1Ce chapitre et le suivant explorent les localisations et les représentations de la demande et de l’offre d’espace agricole récréatif dans la France métropolitaine. Les loisirs en espace agricole résultent de l’interaction entre deux réalités a priori indépendantes, les loisirs d’une part, les espaces disponibles (dont l’espace agricole) de l’autre. Les loisirs ont leurs espaces privilégiés, leurs mobilités, leurs modes d’appropriation. Les espaces disponibles supportent en général d’autres activités, sont appropriés, et sont immobiles. Dans ce chapitre, nous nous plaçons du côté des usagers et de leur demande d’espace : qui sont-ils, où sont-ils, et trouvent-ils un attrait spécifique à l’espace agricole ? Dans le suivant, nous nous placerons du côté des agriculteurs et de leur offre d’espace récréatif.

LES LOISIRS DE PLEIN AIR DANS L’ESPACE FRANÇAIS

2En matière de loisirs, l’offre participe largement à la création de la demande. Nous envisageons pourtant dans cette section les divers loisirs indépendamment de leur espace de pratique. Nous ne pouvons développer ici la complexité de leurs formes, de leur vocabulaire, de leurs organisations (Le Caro, 2002, p. 221-251). Nous nous proposons simplement d’esquisser leur répartition géographique à l’échelle de la France, sans tenir compte des problèmes concrets d’accès à l’espace ou d’utilisation de cet espace pour les usagers. Une première approche a consisté à estimer, pour les habitants de chaque département, la fréquence des diverses pratiques récréatives étudiées. Une seconde approche tente de saisir les mobilités liées aux loisirs, interdépartementales ou locales. Par mobilités interdépartementales, nous entendons celles qui amènent en un lieu donné des excursionnistes des départements voisins ou des touristes. Par mobilités locales, nous entendons celles qui amènent les usagers à fréquenter leur département, depuis leur lieu de résidence, dans le cadre de loisirs de proximité. Nous avons enfin proposé une synthèse en estimant la pression de la demande récréative dans l’espace français.

Pratique des loisirs par les résidants départementaux

3Repérer les régions où la pratique récréative est forte nous permet de localiser les enjeux : par hypothèse les espaces ouverts de ces régions sont soumis à une plus forte pression de demande. Chaque fois que cela est possible, nous avons rapporté les données à la population, ce qui donne par exemple des taux de pratique, ou à la surface du département, ce qui donne des densités. L’élaboration de cartes départementales permet de montrer des différenciations au sein de l’espace métropolitain, mais leur pertinence reste soumise à celle des données statistiques disponibles, très variables selon les loisirs. L’analyse la plus grossière consisterait à appliquer à la population départementale un taux de pratique mesuré au niveau national par des enquêtes générales telles que l’enquête de l’INSEE sur les modes de vie. L’approche par la population est cependant très insuffisante car les taux de pratiques sont très variables d’une région à l’autre (Rodgers, 1974). Pour certains loisirs (chasse et pêche) nous disposons de mesures plus fines de la pratique. Pour tous, à défaut de données directes, nous avons recherché des indices de la pratique du loisir au travers de ses conséquences (tableaux de chasse) ou de ses infrastructures (kilomètres de sentiers balisés).

4Pour la chasse et la pêche, l’obligation de s’acquitter de droits conduit à la production de statistiques utiles. Il faut toutefois noter qu’elles affectent les usagers à leur circonscription de résidence ou à celle de l’association à laquelle ils adhèrent. De plus cette approche ne donne qu’une idée grossière du lieu réel des pratiques : à l’échelle départementale, les deux associations de pêcheurs de Rennes détiennent des droits de pêche dans tout le département ; à l’échelle nationale, le principe des ententes halieutiques (les clubs réciprocitaires) permet aux pêcheurs d’explorer de vastes territoires, tandis qu’une validation nationale (11,5 % des validations) ouvre à son possesseur la possibilité de chasser dans presque toute la France. Faute de mieux nous pouvons tout de même considérer que les chasseurs et les pêcheurs prennent leur carte dans leur département de résidence, et qu’ils y exercent majoritairement leur loisir. La pratique de la chasse peut être mesurée précisément par les validations annuelles du permis de chasser, constatées par l’acquittement des timbres fédéraux ou nationaux. Le timbre fédéral donne droit de chasser dans le département. Les chasseurs étaient environ 1 413 900 d’après les données que nous a fourni l’ONCFS sur la campagne 1997-1998, si l’on admet un taux de 5,2 % de chasseurs qui effectuent leur validation dans deux départements (Chantrel, 1986, p. 8). Le taux moyen de chasseurs pour la France s’établit alors à 7,3 % de la population adulte masculine. La carte 1 donne pour chaque département métropolitain le taux de chasseurs ayant acquitté une validation départementale ou nationale, exprimé en chasseurs pour 100 hommes adultes, la chasse étant quasi exclusivement masculine. Ces données montrent clairement l’importance de la chasse pour les populations du grand Sud-Ouest et de Corse, et sa faible implantation dans les grandes agglomérations, confirmant les données antérieures (Chamboredon, 1982, p. 256-257). Ramenés au kilomètre carré (carte 2), les effectifs de chasseurs dessinent une toute autre France de la chasse : les fiefs du Limousin et des grands Causses, peu peuplés, laissent leur place aux régions du Nord-Ouest et à la côte méditerranéenne. Aquitaine, Centre et Poitou-Charentes restent les régions où la chasse marque à la fois les hommes et le territoire. Il faut enfin noter que l’Est de la France et la Corse se distinguent par l’abondance du grand gibier (cerfs, chevreuils, sangliers), dont l’incidence directe sur le territoire forestier et agricole est majeure, et dont la chasse procède de rituels très visibles (chasses à courre, battues). Même si c’est en forêt que gîtent ces gibiers, les espaces agricoles sont largement concernés tant par les dégâts qu’ils commettent que par le passage de leurs poursuivants.

Carte 1 : Taux de chasseurs en 1997-1998 : validations nationales et départementales

Carte 2 : Densité de chasseurs en 1997-1998 : validations nationales et départementales

5La diffusion de la pêche est plus délicate à mesurer car une fraction importante des pêcheurs occasionnels ne prend pas de carte de pêche. En France, les pêcheurs seraient environ quatre millions (Brun, Stéphan et Bontron, 1989, p. 82), et il y aurait un pêcheur dans 14 % des ménages (Picon, 1991, p. 92). D’après Pierre Bigazzi (1986, p. 181), « 37,5 % des foyers possèdent un matériel de pêche », et « si l’on ajoute les pêcheurs de bord de mer et en eaux closes on avoisine alors les 10 millions de pratiquants ». Mais, en 1999, 1 598 622 pêcheurs seulement sont référencés par le Conseil supérieur de la pêche (CSP). À défaut d’étude précise et générale, nous retiendrons que quatre millions de personnes pêchent en eaux libres, dont un tiers environ (probablement les plus actives) s’acquittent des redevances prévues par la loi. Les statistiques du CSP, basées sur l’acquittement des taxes piscicoles, donnent toutefois une bonne idée de la répartition des pêcheurs, si l’on admet un taux de pêche buissonnière constant. Ramené à la population du département (carte 3), le nombre de pêcheurs dessine une France intérieure et rurale, avec des habitants du Nord-Ouest qui pêchent peu. Mais les variations de densité de population sont telles que la carte 4 nous montre un espace français fortement pêché près des grandes villes, et relativement moins pêché du Gers à la Meuse. Cette répartition ne tient pas compte de la grande mobilité des pêcheurs permise par les ententes halieutiques qui offrent la possibilité, sans surtaxe, de pêcher dans d’autres départements. La pêche en eaux closes est un élément complémentaire à prendre en compte, la densité des étangs pouvant augmenter le taux de pratique. La statistique agricole donne pour chaque département la superficie d’étangs en rapport, et certaines régions du Centre-Ouest de la France, la Dombes et le Languedoc sont particulièrement bien pourvus.

Carte 3 : Taux de pêcheurs : taxes piscicoles acquittées en 1999

Carte 4 : Densité de pêcheurs : taxes piscicoles acquittées en 1999

6Si l’on a pu estimer que « dans 26 % des ménages au moins une personne pratique la cueillette » (Picon, 1991, p. 92), il n’existe aucune statistique précise des pratiques, et nous ne pouvons donc pas déterminer ainsi les régions de cueillette. Les ressources sauvages rares (cèpes, champignons à sécher, myrtilles, framboises, narcisses…) dessinent cependant une carte grossière des régions les plus concernées, au sud-est d’une ligne Bordeaux-Strasbourg, avec une mention spéciale pour toutes les régions de montagne. La densité de la population résidante et la fréquentation touristique génèrent, dans le Nord-Ouest, sur les côtes et autour des grandes agglomérations, des cueillettes moins techniques, mais qui n’ont pas moins d’impact récréatif : mûres, fleurs, châtaignes. Enfin, dans des lieux particuliers et pour des personnes initiées, la nature regorge de petits trésors : dans les ramiers de Garonne, Sophie Le Floch et Philippe Deuffi c (1999, p. 300) découvrent « le pholiote du peuplier, qui suscite des pratiques de cueillette auxquelles les enquêtés disent largement s’adonner ».

