1En Charente, aucune rue de Cognac, fief de la famille Hennessy, ni même de Barbezieux ne porte le nom de Jean Hennessy. Il fut pourtant élu député de cette dernière cité, de 1910 à 1932. Si l’on s’enorgueillit de compter dans ce département, parmi « les enfants du pays », deux Européens illustres : Jean Monnet et François Mitterrand, qui garde encore en mémoire l’ardente propagande fédéraliste d’un Jean Hennessy ? Aujourd’hui, au sein même de la communauté historienne, il n’est pas rare de relever, dans les ouvrages ou articles, des erreurs sur la carrière politique de ce personnage, souvent confondu avec son frère James Hennessy1. À son époque, la notoriété et le parcours politique de Jean Hennessy ont pourtant largement débordé le cadre départemental. Ses contemporains, hommes politiques, écrivains ou journalistes tels Raymond Poincaré, Henry de Jouvenel, Léon Daudet, Louise Weiss, furent en effet nombreux à témoigner de sa vie et de son action. Ils brossèrent de l’homme des portraits souvent ironiques, parfois féroces, plus rarement élogieux.

2Certes, Jean Hennessy n’est ni un homme d’État, ni même un décideur politique de premier plan sous la Troisième République. Il effectue une carrière politique longue mais relativement modeste, même s’il accède à de hautes responsabilités au sommet de l’État. Parlementaire pendant vingt-six ans, il est un éphémère ministre de l’Agriculture de novembre 1928 à février 1930. Néanmoins, son influence est réelle. Elle s’exerce principalement en termes de mobilisation de pouvoirs. Négociant en cognac, commanditaire de plusieurs journaux d’opinion tels Le Quotidien ou L’Œuvre, Jean Hennessy a eu la volonté de s’installer au carrefour de plusieurs mondes : politique, économique, médiatique. Sa position à la croisée des différents réseaux de sociabilité en a fait un personnage clef dont la biographie politique mérite d’être réalisée.

3Son parcours politique s’articule en effet autour d’une réflexion sur l’analyse de la crise de l’État et sur les solutions régionaliste et fédéraliste envisagées pour le réformer. La réforme ouvre dès lors des territoires nouveaux ou rénovés à l’action publique : elle modifie l’organisation de la société. Largement en usage chez les contemporains, le terme de « réforme » n’en conserve pas moins des contours flous. Il peut être défini comme la mise en relief des problèmes du monde et les méthodes pour les résoudre. Sont considérés comme « réformateurs » tous ceux qui fréquentent des lieux, des milieux et des réseaux liés entre eux par la réforme. Hennessy apparaît ainsi comme une personnalité représentative du milieu international européen, proche de la Société des Nations auprès de laquelle il représente la France en 1919-1920. Ambassadeur de France en Suisse de 1924 à 1928, il préside ensuite la Fédération française des associations pour la SDN jusqu’en 1933. Son statut de politique mêlant fonctions officielles et responsabilités associatives lui donne une influence dans ce milieu. Il y diffuse ses idées fédéralistes liées aux notions de sécurité collective et d’idéologie genevoise, en militant activement pour la création des États-Unis d’Europe. Partisan de la représentation professionnelle et de la régionalisation au plan intérieur, l’Europe fédérale constitue, selon lui, la réponse au problème de la guerre.

4Champ d’observation idéal des réseaux régionalistes et fédéralistes à dimensions nationale et internationale, la biographie de Jean Hennessy doit aider à mettre en lumière une véritable « nébuleuse » réformatrice. L’intérêt d’une biographie d’un personnage secondaire réside justement dans son apport de connaissances envers des catégories sociales, des réseaux mal connus et des lieux de sociabilité auxquels ils sont attachés. En quoi ces réseaux ont-ils participé à la dynamique de sa carrière, à la satisfaction de ses ambitions politiques ? Comment expliquer son relatif échec et la vision parfois négative de ses contemporains ? Jean Hennessy fut un homme politique individualiste à une époque charnière de modernisation de la vie politique française. Sa carrière politique se caractérise à la fois par des prises de position très modernes qui en font un réformateur avant-gardiste, mais aussi par un certain archaïsme fondé sur la perception de son rôle de grand notable détaché des partis. Au début des années 1930, il quitte ainsi le parti républicain socialiste, qu’il avait rejoint en 1919, car une tentative de reprise en main du parti par le bureau représentant les militants menace alors l’autonomie des parlementaires adhérents.

5Le parcours politique de Jean Hennessy peut être enfin perçu comme une trajectoire parmi l’ensemble de celles des parlementaires de la Troisième République. L’enquête prosopographique lancée depuis 1984 par le Centre de recherches en histoire du xix^e siècle, dirigée par Jean-Marie Mayeur et Maurice Agulhon puis pilotée par Alain Corbin et Jean-Pierre Chaline, a conduit à la publication de plusieurs travaux scientifiques consacrés à ce personnel politique. Ceux-ci ont pris des formes diverses : analyses catégorielles, synthèses régionales ou dictionnaires biographiques2. Il est intéressant, dans ce cadre, de se demander en quoi le cas de Jean Hennessy est instructif. Constitue-t-il une homologation des connaissances à notre disposition dans ce domaine de recherche ?

