à fait les mêmes choses derrière les termes de l’opposition72.

Le libéral sous les feux du ralliement : B. Constant

  • 73 Le thème est récurrent dans les principaux écrits de Constant à l’époque du Directoire. Il est par (...)
  • 74 Le sujet est un passage obligé pour tous ceux qui contribuent à la littérature constantienne. L’un (...)

27Constant nous offre un cas magnifique, car complexe, dans le jeu des métamorphoses. Il le fait, quand il cesse de voir d’abord dans la restauration monarchique une contre-révolution conduisant nécessairement à un retour du despotisme ou de la tyrannie monarchique, puis dans le retour de Napoléon la poursuite des méfaits de l’un des plus grands tyrans de l’histoire. Rappelons en quelques mots la trajectoire de Benjamin. Arrivé à Paris au début du Directoire dans les bagages de G. de Staël, Constant – qui apprend très vite – se forge une image de penseur républicain. Il considère alors que la république est la seule voie possible pour la liberté et que toute restauration monarchique ne peut déboucher que sur le despotisme73. L’accession de Bonaparte au pouvoir ne peut que le contrarier. Membre de l’une des assemblées du Consulat, le Tribunat, où il se flatte de mener l’opposition, il est éliminé lors de la purge de 1802. Dès lors, comme pour son ancienne égérie, c’est la traversée du désert, jusqu’à la première chute du tyran. Constant accepte le retour des Bourbons. Le roi n’est pas nécessairement tyran. À condition toutefois d’accepter un certain nombre de règles. Constant soutient le régime, dont il n’est pourtant pas toujours satisfait. Quand il apprend le vol de l’Aigle, il déclare, dans un article d’une grande violence, où Napoléon est comparé à Attila et à Gengis Khan, qu’il n’ira pas, « misérable transfuge [se] traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme ». La phrase, magnifique, est d’autant plus facilement restée dans les mémoires, que, moins d’un mois plus tard, il est reçu par Napoléon, et qu’il va devenir l’un des rédacteurs de l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire. Le despote peut donc s’amender. Lors de la seconde Restauration, Constant évite de peu l’exil. Ces diverses péripéties lui valent une belle place dans un dictionnaire des girouettes assez bien garni. Constant serait donc un vulgaire opportuniste74. Mais doit-on lui refuser toute sincérité dans le jeu chaotique des métamorphoses ? Arrêtons-nous ici sur le second épisode – celui des Cent-Jours –, particulièrement célèbre, qui lui a valu les plus vives railleries et qui ne peut être éclairé sans allusion au premier.

  • 75 B. Constant, Mémoires sur les Cent-Jours, dans Œuvres complètes, XIV, Tübingen, Niemeyer, 1993, 60 (...)
  • 76 A. Cabanis, « Introduction au présent volume », dans B. Constant, Mémoires.., op. cit., p. 17.
  • 77 Constant y pense dès juillet 1815, mais il ne les publiera qu’en 1819-1820. Il procédera à quelque (...)

28Constant s’est très tôt préoccupé de rédiger des papiers à l’effet de se justifier. De se justifier auprès de l’empereur ou du roi, mais aussi auprès de l’opinion, à laquelle il accordait une place capitale. Il a été assez prolixe pour que l’on puisse rassembler le tout en un ouvrage assez dodu75. Bien entendu, il s’agit de pièces dont le caractère apologétique a compromis la valeur aux yeux de bien des lecteurs. A. Cabanis note que la plupart d’entre eux n’ont pas cherché à y voir autre chose que des plaidoyers de circonstance. À tort, lui semble-t-il, car il estime qu’on y trouve également la pensée de Constant76. Tentons de le vérifier, selon le prisme qui est le nôtre, en nous servant essentiellement des Mémoires sur les Cent-Jours77, dont nous suivrons paresseusement le déroulement. Mais dévoilons tout de suite la ligne de force qui parcourt toute l’apologie : la poursuite de la liberté, y compris dans l’ombre napoléonienne.

  • 78 C’est un trait de caractère de Constant. E. Hofmann le formule très bien lors d’un épisode du Dire (...)
  • 79 Constant reprend le même argument dans la lettre qu’il adresse à Napoléon pour justifier son attit (...)
  • 80 Les constitutionnels « préféraient Louis XVIII à Bonaparte parce qu’ils croyaient voir sous Louis (...)

29Constant commence par observer qu’au moment où se produit le débarquement du Golfe Juan, le mécontentement des Français n’était pas tel que la Restauration fût menacée dans son existence. La première réaction des « vrais amis de la liberté » – mais c’est celle aussi de « tous les hommes sages » – est de déplorer cet incident, de s’opposer à Bonaparte et de soutenir le gouvernement, à condition « d’un retour sincère aux maximes de la Charte » (Mémoires, 123). Les circonstances du moment justifiaient une telle position. Constant propose alors une maxime éclairante, qui clôt la lettre VI de la première partie : « Faire dans chaque circonstance ce qu’il y a de mieux, mériter le succès, si on ne l’obtient pas, et, si l’on est vaincu, partir de sa défaite même pour être encore utile, telle a été, telle sera toujours ma règle de conduite. » (Mémoires, 132). C’est le principe même de l’opportunité, mais au sens le plus noble78. Le propos est très clair. Tout est à apprécier par rapport à la liberté – qui est le pied de l’utilité –, mais ne saurait l’être dans l’absolu. La première Restauration est sans doute sujette à la dérive sur ce point. Mais, justement se présente une occasion de la ramener aux principes qu’elle a acceptés, tout en faisant l’économie de lourdes perturbations politiques. Constant rappelle comment les « constitutionnels » – dont il est – ont alors œuvré pour obtenir une évolution libérale du régime79. Mais ils se sont heurtés aux royalistes « exagérés » – les fameux ultras – qui allaient à l’envers, en demandant une véritable dictature au bénéfice du roi. Autrement dit, ne serions-nous pas sur la pente qui mène du roi au tyran, cette pente n’étant pas savonnée par le souverain lui-même, mais par un entourage corrompu ? Nous retrouverons bientôt l’argument. Fallait-il aller vers la tyrannie monarchique pour en éviter une autre80 ?

  • 81 Pourtant, il y a pensé, comme il le note dans son journal intime et dans la lettre à Napoléon, que (...)
  • 82 Il y consacre une longue note, ajoutée dans l’édition de 1829. B. Constant, Mémoires, p. 270-280.

30Le 20 mars, note Constant, « j’ai levé les yeux, j’ai vu que ce trône avait disparu, et que la France restait encore » (Mémoires, 152). La phrase dit tout. Par la faute des ultras, la donne avait changé. Que fallait-il faire ? Partir dans une retraite lointaine eût été le choix de l’inutilité à l’égard du pays81. À partir de ce moment, Benjamin va devoir donner dans les nuances les plus subtiles, ce qui n’était pas, en l’occurrence, peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée, tant les enjeux étaient hauts. Il propose un premier regard panoramique, un peu décalé dans le temps, avant d’évoquer sa très célèbre rencontre avec l’Aigle. Il rappelle les trois dangers, cumulatifs, auxquels la France était alors exposée. Tout d’abord la dictature. « On ne pouvait dépouiller violemment Bonaparte de la dictature. Il fallait donc obtenir de lui qu’il la déposât. » (Mémoires, 198). Et Constant, sédimentant les temporalités, de remarquer que les chambres créées lors des Cent-Jours ont, dès l’origine, limité le pouvoir de l’empereur82. Puis un retour en arrière, très intéressant pour nous :

Je trouvais que si Bonaparte était de bonne foi dans ses offres de se plier à la liberté, il méritait d’être soutenu, et que s’il n’était pas de bonne foi, il fallait profiter de ce qu’il offrait pour tourner contre lui son propre artifice et pour briser entre ses mains l’instrument qu’il offrait de déposer. (Mémoires, 199)

  • 83 Ne pas oublier que l’expression « pouvoir royal », utilisée par Constant dans ses fameux Principes (...)

31Le pari de Constant ne se fait donc pas seulement sur les sentiments d’un homme – on pourrait le taxer de naïveté – mais aussi sur la situation de l’échiquier politique. La métamorphose du tyran en roi83 peut donc avoir une origine complexe. Cela va se préciser. Second danger : l’asservissement de la France par des étrangers. Le thème est récurrent sous la plume de Constant dans ces années-là. Enfin, vient la menace contre-révolutionnaire, qui fait partie des hantises de Constant depuis vingt ans. Cela lui permet d’ailleurs de souligner qu’il y a bien une constance dans sa démarche politique.

S’isoler du gouvernement que Bonaparte instituait, conclut Constant, c’était donc exposer la France à trois chances également désastreuses. (Mémoires, 204)

32Il n’en reste pas moins que c’était une couleuvre difficile à avaler pour ceux qui avaient marqué leur opposition au tyran pendant plus de dix ans. Constant clôt cette première lettre de la seconde partie sur une observation essentielle pour nous :

J’avais d’ailleurs toujours pensé que si, à l’origine, Bonaparte eût rencontré dans ses alentours des hommes indépendans, il aurait transigé avec eux, il aurait accepté un pouvoir limité aux conditions qu’on lui aurait prescrites, et que son despotisme a été bien moins son propre ouvrage que celui de la bassesse spontanée qui lui demandait un salaire et des fers. (Mémoires, 206)

  • 84 « Parmi les époques de notre révolution, l’une des plus remarquables est certainement celle qu’on (...)

33Il y a bien une cohérence de la pensée, au-delà de l’aspect apologétique. En cet instant, les libéraux se proposent d’être le pendant inversé de ce que sont les ultras pour la monarchie. Au cœur du problème, la métamorphose qui se fait soit dans le bon sens, soit dans le mauvais. Tel est l’enjeu profond que Constant donne à l’épisode, qui n’est pas une tête d’épingle. C’est là que l’événement trouve toute sa dimension84.

34Vient alors le récit de la première entrevue de Constant avec l’Aigle. C’est l’objet de la lettre II. Mais, avant d’y arriver, il précise que dans un premier temps il a entendu éviter toute rencontre avec l’Empereur. Cela ne va pas sans sinuosité. « J’observais néanmoins avec attention les symptômes inattendus de liberté qui frappaient mes regards. » (Mémoires, 207). Il s’agit du comportement digne des autorités constituées avec le chef revenu. Puis, immédiatement :

J’étais pourtant surpris plus que rassuré. Trop de souvenirs s’élevaient contre des apparences qui pouvaient être trompeuses, et la tolérance de Bonaparte […] ne me semblait encore qu’un hommage forcé, rendu à une nécessité passagère.

35Sans doute faut-il entendre que les apparences concernaient d’abord l’attitude des autorités constituées. Le terrain était donc par trop mouvant. Puis vient l’invitation impériale.

  • 85 Dans les Mémoires sur le retour, le dernier règne, & la chute de l’Empereur Napoléon, Constant dép (...)

Je ne croyais pas, comme je l’ai déjà dit, à la conversion subite d’un homme qui si longtemps avait exercé l’autorité la plus absolue ; les habitudes du despotisme ne se perdent guère85.

36Toutefois, Constant accepte de déférer à l’invitation, en toute liberté, prend-il soin de préciser, sans doute pour ne pas être accusé de chercher une exonération facile. « Quelqu’incertaine que soit une chance pour la liberté d’un peuple, il n’est pas permis de la repousser. » C’est bien le fil rouge de la démonstration. Dans le récit de la rencontre, qui s’est faite sans témoin, Constant a l’élégance de ne pas triturer les faits pour en tirer parti.

[Bonaparte] ne voulut point se donner le mérite de venir à la liberté par inclination. Il examina froidement dans son intérêt, avec une impartialité voisine de l’indifférence, ce qui était possible et ce qui était préférable.

37Sans doute fait-il des déclarations lénifiantes :

Je suis l’homme du peuple ; si le peuple veut réellement la liberté, je la lui dois. […] Je ne hais point la liberté. […] Je ne demande pas mieux que d’être éclairé. Je vieillis. Le repos d’un roi constitutionnel peut me convenir. (Mémoires, 212)

  • 86 La façon dont Constant pose le dilemme mérite d’être rapportée : « Il était clair que si l’expérie (...)

38C’est la fin de l’entretien. La dernière phrase a fait sourire bien des lecteurs. Constant dit être sorti de cette rencontre encore hésitant : Bonaparte n’allait-il pas instrumentaliser le besoin de liberté86 ? La lettre poursuit, dans un mouvement de balan :

Je ne nierai point toutefois que cette entrevue n’eût diminué, sous quelques rapports, ma conviction antérieure, que sa puissance et la liberté étaient incompatibles. Mille nuances qui restent inaperçues dans l’éloignement, se montrent à l’œil attentif, quand la distance devient moins grande.

  • 87 Dans l’introduction à la seconde édition (1829), Constant est moins positif sur la Glorious revolu (...)

39Après quelques autres ondulations (Bonaparte est moins péremptoire que par le passé.), Constant fait état de l’expérience emblématique des suites de la Glorious revolution, dont on connaît l’importance dans la littérature libérale, pour clore son débat intérieur : « Guillaume III s’était montré despote en Hollande : il espérait bien le devenir en Angleterre, au mépris de ceux qui l’avaient appelé. » (Mémoires, 214). Mais, chacun à leur façon, les Whigs et les Tories l’en empêchèrent : les uns en luttant contre lui, les autres en soutenant un autre prince87. N’était-ce pas la configuration même de 1815 ?

  • 88 Constant est très admiratif de Napoléon. « Bonaparte était d’un génie immense ; il était plus prop (...)
  • 89 Les allusions à la vieillesse sont répétées.