7La rareté des sources directes évaluant au niveau départemental la pratique réelle des diverses randonnées et de la simple promenade nous contraint à une approche par le taux global de pratique. Pour la France les chiffres sont rares. Une base de réflexion reste l’enquête sur les pratiques culturelles réalisée par le ministère de la Culture en 1981 : 72,1 % des Français y déclaraient « se promener en campagne ou en forêt » (INSEE, 1988, p. 163). La densité de population représente donc une première approche de la répartition géographique des loisirs itinérants, d’autant plus que ces loisirs, au moins la promenade, sont assez généralement distribués parmi la population, si l’on en croit les résultats contradictoires de divers sondages : la même enquête donnait 63,5 % de promeneurs parmi les ruraux et 75 % environ parmi les urbains, tandis que l’enquête emplois du temps de l’INSEE en 1985-1986 annonce 14 minutes de promenade par jour pour les urbains contre 18 pour les ruraux (ibidem, p. 147). Les loisirs de plein air, et en particulier les plus informels, sont un phénomène de société initié dans les années quarante et cinquante, en croissance forte et militante dans les années soixante et soixante-dix pour devenir une forme banale de loisirs aujourd’hui (Harrison, 1991, p. 42). Les espaces peuplés se trouvent donc nécessairement soumis à une forte fréquentation. Peu de sources s’intéressent à la randonnée équestre et au VTT. L’enquête générale auprès des ménages menée en 1986 en Grande Bretagne (Glyptis, 1991, p. 100) établit que 19 % des adultes avaient fait une promenade à pied de plus de deux miles dans les quatre semaines précédent l’enquête, contre 2 % qui avaient fait du vélo (dont le VTT) et 1 % du cheval (dont la randonnée). Nous pouvons retenir le caractère massif de la promenade et de la randonnée pédestre, dans un rapport d’au moins dix contre un avec leurs homologues à montures. Pour arriver à localiser ces loisirs, une approche possible consiste à répertorier les chemins existants. Étonnamment, dans un pays aussi administré que la France, il n’existe pas (ou alors très bien cachée) de source fi able concernant la répartition du million de kilomètres de chemins ruraux français. L’enquête Teruti1, basée sur l’analyse d’un réseau de points sur photos aériennes, affecte environ 100 ha à chaque observation, ce qui donne des résultats trop imprécis pour une occupation du sol assez réduite comme les chemins. La part des chemins qui constitue des itinéraires n’est pas mieux lotie en matière de statistiques. L’inventaire communal de l’INSEE, par exemple, note simplement la présence ou l’absence de sentier de randonnée sur la commune. Privilégiant la recherche de kilométrages, nous nous sommes adressés aux fédérations d’usagers. Pour la randonnée pédestre, la FFRP dispose d’un appareil statistique incomplet, beaucoup de fédérations négligeant des contraintes administratives pesantes pour des bénévoles. À défaut de la répartition géographique des 120 000 adhérents, nous avons pu localiser les personnes et les associations habilitées pour le balisage des chemins. Le Centre-Ouest, la région Rhône-Alpes et le bassin de la Seine sont les zones les plus actives. Les sentiers de petite randonnée nous intéressent beaucoup car ils explorent de manière plus diffuse le territoire, et concernent autant les loisirs de proximité que le tourisme. Les données manquantes sont hélas trop nombreuses. L’étude des linéaires de sentiers de grande randonnée montre l’équipement du Nord-Ouest, de l’ensemble des montagnes de l’Est, des Cévennes et de la région parisienne. Finalement, c’est la répartition des topoguides disponibles (carte 5) qui nous semble la source la plus homogène, et qui confirme la répartition nationale ainsi esquissée.

Carte 5 : Topoguides édités par la FFRP

8L’équitation comporte de nombreuses disciplines. Seules la promenade à cheval et la randonnée équestre concernent l’espace ouvert ; le dressage et les courses ont leurs lieux. Le développement de la location de roulottes peut concerner les agriculteurs car si les attelages roulent généralement sur des petites routes, le bivouac doit permettre le pâturage. Les promenades et randonnées à cheval, que nous désignerons simplement par « le cheval » peuvent être classées en trois groupes : les promenades, accompagnées ou non, qui sont proposées par les loueurs d’équidés à proximité des centres et fermes équestres ; les promenades réalisées par les propriétaires de chevaux de selle à proximité du lieu de vie de leur cheval (écurie à domicile, pension, haras de propriétaires) ; les randonnées itinérantes, qu’elles soient à l’initiative du cavalier-propriétaire, d’un loueur d’équidés ou d’un client. Cette dernière catégorie, les randonneurs, adhère généralement à des associations spécialisées, dont la Délégation nationale du tourisme équestre (DNTE), organe de la Fédération française d’équitation (FFE), afin d’assurer leur activité et de mieux préparer les itinéraires, l’improvisation des bivouacs étant nettement moins facile qu’en randonnée pédestre. Ces éléments de sportivité et de risque, ainsi que le coût relativement élevé (le cheval doit être disponible sur une période importante) font de la randonnée équestre un loisir globalement moins jeune et moins féminin que l’ensemble de l’équitation. Le tableau 16 donne cette répartition par âge et par sexe pour les trois délégations de la FFE et pour deux autres sports pris comme éléments de comparaison (AFIT, 1994).

Tableau 16 : Répartition par sexe et par âge des cavaliers licenciés

9La diffusion du cheval de loisirs peut être approchée par les données de la DNTE, qui fédère 40 512 licenciés en 2000. Le taux de licenciés pour 100 000 habitants (carte 6) est plus élevé dans les régions rurales : Orne, Limousin, pays cathare, Gascogne, Corse, Morvan, Ardèche, Drôme et Hautes-Alpes. Les taux obtenus en Haute-Vienne malgré Limoges et dans le Haut-Rhin malgré Mulhouse et Colmar témoignent d’une forte implantation. La densité de licenciés (carte 7) souligne au contraire le poids équestre des grandes agglomérations. Les départements du Gers, de la Drôme et du Haut-Rhin sont ceux où la randonnée équestre marque à la fois les hommes et le territoire. Il faut cependant relativiser ces données dans la mesure où bon nombre de pratiquants ne prennent pas de licence. Une approche par les équipements donne un autre reflet de la pratique effective dans chaque département. En additionnant les établissements équestres adhérent à la DNTE, les relais d’étape de la Fédération des relais étapes de tourisme équestre et les associations de cavaliers2, nous dessinons une carte de la France à cheval assez surprenante (carte 8) : aucune région ne se détache massivement, et les métropoles ne concentrent pas les équipements autant que nous pouvions le supposer. Pour la Bretagne, le tableau 17, construit d’après l’inventaire communal, montre que la possibilité de faire du cheval s’étend à des territoires de plus en plus larges.

Carte 6 : Taux de licenciés « tourisme équestre » en 1998

Carte 7 : Densité de licenciés « tourisme équestre » en 1998

Carte 8 : Densité des structures équestres en 2000

Tableau 17 : La diffusion des centres équestres en Bretagne

10La diffusion du VTT est encore plus délicate à observer. La vogue de cet engin, massive depuis les années quatre-vingt, a relancé le cyclisme, et cela particulièrement en direction des espaces naturels. L’apparition de sa variante VTC (vélo tous chemins) a permis à des gens plus calmes de pénétrer en vélo dans l’espace agricole, par les chemins ruraux comme par les petites routes. Le VTT est un média qui rend la campagne attractive pour les adolescents, c’est un loisir aussi « fun » mais moins coûteux que l’équitation. Il est très utilisé par les centres de loisirs, les foyers de jeunes, les centres de vacances. Beaucoup d’agriculteurs disposent d’un VTT pour aller surveiller le troupeau, visiter leurs cultures ou ramener les vaches laitières. Ce loisir inclut donc une grande variété de situations. Les pratiquants, lorsqu’ils souhaitent prendre une licence, ce qui reste l’exception comme pour les randonnées pédestre et équestre, ont le choix entre deux fédérations, la Fédération française du cyclisme (FFC) et la Fédération française du cyclotourisme (FFCT). La FFC, qui annonce 21 181 licenciés avec « option VTT » en 1999, a mis en place un réseau de centres et d’espaces VTT. Leur localisation (carte 9) démontre le caractère sportif (Alpes) et touristique de la démarche. Dans les régions concernées, la présence de ces centres participe de la diffusion du VTT car chacun d’eux développe son réseau de parcours balisés pour le VTT. La FFCT, qui annonce 1 500 clubs ou sections VTT, fédère davantage les usagers sur leur espace de résidence. Son éthique loisirs qui exclut la compétition, correspond bien à la pratique d’un loisir de plein air. Par contre, le cyclotourisme se pratiquant traditionnellement sur route, la FFCT semble plus inégalement structurée pour le balisage des sentiers VTT.