6L’étude de l’itinéraire politique de Jean Hennessy passe donc par la compréhension des motivations de son engagement politique, l’analyse des composantes de sa culture politique, ses choix idéologiques, son programme. Il convient également de décrire les étapes de son action politique et d’en dégager les résultats. Plusieurs questions s’imposent : Jean Hennessy doit-il être considéré comme l’héritier d’une dynastie politique ou un contestataire ? L’existence de lignées de parlementaires pose, à cet égard, le problème des filières d’accès aux fonctions électives dans un système de suffrage universel. De quel poids pèse l’héritage familial dans le processus démocratique ? Quel sens donner à ses nombreux reclassements politiques ? Sont-ils la traduction de l’évolution politique d’un homme en fonction de son engagement militant ou sont-ils justifiés par la nécessité d’adapter l’offre politique à la demande électorale ? Dans quelle mesure son opportunisme politique a-t-il pu servir ses idéaux ? Plus largement, existe-t-il des flux qui conduisent les hommes politiques d’un bout à l’autre de l’échiquier ?

La question des sources

7La biographie historique n’est pas le simple récit d’une succession d’événements. Au contraire, elle constitue un processus de connaissances visant à cerner la dynamique d’une carrière. Mais le biographe doit s’interroger, avant tout, sur le degré de fiabilité de son corpus de recherche.

8L’éparpillement des sources relatives à Jean Hennessy n’a pas facilité la collecte d’informations, au demeurant fragmentaires. En effet, des papiers privés de Jean Hennessy sont déposés au centre de documentation de la société Hennessy à Cognac. Ils ne représentent qu’une faible part du fonds d’archives : la collection la plus riche concerne les activités commerciales de la maison de négoce depuis le xviii^e siècle, sous forme de volumes de comptes et de correspondance reliés. Mais en ce qui concerne les archives familiales, le fonds consacré à son frère James est beaucoup plus important. Plusieurs raisons expliquent cette situation : Jean Hennessy a rapidement pris ses distances vis-à-vis de la gestion de l’entreprise familiale. Sa carrière politique fut, par ailleurs, beaucoup moins enracinée localement que celle de son frère. Malgré tout, il existe, dans ce fonds, un certain nombre d’archives qui mettent en lumière les activités politiques de Jean Hennessy jusqu’en 1914. Les papiers conservés aux Archives nationales du comte Albert de Mun, beau-père de Jean Hennessy, apportent un complément d’informations utile sur cette même période3.

9De plus, Jean Hennessy a laissé une littérature personnelle abondante. Il a écrit ou collaboré à un certain nombre d’ouvrages, recueils de discours, conférences, propositions de loi pour l’essentiel. Il a également publié près d’une centaine d’articles dans divers organes de presse parisiens et provinciaux. Il convient évidemment de garder en mémoire la partialité de cette documentation. Compilée intentionnellement par Jean Hennessy, elle renseigne sur l’image qu’il souhaitait donner de lui. Une méthode biographique sérieuse consiste alors à distinguer entre l’individu lui-même et le personnage constitué de son vivant, ainsi qu’entre ses prétentions et ses réalisations4.

10D’autres fonds privés d’hommes politiques ou d’associations et les impressions consignées par les contemporains dans leurs Mémoires nous font pénétrer dans le champ des relations multiples de Jean Hennessy. Le déchiffrage de ces relations et réseaux d’influence nécessite une reconstruction par sélection d’événements importants. Il en résulte un portrait social de l’individu et non une réalité définitive de sa vie. De fait, nos sources laissent dans l’ombre certains aspects de l’itinéraire politique de Jean Hennessy. Son attitude pendant la Deuxième Guerre mondiale n’est ainsi analysée qu’à la lumière de liaisons causales et d’hypothèses à même d’offrir une reconstruction probable. Il est en effet fondamental de comprendre comment son refus d’attribuer les pouvoirs constituants au maréchal Pétain lors du vote du 10 juillet 1940 a finalement débouché sur un ralliement au régime de vichy.

11Cette biographie n’a donc pas pour objet de reconstituer un destin. Afin de donner du sens au parcours de Jean Hennessy, il importe d’éviter une relation chronologique trop stricte.

12Héritier d’une dynastie politique conservatrice, le grand négociant Jean Hennessy entre en politique avec l’appui d’un réseau de clientèle construit dans la première décennie du xx^e siècle. Aux élections législatives de 1910, il fait la conquête de la circonscription charentaise de Barbezieux qu’il conserve durant cinq mandats avant d’achever sa carrière parlementaire dans les Alpes-Maritimes. Mais dès les années 1910, et surtout après le premier conflit mondial, il se dégage de l’héritage politique familial. Défendant une vision réformatrice passant par la représentation professionnelle dans le cadre régional et le principe fédéraliste, il préside des associations dont les activités sont relayées par divers canaux tels Le Quotidien et le Collège libre des sciences sociales. Son engagement militant le met au contact avec le milieu de la gauche modérée. Homme d’influence plus qu’homme d’État, il n’en obtient pas moins quelques succès politiques. Au plan national, il contribue personnellement en 1924 à la victoire électorale du Cartel des gauches. Mais c’est au plan international que ses idées, enrichies au contact de la SDN, obtiennent le maximum d’audience. Pris dans la tourmente de l’affaire de La Gazette du franc, il essuie plusieurs échecs politiques successifs : lors de l’élection présidentielle de 1931, puis lors des élections législatives de 1932 où il perd son fief de Barbezieux. Au début des années 1930, il est marginalisé et radicalise dès lors son discours et ses projets de réforme en créant le parti social-national. Il effectue ainsi un nouveau glissement politique, achevant de brouiller la lisibilité de son action politique.