40Constant se rend donc. La démonstration est assez claire. Il s’en voudrait de passer pour un naïf. La conversion profonde d’un tyran de première grandeur88 à la liberté est bien peu vraisemblable. Mais il faut tenir compte des circonstances. Celles-ci touchent d’abord au tyran lui-même, acceptant, par tactique, de faire un pas de deux libéral, mais aussi vieillissant89, et à la santé déclinante. Le tyran se fragilise donc. Pour le reste, certains amis de la liberté ont assez de vigilance pour vouloir contenir ses débordements, tandis que, par leur inintelligence politique, les ultras le poussent à composer avec leurs adversaires. Il y a bien une fenêtre, dont il ne faut pas tarder à tirer profit

  • 90 « Dire le mérite de Bonaparte à avoir refusé les projets de constitution tyrannique qu’on lui a pr (...)
  • 91 Nous avons vu Chateaubriand se saisir de cette faiblesse.
  • 92 Il réalise assez largement cette réflexion couchée sur ses carnets : « Peut-être dans le détail de (...)

41Il reste donc à mettre au point les outils qui vont contribuer à transformer le tyran en « roi ». Constant insiste sur l’un d’entre eux, l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire, qu’il ne se flatte pas d’avoir inspiré dans sa totalité. Peut-être parce qu’il n’en estime pas toutes les dispositions satisfaisantes. Mais il ne cherche pas à s’exonérer de ses erreurs, parfois lourdes. Il note ainsi que Napoléon n’a guère barguigné sur le fond90, mais qu’il l’a fait sur la forme, et ce avec beaucoup d’âpreté. Il s’en veut de lui avoir cédé sur la relation du nouvel acte constitutionnel à l’Empire91, en pensant que le fond était de loin plus important que la forme. Il reconnaît avoir oublié « que les dehors seuls frappent les masses, et que les vices de la forme que [sa] résignation avait adoptée, prêtaient une force immense à des adversaires adroits, acharnés et peu scrupuleux. » L’autocritique est sans appel92et instructive pour notre dossier :

Ce fut certainement une grande faute que de réimprimer sur le pacte solennel qui pouvait rattacher la France à son ancien chef, les stigmates de la tyrannie exercée par lui à une autre époque. (Mémoires, 219)

42Autrement dit, dans le mouvement qui conduit de la tyrannie à la royauté, il faut éviter de mettre en évidence les éléments de continuité, à peine de rendre l’opinion rétive. Pour Constant, c’est « l’imperfection essentielle » de l’Acte additionnel. Par contre, il ne retient pas parmi les erreurs le fait d’avoir usé d’une procédure expéditive pour élaborer ce texte et pour le mettre en pratique. Le recours à une procédure canonique aurait pu compromettre les chances de la métamorphose, au cas où Bonaparte l’eût emporté sur la coalition.

  • 93 Constant ne se prive pas de citer – comme nous l’avons fait – le propos de Chateaubriand au roi da (...)

43Au bout du compte, malgré des qualités que Constant juge indéniables et dont il se félicite qu’elles aient été reconnues par l’adversaire93, l’Acte additionnel a provoqué une « désapprobation à peu près universelle ». Cela tient à ses yeux au fait que la défiance de la nation était un obstacle « à ce que cette nation acceptât des présens d’une main suspecte » (Mémoires, 241). C’est bien pourquoi l’imperfection était « essentielle ». Sur le chemin de la métamorphose, il faut donc prendre le plus grand soin de l’opinion, qui peut faire capoter l’expérience.

44Il faut enfin s’enquérir de la pratique politique des Cent-Jours pour juger des chances de l’opération. Pour Constant, il est clair qu’elle ne mérite en rien d’être qualifiée de tyrannique. Sans doute, les débuts ont-ils été inquiétants. Mais les réactions d’un certain nombre de corps constitués ont calmé le jeu. Constant en tire la conclusion que nous avons déjà rencontrée :

De la sorte, par l’effet du travail persévérant de ceux qui l’environnent, [Bonaparte] passe d’un pouvoir sans borne à une puissance toujours plus limitée. (Mémoires, 251)

45Il est incontestable que le texte de Constant dépasse le cadre de l’autojustification. Lors de la seconde édition, il précisera qu’il avait entamé la première, dans un périodique, pour encourager le mouvement libéral qui se manifestait alors (1819). Mais le vent s’était totalement inversé au cours de la publication, qui désormais devenait la dénonciation d’une métamorphose tyrannique. Sans doute, par sa durée même, l’enseignement que l’on peut tirer des Cent-Jours ne saurait-il être péremptoire. Vainqueur à Waterloo, Napoléon aurait-il encore accepté le carcan de l’Acte additionnel ? Constant, qui n’était pas assez naïf pour ne pas se poser la question, le redoutait sûrement. Mais entre une tyrannie certaine (avec la monarchie restaurée en proie à son aile extrémiste) et une tyrannie hypothétique (celle du nouveau Bonaparte), y avait-il lieu d’hésiter ? La métamorphose n’est pas nécessairement inévitable. À l’occasion de la seconde édition des Mémoires, Constant admettra que

ce fut une erreur dans les amis de la liberté qui, voulant mettre un terme à sa dictature, s’unirent à lui pour fonder un gouvernement constitutionnel ; ce fut une autre erreur de croire que la confiance nationale l’environnerait de nouveau (Mémoires, 63).

46Bien entendu, il ajoute que cette double erreur est aussi la sienne. En vérité, la première erreur n’est pas vraiment établie, à moins d’estimer qu’il y avait myopie à ne pas prévoir Waterloo. Cette histoire interrompue n’a pas permis de vérifier le pari de Constant.

  • 94 C’est bien ainsi que T. Todorov a compris toute la trajectoire politique de Constant, depuis son a (...)
  • 95 B. Constant, Mémoire apologétique adressé au roi le 21 juillet 1815, dans Mémoires sur les Cent-Jo (...)

47Quittons Constant sur la belle formule, où il pose sa propre démarche, dans un mémoire apologétique à l’intention de Louis XVIII, restauré pour la seconde fois : « Je n’ai rien fait contre le Roi, rien contre la France. Je ne suis d’aucun parti94. Je ne puis être rangé dans aucune classe95. » Ne serait-ce pas la qualité d’un monarque ?

Sur le second César, le regard interrompu de Tocqueville

  • 96 M. Fumaroli fait un long parallèle entre le vicomte et le comte, ces parents par alliance, mais au (...)
  • 97 Tocqueville décède au printemps 1859. Le frémissement libéral se manifeste en 1860.

48On ne peut mieux faire que de donner la parole à Tocqueville pour succéder à B. Constant, mais aussi à Chateaubriand96, et aborder la question de la métamorphose quelques décennies plus avant. On ne saura reprocher à ce chantre du libéralisme d’avoir déserté la scène du monde à la veille du moment où Napoléon III amorçait un tournant libéral, dont il allait distiller les ingrédients à doses homéopathiques97. Mais il est légitime de le regretter. Sous l’angle qui nous intéresse ici, il convient de dégager deux étapes dans les relations de Tocqueville au second Bonaparte, qui passe de Louis-Napoléon à Napoléon III. Comme on s’y attend, le coup d’État marque la césure, à partir de laquelle la question de la métamorphose est susceptible de se poser.

Avant le coup d’État, prévenir le risque despotique

  • 98 Il prononce – ou écrit – trois discours importants, sur le droit au travail, l’organisation du lég (...)
  • 99 Ce discours a eu un grand retentissement. Ibid., p. 399.
  • 100 A. de Tocqueville, Souvenirs, dans Lettres choisies, Souvenirs, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 20 (...)
  • 101 J.-C. Lamberti, « Tocqueville et la constitution de 1848 », Commentaire, 1984, n° 25, p. 148-150. (...)
  • 102 Ce faisant, il renoue avec le regret formulé dans la Démocratie en Amérique, que la constitution a (...)
  • 103 « Nous tombâmes l’un et l’autre en cette occasion dans une grande erreur qui aura, je le crains bi (...)
  • 104 Lettre du 18 novembre 1848 à Paul Clamorgan, qui est son agent électoral, devenu bonapartiste. O. (...)
  • 105 Souvenirs, p. 987. Il s’agit toujours des « notes » évoquées ci-dessus. Tocqueville donne (...)

49Dans la première étape, il est intéressant de voir comment Tocqueville perçoit Louis-Napoléon, ou plutôt « Louis Bonaparte », comme il l’appelle parfois dans sa correspondance. Il est utile de rappeler quelles ont été ses positions lors de la discussion de la constitution de 1848, qu’il a contribué à élaborer en tant que membre de la commission de constitution98. S’il n’est pas écouté sur le terrain du bicamérisme, où il est même lâché par son ami Beaumont, il l’est davantage sur celui de l’élection du président de la République99. Il écrira bientôt qu’avec le socialisme « à nos portes », il était alors « plus préoccupé du désir d’arriver rapidement à placer un chef puissant à la tête de la république qu’à organiser une constitution républicaine parfaite100 ». Il estime avoir contribué à faire prévaloir la solution de l’élection par le peuple, non sans avoir, à un moment donné, plaidé pour la voie indirecte par le biais de délégués101. Avec Beaumont, dont il soutient la proposition, il est favorable à la non-rééligibilité immédiate102. Il ne s’en félicitera guère à l’heure des Souvenirs103. Lors de la présidentielle, il vote Cavaignac, « sans passion pour lui, sans haine contre son adversaire », parce qu’il pense qu’avec ce dernier l’on débouchera immanquablement sur une crise prochaine, qui mettra fin à l’épisode républicain « pour nous conduire je ne sais où104 ». Il ajoutera bientôt que, dès le lendemain de l’élection, il a senti une tristesse profonde. « Je crois voir la liberté de mon pays disparaître dans une monarchie bâtarde et ridicule105. »

  • 106 A. Jardin, op. cit., p. 402.
  • 107 Il en est question dès le mois de mai, lors d’une crise ministérielle. Tocqueville se déclare « pa (...)
  • 108 Il aurait voulu l’Instruction publique, qu’il a fallu laisser à Falloux. A. Jardin, op. cit., p. 4 (...)
  • 109 « Je crois avoir été de tous ses ministres, et peut-être de tous les hommes qui n’ont pas voulu pr (...)
  • 110 Ibid., p. 922. Le portrait s’achève ainsi sur une note des plus négatives : « En somme rie (...)

50Pourtant, comme l’écrit A. Jardin, Tocqueville « ne fuit pas le contact avec le nouveau président106 », et l’on sait qu’il participe aux affaires, de juin107 à octobre 1849, comme ministre des Affaires étrangères108. La fréquentation qu’il en a eue, à cette occasion, nous vaut un très beau portrait présidentiel dans les Souvenirs. Il l’ouvre en des termes qui pourraient faire douter de son objectivité109. D’entrée de jeu, il le dit « très supérieur » à ce que sa vie antérieure laissait présager. Il énumère quelques « qualités attachantes ». Cependant, il glisse vite vers des appréciations peu flatteuses : conversation « rare et stérile », « fort vacillant dans ses desseins », intelligence « incohérente, confuse, remplie de grandes pensées mal appareillées », etc. Si une amabilité se glisse parfois entre ces traits peu valorisants : « capable de justesse, quelquefois de finesse et d’étendue », on revient vite à l’autre versant : « une petite veine de folie courant ainsi au milieu de son bon sens ». Toutefois, il n’est question ni de despote, ni de tyran. Sur le plan politique, Tocqueville pointe dans « la haine et le mépris des assemblées », liés à un orgueil sans bornes de son nom, le trait fondamental du prince-Président. Il souligne aussi la médiocrité de son entourage, en reprenant le mot de Changargnier : « escrocs et marauds110 ». Bien que ces caractéristiques soient susceptibles de conduire à la tyrannie, si l’on se souvient du Platon de la République, il ne se prononce pas de façon explicite. Il reste dans la litote en mentionnant son « très peu de goût pour la liberté ».

  • 111 Ibid., p. 938. Le « nous » concerne Tocqueville et ses amis de la Jeune Gauche. Tocquevill (...)
  • 112 Souvenirs, p. 938-939. La proposition de Tocqueville prend évidemment le contre-pied de la (...)
  • 113 « Tous mes collègues ne m’imitaient point dans le soin que je mettais à capter la bienveillance du (...)
  • 114 Pour expliquer ce renvoi, Tocqueville avance une « cause profonde et permanente » qu’il articule e (...)

51D’ailleurs, plus avant dans le récit de son passage aux Affaires étrangères, Tocqueville fait état de relations pour le moins nuancées avec le Président. À peine a-t-il noté que celui-ci était « pour nous comme pour la république, le plus grand et permanent péril », qu’il ne désespère pas « de nous établir dans son esprit, pour un temps du moins, d’une manière assez ferme » en jouant sur son refus d’être instrumentalisé par les leaders de la majorité monarchiste111. Ainsi propose-t-il à Louis-Napoléon, dont il comprend qu’il n’acceptera pas de rentrer dans le rang après l’exercice d’un mandat de quatre ans, de l’aider à rester au pouvoir sans compromettre les institutions républicaines112. Cette démarche, faite à titre privé, ne recevait sans doute pas l’approbation des amis du ministre des Affaires étrangères113. La carrière ministérielle de Tocqueville prend fin avec le renvoi de l’équipe dirigée par Barrot114.