Carte 9 : Centres, espaces et bases VTT en 2000

11Il existe beaucoup d’autres activités qui peuvent concerner l’espace agricole, et pour lesquelles nous n’avons pas détaillé la diffusion. Le ski de randonnée pratiqué en haute montagne, le ski de fond et les parcours en raquettes sont des dérivés de la randonnée pédestre ; leurs pratiquants utilisent souvent les bergeries d’alpage. Des pratiques plus massives se dessinent pour des clientèles plus populaires et plus âgées, tendant à reproduire le modèle des stations de sports d’hiver (Mathieu, 1992). Le canoë-kayak est la forme la plus courante de promenade en eau douce (Corbel, 1995) ; la pratique est individuelle, mais il existe de nombreux clubs. Il y a aussi des barques, des pédalos et des bateaux en tous genres qui peuvent se mouvoir sur les eaux dont les agriculteurs sont riverains. Auto et moto-cross consistent à conduire ces engins pour le plaisir, sur des terrains aménagés ou dans les espaces naturels. Certains professionnels (agriculteurs, forestiers, bergers) peuvent en avoir besoin pour leur métier. Surtout s’ils les conduisent très sportivement, ils peuvent déranger les propriétés traversées, autant sinon plus que des touristes. Les loisirs aériens sont encore rares, mais l’atterrissage de planeurs, parachutes, ULM, deltaplanes et parapentes (voire le décollage des deux derniers) peuvent s’effectuer sur des terrains cultivés.

12Certains agriculteurs signalent aussi des demandes pour déployer des cerfs volants. L’ensemble de ces loisirs devrait se développer dans les décennies à venir. Enfin le pique-nique, la baignade ou le camping sauvage ont en commun de nécessiter l’établissement temporaire en un lieu. Les usagers y sont en situation de faiblesse par rapport au maître des lieux car ils sont immobiles (il faut du temps pour tout plier) et dans une certaine intimité (repas, bain, sommeil). Ils peuvent constituer en eux-mêmes des finalités de sorties mais sont souvent associés à des loisirs itinérants.

Mobilités de loisirs

13La mobilité des hommes rend plus complexe l’approche des enjeux récréatifs sur l’espace agricole. Des départements où nous trouvons une demande récréative faible sur la base de la population résidante peuvent être fortement fréquentés du fait des loisirs de proximité d’une agglomération voisine, ou du fait d’une forte fréquentation touristique. Au sein même d’un département, des flux s’instaurent qui modifient considérablement la donne d’un lieu à l’autre. Nous examinons successivement ces diverses mobilités. Notons en préalable que les limites départementales ont peu de sens du point de vue des mobilités récréatives. Nous avons différencié les mobilités inter et intra-départementales parce que nous pouvons mobiliser l’appareil statistique pour l’évaluation des premières. L’approche des mobilités infra-départementales, plus qualitative, concerne aussi bien des déplacements vers le département voisin, mais dans le cadre du même bassin de vie. La friction de la distance n’est pas seule à réguler les déplacements de loisirs. Sue Glyptis (1991, p. 105) a même pu montrer que la distance joue moins que l’implication : le cinquième des Anglais, membre d’une société ruraliste, fait le tiers des sorties à la campagne. « Cela reflète clairement le rôle de la motivation des gens pour la campagne plutôt que celui de la distance pour y accéder. » De même les catégories sociales aisées se déplacent plus facilement, plus fréquemment et plus loin. Et à revenu égal, on peut penser que les habitants des grandes agglomérations bougent davantage que les ruraux. La distance limite cependant fortement les déplacements pour une personne donnée, encore que le problème se pose différemment pour la mobilité de proximité (la distance est alors surtout une contrainte), et la mobilité touristique, pour laquelle la distance est aussi une motivation. Par contre, une fois sur leur lieu de villégiature, les touristes sont soumis aux mêmes contraintes de distance pour explorer leur région d’accueil.

14L’espace agricole, espace banal, est fréquenté pour sa proximité. En règle générale, c’est donc la population proche d’une exploitation qui la fréquente. Des personnes peuvent cependant venir d’assez loin, soit qu’elles trouvent dans ce lieu des caractères attractifs, soit qu’elles aient besoin d’un déplacement pour se sentir en loisir. La mesure de la mobilité des loisirs en général n’a pas une grande signification, étant donné la multiplicité des facteurs en jeu. Les études anglaises permettent d’esquisser une évaluation des effets de la distance sur les visites à la campagne : selon la National countryside recreation survey de 1984, 12 % des visites ont nécessité un déplacement de plus de 160 kilomètres aller-retour, tandis que 35 % d’entre eux se réalisent à moins de 8 kilomètres du domicile. Cette évaluation permet de constater l’importance de l’excursionnisme, d’autant plus que l’on peut supposer une augmentation de la mobilité depuis 1984 : 25 % des visites ont nécessité un voyage de plus de 100 kilomètres, ce qui correspondrait grosso modo, en France, à un changement de département.

15L’estimation de la répartition spatiale du tourisme soulève des problèmes méthodologiques, que nous ne chercherons pas à développer ici. Dans la plupart des cas les statisticiens retiennent la nuitée passée hors du domicile comme élément de base de la statistique touristique ; les touristes peuvent donc résider dans le même département, ce qui devrait interdire une simple addition entre population résidante et population touristique ; par souci de simplification, nous ferons cependant comme si tous les touristes venaient d’un autre département. L’origine géographique des touristes d’un département donné, qui suppose la prise en compte des flux touristiques, sera laissée de côté car aucun lien solide ne peut être fait, à notre connaissance, entre cette origine et la propension des touristes à pratiquer des loisirs de plein air. D’autre part le lien entre la distance et l’importance des flux n’est pas aussi clair que pour les déplacements de proximité : les habitants de la région PACA passent ainsi 0,61 nuits par an en Bretagne contre 0,08 nuits seulement pour les habitants du Limousin, région pourtant deux fois plus proche3. Nous considérons donc simplement que les touristes présents dans un département renforcent la demande récréative de ce département. Pour obtenir une statistique cohérente et globale à l’échelle départementale, nous avons réparti le volume global des nuitées touristiques des Français en France (soit 792 millions en 2000) en fonction des parts de marché de chaque département, établies dans le cadre du suivi de la demande touristique par la Direction du tourisme et la SOFRES. Cette enquête est un sondage réalisé tous les mois par courrier (80 % de retour) auprès d’un panel représentatif de 20 000 personnes. Le questionnaire porte sur les séjours réalisés pour tous motifs dans le mois précédent. La SOFRES a bien voulu nous communiquer la répartition des destinations indiquées pour l’ensemble de l’année 2000. En supprimant les destinations non métropolitaines (étranger et DOM-TOM), nous avons pu dresser une carte des destinations françaises des Français (carte 10). Les données, fiables pour les départements touristiques, sont peu précises pour les départements qui le sont moins (jusqu’à 25 % d’erreur possible au seuil de probabilité de 95 %). Il ne faut donc pas s’attacher aux chiffres obtenus mais la hiérarchie de fréquentation touristique obtenue est assez fiable, les écarts entre départements étant très supérieurs à la marge d’erreur sur les moins fréquentés. La densité des touristes est très forte le long du littoral méditerranéen, à Paris, dans les Alpes et sur la façade Atlantique.

16Les statistiques aux frontières (Direction du tourisme) indiquent 73 millions de séjours de touristes étrangers en France en 2000. La durée moyenne d’un séjour s’établit autour de 7 nuits, ce qui porte à 511 millions le nombre de nuitées des touristes étrangers en France. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’enquête permettant de localiser précisément leurs séjours, d’autant plus qu’ils sont très mobiles, au cours d’un séjour, au sein de l’espace français. L’enquête aux frontières réalisée par la Direction du tourisme donne des parts de marché régionales, que nous avons détaillées selon les parts de marché de chaque département dans sa région pour les touristes français. Le biais principal concerne la ville de Paris, première ville touristique internationale au niveau mondial, dont nous sous-estimons la fréquentation. Il en va de même de tous les départements très touristiques (par exemple la Vendée) situés dans des régions qui le sont moins, du fait que 50 % des séjours des touristes français sont des visites à la famille, ce qui est plus rarement le cas des étrangers. En corollaire, la proportion de touristes étrangers se trouve sur-estimée dans les départements peu touristiques de ces mêmes régions (par exemple la Sarthe). En conséquence, la répartition des touristes étrangers, qui contribue à notre tentative de répartir géographiquement la demande récréative, ne constitue pas un résultat en soi. Nous avons également cherché à tenir compte de la part du tourisme vert dans l’offre touristique globale, puisqu’il est probable que les touristes qui choisissent ce type d’hébergement, labellisés Gîtes de France par exemple, sont plus enclins à utiliser l’espace ouvert alentours. Mais les données disponibles sont d’un intérêt limité car elles ne concernent que l’offre en lits sans indication de fréquentation en nuitées.

Carte 10 : Densité des nuitées touristiques des Français en 2000

17La maille départementale nous a permis de réunir une information statistique cohérente, mais la disponibilité des espaces agricoles, et le choix que font les usagers d’y venir ou non, s’analysent aussi à de plus grandes échelles, celles de la vie de tous les jours, autour d’un lieu de résidence, qu’il soit habituel ou temporaire. Nous ne cherchons pas ici à définir ces mobilités, mais à repérer quelques-unes de leurs conséquences sur le rôle récréatif des espaces agricoles. Globalement, il est avéré que le loisir est devenu un important motif de déplacements. Plus se développe cette aisance sociale et culturelle de la mobilité, plus s’ouvre la palette des espaces disponibles. Les espaces agricoles sont, au sein du bassin de vie, en concurrence croissante avec d’autres espaces ouverts, plus ou moins abondants. Les usagers, qu’ils soient touristes ou résidants, ont donc des choix à réaliser. Nous examinons ici les quatre facteurs de lien entre les gens et l’espace récréatif décrits par Ray Maw (1974), qui peuvent peser en faveur ou en défaveur du choix de l’espace agricole, indépendamment des conditions de pratique récréative propre à cet espace, qui font l’objet du chapitre VIII. Le premier facteur reste sans doute la proximité. Les espaces agricoles proches des lieux d’habitation seront ainsi, pour des raisons d’économie de temps et de coûts, davantage utilisés que d’autres espaces, agricoles ou non, plus éloignés. Il faut tenir compte malgré tout des préférences individuelles, en particulier en faveur de la forêt. Pour l’Institut français de l’environnement (IFEN), « l’espace boisé urbain » doit se comprendre à l’intérieur des villes, mais aussi largement à l’extérieur, puisqu’il dresse le bilan des surfaces disponibles par citadin dans un rayon de 100 km (Piveteau et al., 1999). Mobilité et proximité sont donc conjuguées pour élargir la palette des espaces fréquentés. Le second facteur tient à l’accessibilité des espaces. Celle-ci se décompose en accessibilité physique (l’existence de routes) et en accessibilité sociale et culturelle. Le réseau routier français rend le facteur physique peu discriminant pour l’accessibilité générale des espaces ruraux, mais les difficultés qui se présentent une fois descendu de l’auto sont nulles sur une base de loisir, faibles en forêt domaniale (grâce aux layons d’exploitation), plus épineuses en espace agricole. En combinant les deux aspects, Hugh Millward (1991, p. 243-244) définit une « échelle de difficulté physique d’accès » : une parcelle peut être d’accès « passif » (en voiture), « facile » (ballade sur des chemins carrossables), « solide » (randonnées), « rugueux » (hors piste) et « ardu » (dangereux, réservé aux spécialistes). Cette méthodologie permet de comparer entre eux divers espaces ruraux, à l’échelle du monde, et reflète probablement des choix que font aussi les usagers, vers des espaces un peu plus éloignés mais moins rugueux. Trois déterminants sociaux limitent, peut-être davantage que les éléments matériels, l’accès à certains espaces. Le prix d’entrée des espaces récréatifs, qui s’impose dès lors que des équipements privés (parcours de pêche) ou publics (parking payant en zone de loisirs urbaine, pistes de ski) sont ainsi financés, peut exclure certains usagers tandis que les services associés à ce prix en attireront d’autres. Ensuite, le réseau de transport public, qui commence seulement à prendre en considération les loisirs périurbains, peut favoriser l’espace agricole du fait qu’il est habité, donc mieux desservi. Enfin, facteur important qui peut modifier les choix, le sentiment, pour une personne ou un groupe social, d’être plus à sa place dans un espace que dans un autre. C’est ce type d’argument qui éloignera des jeunes femmes de la forêt (par crainte des mauvaises rencontres), qui permettra à des cadres de passer outre certains obstacles sur les chemins de campagne (car ils ont acheté le topoguide et étudié leurs droits), ou qui conduira des familles populaires vers des espaces spécialisés de loisirs (par peur de se perdre ou d’avoir des problèmes en campagne). Ces aspects culturels ont été largement étudiés dans le cadre des leisure studies anglo-saxonnes (Burgess, Limb et Harrison, 1988). Troisième facteur de lien, la connaissance des possibilités récréatives offertes : l’espace agricole français, peu investi par les opérateurs commerciaux des loisirs, nettement moins équipé en panneaux touristiques que l’espace forestier, n’est pas un espace récréatif qui va de soi pour tout le monde. Le dernier facteur est le temps qu’il fait. « En hiver, on sort à proximité du lieu de résidence, en campagne. En été, la plage attire davantage » (Toury, 1973, p. 63). Les chemins forestiers, fréquentés moins régulièrement que les chemins agricoles par les engins lourds, sont souvent moins boueux en demi-saison. Quant aux bases de loisir, leur conception intègre généralement le confort sous forme d’un complexe d’allées gravillonnées praticables en toutes saisons.

18Le développement de la mobilité à partir du logement, que ce soit par l’automobile ou les transports en commun, participe d’un mouvement de fond de la société de consommation. Pour Michel-Edouard Leclerc (1995, p. 153), les gens préfèrent rouler, mais trouver ce qu’ils cherchent : « En ville comme à la campagne, le citoyen automobiliste ne recherche pas la proximité mais l’accessibilité. Dans cette notion réside toute la clé de nos problèmes d’aménagement du territoire. » Il en va manifestement ainsi des grandes surfaces, des cinémas multiplex en banlieue, des grandes bases de loisirs. Mais cette recherche du mieux-plus-loin sécrète ses propres contradictions : le loisir sensé rompre avec les contraintes du travail conduit à retrouver les risques et les soucis de la circulation. Une autre demande s’exprime alors, pas toujours très explicitement, en faveur d’un droit nouveau qui serait de pouvoir se promener à partir de chez soi, sans prendre l’auto. La création très fréquente, dans les lotissements urbains récents, de cheminements distincts de la voirie, joignant des placettes aux espaces verts proches, participe de cette démarche. La promenade entre dans la vie quotidienne. Or l’espace agricole est, à l’échelle communale, le berceau de l’habitat. La plupart des lotissements, des immeubles même sont construits à la périphérie des établissements anciens (bourgs et hameaux). Ces lieux sont situés là où des paysans se sont établis autrefois, au milieu des clairières de défrichement. Dans de nombreux cas, même les villages ponts, les villages forteresses et tant d’autres dont la localisation initiale ne doit pas grand-chose aux ressources pédologiques se sont trouvés progressivement entourés de champs parce qu’il était plus simple et plus sécurisant de cultiver sur place au moins une partie de ses récoltes. Au sortir de chez soi, au bout de la rue, pour les ruraux mais aussi pour beaucoup d’habitant des petites villes et ceux qui logent à la périphérie des plus grandes, l’espace agricole est là ; il est ou sera sollicité comme prolongement de l’espace d’habitat. Peu à peu, cette idée s’introduit dans l’esprit des agriculteurs eux-mêmes et de beaucoup d’habitants des écarts : le cadre de leur habitat, essentiellement perçu comme patrimoine familial jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, puis comme outil de travail agricole, commence à porter des significations récréatives et environnementales, dans l’esprit d’une meilleure qualité de vie. Les néo-ruraux, les nouveaux habitants des communes périurbaines, les agriculteurs investis dans l’accueil des touristes ont été les premiers à regarder autrement leur espace proche. Mais bientôt peut-être, chacun cherchera à valoriser une ressource rare, les espaces ouverts où l’on peut aller sans prendre l’auto.

Synthèse de la répartition géographique des loisirs de plein air

19Si l’on cumule tous les loisirs et tous les usagers abordés ci-dessus, il apparaît, plus ou moins intuitivement, que si tout le territoire métropolitain fait l’objet de pratiques de loisirs, certaines régions sont plus sollicitées que d’autres. À titre exploratoire, nous avons réalisé cette synthèse sur la base d’hypothèses construites avec les données disponibles, concernant la population résidante, les excursionnistes provenant des départements voisins et les touristes. Pour ce qui concerne la population résidante du département, nous avons affecté à chacun des six loisirs principaux, dans chaque département, trois valeurs : une estimation (P) du nombre de pratiquants (résidants du département) ; un coefficient (E) tenant compte des équipements et potentialités du département (effet de l’offre) ; un coefficient de pondération (C) qui relativise l’impact de chaque usager sur l’espace et corrige les lacunes des données (fréquence de la pratique, représentativité des sources statistiques, importance des équipements). Le tableau 18 donne ces hypothèses. La demande récréative des résidants du département, exprimée en usagers, est estimée en additionnant, pour les six loisirs principaux, le produit P x E x C. La pression de demande des résidants qui s’obtient en rapportant cette demande récréative à la superficie départementale, reflète fortement la densité de population. Mais, en ramenant la demande récréative à la population départementale, nous obtenons un indice de demande récréative des résidants, qui partage les départements selon la propension estimée de leurs habitants à se récréer en espace ouvert. La carte 11 montre que ce sont les habitants des départements du Sud qui montrent la plus forte propension à utiliser l’espace qui les entoure, en particulier les départements ruraux. Le Finistère (indice 2,76) fait une double exception, avec sa situation géographique et sa population, ce qui s’explique par des coefficients d’équipement particulièrement élevés pour le cheval (mais cela porte sur peu de pratiquants) et la promenade (c’est décisif). Le département dont les habitants semblent le plus « récré-actifs » est la Lozère (indice 4,09).