  • 115 Il est seul à avoir signé la lettre de protestation qu’il a écrite pour réagir, en des termes mesu (...)
  • 116 Lettre du 14 juin 1850 à G. de Beaumont, O.C., t. VIII, vol. 2, p. 274. « Très à l’écart », écriva (...)
  • 117 « Le Président ne gagnera pas de force par la durée du pouvoir et, après un nouveau terme de quatr (...)
  • 118 Lettre du 29 janvier 1851 à G. de Beaumont, ibid., p. 369.
  • 119 E. Anceau, « Tocqueville et le pouvoir exécutif sous la Deuxième République », La Revue Tocquevill (...)
  • 120 Souvenirs, appendice VII, p. 994. Les deux autres voies pour sortir de la constitution lui (...)
  • 121 Tocqueville joue à la fois sur le niveau national (il est rapporteur de la commission de révision) (...)

52Bien que Tocqueville n’ait pas rompu immédiatement les ponts avec Louis-Napoléon115, voici venu le temps de « la plus complète réserve116 ». Tocqueville n’en reste pas moins partisan de la révision constitutionnelle comme moyen d’écarter à jamais toute dérive impériale au bénéfice de Louis-Napoléon117. D’Italie, où il s’est réfugié pour des raisons de santé, au cours de l’hiver 1850-1851, il avoue son pessimisme en des termes qui dépassent la personnalité du prince. « Le phénomène général me parait être un mouvement de la nation en dehors de la liberté et vers la concentration et la permanence du pouvoir », écrit-il à Beaumont. Et il ajoute qu’il n’y a pas lieu de se rassurer en prenant en compte « le génie si ordinaire et si incomplet du prétendant ; ce n’est pas lui qui est élevé, c’est ce qui le soulève et le porte au pouvoir118 ». De retour en France, tel un nouveau Constant, il raconte qu’il est convoqué, le 13 mai 1851, par Louis-Napoléon hésitant sur la démarche qu’il devait suivre. À moins qu’il n’ait lui-même sollicité cette entrevue119. Lors de cette dernière, dont nous ne connaissons la teneur que par l’une des notes – malheureusement incomplète – laissées par Tocqueville pour alimenter cette partie des Souvenirs, il semble qu’il ait suggéré à son interlocuteur de « sortir de la constitution par l’appui du peuple », mais en changeant sa manière de faire120. Après l’échec d’une tentative de révision de la constitution, dont il est l’une des figures clés, au cours de l’été 1851121, Tocqueville, envisageant l’éventuel « coup d’État populaire », réitère, à l’adresse de Beaumont, son intention de se tenir

  • 122 Lettre du 14 septembre 1851 à G. de Beaumont, O.C., t. VIII, vol. 2, p. 408. A l’occasion de cette (...)

non en neutralité, mais en réserve, et surtout, comme vous le dites, sans engagement de guerre civile, dans l’espoir de pouvoir, en ce dernier moment, nous interposer et, si le Président triomphe, tenir ferme sur le terrain de la liberté constitutionnelle122.

  • 123 Lettre du 6 octobre 1851 à J.-J. Ampère, O. C., t. XI, Correspondance d’A. de Tocqueville avec P.- (...)

53À l’automne, « l’élection inconstitutionnelle » de Louis-Napoléon lui semble « toujours l’événement déplorable et inévitable123 ». Comme chacun sait, celui-ci allait préférer un coup d’État « avec [ses] propres forces ».

Après le 2 décembre, miser sur la métamorphose du pays

  • 124 Sa position est bien présentée dans sa lettre du 8 décembre 1852 à Mrs Grote. Tocqueville, O. C., (...)
  • 125 « Je vous écrirais sans cesse, si je pouvais vous écrire librement. Mais l’idée qu’on décachette l (...)
  • 126 « Qu’on ne cherche pas à renverser ce gouvernement, je le conçois, écrit-il à son frère Édouard ; (...)

54Fort logiquement, Tocqueville est l’un des députés protestataires contre le coup de force présidentiel124. Au cours des années qui lui restent à vivre, et pendant lesquelles il ne s’est jamais départi de sa position d’opposant, a-t-il envisagé une métamorphose du tyran en roi ? En a-t-il imaginé d’autres ? Pour y répondre, nous disposons toujours de sa riche correspondance, qui aborde fréquemment les affaires politiques, malgré la surveillance de la poste125. Pour l’essentiel sa position apparaît constante. On peut la dessiner ainsi. Le Second Empire est un régime particulièrement despotique et dangereux, qu’il faut renverser, encore que la position de Tocqueville ne soit pas systématiquement radicale126. Jamais celui-ci n’envisage la métamorphose du tyran. L’élimination du régime passe par une autre métamorphose, celle de l’opinion, qui finira bien par ne plus supporter

l’idée que le destin de la France doive dépendre de l’égoïsme, de la vanité, des craintes ou des caprices d’un seul homme, de race et d’éducation étrangères, d’un groupe de bandits militaires et de civils avilis qui n’auraient été bons qu’à former l’état-major et le conseil privé de Catilina,

  • 127 O. C., t. VI, Correspondance anglaise, vol. 2, Correspondance et conversations avec Nassau (...)
  • 128 Comme le note A. Jardin, « le cyclothymique Tocqueville n’a pas un jugement immuable ; on rencontr (...)

55selon une observation faite en privé127. Mais pour en pronostiquer l’avènement, la météorologie tocquevillienne est très variable128.

  • 129 Lettre du 1er février 1852 à G. de Beaumont, précitée.
  • 130 Lettre du 2 novembre 1856 à N. W. Senior. O. C., t. VI, p. 194. C’est la conclusion tirée d’une ci (...)
  • 131 Lettre du 22 mars 1852 à C. de Rémusat. Lettres choisies, p. 1032-1033.

56L’une des premières lettres que Tocqueville adresse à G. de Beaumont après le coup d’État est riche pour notre propos. Il y qualifie la constitution de 1852 comme « la plus despotique qu’ait eu la France dans aucun temps ». Mais il ne dit pas en quoi celle de l’an VIII, dont elle était pourtant fort inspirée, était « plus libérale129 ». C’est dire que la barre est placée très haut. Tocqueville rappelle à son ami sa crainte « que toute cette longue Révolution française ne finît par aboutir à un compromis entre l’égalité et le despotisme », tout en ajoutant qu’il ne croit pas que cet avatar en soit le terme. Quelques années plus tard, il évoque « ce gouvernement, mélange formidable de socialisme et d’absolutisme130 ». Il s’agit bien d’un système dangereux, par sa capacité à capter la faveur d’une large partie de la population. D’entrée de jeu, Tocqueville n’envisage comme solution que de le renverser131, et, par la suite, il n’évoque pas d’amendement possible.

  • 132 Mais n’est-ce pas une erreur obligée ? Dans la conversation précitée du 22 décembre 1851 avec Seni (...)
  • 133 Lettre du 17 janvier 1852 à L. de Lamoricière, Lettres choisies, p. 1015.
  • 134 Rappelons que le prince-Président ne pouvait guère écarter ce dispositif, puisqu’il a su exploiter (...)
  • 135 Lettre du 8 février 1852 à Reeve, O. C., t. VI, vol. 1, p. 135. Tocqueville venait de parler des c (...)

57Le prince-Président n’aurait-il pas commis une erreur en mettant dans la constitution qu’il a concoctée des institutions bien peu conformes à la nature de son régime, et finalement périlleuses pour lui132 ? Tocqueville pointe très vite cette faille. Dans la lettre du 1er février 1852 à Beaumont, il note que cette constitution – la plus despotique, comme on vient de le voir – « contient cependant deux choses nouvelles qui pourraient servir un jour à la liberté, au moins à la révolution future », avec l’organisation du Sénat et du Corps législatif. Il avait tenu des propos identiques, quelques jours auparavant, à Lamoricière. En effet, le Sénat apparaîtrait doté de pouvoirs de nature à embarrasser le Maître, du moins si celui-ci « ne s’était réservé la faculté de le composer des plus grands pleutres que renferme le pays133 ». Et Tocqueville ne doute pas que son choix portera sur « la crème de la pleutrerie française ». Quant au Corps législatif, s’il laisse apercevoir son « néant » aux observateurs les moins perspicaces, grâce à son origine – le suffrage universel masculin134 – il est de nature à devenir « un germe de Révolution nouvelle », pour peu que l’opinion se réveille. De la même façon, Tocqueville trouve le prince-Président bien imprudent « d’avoir laissé au peuple l’usage du vote universel dans les choses secondaires et journalières », c’est-à-dire dans les élections locales, et plus particulièrement les municipales135. Dans l’immédiat, Tocqueville témoigne d’un certain optimisme.

Je suis porté à croire, écrit-il à Beaumont, le 1er février 1852, que le Corps législatif, fût-il élu sous la pression des circonstances actuelles, contiendra un assez grand nombre d’hommes qui laisseront voir bientôt des velléités d’opposition […].

  • 136 Il le rappelle à Corcelle, à propos de L’Ancien Régime et la Révolution. « Vous me dites que les i (...)
  • 137 Voir notamment la lettre du 3 septembre 1856 à F. de Corcelle, ibid., p. 175.

58Tocqueville n’a pas le fétichisme des institutions136. Celles-ci offrent des leviers, sur lesquels il ne revient guère par la suite137, car tout dépend de l’opinion.

  • 138 Lettre du 1er mai 1852 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 3, p. 45.
  • 139 Par exemple, lettre du 17 janvier 1852 à Lamoricière, précitée. Ailleurs, il qualifie la pratique (...)
  • 140 À la fin de juillet 1851, Tocqueville s’étonnait du calme parfait de la nation, ajoutant qu’il ne (...)
  • 141 Lettre du 26 octobre 1853 à O. Barrot, Lettres choisies, p. 1086. Rappelons que Tocqueville a été (...)
  • 142 À plusieurs reprises, Tocqueville reprend sur ce point son ancien chef de cabinet aux Affaires étr (...)
  • 143 Dans une lettre à son frère Édouard, auquel il reproche son ralliement au régime, il se lamente de (...)
  • 144 L’époque est à « un agiotage effréné » et à « une insensibilité de cochon ladre pour tout le reste (...)
  • 145 Lettre du 23 septembre 1853 à P. Freslon, Lettres choisies, p. 1084.
  • 146 Lettre du 26 octobre 1853 à O. Barrot, précitée.
  • 147 Lettre du 27 juillet 1854 à Mme de Circourt, O. C., t. XVIII, p. 189.
  • 148 « Il me paraît évident que le temps et l’usage du souverain pouvoir produisent dans l’esprit du ma (...)

59La question est donc de savoir combien de temps le nouveau César, qu’il se refuse à voir comme un fondateur, en sera le maître. Sans doute Tocqueville invoque-t-il, à maintes reprises et dès l’origine, alors même que le régime se fait « de plus en plus dictatorial et militaire138 », sa confiance en « l’esprit du siècle », qu’il tient toujours pour « invincible139 ». On connaît la pente de cet esprit, qui est au cœur de la Démocratie en Amérique. Mais notre libéral sait très bien qu’il y faudra du temps, au moins « quelques années ». C’est qu’il y a un problème de métamorphose, celle de l’opinion. C’en est fini des appréciations favorables portées jusqu’à l’approche du coup d’État140. La « race actuelle141 », qu’il ne faut pas entendre dans un sens gobinien142, est marquée par son appétence pour la servitude. Il le répète à satiété, aimant rechausser les bottes de Tacite143. Il y voit le fruit de la conjonction de la peur et de l’avidité : peur des socialistes depuis les fameuses journées de 48, et envie de gagner de l’argent en toute tranquillité144. Non seulement le peuple supporte ses fers, mais en plus il « les agite avec triomphe et les baise avec transport145 ». S’il a conscience d’appartenir, avec quelques-uns de ses amis, à une espèce « antédiluvienne146 », et si dans les heures de découragement il ne voit chez ses compatriotes qu’un trait permanent, « la facilité de se plier à tout147 », Tocqueville ne veut pas douter que viendra une autre « race », friande de liberté. « Mais, demande-t-il à O. Barrot, assisterons-nous à cette nouvelle transformation ? » Il a conscience de l’habileté du nouveau prince, qui sait se couler dans des habits louis-philippards148. Il ne faut donc pas trop compter sur ses erreurs.

  • 149 Il y a notamment la lettre du 14 janvier 1852 au comte de Chambord. A. Jardin, op. cit., p. 446-44 (...)
  • 150 F. Mélonio, Tocqueville et les Français, Paris, Aubier, 1993, p. 133.
  • 151 Lettre du 1er février 1856 à J.-J. Ampère, O. C., t. XI, p. 307. Tocqueville fait allusion au trai (...)
  • 152 Lettre du 23 décembre 1855 à F. de Corcelle, O. C., t. XV, vol. 2, p. 157.

60Pour lui retirer la faveur publique, il convient d’ouvrir des perspectives d’avenir paisible par un rapprochement des deux branches monarchiques149. Tocqueville s’est rapidement aperçu des limites de la démarche. Il faut travailler aussi l’opinion par la presse et par des ouvrages appropriés. Mais Tocqueville sait bien que la première est magistralement muselée, et que les seconds posent un problème d’adéquation. En effet, la « race actuelle », qui donne sa couleur à l’opinion, est bien différente de l’espèce antédiluvienne qu’elle a, d’une certaine façon, surclassée. Aussi, au moment de sortir l’Ancien Régime et la Révolution qui est, selon F. Mélonio, « d’abord un ouvrage argumentatif qui mène le lecteur du constat du Mal à l’espoir d’une guérison150 », se demande-t-il « qui va avoir le temps de lire et de s’intéresser à une lecture au milieu de toutes les fanfares qui célèbrent la proclamation de la paix et la naissance d’un fils151 ». Il a le sentiment que la France vit la fin d’un cycle culturel de quelque trois cents ans, placé sous le signe du « goût des plaisirs de l’esprit152 ». Mais le frémissement d’un succès de librairie le conduit à des conclusions nuancées, qu’il est utile de citer largement.