Tableau 18 : Hypothèses pour un indice de la demande récréative départementale

Carte 11 : Indice de demande récréative des résidants

20Pour ce qui concerne la fréquentation par des habitants des départements voisins, nous ne disposons d’aucune source. Pour estimer l’incidence de ces mobilités régionales sur la pression de demande récréative d’un département donné, nous avons retenu 10 % de la demande récréative des départements limitrophes. Le choix d’un taux assez faible de 10 % tient compte de la répartition des flux de chaque département limitrophe vers plusieurs autres départements. La dégressivité de la fréquentation avec la distance nous a conduit à retenir uniquement les départements limitrophes, avec quelques aménagements, en particulier pour la région parisienne, les départements frontaliers et les cas ou des départements voisins n’étaient pas ou peu limitrophes. Les départements de la petite couronne et Paris ont été comptés pour un, et les départements non limitrophes mais peu éloignés y ont été pris en compte. Pour représenter les visites transfrontalières, nous avons estimé un coefficient, plus ou moins proportionnel à la longueur de la frontière et à sa perméabilité, et qui s’applique aux flux venant des départements limitrophes français. Il varie de 1,05 (Ariège) à 1,4 (départements alsaciens). Pour l’ensemble de la France, les départements en contact ou très proches mais peu ou pas contigus ont été affectés d’un coefficient (0,25 à 0,75 selon les cas). Enfin, la demande récréative des départements voisins comportant des agglomérations de plus de 200 000 habitants a été affectée d’un coefficient 1,5 pour tenir compte de la plus grande mobilité de leurs habitants. Les départements de la petite couronne parisienne et le Val-d’Oise ont été considérés comme des agglomérations. D’après le recensement de 1999, 30 villes agglomèrent 200 000 habitants, et nous y avons adjoint Caen (199 490 hab.). Une étude plus fine pourrait introduire une fonction de la taille de l’agglomération, pour éviter l’effet de seuil. La fonction proposée ne prend en compte ni les tropismes (vers le littoral, vers le sud, vers la montagne), ni les effets de concentration et de limitation par l’offre : lorsque l’espace manque, lorsqu’il est saturé de visiteurs, une partie des usagers préfère aller ailleurs. Les imperfections d’une telle estimation sont toutefois à relativiser dans la mesure où il s’agit seulement d’essayer de corriger l’effet des barrières départementales, et non de produire une statistique fiable sur les fréquentations interdépartementales réelles.

21Hormis les personnes qui voyagent pour affaires (4 % des séjours des Français en France), les touristes ont des loisirs nombreux et variés, parmi lesquels nous avons trouvé les loisirs de plein air en bonne place. Nous devons donc ajouter, dans une fonction de demande récréative, les touristes aux habitants du département et des alentours. Il est cependant difficile d’établir un rapport direct entre la fréquentation touristique et la pression de demande récréative des habitants. En l’absence de données précises, nous avons considéré un rapport constant entre l’impact récréatif d’une nuitée touristique et celui d’un résidant à l’année, rapport que nous avons estimé arbitrairement à 0,0125 équivalent-résidant par nuitée touristique. Selon ce ratio, quatre-vingt nuitées touristiques correspondent à un habitant permanent du point de vue récréatif. Le cumul de la demande des habitants du département, des visiteurs des départements voisins et des touristes rend possible une approche globale de l’enjeu récréatif, en exprimant l’ensemble de la demande dans une unité théorique commune, l’usager. La carte 12 présente, exprimée en usagers par km² de superficie départementale, la pression de demande récréative dans chaque département. Les espaces ouverts des départements les plus peuplés et/ou les plus touristiques apparaissent logiquement comme fortement sollicités (deux quintiles supérieurs), mais la prise en compte des effets de voisinage et des différences dans les taux et les conditions des pratiques récréatives amènent aussi à des pressions significatives dans certains départements ruraux comme les Hautes-Pyrénées, le Lot-et-Garonne, le Tarn, la Drôme, l’Ardèche, les Vosges, l’Aisne, l’Eure-et-Loir (quintile médian). La section suivante tente de savoir dans quelle mesure cette pression de demande concerne l’espace agricole, parmi l’ensemble des espaces ouverts.

Carte 12 : Pression de la demande récréative globale : résidants, visiteurs proches et touristes

LA DEMANDE D’ESPACE AGRICOLE POUR LES LOISIRS

22Dans quelle mesure la demande récréative d’espaces ouverts se tourne-t-elle vers l’espace agricole ? A priori, par hypothèse, on pourrait considérer que la demande d’espace agricole est plutôt faible, à cause des relations ambiguës des usagers avec les agriculteurs, et du développement des valeurs urbaines (le corps, la nature) qui font préférer la mer, la montagne et la forêt ; mais nous pouvons aussi imaginer qu’elle se développe avec le besoin d’une nature habitée et l’augmentation conjointe du temps libre et de l’habitat périurbain et rural. Pour éclairer cette question, nous distinguons l’attrait pour la campagne par opposition à d’autres espaces de loisirs, puis, au sein de cette campagne, nous essayons de savoir si les gens aiment aller dans les champs plutôt qu’en forêt par exemple. En conclusion, nous tentons d’apprécier l’enjeu social caché derrière cette demande d’espace agricole pour les loisirs, et ce que les agriculteurs peuvent en espérer.

Les loisirs, facteur d’attractivité de la campagne

23Sur les bons vacances de la Caisse d’allocations familiales d’Ille-et-Vilaine, on demande de préciser si le lieu de séjour est à la mer, à la montagne, à la campagne ou à la ville. C’est sur la base de cette typologie sommaire, mais concrète, retenue par les statisticiens du tourisme, que nous nous appuierons pour cerner le désir de campagne. La distinction entre campagne et montagne ne nous semble pourtant pas très intéressante pour juger de l’attractivité de la campagne. La limite réglementaire des 600 mètres d’altitude (ou d’un dénivelé communal important) englobe beaucoup de campagnes dans la destination montagne. Étant donné notre terrain d’enquête breton, nous n’avons pas cherché à opposer campagne et haute-montagne, mais c’est là que s’opère probablement une distinction importante. En haute montagne, le caractère monumental des paysages, la rareté des empreintes humaines, le caractère sportif des loisirs composent une offre récréative bien spécifique. La campagne, y compris en moyenne montagne, offre au contraire l’expérience d’un espace habité. La campagne est aussi plus proche, plus accessible. La consommation de la nature y est probablement moins esthétique et plus sensorielle (Harrison, 1991, p. 74-75). Le cas de la haute-montagne étant mis de côté, nous proposons de comparer la campagne à trois autres espaces de loisirs : le littoral, la ville et les bases de loisirs.

24Dans une région comme la Bretagne, de nombreux habitants ont le choix entre le littoral et l’intérieur pour exercer leurs loisirs de proximité. En matière de tourisme, c’est vrai partout, et c’est encore plus clair puisque la distance n’est plus un facteur aussi limitant du choix. La mer exerce une fascination qui s’observe clairement par les cartes de répartition des résidences secondaires et des équipements de tourisme rural. La carte 13, qui situe la part des exploitations bretonnes qui proposent un accueil touristique en 2000, montre ainsi que, paradoxalement, la mer est l’agent de développement le plus zélé du tourisme rural en Bretagne ! De même, quand Pascale Dufil (1986, p. 242) demande leurs motivations aux résidants secondaires nantais, elle obtient des résultats édifiants : la « proximité de la mer » motive 70 % des localisations, la « campagne traditionnelle » 14 % seulement. Même si la formulation de cet item est discutable, le score est sans appel ! L’attractivité de la mer est donc beaucoup plus forte que celle de la campagne, pour de nombreuses raisons qui tiennent au rapport au corps, à une sociabilité balnéaire particulière, à l’attrait physique, symbolique et esthétique de l’eau. La campagne est néanmoins implicitement plus attirante que la mer pour les 30 % qui n’ont pas retenu la proximité de la mer. Ce résultat est confirmé par une enquête en Ille-et-Vilaine : la campagne est préférable à la mer pour environ un tiers des gens qui « achèteraient une résidence secondaire ou une maison de campagne, si elles en avaient les moyens » (TMO Ouest, 1993, p. 123). Les croisements réalisés (tableau 19) sont intéressants car ils nous donnent quelques indications sur le public qui s’intéresse à la campagne : les ruraux d’abord, en particulier les ouvriers, et les familles avec enfants (25-39 ans). En résumé, même si l’eau reste un atout majeur de l’attractivité en campagne, 30 % des gens préfèrent la campagne à la mer. De plus tout le monde ne peut aller au bord de la mer pour des raisons de coût et de temps. Enfin, l’attrait du littoral ne signifie pas que les personnes n’aient pas aussi des envies de campagne. La place potentielle de la campagne parmi les espaces de loisirs est donc très importante.