  • 153 Lettre du 18 juillet 1856 à O. Barrot, Lettres choisies, p. 1175-1176. Comment ne pas rapprocher l (...)

Je ne m’exagère pas, cependant, croyez-le, écrit-il à O. Barrot, l’influence que peut avoir un livre dans ce moment : elle est presque nulle. C’est une semence qui ne peut amener de fruits, si elle en produit jamais, que longtemps après qu’elle est répandue. La classe politique en France est changée. Celle qui, aujourd’hui élève ou renverse les gouvernements, les soutient ou les laisse crouler, ne lit point de livres, se soucie très peu de ce que pensent ceux qui les écrivent et n’entend même pas le petit murmure que ceux-là font au-dessus de sa tête. […] Néanmoins, comme les mouvements des masses, même les plus grossières, prennent naissance dans des idées et souvent dans des idées très métaphysiques, et parfois abstraites […], il est toujours utile de jeter de ces idées-là en circulation dans l’espérance que, si elles sont justes, elles finiront peu à peu à se transformer en passions et en faits. Je demande à Dieu de voir de mon temps cette transformation, quoique, pour dire la vérité, je ne l’espère guère153.

  • 154 Lettre du 20 août 1856 à P. Freslon, Lettres choisies, p. 1189.
  • 155 Comme il le dit, son ouvrage est « rempli du sentiment de liberté ». Tocqueville note que toutes l (...)

61Il n’est pas certain qu’il faille voir dans le propos un excès de modestie. La confirmation du succès de son livre ne doit pas en cacher le côté superficiel du réveil154, quoique le phénomène témoigne que l’intérêt pour la liberté n’est pas mort dans la population155.

  • 156 « Élection pour rire, il est vrai, à laquelle personne n’attache la moindre importance », écrit-il (...)
  • 157 Lettre du 19 octobre 1857 à F. de Corcelle, O. C., t. XV, vol. 2, p. 210.
  • 158 Lettre du 25 septembre 1857 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 3, p. 502.
  • 159 « De quelle utilité ne doit pas être au gouvernement actuel la vue de cette société sauvage dans l (...)
  • 160 « J’ai toujours cru que l’entreprise de faire de la France une nation libre (dans le vrai sens du (...)
  • 161 Lettre du 30 août 1858, O. C., t. XVIII, p. 492. L’observation de Tocqueville s’est révélée juste. (...)

62Reste que notre auteur sent assez bien les choses. À l’automne 1857, à la suite d’élections législatives, qui n’ont pas remis en cause le régime, mais qui montraient qu’il ne tenait plus le pays avec la même efficacité, alors qu’il en attendait bien peu156, il en revient à dire, comme en 1852, – bien qu’il pensât que les Français étaient devenus un « peuple de valets157 » – que les simulacres institutionnels pouvaient bien être le cheval de Troie de la liberté158. Ce que les années 1860 allaient vérifier. Mais il allait d’abord falloir passer l’obstacle généré par le malheureux attentat Orsini, qui vient réalimenter la peur du désordre et justifier les mesures tyranniques adoptées pour y répondre. Toutefois, Tocqueville craint moins Napoléon III que son entourage159. Et, dans l’immédiat, il semble croire moins que jamais à la métamorphose du pays, quoiqu’il estime erroné de voir dans la France une nation « décrépite et corrompue », où se jouerait une répétition de la décadence des Romains, à la mode dans certains milieux160. La France accédera à la liberté le jour où elle aura vaincu sa peur de l’anarchie. Par ailleurs, Tocqueville ne cache pas son scepticisme sur les premières rumeurs de libéralisation décentralisatrice. Comme il l’écrit à A. de Circourt, les hommes au pouvoir « sont condamnés à être maîtres absolus ou à tomber161 ». Des deux verrous à faire sauter, l’un tenant à la nation, l’autre au régime, le premier est certainement le plus important à ses yeux. C’est là que se situe la vraie métamorphose.

63Les Tocquevilliens se sont régulièrement demandé comment leur auteur aurait réagi au tournant libéral de l’Empire. Tocqueville aurait-il théorisé la métamorphose du tyran en roi ? Aurait-il appliqué à la situation, comme le pense L. Guellec, l’analyse qu’il avait faite des dernières années de l’Ancien Régime, où il avait conclu qu’un pouvoir autoritaire n’était jamais en si grand danger de chute que quand il consentait aux réformes ? On peut le penser. Laissons ce grand maître du libéralisme français sur une note d’optimisme, greffée sur la question des simulacres :

  • 162 Lettre du 25 septembre 1857 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 3, p. 502-503.

On ne joue pas longtemps la comédie devant un peuple aussi intelligent que le nôtre et notre vanité seule, à défaut de patriotisme, nous fait bientôt souffrir du sot rôle que joue dans le monde une nation à laquelle on dit qu’elle est libre en lui mettant des menottes et un bâillon162.

64Dans le jeu des métamorphoses, il est clair que celle du bon au mauvais est malheureusement beaucoup plus évidente que celle du mauvais au bon. Il serait naïf de s’en étonner. Nos trois auteurs n’ont assurément pas la même position sur le sujet, bien que les deux premiers soient rigoureusement contemporains. Si l’on accepte de parler de libéralisme pour ces deux-là, il est certain que les couleurs ne sont pas identiques. L’un veut croire au mariage possible d’une vieille tradition et de la modernité, dans ce qu’elles ont de meilleur. L’autre penche beaucoup plus du côté de la modernité. De ce fait, les calculs qu’ils font par rapport au César, affronté à son concurrent monarchique, dont les potentialités tyranniques sont diversement appréciées, ne peuvent coïncider, même s’il faut faire la part de la langue de bois. Constant et Tocqueville ne sont pas sans points communs. Ils ont eu, tous les deux, leur moment de proximité avec César, tandis que Chateaubriand n’a pu que fantasmer le sien. Tous les deux, ils prennent en compte l’opinion. Mais Tocqueville croit moins que Constant aux circonstances pour embrayer la métamorphose. Il est plus marqué par le sens de la corruption du pays. Pour lui, le moment césarien, dont la durée est imprévisible, s’achèvera le jour où il aura, sans le chercher, purgé le pays des préoccupations qui lui font préférer le despotisme à la liberté. Chateaubriand ne l’a pas dit, alors même qu’il convenait de la médiocratisation louis-philipparde de la société française. César serait-il nécessaire à la métamorphose de la société française ? Comme d’aucuns le pensaient dans l’Antiquité, la tyrannie ne serait-elle pas un prélude nécessaire à la démocratie ?

Notes

1 Platon, La République, 544 ss.

2 J. Sirineli, Histoire des idées politiques, dans J. Touchard, Paris, PUF, 4e éd, 1971, t. 1, p. 32.

3 Platon, Le Politique, 291d-292a.

4 Platon, Les Lois, 693 d.

5 C’est au Platon de La République qu’il s’en prend. Aristote, Les Politiques, V, 12, 8, sur le point qui nous intéresse. Mais il se livre à une critique plus large de cet ouvrage, notamment dans le Livre I des Politiques.

6 Soit, monarchie et tyrannie, aristocratie et oligarchie, gouvernement constitutionnel et démocratie, Ibid., IV, 7. L’expression « gouvernement constitutionnel » est la transcription discutable de politeia.

7 Pour l’essentiel, Les Politiques, V.

8 « La théorie de la transformation naturelle des divers types de gouvernement de l’un en l’autre a sans doute été exposée avec plus de rigueur par Platon et par quelques autres philosophes. Mais comme leurs démonstrations sont compliquées et qu’elles comportent de longs développements, elles sont accessibles à bien peu de gens. C’est pourquoi ne retenant de cette théorie que ce qui me paraît concerner l’histoire politique et ce qui est à la portée du grand public. […] », Polybe, Histoire, VI, 5, 1, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2003, p. 552. Dans une note sur ce passage, D. Roussel observe que ni Platon ni Aristote n’ont formulé clairement la conception d’un véritable cycle. Nous avons vu ce qu’il convenait de penser de Platon sur ce point. Quant à Aristote, il nous semble s’inscrire contre toute démarche cyclique, beaucoup trop réductrice.

9 Pourtant, c’est bien le sentiment d’une dégradation ou d’une décadence que l’on remarque chez Polybe.

10 Ibid., VI, 6, 12. Il y aurait beaucoup à dire sur le dernier mot.

11 Ibid., VI, 9, 10.

12 Pourtant Polybe reconnaît que certaines évolutions échappent à ce prisme. C’est notamment le cas d’Athènes, qu’il n’aime guère et qu’il écarte explicitement de son propos. Ibid., VI, 43, 1-2 ; VI, 44, 9.

13 Ibid., VI, 57, 1. Nous en sommes à la conclusion du livre VI.

14 Ciceron, De la République, I, 28.

15 Mais elle n’en est pas la seule voie. Cicéron cite longuement Platon sur la dégénérescence de la démocratie, qui débouche sur la tyrannie. Ibid., I, 43-44. Il développe l’histoire de Tarquin le superbe comme exemple de passage de la royauté à la tyrannie. Ibid., I, 25-26. Pour lui cet exemple est important puisqu’il est à la racine de la détestation des Romains pour la royauté (I, 40).

16 Ibid., I, 42. Cicéron sait bien qu’en exprimant ce jugement il n’est pas dans la droite ligne de la tradition républicaine. On s’interroge sur son intention de faire sa place à une sorte de principat. J. Sirinelli, dans J. Touchard, op. cit., p. 75.

17 Ciceron, République, I, 25.

18 Ibid., I, 29

19 Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1996, p. 193.

20 J. Bodin, Les Six Livres de la République, Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1986, IV, p. 12. Le changement est parfait quand on passe d’une sorte de République à une autre. Il est imparfait quand il se fait d’une forme à une autre à l’intérieur d’une République. Ainsi la monarchie peut-elle être seigneuriale, royale ou tyrannique. Elle est donc susceptible de six changements imparfaits. Le même schéma est applicable à chacune des deux autres formes de République.

21 Ibid, p. 19-20.

22 Robespierre, « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République, rapport présenté au nom du Comité de Salut public, le 18 pluviôse an II », Discours et rapports à la Convention, Paris, Union générale d’éditions, 10/18, 1965, p. 222.

23 Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI prononcé à la Convention nationale le 13 novembre 1792 », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, 2004, p. 480. L’auteur enfonce le clou : « On ne peut point régner innocemment : la folie en est trop évidente. Tout roi est un rebelle et un usurpateur. » L’accusation de tyrannie est omniprésente. Il est vrai que l’enjeu est capital.

24 Saint-Just, « Second discours sur le jugement de Louis XVI prononcé à la Convention nationale le 26 décembre 1792 », ibid., p. 507. « On opprimait avec modestie », écrit Saint-Just (p. 503). Cela explique-t-il qu’il ait salué, en son temps, la constitution de 1791 comme une solution équilibrée, non sans préciser, plus loin, que « le monarque est surtout à redouter » ? Saint-Just, L’esprit de la Révolution, dans Œuvres complètes, p. 378 et 395.

25 M. Fumaroli se félicite que « la réhabilitation récente de la tradition libérale française [ait] fait redécouvrir en Chateaubriand l’un de ses représentants les plus remarquables, une sorte de Montesquieu de la Restauration ». M. Fumaroli, Chateaubriand, Poésie et Terreur, Paris, de Fallois, 2003, Gallimard, coll. Tel, 2006, p. 443. Il en crédite notamment J.-P. Clément. Mais il ajoute que cette réhabilitation du penseur politique n’a pas été suivie de celle de l’acteur. Dans le passé, tout le monde n’a pas souscrit à cette approche réductrice du vicomte. Ainsi l’un des correspondants assidus d’A. Comte, M. de Tholouze, achevant la lecture des Mémoires note-t-il que « le grand écrivain, à qui l’on s’est obstiné bien à tort à refuser les vues d’un homme d’État, a admirablement saisi et expliqué notre situation transitoire entre un monde qui finit et un monde qui commence ». Lettre du 11 juillet 1850, dans A. Comte, Correspondance générale, Paris, Vrin, EHESS, V, p. 261.

26 Certains contemporains de Chateaubriand à la plume perfide, au premier rang desquels se trouvait la comtesse de Boigne, ont mis en place une solide tradition, suivie par la plupart de ceux qui écrivent sur lui. J.-P. Clément, Chateaubriand, Biographie morale et intellectuelle, Paris, Flammarion, 1998, p. 203-204 ; M. Fumaroli, op. cit., p. 441-442.

27 On considère d’ordinaire que l’ouvrage est paru le 5 avril. Mais Chateaubriand préférait donner la date du 30 mars, soit la veille de l’entrée des Alliés dans Paris. On comprend facilement le sens de cette modification. C. Smethurst, présentant De Buonaparte..., dans Chateaubriand, Écrits politiques (1814-1816), Genève, Droz, 2002, p. 39-41.

28 M. Fumaroli, op. cit., p. 439.

29 C’est le fameux article publié dans le Mercure du 4 juillet 1807, dans lequel la tyrannie était clairement pointée : « Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran. […] » Et, bien entendu, la fameuse allusion à Tacite et à Néron. Cette page appartient au meilleur Chateaubriand. Elle est partiellement citée dans les pages par lesquelles J.-P. Clément introduit De Buonaparte et des Bourbons. Chateaubriand, Grands écrits politiques, Paris, Imprimerie nationale, 1993, t. I, p. 52. Comme J.-P. Clément l’écrit, « même sous le masque de l’Antiquité romaine, l’attaque était vive. » Il fait suivre la péripétie de 1807 de la publication des Martyrs en 1809, où Chateaubriand use d’un autre masque antique, celui de Dioclétien. J.-P. Clément, Chateaubriand, op. cit., p. 228-229. M. Fumaroli, op. cit., p. 599, parle des « replis de l’allégorie ». Il est clair que Chateaubriand est très sensible à la légitimité de sa position en ce printemps 1814. Dans une lettre située vers le 15 avril de cette année à un correspondant non identifié, il entend mettre en évidence la constance de sa critique à l’égard de Napoléon. S’il reconnaît qu’il y a dans l’Itinéraire quelques phrases sur la gloire des armées de Bonaparte dans le Levant – mais il les a cueillies auprès des populations intéressées, précise-t-il – il s’y trouve aussi ce qu’il n’a « jamais écrit de plus fort contre les tyrans ». Il rappelle sa démission donnée à la suite de la mort du duc d’Enghien et les articles du Mercure « qui ont pensé me coûter la vie, et cela après les plus brillantes victoires de Buonaparte ». Et de conclure que « tout le monde dit que j’étais peut-être le seul homme en France qui ait le droit de l’attaquer au moment de sa chute parce que je l’avais attaqué au moment de sa puissance. » Chateaubriand, Correspondance générale, Paris, Gallimard, 1979, II, p. 204-205. Chateaubriand reconnaissait que Bonaparte n’avait jamais osé le frapper directement. Il est un peu le J.-P. Sartre du régime. Madame de Chateaubriand s’en est toujours souvenu.

30 C’est ainsi que Chateaubriand présentera sa « brochure » dans Les Mémoires d’Outre-Tombe. Cela n’est pas si présomptueux qu’il y paraît, si l’on se souvient qu’au 4 avril la position du tsar n’était pas encore arrêtée et qu’au dire de Villemain, qui n’aimait guère le personnage, le pamphlet « eut le plus grand effet ». J.-P. Clément, Chateaubriand, op. cit., p. 238.

31 De Buonaparte…, op. cit., p. 66.

32 Ibid., p. 67.

33 Une note précise que l’adjectif « nécessaire » a été supprimé à l’occasion de la seconde édition, où Chateaubriand a décidé d’alléger la charge. Ibid., p. 68.

34 « Il se concilia les vrais Français, en se proclamant le restaurateur de l’ordre, des lois et de la religion. Les plus sages y furent pris, les plus clairvoyants trompés. […] » Ibid., p. 67.

35 « Jamais usurpateur n’eut un rôle plus facile et plus brillant à remplir. Avec un peu de modération il pouvait établir lui et sa race sur le premier trône de l’univers. […] » Ibid. Pour M. Fumaroli, op. cit., p. 595, c’est bien une Restauration qui aurait pu être réalisée en cette année 1804, au bénéfice d’une quatrième race, avec Chateaubriand à ses côtés.

36 « Mais Dieu ne voulut pas qu’un si dangereux exemple fût donné au monde […] », De Buonaparte…, p. 67.

37 Ibid., p. 68. Le crime est emblématique, car « Tout fut violé pour commettre ce crime : droit des gens, justice, religion, humanité ». On sait combien l’événement a été souligné par Chateaubriand, qui en a fait le point de sa rupture avec le régime.

38 Notamment p. 97-98. Le portrait au vitriol n’est pas sans rappeler celui que Démosthène dessinait de Philippe de Macédoine. Démosthène, IIIePhilippique, 31. Comme le rappelle M. Fumaroli, op. cit., p. 599, Chateaubriand fera remarquer dans ses Mémoires qu’il n’était pas le seul à traiter Napoléon de métèque. En tout cas, l’observation laisse à entendre un certain malaise de l’auteur sur ce point.

39 L’adjectif est supprimé dans la seconde édition.

40 De Buonaparte…, p. 92.

41 J.-C. Bonnet, Naissance du Panthéon, Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998. Napoléon est surtout évoqué dans le passage consacré à G. de Staël, dont l’analyse est assez proche de celle de Chateaubriand. Dans le Panthéon de Germaine, « dominé par Necker et Napoléon », on sait où va l’étiquette de grand homme. Ibid., p. 331-334. Cf. aussi IIIes Entretiens de La Garenne Lemot, « Le culte des grands hommes au xviiie siècle », Actes du Colloque, 3-5 octobre 1996, Université de Nantes, 1998.

42 « Le trait distinctif de son caractère est une obstination invincible, une volonté de fer, mais seulement pour l’injustice, l’oppression, les systèmes extravagans ; […] », De Buonaparte., p. 88.

43 Chateaubriand rive son clou : « Buonaparte n’est pas changé ; il ne changera jamais. » Ibid., p. 100.

44 « Il importe au repos des peuples, il importe à la sûreté des couronnes, à la vie comme à la famille des souverains, qu’un homme sorti des rangs inférieurs de la société ne puisse impunément s’asseoir sur le trône de son maître, prendre place parmi les souverains légitimes, les traiter de frères, et trouver dans les révolutions qui l’ont élevé assez de force pour balancer les droits de la légitimité de la race. Si cet exemple est une fois donné au monde, aucun monarque ne peut compter sur sa couronne. […] » Ibid., p. 102-103.

45 Ibid., p. 93. Le chiffre est ramené à 33 dans la seconde édition. Sans doute cet unique tyran est-il Louis XI, que la littérature monarchomaque a pris l’habitude de loger à l’enseigne de la tyrannie.

46 Louis XVIII est gratifié d’un bel éloge : modéré, plein de bon sens, instruit et éloquent, esprit vaste et éclairé, d’un caractère ferme et philosophe. Artois, « caractère si franc, si loyal, si français, se distingue aujourd’hui par sa piété, sa douceur et sa bonté […] ». Ibid., p. 94-95. D’autres princes sont évoqués plus rapidement.

47 Notamment par le biais des remontrances dont les corps disposent. Ibid., p. 104. Les obstacles sont qualifiés d’« invincibles » dans la seconde édition.

48 Chateaubriand le dit explicitement à W. Wilberforce. Lettre d’[octobre] 1814, Chateaubriand, Correspondance... II, p. 220.

49 Il montre une opinion de plus en plus conquise, à mesure que les mois passent, et va même jusqu’à décrire une situation quasi idyllique. Chateaubriand, Réflexions politiques sur quelques écrits du jour et sur les intérêts de tous les Français, novembre 1814, dans Grands écrits politiques, I, p. 175-176. Il est facile au commentateur d’établir le caractère fallacieux du propos. Ibid., p. 249 n. 69. Chateaubriand reconnaît que la Charte n’est pas parfaite, mais il ajoute qu’elle va évoluer.

50 Ibid, p. 201-205.

51 Ibid, p. 216.

52 Il remarque qu’il n’y a pratiquement pas eu de poursuites, à la différence de ce qui s’était produit lors du retour de Charles II. Chateaubriand, De l’état de la France au mois de mars et au mois d’octobre 1814, dans Écrits politiques (1814-1816), op. cit., p. 106. La comparaison avec le précédent anglais tenait une part non négligeable dans les esprits. B. Constant y avait consacré une brochure pour justifier son refus de toute restauration. B. Constant, Des suites de la contre-révolution de 1660 en Angleterre, Paris, F. Buisson, an VII. On comprend donc que Chateaubriand s’y soit arrêté. Par contre, lors de la seconde Restauration, il en ira tout autrement, et Chateaubriand, renvoyant encore au précédent de Charles II, approuvera. Chateaubriand, De la monarchie selon la Charte, dans Grands écrits politiques, op. cit., t. II, p. 445.

53 Chateaubriand, Rapport sur l’état de la France fait au roi dans son conseil, Paris, chez Plancher, juin 1815. Le rapport va de la p. 6 à la p. 38. Il est paru au Journal Universel (ou Moniteur de Gand) le 12 mai 1815. Note de C. Smethurst, dans Chateaubriand, Écrits politiques, op. cit., p. 229.

54 Lettre du 12 mai à Casimir de Blacas, Correspondance générale, III, 1815-1820, Paris, Gallimard, 1982, p. 36. En tout cas, il a fait l’objet de critiques dans son propre camp. Ibid., p. 317-318.

55 Rapport…, p. 9.

56 Ce n’est pas hasard s’il commence par la police, emblématique du despotisme napoléonien pour Chateaubriand. M. Fumaroli, op. cit., p. 595.

57 « La police nous apprend qu’elle ne va plus servir qu’à répandre la philosophie […]. » Rapport..., p. 9.

58 « Il est vrai que si la presse est libre, Vincennes est ouvert. » Ibid., p. 10. Chateaubriand ajoute que le duc d’Otrante garde la haute main sur les journaux.

59 Quelque peu gêné aux entournures dans cette affaire de droit indirect maintenu par la Restauration, Chateaubriand propose une parade. « Supprimer dans le moment un impôt même odieux, écrit-il en s’adressant à Louis XVIII, vous aurait paru une libéralité criminelle. » Ibid., p. 11. Il fallait redonner confiance en la solidité de l’État.

60 Ibid, p. 14.

61 Ibid, p. 21.

62 Ibid., p. 28.

63 « Le roi, tout absent qu’il était, forçait le tyran à ménager les droits du peuple : bel hommage à la légitimité. » Ibid.

64 Ibid., p. 32. C’est la seconde fois, dans ce texte, que Chateaubriand crédite la monarchie restaurée des manifestations d’attention de Napoléon à l’égard du peuple.

65 Ibid., p. 34.

66 Ibid., p. 37.

67 Le texte de Chateaubriand est d’autant plus facilement publié à Paris que, dans l’édition que nous avons utilisée, il est accompagné d’une réfutation de J.-B. Regnault de Warin (p. 39-62). Réfutation d’un monarchiste libéral qui a gardé de la reconnaissance à Joséphine de l’avoir sorti de la geôle à laquelle il avait été condamné en 1801. Regnault plaide pour la métamorphose, sans utiliser le mot. Il y revient plusieurs fois. Contentons-nous de ce passage. « Mais s’il fut despote, par faux calcul et par la contrariété des circonstances, jamais son administration ne fut militaire, […]. Aujourd’hui que les constitutions nous ont rendu nos libertés et que le malheur éclaire Napoléon, le despotisme militaire est moins à craindre encore. […] ; et à moins de devenir le plus insensé des hommes, Napoléon ne changera pas, contre l’odieux nom de tyran, le titre glorieux de roi d’un peuple libre. » Réfutation par M. Regnault de Warin, dans Chateaubriand, Rapport, op. cit., p. 43. V. aussi p. 46, 50, 55 et 56.

68 « Mon admiration pour Bonaparte a toujours été grande et sincère, alors même que j’attaquais Napoléon avec plus de vivacité. » L’homme des Cent Jours fait partie des « individus extraordinaires », il est un « grand homme ». Chateaubriand voit même dans le retour des cendres « une faute contre la renommée ». Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, XXII, 15, XXIII, 1 et XXIV, 16, Paris, Gallimard, Pléiade, 1951, t. I, p. 868, 915 et 1029. Il est vrai que des propos flatteurs de l’ancien tyran à l’égard de l’écrivain ne pouvaient qu’encourager ce dernier à revoir sa copie. Ibid.., XXIV, 14, p. 1027.

69 M-O-T, XXIII, 12, p. 953.

70 M-O-T, XXIII, 13, p. 957.

71 M-O-T, XXIII, 12., p. 955. La phrase se trouvait déjà presque identique dans le Rapport sur l’état de la France, p. 31. S’il n’y était pas question de « chimère », le propos soulignait bien l’invraisemblance d’un tel projet.

72 « S’il eût vécu jusqu’en 1830, peut-être nous serait-il revenu ; mais qu’eût-il fait parmi nous ? Il eût semblé caduc et arriéré au milieu des idées nouvelles. Jadis sa tyrannie paraissait liberté à notre servitude ; maintenant sa grandeur paraîtrait despotisme à notre petitesse. […] » M-O-T, XXIV, 11, p. 1019-1020.

73 Le thème est récurrent dans les principaux écrits de Constant à l’époque du Directoire. Il est particulièrement explicite dans Des suites de la contre-révolution de 1660 en Angleterre, Paris, F. Buisson, an VII.

74 Le sujet est un passage obligé pour tous ceux qui contribuent à la littérature constantienne. L’un des derniers, O. Meuwly n’y a pas échappé. Tout en admettant que Constant a donné des verges pour se faire battre – tant par sa vie que par son œuvre, soumise à maints remaniements –, il estime que « les antinomies constantiennes demeurent suffisamment explicables pour ne pas entacher une philosophie qui conserve, malgré tout, sa valeur ». O. Meuwly, Liberté et société, Constant et Tocqueville face aux limites du libéralisme moderne, Genève-Paris, Droz, 2002, p. 20. Ce qui intéresse l’auteur, c’est de traquer les impasses où conduisait la pensée de Constant, et notamment « ses vieux démons foncièrement antiétatiques ». Et c’est dans la perspective d’un dépassement de ces impasses qu’il interroge l’œuvre tocquevillienne.

75 B. Constant, Mémoires sur les Cent-Jours, dans Œuvres complètes, XIV, Tübingen, Niemeyer, 1993, 604 p. Il est vrai avec un bel appareil critique. Les Mémoires sur les Cent-Jours sont la pièce majeure de ce volume, où sont aussi reproduits les documents préparatoires, ou qui apportent des éclairages.