Carte 13 : Exploitations bretonnes proposant une activité touristique en 2000 (par canton)

Tableau 19 : Préférence pour une maison secondaire en bord de mer ou en campagne

25Pour beaucoup de personnes, la mer et la montagne, trop éloignées, n’offrent guère d’opportunités pour des loisirs de proximité. Choisir entre la campagne et la ville pour exercer ses loisirs de plein air est l’alternative la plus fréquente. Cette alternative concerne les gens des villes comme les ruraux. L’attrait de la ville est ancien, et l’on peut affirmer qu’en France, jusqu’en 1970, la plupart des ruraux le ressentaient. Mais les déplacements de loisir se sont nettement développés depuis les années quatre-vingt, au moment même où la crise de la ville s’est faite sentir, au profit d’un réinvestissement, d’une revalorisation de la campagne. Si la ville reste, par ses équipements culturels, son patrimoine et ses ambiances, dotée d’une forte attractivité, la campagne bénéficie donc d’une attirance assez générale aujourd’hui. Mais nous ne disposons d’aucune source permettant de comparer l’attrait de la ville avec celui de la campagne, en terme de loisirs de plein air. Nous avons posé la question aux usagers (tableau 20). Le regroupement des cinq items proposés permet d’obtenir une appréciation générale, quasi constante dans toutes les catégories de sexe, d’âge (les moins de 30 ans sont un peu moins friands de campagne), de résidence ou de loisir préféré (les randonneurs boudent un peu plus la ville) : les trois quarts des gens préfèrent une promenade à la campagne qu’un tour en ville. Les qualités de la campagne seraient d’abord d’être agréable (silence), notion assez vague qui évoque le bien être physique et psychique et rappelle sans doute la recherche de la nature. Ensuite viennent la sécurité (« sauf si un taureau furieux vous charge ! »), le calme (la fatigue en ville étant liée au bruit et au stress), l’intérêt (« mais à la campagne c’est plus restreint ») et bonne dernière, la facilité. Les résultats par commune donnent deux indications intéressantes, même si les effectifs limités limitent leur portée. D’une part les ruraux apprécient leur campagne, puisque autour d’une moyenne de 74 %, les résultats s’étagent avec 70 % de Rennais, 76 % de Pacéens et 78 % de Germanais qui préfèrent la campagne. Il n’y a donc pas de désir croisé de ce que l’on n’a pas, mais au contraire une bonne appréciation de ce que l’on connaît, la campagne pour les ruraux et la ville pour les citadins. D’autre part, avec 52 % seulement de Rennais qui trouvent la campagne plus facile, contre 86 % qui la trouvent plus agréable, nous percevons chez eux un décalage entre le désir de campagne et sa réalisation : pour une part c’est lié à la situation géographique (aller en campagne exige un déplacement motorisé pour la plupart des Rennais) mais cela traduit peut-être aussi la difficulté pour les citadins de se sentir chez eux à la campagne aujourd’hui, l’espace de promenade étant beaucoup moins bien défi ni qu’en ville.

Tableau 20 : Se promener en ville ou à la campagne ?

26À mi-chemin entre la nature sauvage et la nature policée des parcs et jardins urbains, la campagne propose sa nature. Présente-t-elle un attrait spécifique par rapport à la nature urbaine des bases de loisir et des parcs urbains, qui canalisent une part de la demande vers des espaces spécialisés ? Les réponses de « partants de week-end » d’Ille-et-Vilaine à une question sur l’importance de la proximité de certains lieux dans le cadre d’une maison de campagne ou d’une résidence secondaire sont données au tableau 21 (TMO Ouest, 1993). Pour cette population, plutôt urbaine et aisée, les loisirs de pleine nature sont un élément important dans la réussite du week-end. Le meilleur score est obtenu par « étang ou rivière » si l’on cumule les deux items favorables : 78 % des partants attachent de l’importance à la proximité de l’eau, ce qui confirme les observations sur l’attrait du littoral. Mais c’est le plus faible score des équipements ou bases de loisirs qui nous semble significatif dans ces résultats. Pour préciser leur attractivité par rapport à celle de la campagne, nous avons interrogé les usagers (tableau 22). La campagne est plébiscitée, une seule catégorie, les ouvriers, plaçant les parcs et bases de loisirs au même niveau que la campagne. Cela ne veut pas dire que ces équipements sont dénués d’intérêt, mais cela signifie que l’on ne doit pas s’appuyer exclusivement sur eux pour développer l’offre de loisir en campagne.

Tableau 21 : Équipements de loisirs et espaces naturels recherchés pour le week-end

27La campagne est donc préférée par un tiers des gens par rapport à la mer, mais par les deux tiers au moins quand on l’oppose à la ville ou aux bases de loisirs. Dans les régions éloignées de la mer, ou pour les gens qui ne peuvent pas se déplacer facilement, elle est donc le premier espace dont les gens voudraient pouvoir profiter. Cet attrait des campagnes s’appuie sur la redécouverte de la nature (cf. chapitre IV), mais aussi parfois sur la nostalgie : on recherche par exemple les produits fermiers, ou la simplicité des contacts humains (Rautenberg et al., 2000). Dénonçant une sorte de fin des campagnes, Pierre George (1994) regrette la perte d’un certain nombre de ces valeurs traditionnelles. « Qu’est-ce donc que la campagne, sinon la matrice de notre espèce, de nos nations ? Qui sommes-nous hors de notre terre ? Que sommes-nous, sinon les héritiers de ceux qui l’ont façonnée, lui ont donné des noms, ont combattu pour que “les autres” ne s’en emparent pas ? […] En quelques années, sous la double pression de l’économie et des mutations de la société, le village, la campagne dans son ensemble ont perdu leur chaleur humaine. »

Tableau 22 : Préférence pour la campagne ou les bases de loisirs

28Dans ces conditions, nous pouvons admettre qu’un certain nombre de citadins se « jouent des films » en campagne. Mais ce retour aux sources en large partie fantasmatique doit être distingué de la recherche d’une certaine convivialité. La formule des gîtes ruraux, par exemple, permet une réelle interconnaissance entre les propriétaires et les résidants réguliers (Simonneaux, 1999, p. 240-245). Cette convivialité suppose une campagne habitée de vrais gens et non d’une présence folklorisée. « Même si nous sommes à la recherche de nos racines, la prothèse champêtre ne nous assure pas d’une vie villageoise retrouvée » : François Poret et Danièle Le Pauder (1980, p. 261), comme beaucoup d’autres, soulignent le risque d’une campagne récréative organisée comme un parc à la Disney. En clair c’est parce que des ruraux y vivent que la campagne présente un intérêt. Et parmi ces ruraux, ceux qui ont dans le village des racines familiales lointaines côtoient des nouveaux venus. Les premiers, nous l’avons montré au chapitre III, ont adopté un mode de vie urbain, tandis que les seconds sont rarement décidés à abandonner leur culture citadine, lorsqu’ils viennent de la ville. Christine Roméro (2000) fait même remarquer qu’en espace périurbain, la campagne est instrumentalisée par les nouveaux habitants pour freiner la concentration urbaine. Elle formule deux hypothèses complémentaires. Les gens recherchent une « proximité sélective », c’est-à-dire qu’ils veulent être proches des services mais pas des problèmes posés par la mixité sociale, d’où le concept de « proximités électives ». On assiste corrélativement à « l’émergence d’une identité culturelle propre aux espaces ruraux périurbains », avec un statut particulier de l’espace, utilisé comme filtre pour mettre de la distance avec ceux qui nous gênent (les plus pauvres, les banlieusards, les voisins). La campagne n’est plus alors l’espace de la convivialité rurale, c’est même, d’une certaine façon, l’espace du repli sur soi. Même si cette analyse est formulée pour l’habitat périurbain, nous ne pouvons ignorer la tendance de fond au repli sur la cellule familiale qu’elle révèle. La campagne d’aujourd’hui est donc bien différente d’une campagne paysanne qui aurait traversé le siècle sans s’en apercevoir. Si le désir de campagne ne s’appuie que sur la nostalgie, il s’agit d’un malentendu. En réalité les caractéristiques de la campagne réelle sont probablement mieux perçues que ne le laissent penser les discours ou les anticipations spéculatives. Lorsqu’ils cherchent la campagne pour s’y délasser, les usagers, citadins comme ruraux, y apprécient la conjonction entre la nature, les marques de la civilisation paysanne, et l’urbanité des rapports humains, sans forcément les opposer.

29Parce qu’ils s’appuient sur ces trois dimensions, les loisirs sont un motif de campagne. L’étude des loisirs de pleine nature nous montre en particulier l’importance des motivations d’ordre relationnel, dans des situations où la nature est souvent présentée comme l’attrait majeur de la pratique. Richard Schreyer, David W. Lime et Daniel R. Williams (1984), dans leur inventaire de dix-huit « motifs de descendre la rivière », retiennent trois motifs que nous classerions comme relatifs à la nature, contre six qui ont trait aux relations avec autrui et neuf qui participent de la construction de soi. Aucune référence n’est faite aux relations avec les habitants du cru, mais c’est logique parce qu’il s’agit de descentes de rivières aux USA dans des espaces peu ou pas habités. Dans le contexte français du loisir en forêt privée, Louis-Michel Duhen (1994, p. 23) introduit des motivations comme « la recherche de contact avec des personnes vivant selon un mode de vie différent ». En espace agricole, nettement plus habité encore, cette motivation ne peut qu’être renforcée. Nous pouvons conclure à l’importance des éléments relationnels dans l’attractivité de la campagne : c’est un espace où l’on peut tout à la fois s’isoler du monde, resserrer les liens avec ses proches, et créer des liens avec autrui. Cela ne nécessite pas l’existence d’un patrimoine ou d’équipement remarquables. « À la limite un simple espace vide […] est peut-être le lieu le plus favorable à l’investissement spontané du désir des citadins. » François Poret et Danièle Le Pauder (1980, p. 265), s’appuyant sur cette hypothèse de M. Guillaume, soulignent l’attrait récréatif d’espaces banals : « Mais puisque les terrains vagues ont disparu de nos villes, où trouverons-nous de simples “espaces vides” sinon l’espace libre, l’espace ouvert des campagnes ? » (ibidem, p. 265). Cet espace de liberté est important même lorsqu’il ne s’actualise pas dans des pratiques effectives de loisirs. « Les gens peuvent ne pas vouloir vivre à la campagne, ne pas la visiter régulièrement, ou même y venir très rarement, mais ils ont besoin de savoir que cette possibilité existe » (Harrison, Burgess et Limb, 1989, p. 50). Françoise Péron (1994, p. 40), à partir de la signification « esthétique et mythique » du littoral, le caractérise comme un « territoire de recréation avant d’être un espace de récréation ». Les significations de la campagne nous semblent permettre de lui étendre cette conclusion. C’est pourquoi la simple campagne est autant sinon plus investie pour les loisirs que les espaces remarquables.