76 A. Cabanis, « Introduction au présent volume », dans B. Constant, Mémoires.., op. cit., p. 17.

77 Constant y pense dès juillet 1815, mais il ne les publiera qu’en 1819-1820. Il procédera à quelques enrichissements lors de la seconde édition en 1829. Sur les étapes de la composition de l’ouvrage, voir K. Klooke, « Introduction… », dans B. Constant, Mémoires., op. cit., p. 29-33.

78 C’est un trait de caractère de Constant. E. Hofmann le formule très bien lors d’un épisode du Directoire : « Il est positivement un opportuniste, dans ce sens précis qu’il connaît, grâce à sa raison, le moment favorable où l’écart entre les circonstances et les idées est inexistant. » E. Hofmann, Les « Principes de politique » de Benjamin Constant, la genèse d’une œuvre et l’évolution de la pensée de leur auteur (1789-1806), Genève, Droz, 1980, t. I, p. 123.

79 Constant reprend le même argument dans la lettre qu’il adresse à Napoléon pour justifier son attitude avant qu’il ne se rallie à lui. « Je voyais en vous, Sire, le conquérant du monde, et je désirais la liberté. On la promettait : je crus que cette liberté constitutionnelle aurait meilleur marché de la faiblesse que d’une force immense et presque miraculeuse. » B. Constant, Lettre à Napoléon, Œuvres complètes, IX, 2, 2001, p. 641. Constant ne cache pas qu’il s’est battu – avec ses moyens – jusqu’au bout pour empêcher le retour de l’Empereur.

80 Les constitutionnels « préféraient Louis XVIII à Bonaparte parce qu’ils croyaient voir sous Louis XVIII plus de chances pour la liberté ; mais sanctionner le despotisme sous Louis XVIII pour échapper à Bonaparte eût été marcher dans un but opposé au leur par des moyens que dans leur opinion rien ne légitime. » B. Constant, Mémoires, p. 145.

81 Pourtant, il y a pensé, comme il le note dans son journal intime et dans la lettre à Napoléon, que nous avons citée.

82 Il y consacre une longue note, ajoutée dans l’édition de 1829. B. Constant, Mémoires, p. 270-280.

83 Ne pas oublier que l’expression « pouvoir royal », utilisée par Constant dans ses fameux Principes de politique, repris lors des Cent-Jours, couvrait le chef de l’État, quelque titre qu’il portât. B. Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements (version de 1815), Œuvres complètes, IX, 2, Tübingen, Niemeyer, 2001, p. 690-706.

84 « Parmi les époques de notre révolution, l’une des plus remarquables est certainement celle qu’on a désignée sous le nom des Cent-Jours […]. » Ainsi Constant ouvre-t-il ses Mémoires sur les Cent-Jours, p. 75.

85 Dans les Mémoires sur le retour, le dernier règne, & la chute de l’Empereur Napoléon, Constant déplace cette phrase après le récit de l’entrevue. B. Constant, Mémoires, op. cit., p. 433. A. Cabanis l’a bien observé (note 1).

86 La façon dont Constant pose le dilemme mérite d’être rapportée : « Il était clair que si l’expérience avait montré à Napoléon que momentanément la liberté lui était nécessaire, elle ne l’avait pas convaincu que cette liberté qu’il voulait bien employer comme moyen fût le but principal, ou, pour parler plus exactement, le seul but des associations humaines, but pour lequel les gouvernements existent, et auquel leur droit à l’existence est subordonné. » Mémoires, p. 212.

87 Dans l’introduction à la seconde édition (1829), Constant est moins positif sur la Glorious revolution, en remarquant que Guillaume III a pu s’appuyer sur l’opposition des partisans des Stuarts pour restreindre les garanties individuelles et la liberté de la presse. B. Constant, Mémoires, p. 69-70.

88 Constant est très admiratif de Napoléon. « Bonaparte était d’un génie immense ; il était plus propre que personne à dominer un peuple enthousiaste alors de la gloire militaire [.] », écrit-il dans l’introduction de la seconde édition. Ibid., p. 62. Et puis cette petite phrase dans son carnet : « Dogues aboyant contre le lion tombé. Rois & peuples, en avez-vous moins été à ses pieds ? » B. Constant, Carnet de notes, dans Mémoires, p. 552.

89 Les allusions à la vieillesse sont répétées.

90 « Dire le mérite de Bonaparte à avoir refusé les projets de constitution tyrannique qu’on lui a présentés. » B. Constant, Carnets de notes, op. cit., p. 496.

91 Nous avons vu Chateaubriand se saisir de cette faiblesse.

92 Il réalise assez largement cette réflexion couchée sur ses carnets : « Peut-être dans le détail de mes relations avec Bonaparte, un aveu franc de ce que je n’ai peut-être pas fait tout ce que j’aurais du (sic) faire. Pour la France & pour lui, j’aurais du lui demander l’établissement d’une liberté complète. » B. Constant, Carnets de notes, op. cit., p. 496.

93 Constant ne se prive pas de citer – comme nous l’avons fait – le propos de Chateaubriand au roi dans son Rapport sur l’état de la France : « La nouvelle constitution de Buonaparte est encore un hommage à votre sagesse […] » B. Constant, Mémoires sur les Cent-Jours, p. 239-240. Il complète sa petite revue empruntée aux « rangs ennemis » avec une citation de La Bourdonnaye.

94 C’est bien ainsi que T. Todorov a compris toute la trajectoire politique de Constant, depuis son arrivée en France en 1795. Pour lui, Constant est un centriste, étant entendu qu’il faut prendre le mot « au sens philosophique, et non dans celui de parti ». Et à propos de l’épisode de 1815 que nous venons d’évoquer : « Constant est fidèle, non aux partis, mais aux principes. En cela, sa conduite s’inscrit dans le cadre de la morale plutôt que dans celui de la politique. » Et Todorov d’ajouter que l’opportuniste de 1815, c’est Napoléon plus que Constant. T. Todorov, Benjamin Constant, la passion démocratique, Paris, Hachette, 1997, p. 77-82.

95 B. Constant, Mémoire apologétique adressé au roi le 21 juillet 1815, dans Mémoires sur les Cent-Jours, p. 572-573. La phrase figure dans les deux versions de cette lettre. Dans ce texte de quelques pages, Constant utilise des arguments qui se trouvent dans sa lettre à Napoléon que nous avons citée, et qu’il reprendra dans ses Mémoires sur les Cent-Jours.

96 M. Fumaroli fait un long parallèle entre le vicomte et le comte, ces parents par alliance, mais aussi « les deux grands esprits de l’aristocratie libérale », pour qui tout se passe comme s’ils « avaient parallèlement, mais non sans s’observer l’un l’autre, médité l’expérience révolutionnaire française, supputé l’avenir démocratique du monde et tenté d’éclairer réciproquement l’une par l’autre ». M. Fumaroli, op. cit., p. 713. Dans sa toute récente biographie, L. Jaume ne manque pas, lui non plus, de rapprocher les deux hommes. L. Jaume, Alexis de Tocqueville, Paris, Fayard, 2008.

97 Tocqueville décède au printemps 1859. Le frémissement libéral se manifeste en 1860.

98 Il prononce – ou écrit – trois discours importants, sur le droit au travail, l’organisation du législatif et l’élection du président de la République. Trois interventions qui « se lient dans un dessein d’ensemble : fixer les traits essentiels de la future société française ». A. Jardin, Alexis de Tocqueville, 1805-1859, Paris, Hachette, 1984, p. 396-399. La maladie l’a empêché de prononcer le second.

99 Ce discours a eu un grand retentissement. Ibid., p. 399.

100 A. de Tocqueville, Souvenirs, dans Lettres choisies, Souvenirs, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2003, p. 899. La seconde partie des Souvenirs, dont est tiré ce passage, est écrite entre novembre 1850 et mars 1851.

101 J.-C. Lamberti, « Tocqueville et la constitution de 1848 », Commentaire, 1984, n° 25, p. 148-150. Assez curieusement, la commission s’est prononcée sur la réélection avant d’examiner le principe de l’élection du Président au suffrage universel.

102 Ce faisant, il renoue avec le regret formulé dans la Démocratie en Amérique, que la constitution américaine ait autorisé la réélection immédiate du Président.

103 « Nous tombâmes l’un et l’autre en cette occasion dans une grande erreur qui aura, je le crains bien, de très fâcheuses conséquences. Nous avions toujours été frappés du danger que ferait courir à la liberté et à la moralité publique un président rééligible […] Notre esprit ne fut pas assez souple et assez prompt pour se retourner à temps et apercevoir que du moment où il avait été décidé que ce seraient les citoyens eux-mêmes qui choisiraient directement le président, le mal était irréparable, et que c’était l’accroître que d’entreprendre témérairement de gêner le peuple dans son choix. », Souvenirs, p. 900.

104 Lettre du 18 novembre 1848 à Paul Clamorgan, qui est son agent électoral, devenu bonapartiste. O. C., t. X, Correspondance et écrits locaux, 1995, p. 488. Les Œuvres complètes auxquelles nous renvoyons sont l’édition Gallimard. Ce passage de sa vie publique est resté à l’état de « notes pour les Souvenirs du mois de juin 1848 au mois de juin 1849 », écrites en avril 1851. « Candidature de Louis-Napoléon. […] Soudaineté de la candidature et de son succès ; ce que cela signifie. Je juge du premier coup l’élection de Louis-Napoléon certaine et Cavaignac vaincu. J’en avertis Dessart. Ma conversation avec lui, dès le lendemain des journées de Juin : nous allons vers un état moins libre que la monarchie. Je me détermine pourtant à adhérer à Cavaignac ; mes motifs : Louis-Napoléon me paraissait la pire fin de la République et je ne voulais pas y tremper ; je croyais qu’ayant accepté une fonction publique de Cavaignac, il y avait manque de dignité à passer à son rival. » Souvenirs, p. 985-986. Ces notes figurent en appendice. On sait que Tocqueville n’a pas mené les Souvenirs à bonne fin. Ce condensé est assez significatif. Il est clair que l’auteur, très inquiet des poussées socialistes, est soucieux du rétablissement de l’ordre. On peut croire qu’il aurait suivi Louis-Napoléon, s’il n’avait pressenti en lui un risque sérieux pour une république à laquelle il s’était rallié par raison. Le sentiment de loyauté le conforte dans ce choix. Cavaignac avait nommé Tocqueville ministre plénipotentiaire pour la conférence de Bruxelles afin d’organiser la paix entre l’Autriche et le Piémont.

105 Souvenirs, p. 987. Il s’agit toujours des « notes » évoquées ci-dessus. Tocqueville donne sa démission de ministre plénipotentiaire, alors même qu’on lui demandait de rester en fonction, et « quoique la position soit magnifique ». Lettre du 22 décembre 1848 à Paul Clamorgan, O. C., t. x, p. 497-498. Tocqueville ne cache pas que c’est là une position plus morale que politique, et qu’il a bien précisé aux plus hautes autorités que son refus ne devait pas être pris comme un acte d’opposition. « Qu’au contraire mon intention était d’appuyer de toutes mes forces le nouveau gouvernement, s’il voulait rester dans les termes de la constitution. » On va voir qu’il a dû évoluer sur ce dernier point.

106 A. Jardin, op. cit., p. 402.

107 Il en est question dès le mois de mai, lors d’une crise ministérielle. Tocqueville se déclare « parfaitement prêt ou à être quelque chose, ou à n’être rien, suivant que la chose paraîtra utile ». Lettre du 19 mai 1849 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Gustave de Beaumont, vol. 2, 1967, p. 137. Lettre écrite de Francfort.

108 Il aurait voulu l’Instruction publique, qu’il a fallu laisser à Falloux. A. Jardin, op. cit., p. 406.

109 « Je crois avoir été de tous ses ministres, et peut-être de tous les hommes qui n’ont pas voulu prendre part à sa conspiration contre la république, celui qui s’est le plus avancé dans ses bonnes grâces, qui l’a vu de plus près et a pu le mieux juger. » Souvenirs, p. 920. Tocqueville précise que la rédaction de la troisième partie, dont est extrait ce passage, a été commencée en septembre 1851.

110 Ibid., p. 922. Le portrait s’achève ainsi sur une note des plus négatives : « En somme rien n’était au-dessous de ses familiers si ce n’est sa famille composée en majeure partie de vauriens et de drôlesses. » Ce trait sur l’entourage de Louis-Napoléon restera attaché à son image.

111 Ibid., p. 938. Le « nous » concerne Tocqueville et ses amis de la Jeune Gauche. Tocqueville avait beaucoup contribué, sur la fin de la Monarchie de Juillet, à l’apparition de ce groupe, qui se voulait une « nouvelle gauche ». A. Jardin, op. cit., p. 379-384.

112 Souvenirs, p. 938-939. La proposition de Tocqueville prend évidemment le contre-pied de la mesure introduite dans la constitution à l’initiative de Beaumont et avec son propre soutien. Elle ne manque pas de sel. « Et, comme les chances de la révision étaient douteuses, écrit Tocqueville, j’allais plus loin et je lui laissais entrevoir dans l’avenir que, s’il gouvernait la France tranquillement, sagement, modestement, bornant ses visées à n’être que le premier magistrat de la nation et non le suborneur ou son maître, il se pourrait qu’à la fin de son mandat, il fût réélu, malgré l’article 45, d’un consentement presque unanime, les partis monarchiques ne voyant pas, dans la prolongation limitée de son pouvoir, la ruine de leurs espérances, et le parti républicain lui-même, envisageant un gouvernement tel que le sien comme le meilleur moyen d’habituer le pays à la république et de la lui faire goûter. Je lui disais ces choses d’un ton sincère, parce que j’étais sincère en les disant. » On serait porté à voir une certaine naïveté dans ce propos, si on en admet la sincérité. Il reste que les divisions au sein du monde monarchiste et l’évidence que la France n’était pas encore républicaine ouvraient une sorte de fenêtre pour le prince-Président ; mais aussi que le maintien à la présidence en violation du texte constitutionnel pouvait être considéré comme un coup d’État doux.

113 « Tous mes collègues ne m’imitaient point dans le soin que je mettais à capter la bienveillance du président sans sortir de mes opinions et de mes devoirs. » Ibid., p. 940.

114 Pour expliquer ce renvoi, Tocqueville avance une « cause profonde et permanente » qu’il articule en deux termes. D’une part, « la conviction que le Président avait acquise que non seulement nous ne l’aiderions pas dans le coup d’État final, mais que nous ne le laisserions pas s’y préparer » ; de l’autre, la crainte d’être marginalisé par le gouvernement. Lettre du 4 novembre 1849 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 2, p. 232. Ce « nous » ne désolidarise pas Tocqueville du reste du gouvernement. Tocqueville ajoute que, contrairement à l’inquiétude générale de voir le prince-Président franchir très bientôt le pas décisif, il mise sur le côté « lymphatique et apathique » de l’intéressé, incapable de faire « deux efforts de suite », malgré sa monomanie impériale. Quelques jours plus tard, il admet que le pays est prêt à se jeter dans les bras « de je ne sais quel faible et médiocre conquérant qu’on ne saurait classer que quelque part entre Espartero et Iturbide ». Lettre de 28 novembre 1849 au même, ibid., p. 252.

115 Il est seul à avoir signé la lettre de protestation qu’il a écrite pour réagir, en des termes mesurés, au congé présidentiel. Et c’est à lui seul que Louis-Napoléon répond dans l’intention de renouer, parce que, lui dit-il, « vous êtes l’un de ceux avec lesquels mes sentiments sympathisaient le plus ». A. Jardin, op. cit., p. 426. Si Tocqueville accepte d’aller à l’Élysée, le 8 novembre 1849, il cesse d’y aller ultérieurement, non sans faire savoir que c’est pour couper court aux interprétations malveillantes. Par ailleurs, quelques mois plus tard, il n’est pas mécontent d’accueillir, en tant que président du Conseil général de la Manche, le prince-Président qui y effectue un voyage officiel. Ibid., p. 430-431. « Je n’ai pour ma part qu’à me louer des manières du Président à mon égard, écrit-il à F. de Corcelle. On ne saurait avoir plus le désir d’être aimable. » Lettre du 15 septembre 1850, O. C., t. XV, Correspondance d’A. de Tocqueville et de F. de Corcelle, […], vol. 2, 1983, p. 32.

116 Lettre du 14 juin 1850 à G. de Beaumont, O.C., t. VIII, vol. 2, p. 274. « Très à l’écart », écrivait Tocqueville au même dans sa lettre précitée du 4 novembre 1849 (p. 234). À son avis, toute action offensive contre le prince-Président ne manquerait pas de créer, entre celui-ci et la majorité monarchiste, une coalition funeste pour le devenir de la République. Toutefois, dans la lettre du 14 juin, Tocqueville avoue que, le temps aidant, il est de plus en plus dubitatif sur la marche à tenir. Cherchant à prendre du recul, il se demande si l’intérêt national est de défendre la République telle qu’elle existe.

117 « Le Président ne gagnera pas de force par la durée du pouvoir et, après un nouveau terme de quatre ans, il sera moins en état qu’aujourd’hui de devenir Empereur, tandis que les populations se seront habituées à la forme républicaine. » Lettre du 9 septembre 1850 à G. de Beaumont, ibid., p. 295-296. Tocqueville réagit à une lettre où son ami évoquait assez longuement le sujet (p. 287-291).

118 Lettre du 29 janvier 1851 à G. de Beaumont, ibid., p. 369.

119 E. Anceau, « Tocqueville et le pouvoir exécutif sous la Deuxième République », La Revue Tocqueville, vol. XXVIII, 1, 2007, p. 146. L’auteur suit la démarche de Tocqueville de 1848 à 1851.

120 Souvenirs, appendice VII, p. 994. Les deux autres voies pour sortir de la constitution lui semblent ou catastrophique (avec les propres forces du prince) ou compromise (avec l’appui de l’Assemblée). Tocqueville achève sa note sur des considérations sceptiques, sans dire toutefois qu’il est vain de conseiller les tyrans, et sans se blâmer lui-même d’avoir fait le déplacement.

121 Tocqueville joue à la fois sur le niveau national (il est rapporteur de la commission de révision) et sur le niveau local (vœu du Conseil général de la Manche, qu’il préside à nouveau). A. Jardin, op. cit., p. 435-436. Le succès improbable de la réforme constitutionnelle le dissuade de toute participation à un nouveau gouvernement Barrot dont il est question et pour lequel il a été sondé. Il ne veut pas du « triste rôle que ce serait de préparer peu à peu le pays à violer la constitution », tout en ayant conscience que c’est la seule issue plausible de la situation. Lettre du 22 juillet 1851 à son frère Édouard, O. C., t. XIV, Correspondance familiale, 1998, p. 265. Une note de Tocqueville pour son propre usage montre qu’il se sert d’un trébuchet. « Ce dont je ne veux à aucun prix : 1e c’est violer la constitution ; 2e c’est confisquer la liberté ; 3e c’est attaquer le principe de la souveraineté du peuple, hors duquel il n’y a rien. Ce que je ne désire pas, mais que je puis être amené à ne pas chercher à empêcher : 1e c’est la réélection du président ; 2e c’est la continuation des pouvoirs sous cette même forme. » Ibid., note 3. Le 28 août 1851, il déclare à son Conseil général que c’est « un langage d’esclave qui prend le fait pour le droit » que de dire que la nation a le droit de violer elle-même la constitution. O. C., t. X, p. 717.

122 Lettre du 14 septembre 1851 à G. de Beaumont, O.C., t. VIII, vol. 2, p. 408. A l’occasion de cette crise, il n’y aura de choix qu’entre « faire triompher nos libertés ou succomber avec elles ». Au même moment, Tocqueville écrit à Corcelle que, si la légalité le permettait, il voterait pour Louis-Napoléon, alors même qu’il « n’y a rien à espérer du Président qu’un gouvernement misérable, s’il n’est pas détestable », parce qu’« alors on serait sûr de rester maître de lui ». Lettre du 13 septembre 1851, O. C., t. XV, vol. 2, p. 47. L’ensemble de la lettre est intéressant.

123 Lettre du 6 octobre 1851 à J.-J. Ampère, O. C., t. XI, Correspondance d’A. de Tocqueville avec P.-P. Royer-Collard et avec J.-J. Ampère, 1970, p. 201.

124 Sa position est bien présentée dans sa lettre du 8 décembre 1852 à Mrs Grote. Tocqueville, O. C., t. VI, Correspondance anglaise, vol. 1, 1954, p. 119-129.

125 « Je vous écrirais sans cesse, si je pouvais vous écrire librement. Mais l’idée qu’on décachette les lettres et le travail qu’il faut faire pour choisir parmi les choses qu’on pourrait dire celles qu’on doit dire, empoisonnent jusqu’aux épanchements de l’amitié. » Lettre du 1er février 1852 à G. de Beaumont. O. C., t. VIII, vol. 3, 1967, p. 18. Il répète le propos à quelques autres de ses correspondants familiers. Pourtant, il ne semble pas qu’il se soit beaucoup retenu dans sa correspondance, où il ne cache jamais son opinion sur le régime. Pour mieux suivre le sort de leur correspondance, il invite Beaumont à numéroter ses lettres, comme il le fait de son côté.

126 « Qu’on ne cherche pas à renverser ce gouvernement, je le conçois, écrit-il à son frère Édouard ; qu’on emploie la phase de compression qu’il a amenée pour tâcher d’éclairer et de moraliser le peuple, je trouve cela très bon ; […] » Ce que Tocqueville n’admet pas c’est que des gens honorables se rallient à la « marche générale » du gouvernement. Lettre du 17 septembre 1852, dans O. C. t. XIV, p. 286. Tocqueville déclare qu’il ne refuse pas d’« aider même [le nouveau pouvoir] à faire le bien dans la sphère des intérêts locaux ». Lettre à son frère Hippolyte, fin décembre 1852, ibid., p. 188.

127 O. C., t. VI, Correspondance anglaise, vol. 2, Correspondance et conversations avec Nassau William Senior, 1991, p. 377. C’est Senior qui relate ces conversations, où Tocqueville se laisse aller à des propos beaucoup plus libres que dans ses écrits. Il s’agit ici d’une conversation du 22 décembre 1851. On remarquera que Tocqueville cède, comme Chateaubriand, mais dans le privé, au reproche des origines. Il y reviendra dans la conversation du 2 janvier 1852, où il évoque la « silhouette carrée de Hollandais » de Louis-Napoléon. Mais, à sa décharge, on rappellera que, du côté des républicains, à l’occasion du retour de Louis-Napoléon à la Chambre, à la suite de sa quintuple réélection en septembre 1851, on soulignait le « fort accent étranger » avec lequel il avait fait une brève déclaration d’attachement à la République. P. Milza, Napoléon III, Paris, Perrin, 2004, p. 148. Notons par ailleurs que la conversation du 22 décembre ne manque pas d’ambiguïté. Remarquant que, pour l’instant, la désapprobation est limitée aux « classes instruites », Tocqueville enchaîne : « Nous ne pouvons supporter l’idée […] ». Ce « nous » est-il étroit (l’élite) ou large (le peuple) ?

128 Comme le note A. Jardin, « le cyclothymique Tocqueville n’a pas un jugement immuable ; on rencontre, sous sa plume, des prédictions fausses à côté d’analyses d’une lucidité aiguë sur les forces et les faiblesses de l’Empire ». A. Jardin, op. cit., p. 449.

129 Lettre du 1er février 1852 à G. de Beaumont, précitée.

130 Lettre du 2 novembre 1856 à N. W. Senior. O. C., t. VI, p. 194. C’est la conclusion tirée d’une circulaire du préfet de la Sarthe invitant les propriétaires à se cotiser au profit des pauvres, au motif que les premiers n’avaient cessé, depuis plusieurs années, de s’enrichir au détriment des seconds.

131 Lettre du 22 mars 1852 à C. de Rémusat. Lettres choisies, p. 1032-1033.

132 Mais n’est-ce pas une erreur obligée ? Dans la conversation précitée du 22 décembre 1851 avec Senior, Tocqueville déclare que « trente-sept ans de liberté ont rendu indispensable la liberté de la presse et de la discussion parlementaire. Si Louis-Napoléon nous les refuse, on le détestera comme un tyran, s’il les accorde, elles le détruiront. »

133 Lettre du 17 janvier 1852 à L. de Lamoricière, Lettres choisies, p. 1015.

134 Rappelons que le prince-Président ne pouvait guère écarter ce dispositif, puisqu’il a su exploiter l’abolition de la loi électorale du 31 mai 1850 pour appuyer son coup d’État.

135 Lettre du 8 février 1852 à Reeve, O. C., t. VI, vol. 1, p. 135. Tocqueville venait de parler des cantonales, auxquelles il avait refusé de se présenter, se réservant « pour le jour où [il y pourra] faire une opposition efficace ». Voir aussi la lettre du 1er juillet 1852 à G. de Beaumont, où il voit dans le conseil général « la seule institution sincèrement libérale qui nous reste ». O. C., t. VIII, vol. 3, p. 57. Tocqueville regrette beaucoup de ne plus y participer. Mais l’exigence du serment faite aux présidents l’en a dissuadé. Au même moment, il remarque que « un temps viendra où ce gouvernement sera obligé de renier entièrement le dogme de la souveraineté du peuple sur lequel il prétend se poser et d’abolir le droit électoral ». Lettre du 4 août 1852 à F. Lieber, O. C., t. VII, Correspondance étrangère. Amérique. Europe centrale, 1986, p. 144. F. Lieber est le principal correspondant américain de Tocqueville.

136 Il le rappelle à Corcelle, à propos de L’Ancien Régime et la Révolution. « Vous me dites que les institutions ne sont que la moitié de mon sujet. Je vais plus loin que vous et je dis qu’elles n’en sont pas même la moitié. Ne connaissez-vous pas mes idées pour savoir que je n’accorde qu’une influence secondaire aux institutions sur la destinée des hommes ? […] je suis bien convaincu que les sociétés politiques sont, non ce que font leurs lois, mais ce que les préparent d’avance à être les sentiments, les croyances, les idées, les habitudes de cœur et d’esprit des hommes qui les composent, ce que le naturel et l’éducation ont fait ceux-ci. » Lettre du 17 septembre 1853 à F. de Corcelle, O. C, t. XV, vol. 2, p. 80-81.

137 Voir notamment la lettre du 3 septembre 1856 à F. de Corcelle, ibid., p. 175.

138 Lettre du 1er mai 1852 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 3, p. 45.

139 Par exemple, lettre du 17 janvier 1852 à Lamoricière, précitée. Ailleurs, il qualifie la pratique du gouvernement de « si contraire à l’esprit général du temps, quoique d’accord avec la passion du moment ». Lettre du 7 mars 1852 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 3, p. 31. Il revient à « l’esprit du siècle », auquel il joint « le tempérament de ce pays », dans une lettre du 7 avril 1852 au même, ibid., p. 39.