Le caractère agricole de l’espace est-il déterminant ?

30Au sein de la campagne nécessaire que nous venons de décrire, l’espace agricole est prépondérant en superficie. Il est en conséquence probablement investi d’une part de l’attrait récréatif de la campagne, et lui apporte peut-être des charmes spécifiques. Quand les gens parlent de la campagne, la référence à l’espace agricole n’est pourtant pas systématique. Ils pensent à la forêt, aux rivières, aux villages ruraux et à leurs boulodromes ombragés. La distinction avec la notion de montagne est en outre très floue, nous l’avons souligné. Le rôle récréatif des espaces ruraux doit donc être distingué de celui de l’espace agricole. Mais on ne peut pas non plus les opposer : l’interpénétration des espaces agricoles, forestiers, naturels et artificialisés est telle dans de nombreux cas qu’il est difficile de considérer l’un d’entre eux, par exemple l’espace agricole, comme un espace de loisir en soi. Les loisirs de plein air, s’ils peuvent s’exercer en forêt ou à la ferme, s’exercent souvent sur des territoires qui englobent l’ensemble des composantes paysagères de la campagne. Nous cherchons donc à savoir quel rôle joue l’espace agricole, comment il se positionne en terme de demande récréative, au sein de l’espace rural.

31Les études et sondages concernant la perception de l’espace agricole sont contradictoires. D’après un sondage BVA/APCA de septembre 1990, « à la question : “Personnellement, préférez-vous une campagne non mise en valeur par les agriculteurs ou une campagne cultivée témoignant d’une activité agricole ?”, les personnes interrogées optent nettement pour la deuxième proposition (68 % contre 23 %) » (Commissariat général du Plan, 1991, p. 208). L’espace agricole ne semble donc pas mal perçu, mais la formulation de la question est insidieuse : qu’est ce qu’une campagne « non-mise en valeur » si ce n’est une friche ? Quand la question est posée de manière plus précise, par rapport à des choix personnels de localisation, l’attrait pour l’espace cultivé semble moins net. Nous l’avons rappelé, la « campagne traditionnelle » n’est citée que par 14 % des résidants secondaires nantais comme facteur positif de localisation (Dufil, 1986, p. 242). Les gens aimeraient donc savoir la campagne cultivée, mais préfèreraient se détendre ailleurs ! Peu d’études ont abordé les rapports entre la production agricole proprement dite et l’attractivité de l’espace cultivé. Dans le cadre de la Greenwich study de 1986, des citadins expliquent leur attirance pour l’espace agricole britannique. « J’aime bien voir la terre cultivée. Comme quand il y a des tracteurs qui labourent et qu’on voit des nuages de mouettes derrière eux, qu’on peut voir le tracteur disparaître dans le lointain et puis revenir. Et plus tard, quand l’orge grandit, ou ce qu’ils ont décidé de mettre. Et puis les moissonneuses quand ils la récoltent. J’aime voir ce genre de choses. » Diane, qui aime voir le travail agricole, exprime une poétique des machines et de l’agriculture moderne. La nostalgie n’est donc pas le seul mode de perception de l’agriculture chez les citadins. Élaine perçoit la chose autrement. « Le truc à propos des landes, c’est le sentiment que l’on peut aller partout. Vous avez accès à tout ce que vous pouvez voir. […] Par contre si vous voyez un champ […], vous avez conscience que c’est la terre de quelqu’un d’autre. Que vous devez faire très attention […]. Dans les landes des parcs nationaux, […] vous pouvez vraiment rentrer dedans et en prendre possession. Vous allez au sommet de la colline et tout ce que vous voyez est à vous, ou c’est comme si » (Harrison, 1991, p. 75). Élaine donne ici a contrario un argument de poids qui limite l’attrait de l’espace agricole : c’est un espace ou l’on est chez autrui, que l’on ne « possède » pas, par opposition aux espaces que l’on peut parcourir librement. Le sentiment de liberté que les Britanniques éprouvent dans les grands espaces de landes des parcs nationaux peut trouver son équivalent en France dans les alpages et en haute montagne. Mais la forêt publique, et par extension la forêt privée non close, offrent aussi cette impression d’ouverture. L’espace agricole n’est pas pour autant cadenassé, et son caractère habité peut aussi attirer, d’autant plus que les agriculteurs français n’opposent pas aux promeneurs l’argument anglo-saxon du « trespass », délit consistant à poser le pied sur une propriété privée. L’incertitude qui résulte de tous ces arguments nous a conduit à demander aux usagers s’ils appréciaient l’espace proprement agricole. D’une part en le comparant à la forêt, d’autre part, considérant que la plupart des résidences de campagne (principales, secondaires ou familiales) sont situées plutôt en espace agricole, en opposant la consommation de cet espace de proximité à un déplacement en auto.

32L’attrait de la forêt est notable chez les contemporains, après des millénaires de méfiance. L’espace forestier est perçu comme un espace naturel, il en est même, dans les régions périurbaines ou très agricoles, l’archétype. L’arbre, impressionnant par sa taille et chargé de symboles, reste perçu comme naturel même lorsqu’il a été planté, au contraire du blé. L’intervention des forestiers se fait, sauf coupe rase, plus discrète que celle de l’agriculteur. Du point de vue récréatif, l’espace forestier est moins fractionné. Les clôtures y sont rares et les limites de propriété imperceptibles au promeneur, ce qui donne une impression d’ouverture. Ce caractère homogène est renforcé lorsque les parcelles boisées sont regroupées en massifs forestiers. Aussi nous attendions-nous à ce qu’une majorité d’usagers interrogés préfèrent une ballade en forêt plutôt qu’à travers champs (tableau 23). Aucun critère d’âge, de sexe, de catégorie socioprofessionnelle ni de logement ne permet d’expliquer significativement les choix. Même l’écart entre communes n’est pas important. À Saint-Germain, qui dispose d’un joli bois près du centre bourg, l’espace agricole attire moins. Avec une seule commune, et un écart non significatif, nous ne pouvons pas en déduire que les ruraux apprécient moins l’espace agricole que les urbains. Sous réserve de la représentativité de nos échantillons, nous admettrons que les deux tiers des gens préfèrent se promener en forêt plutôt qu’en espace agricole. Cela signifi e aussi qu’un autre tiers préfère l’espace agricole, ce qui n’est pas négligeable. L’étude des précisions proposées par 26 répondants à la suite de leur réponse (leurs mots sont notés tels quels au tableau 24) nous donne quelques éléments d’explication : l’idée de sécurité (moins grande en forêt) et les références à la nature (plus perceptible en forêt) sont les deux thèmes dominant ce choix.

Tableau 23 : Préférence pour des loisirs en forêt ou en espace agricole

Tableau 24 : Arguments pour préférer se promener en forêt ou à travers champs

33Tout le monde n’ayant pas de forêt à proximité, le choix entre les espaces récréatifs passe souvent par l’automobile. Dans les premières études sur les loisirs, la possession d’une automobile était un élément fortement discriminant pour l’accès aux loisirs (Hillman et Whalley, 1977, p. 21-22). Cela le reste, mais le nombre de foyers n’ayant pas d’automobile est devenu faible. Pour la plupart, la question n’est plus d’avoir une auto ou pas, mais de savoir si l’on va s’en servir. Partir à pied de chez soi contraint à explorer son espace proche, très souvent agricole. L’auto, au contraire, permet de s’éloigner et d’accéder à un choix plus large d’opportunités récréatives. Mais ce déplacement a un coût en temps, en risque et en argent ; il est donc probable qu’il oriente souvent le choix vers un espace plus spécialisé et moins agricole (forêt, littoral, montagne, base de loisir). En demandant aux usagers s’ils préfèrent, au quotidien, prendre ou non leur auto pour une petite promenade digestive, nous cherchons donc à savoir si l’espace agricole n’est pas sollicité aussi pour ce caractère de proximité (tableau 25). À part trois personnes qui ont eu du mal à choisir (« les deux »), et un humoristique « faire la sieste », nous n’avons pas d’informations complémentaires. La seule variable explicative est l’âge, les jeunes prenant beaucoup plus facilement l’auto. Le choix des Rennais, moins défavorables à l’auto, peut s’expliquer pour ceux qui ont répondu en référence exclusive à leur domicile situé en ville. Nous avons reposé cette question à Pacé en 1998, et les Pacéens restent plus de 80 % à préférer la campagne proche. Ce sont donc en moyenne 70 % des usagers qui préfèrent trouver un espace de promenade dans la campagne proche plutôt que de prendre leur auto. Les citadins et les jeunes urbains vont plus facilement chercher en voiture des espaces mieux adaptés, mais ce comportement reste minoritaire dans toutes les strates étudiées.