140 À la fin de juillet 1851, Tocqueville s’étonnait du calme parfait de la nation, ajoutant qu’il ne pouvait « [s’]empêcher de l’admirer. Jusqu’au milieu de ses travers et de toutes ses faiblesses, c’est un grand peuple. » Lettre du 27 juillet 1851 à N. W. Senior, O. C., t. VI, vol. 2, p. 135. Le 22 décembre 1851, lors d’une conversation avec le même Senior, il déclarait encore n’avoir « aucune crainte sur les destinées ultimes de [son] pays ». Ibid., p. 377. Se débarrasser de Louis-Napoléon était une question de « quelques années », de « quelques mois peut-être ». Le prince était plus dangereux pour l’étranger que pour les Français. Pourtant, le 31 décembre, il déclarait que Louis-Napoléon avait eu « le mérite ou la chance de découvrir ce que peu de gens soupçonnaient : le bonapartisme latent de la nation ». Ibid., p. 382. Et, peu avant, dans une lettre du 7 décembre 1851 à son frère Édouard, il exprimait une opinion bien noire sur toutes les strates de la société française. O. C., t. XIV, p. 271-272. À J.-B. Roussel, il regrettait de dire que la nation était « indigne d’être libre » et qu’elle devait donc subir ce nouveau pouvoir pour retrouver le goût de la liberté. Lettre du 14 décembre 1851, O. C., t. X, p. 562.

141 Lettre du 26 octobre 1853 à O. Barrot, Lettres choisies, p. 1086. Rappelons que Tocqueville a été ministre dans le second gouvernement O. Barrot.

142 À plusieurs reprises, Tocqueville reprend sur ce point son ancien chef de cabinet aux Affaires étrangères, qui n’a pas manqué de lui envoyer son Essai sur l’inégalité des races. « Croyez-vous, lui demande-t-il, qu’en prenant cette voie pour expliquer la destinée des différents peuples vous ayez beaucoup éclairci l’histoire et que la science de l’homme ait gagné en certitude pour avoir quitté le chemin parcouru, depuis le commencement du monde, par tant de grands esprits qui ont cherché les causes des événements dans l’influence de certains hommes de certains sentiments, de certaines idées, de certaines croyances ? » Lettre du 17 novembre 1853 à A. de Gobineau, O. C., t. IX, Correspondance d’A. de Tocqueville et d’A. de Gobineau, 1959, p. 203. Tocqueville voit dans cet ouvrage « un livre de l’époque, un de ces livres qui ne peuvent être composés que dans des temps de courbature intellectuelle et morale […] ». Lettre du 16 octobre 1853 à A. de Circourt, O. C., t. XVIII, Correspondance d’A. de Tocqueville avec A. de Circourt et avec Mme de Circourt, 1983, p. 110. V. plus largement F. Assimacopoulou, « A. de Gobineau commenté par A. de Tocqueville », La Revue Tocqueville, 2001, XXII, 2, p. 197-219.

143 Dans une lettre à son frère Édouard, auquel il reproche son ralliement au régime, il se lamente de voir « chez tant de catholiques cette aspiration vers la tyrannie, cet attrait pour la servitude, ce goût de la force, du gendarme, du censeur, du gibet ». Lettre du 14 février 1852, O. C., t. XIV, p. 277. Dans une lettre à Lamoricière, la référence antique est explicite : « Vous apercevez de loin comme nous le voyons de près à quel point le gros de la nation se rue dans la servitude pour reprendre une expression de Tacite. » Lettre du 24 novembre 1852. Lettres choisies, p. 1059.

144 L’époque est à « un agiotage effréné » et à « une insensibilité de cochon ladre pour tout le reste ». Lettre du 1er janvier 1853 à F. de Corcelle. O. C., t. XV, vol. 2, p. 71.

145 Lettre du 23 septembre 1853 à P. Freslon, Lettres choisies, p. 1084.

146 Lettre du 26 octobre 1853 à O. Barrot, précitée.

147 Lettre du 27 juillet 1854 à Mme de Circourt, O. C., t. XVIII, p. 189.

148 « Il me paraît évident que le temps et l’usage du souverain pouvoir produisent dans l’esprit du maître de certains effets qui, tout en diminuant la valeur de l’homme, accroissent les chances de son gouvernement. Il me semble que ce qu’il y avait de vif, de hardi, et dans une certaine mesure de grand, quoique toujours mal proportionné, dans son imagination et dans l’image qu’il se faisait de son avènement, s’éteint peu à peu et s’énerve dans les jouissances plus matérielles et plus bourgeoises que le hasard de la fortune et la folie des auteurs de la Révolution de Février ont mises à sa portée. Il me semble, de plus en plus, se réduire à la donnée de Louis-Philippe : l’impuissance et la modestie au dehors ; la politique industrielle au dedans ; […] » Lettre du 23 mars 1853 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 3, p. 94. Tocqueville reconnaît encore au régime le sens de l’opportunité dans une lettre du 7 septembre 1858 à N. Beckwith, Lettres choisies, p. 1317.

149 Il y a notamment la lettre du 14 janvier 1852 au comte de Chambord. A. Jardin, op. cit., p. 446-447. On a pu en conclure à un Tocqueville légitimiste. « Légitimiste libéral ? », interroge S. Rials, qui souligne les ambiguïtés de ce combat. S. Rials, Révolution et contre-Révolution auxixesiècle, Diffusion Université Culture/Albatros, 1987, p. 161. Mais, pour A. Coutant, mise en perspective, cette lettre « ne reflète plus un attachement légitimiste mais une soif de légitimité alliée à la liberté nécessaire ». A. Coutant, « Tocqueville et le légitimisme », La Revue Tocqueville, vol. XXVI, 2, 2005, p. 202.

150 F. Mélonio, Tocqueville et les Français, Paris, Aubier, 1993, p. 133.

151 Lettre du 1er février 1856 à J.-J. Ampère, O. C., t. XI, p. 307. Tocqueville fait allusion au traité de Paris, qui met un terme à la guerre de Crimée et à la naissance du prince impérial. Rappelons qu’initialement l’intention de Tocqueville était d’écrire un ouvrage sur le consulat et l’Empire et de reprendre le sujet dans un esprit tout à fait différent de Thiers. Il s’estimait, mieux qu’à l’époque de la Démocratie, capable « de bien traiter un grand sujet de littérature politique ». « Ce qui aurait le plus d’originalité et ce qui conviendrait le mieux à la nature et aux habitudes de mon intelligence, écrit-il à L. de Kergorlay, serait un ensemble de réflexions et d’aperçus sur le temps actuel, un libre jugement sur les sociétés modernes et la prévision de leur avenir probable. » Dans « le long drame de la Révolution française », encore inachevé, la réflexion sur l’épisode napoléonien lui semble décisive pour comprendre l’ensemble. Il affiche un vrai souci pédagogique, celui d’aller au fond des choses avec économie. Lettre du 15 décembre 1850 à L. de Kergorlay, O. C., t. XIII, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Louis de Kergorlay, vol. 2, 1977, p. 230-232. Kergorlay approuve l’initiative, qui, à son avis, ne tombe pas dans le circonstanciel. Lettre du 19 janvier 1851, ibid., p. 236. Il en appréciera les résultats : « L’analyse à laquelle tu te livres fait toucher au doigt les transformations successives par lesquelles nous avons passé et change en démonstrations ce qui était encore un peu à l’état d’assertion. » Lettre du 7 juillet 1856, ibid., p. 300.

152 Lettre du 23 décembre 1855 à F. de Corcelle, O. C., t. XV, vol. 2, p. 157.

153 Lettre du 18 juillet 1856 à O. Barrot, Lettres choisies, p. 1175-1176. Comment ne pas rapprocher la fin de cette citation de l’ultime phrase de L’Utopie ? Au même moment, Tocqueville consolait Gobineau, qui se lamentait du silence que l’on gardait en France sur son Essai sur l’inégalité des races humaines, en lui rappelant que le tempérament français achevait « de subir une transformation complète qui tient à la lassitude, au désenchantement, au dégoût des idées, à l’amour du fait et enfin aux institutions politiques qui pèsent comme un puissant soporifique sur les intelligences ». Lettre du 30 juillet 1856, O. C., t. IX, p. 266.

154 Lettre du 20 août 1856 à P. Freslon, Lettres choisies, p. 1189.

155 Comme il le dit, son ouvrage est « rempli du sentiment de liberté ». Tocqueville note que toutes les recensions françaises mettent ce trait en avant, à la différence des anglaises. Lettre à Madame Austin du 29 août 1856, O. C., t. VI, vol. 1, p. 192. Plus fortement encore, il déclare que l’ouvrage est « une protestation contre la servitude et un effort pour relever les mœurs publiques autour de la liberté ». Lettre du 10 août 1856 à Mrs Grote, O. C., t VI, vol. 3, 2003, p. 207. À la veille de la troisième édition, il ne s’interroge pas moins sur l’identité de ses lecteurs, en ces temps de « torpeur croissante de l’esprit humain ». Lettre du 14 mars 1857 à J.-J. Ampère, O. C., t. X, p. 371. Sur la réception de l’ouvrage, voir F. Mélonio, op. cit., p. 142-146 (en France), p. 156-161 (en Europe).

156 « Élection pour rire, il est vrai, à laquelle personne n’attache la moindre importance », écrit-il à Reeve, le 5 avril 1857, O. C., t. VI, vol. 1, p. 216.

157 Lettre du 19 octobre 1857 à F. de Corcelle, O. C., t. XV, vol. 2, p. 210.

158 Lettre du 25 septembre 1857 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 3, p. 502.

159 « De quelle utilité ne doit pas être au gouvernement actuel la vue de cette société sauvage dans les mains de laquelle on semble toujours prêt à tomber, le jour où le despotisme serait détruit. » Lettre du 22 janvier 1858 à G. de Beaumont, ibid., p. 535. Peu après, Tocqueville a tendance à relativiser l’impact de la loi de sûreté générale en pensant que « l’homme qui conduit les affaires a trop de sens pour vouloir faire de la violence sans nécessité », et qu’il ne s’en servira guère que contre des « adversaires obscurs ». Il n’en avoue pas moins que « depuis le Directoire on n’a jamais forgé un plus complet et plus efficace instrument de tyrannie ». Lettre du 18 février 1858 à J.-J. Ampère, O. C., t. XI, op. cit., p. 401. Ailleurs, il remarque qu’« après avoir fait un si grand pas dans le droit de la tyrannie, on reculera dans la pratique ». Mais il ajoute que si les circonstances devaient s’aggraver ou le pouvoir tomber « dans d’autres mains, c’est alors que nous verrions tout de bon ce qu’est la tyrannie. Nous ne connaissons guère encore que le despotisme. » Finalement, Tocqueville se félicite que l’incident ait fait tomber le masque, et il reproche au Conseil d’État d’être intervenu avec bonheur pour limiter la loi des suspects aux provocations publiques, et donc « d’avoir mutilé une loi si significative ». Reste qu’il n’est pas certain de ne pas être passible de cette loi. Lettre du 14 février 1858 à F. de Corcelle, O. C., t. XV, vol. 2, p. 216-217. Il observe à Circourt que « le maître est plus calme et plus sage que ses courtisans ». Lettre du 4 février 1858, O. C., t. XVIII, p. 449. Tocqueville a bien pressenti le sort de la loi de sûreté générale, tombée en désuétude dès mars 1858, mais il a mal mesuré son impact en terme de poursuites et de condamnations. A. Plessis, De la fête impériale au mur des fédérés, 1852-1871, Paris, Seuil, Points histoire, 1973, p. 193.

160 « J’ai toujours cru que l’entreprise de faire de la France une nation libre (dans le vrai sens du mot), cette entreprise à laquelle, pour notre petite part, écrit-il à Beaumont, nous avons consacré notre vie, j’ai toujours cru, dis-je, que cette entreprise était belle et téméraire. Je la trouve chaque jour plus téméraire, mais en même temps plus belle, de sorte que si je pouvais renaître, j’aimerais encore mieux me risquer tout entier dans cette hasardeuse aventure que de plier sous la nécessité de servir. D’autres seront-ils plus heureux que nous ne l’avons été ? Je l’ignore. Mais je suis convaincu que, de nos jours, nous ne verrons pas en France une société libre, du moins ce que nous entendons par ce mot. […] Rien ne saurait, d’ici à longtemps, nous rendre libres, par la meilleure des raisons, c’est que nous n’avons pas sérieusement envie de l’être. […] » Ces lignes pessimistes sont suivies de la dénégation de toute assimilation à la décadence romaine. Lettre du 27 février 1858 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 2, p. 543. Quelques mois plus tôt, Tocqueville avait écrit à J.-J. Ampère, par boutade à propos d’un siège vacant à l’Académie française présageant des luttes d’influence : « Nous dormons, vos Romains étaient morts. » Lettre du 12 mai 1857, O. C, t. XI, p. 378.

161 Lettre du 30 août 1858, O. C., t. XVIII, p. 492. L’observation de Tocqueville s’est révélée juste. Il faudra attendre 1866 et 1867 pour que l’on se préoccupe de revoir l’organisation locale, et ce ne seront que des « réalisations discrètes ». R. Szramkiewicz et J. Bouineau, Histoire des institutions 1750-1914, Paris, Litec, 1998, 4e éd., p. 432. Pour le détail, voir F. Ponteil, Les institutions de la France de 1814 à 1870, Paris, PUF, 1966, p. 372-379, qui conclut : « Ainsi, de quelque côté que l’on se tourne, le pouvoir central surveille, contrôle, épie. »

162 Lettre du 25 septembre 1857 à G. de Beaumont, O. C., t. VIII, vol. 3, p. 502-503.

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