Tableau 25 : Prendre l’auto ou se balader sur place à travers champs ?

L’ouverture de leur espace, source de légitimité pour les agriculteurs ?

34Si la campagne attire, et que l’espace agricole n’y est pas dédaigné, les agriculteurs peuvent probablement puiser là quelques ressources, à commencer par une reconnaissance. Par légitimité sociale des agriculteurs, nous entendons le fait d’être reconnu par la société dans son métier d’agriculteur mais aussi dans l’appropriation foncière qu’il suppose. Pour que l’ouverture aux loisirs de leur espace professionnel apporte une légitimité sociale supplémentaire aux agriculteurs, il faut qu’elle réponde à un besoin réel de la population. Nous avons vu que le désir d’espace agricole, qui se décline entre désir de campagne, de nature, de proximité et de socialité, était multiforme, parfois mythique et peu explicite en général. Aussi ne chercherons-nous pas ici à en préciser davantage les contours. C’est l’importance sociale globale, perçue par les citoyens, qui fonde la légitimité sociale des agriculteurs. Situer leur espace parmi les autres espaces de loisirs en terme de demande sociale pour les loisirs fournit donc un bon indicateur. À partir des résultats obtenus en 1994 pour les espaces pris deux à deux, et détaillés ci-dessus, nous pouvons esquisser le classement suivant :

mer > forêt > espace agricole > bases de loisirs > ville.

35En 1998, nous avons souhaité confirmer ces résultats, et les compléter, en demandant aux usagers de Pacé de classer eux-mêmes les espaces récréatifs (tableau 26). Sur la base du premier rang de réponses, l’ordre proposé ci-dessus est confirmé. Mais en cumulant les trois premiers rangs (sur six possibles), l’attractivité de la forêt apparaît supérieure à celle du littoral, probablement émoussée à Pacé par la distance (environ 80 km). Le faible rang moyen de ces deux items confirme la prééminence de ces deux espaces de loisirs. L’espace agricole est le troisième espace demandé pour les loisirs, nettement devant les espaces spécialisés. 16 % des usagers l’ont choisi en premier, et 55 % l’ont choisi parmi leurs trois espaces préférés. Dans l’optique d’une qualité de vie pour tous, étant donné les difficultés d’accès à la mer et à la forêt pour beaucoup, l’espace agricole comme espace récréatif répond donc à une demande importante. Il constitue de ce fait un gisement de légitimité sociale et peut-être de ressources économiques s’il est reconnu et proposé comme tel par les agriculteurs.

Tableau 26 : Classement des espaces récréatifs selon la demande

36De façon générale, sans qu’ils se limitent à leur commune, nous avons demandé aux usagers s’ils retenaient le principe d’un usage récréatif de l’espace agricole. Dans le contexte juridique français, la question se pose différemment pour les chemins ruraux et pour les terres. L’ouverture des terres, c’est-à-dire des parcelles privées en herbe ou en culture, semble provocatrice quand on l’envisage frontalement comme l’accès du public à des propriétés privées. Mais quand on évoque des loisirs précis, les personnes se rendent compte que l’ouverture des espaces agricoles est un fait, et se positionnent sur la légitimité de ces pratiques de manière moins idéologique. Ceci explique la formulation de la question : les personnes interrogées, si elles répondaient en faveur de l’ouverture des terres, pouvaient le faire pour des loisirs identifiés (tableau 27). 64 %, soit presque les deux tiers des usagers ayant répondu sont favorables à cette ouverture. La propriété privée n’est donc pas considérée par tout le monde comme un sanctuaire. Il est vrai qu’il s’agit ici de celle des autres ! Un gros tiers (36 %) considère tout de même qu’il vaut mieux soumettre l’accès à l’accord de l’agriculteur. Les motifs invoqués pour justifier les réponses montrent aussi que beaucoup de personnes ayant répondu oui assortissent cette réponse de conditions quant au respect des lieux. Parmi les usagers des trois communes d’enquête, ceux de Saint-Germain-en-Coglès se démarquent. D’une part ils sont plus nombreux (71 %) à souhaiter l’ouverture des terres aux loisirs, ce qui confirme qu’il s’agit d’un élément de la qualité de la vie important pour les habitants des campagnes. D’autre part ils appuient très nettement cette opinion sur la pratique de la cueillette (68 %) ; pourtant les Germanais ne pratiquent pas plus la cueillette des champignons que les Pacéens ou les Rennais (cf. tableau 9). Sur la base de l’échantillon global, c’est aussi pour la cueillette (51 %) que l’ouverture est d’abord demandée, même si la chasse (22 %) et la pêche (24 %) sont reconnues comme des motifs légitimes. Ce résultat est renforcé si l’on tient compte des réponses « oui, pour autre chose », qui font souvent référence à d’autres cueillettes que celle des champignons. Les proches parents d’agriculteurs se distinguent par une forte proportion de réponses négatives (46 %) : il s’agit probablement de défendre le territoire de leurs proches. Leurs réponses positives sont dans la moyenne pour la chasse et la pêche, mais ces personnes accordent moins facilement l’ouverture aux cueillettes. Les femmes sont un peu plus réticentes que les hommes, mais l’écart, peu significatif, est surtout lié à la chasse, qu’elles trouvent moins légitime.

Tableau 27 : L’ouverture des terres agricoles aux loisirs, selon les usagers

Tableau 28 : L’avenir des chemins ruraux souhaité par les usagers

37L’ouverture des chemins est souhaitée par une proportion encore plus importante d’usagers. Une question visant à choisir la meilleure stratégie de gestion pour le réseau des chemins ruraux nous permet de l’apprécier (tableau 28). Nous avons volontairement écarté les chemins de randonnée existants, parce que tout le monde s’accorde à les trouver utiles. Par contre, l’avenir des chemins ruraux ordinaires est incertain (cf. chapitre viii). En 1994, la question a été posée aux agriculteurs et aux usagers dans des termes différents. Aussi avons-nous modifié la question aux usagers en 1998, de manière à rendre comparables les résultats obtenus pour les deux catégories. Avec cette réserve, une comparaison des résultats obtenus auprès des usagers à Pacé en 1994 et 1998 est toutefois possible sur les deux derniers items, dont la formulation est très proche. Ce ne sont pas les citadins rennais qui sont les plus intéressés par l’ouverture du réseau de chemins ruraux, mais les ruraux germanais et surtout les périurbains pacéens. Les écarts sont toutefois modestes, et ne sont pas statistiquement significatifs. Globalement 75 % des personnes interrogées souhaitent que la plupart voire tous les chemins soient ouverts au public. Ce sont les femmes qui plébiscitent l’ouverture des chemins à 89 % contre 65 % aux hommes interrogés en 1994. En 1998 à Pacé, l’écart s’est réduit à 89 % d’hommes et 92 % de femmes qui souhaitent des chemins ouverts. Le niveau d’études joue de manière surprenante : alors que l’on énonce fréquemment le caractère élitiste de la randonnée, ce sont les moins diplômés qui souhaitent une ouverture systématique des chemins. Les autres variables, telles que l’âge, le fait d’habiter en maison ou en immeuble, ou même le fait d’avoir des agriculteurs dans sa famille, n’ont pas d’incidence significative sur cette volonté qui semble générale. Malgré la différence dans la formulation de la question, nous pouvons considérer qu’en quatre ans, les Pacéens ont nettement accru leur intérêt pour les chemins, passant de 80 % à 92 % à les vouloir ouverts. La comparaison avec le résultat recueilli auprès des agriculteurs (82 %) montre que s’il existe un décalage, cet intérêt pour les chemins résulte d’un consensus social plutôt que d’une volonté de conquête de l’espace agricole. Nous pouvons donc conclure à la pertinence sociale d’une protection définitive d’ensemble du réseau de chemins ruraux.

CONCLUSION

38En conservant à leur espace son caractère ouvert, en tolérant les pratiques récréatives, les agriculteurs répondent manifestement à une demande importante de la société dans son ensemble. En proclamant ce principe d’ouverture (quitte à ménager quelques exceptions), en respectant le réseau des chemins ruraux, ils satisfont au désir profond de la majorité des usagers. Il nous semble qu’il y a là pour eux, sans grande dépense, un gisement inespéré de légitimité sociale et professionnelle. La première section du chapitre suivant, qui examine la place de l’espace agricole parmi l’ensemble des espaces récréatifs nous amènera à considérer que cette opportunité se double d’une responsabilité sociale.