1En espace agricole les aménagements (chemin, talus, fossés, rives d’un cours d’eau), la végétation plantée ou spontanée (haies, bois, formations sub-forestières, landes, cultures et vergers) et la faune constituent des ressources pour les usagers, et des externalités pour l’agriculteur. Encore que le chasseur puisse produire des chevreuils et l’agriculteur utiliser les coccinelles. La disposition de ces éléments participe à la formation du paysage agricole, que nous avons défi ni au premier chapitre. Ce paysage, bien que fortement marqué d’éléments naturels, comporte aussi des structures proprement humaines comme les routes, les pylônes électriques et le bâti. Du point de vue de notre analyse, il se distingue surtout par son caractère d’interface entre la nature et l’homme : la nature prend sens dans le paysage agricole parce qu’elle y est pétrie d’interventions humaines perceptibles. L’usager, comme l’agriculteur, décodent le paysage, ils en forgent l’esthétique, ils en apprécient l’ombre, ou la redoutent pour la croissance du maïs. Les interactions entre les éléments du paysage, y compris l’homme, fondent l’écologie du paysage (Burel et Baudry, 1999), qui conduit à penser la nature et le paysage au sein d’un environnement local, régional, et en définitive planétaire. Dans cet ensemble d’interactions, c’est, en matière de loisirs de plein air, surtout la nature visible, la topographie, les végétaux et les animaux, que l’on vise lorsqu’on parle de qualité du paysage agricole. Nous questionnerons ce désir de nature, et nous le confronterons à la perception que les agriculteurs peuvent avoir de la nature et du paysage dans leurs exploitations.

LA NATURE ESPÉRÉE

2Quand il recherche la nature, après quoi court l’homme occidental ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’en espace agricole, certains ne voient pas que l’on puisse trouver la nature. Ils s’appuient pour cela sur l’une des définitions de la nature : « Ensemble de ce qui, dans le monde physique, n’apparaît pas comme transformé par l’homme » (Petit Larousse, 1995). Il pourrait donc s’agir d’une fausse piste… Au Japon, la nature est perçue selon une tradition de « symbiose entre vie humaine et environnement naturel » (Pons, 1993, p. 33). Nous nous situerons au contraire, pour cette analyse, dans le contexte géographique et philosophique de l’Europe occidentale, où domine l’homme prométhéen. À l’intérieur de cet ensemble occidental, la nature prend un sens différent selon que l’on est paysan (au sens de Mendras) ou pas. Joachim Ritter (1997, p. 47-49), qui développe, à partir de L’ascension du mont Ventoux de Pétrarque (1335), une théorie de l’émergence de la nature-paysage dans la civilisation occidentale, n’y va pas par quatre chemins :

« Comme le montre la rencontre entre Pétrarque et le vieux pâtre, le paysage est pour les populations agrestes qui habitent la nature un élément étranger avec lequel elles n’entretiennent aucune relation. […] Pour les peuples ruraux, la nature n’est jamais que le sol natal qu’ils travaillent pour leur subsistance : la forêt est le bois, la terre un champ, l’eau un vivier ; rien ne pousse à en franchir les limites et à se mettre en quête de la nature en tant que telle, de la “libre” nature, afin de se consacrer à sa contemplation. […] La non-identité de la nature-paysage et de la nature de la vie rurale ne cesse d’être soulignée dans l’histoire du paysage et dans les interprétations qui en sont données. »

3Les rapports des individus à la nature sont donc en question, d’autant plus que la crise environnementale a déstabilisé le modèle prométhéen, si bien qu’à la nature dominée par l’homme succède un discours qui voudrait exclure l’homme de la nature. La synthèse est possible autour d’une approche réflexive, qui reconnaît à l’homme des responsabilités envers la nature, mais qui admet aussi les apports de l’homme à l’ordre naturel. Simon Charbonneau (1997) rappelle ainsi l’utilité de l’homme pour créer des écosystèmes cultivés parfois plus riches de biodiversité que le climax potentiel : l’homme pourrait donc bien produire de la nature.

Le choc de deux philosophies de la nature ?

4« La nature est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles ;/L’homme y passe à travers des forêts de symboles/Qui l’observent avec des regards familiers1. » L’attachement des hommes à la mère nature ne date pas d’hier. De l’animisme des temps anciens au symbolisme de Baudelaire, elle a statut de partenaire de l’homme dans sa quête existentielle, elle est celle avec qui l’homme entretient un dialogue vital, qu’il soit religieux ou poétique. L’écologie moderne a réinventé ce rapport sacré entre l’homme et la nature, en lui donnant des contenus scientifiques. Parce qu’elle est un laboratoire miraculeux, la nature doit continuer à exister « sans l’homme » (Terrasson, 1990), elle doit continuer à nous surprendre, et, pour certains, elle doit pouvoir survivre à notre espèce sans trop de dommages. Dans la civilisation occidentale, grecque puis judéo-chrétienne, se développe en parallèle et en opposition l’idée que l’homme croît contre la nature, parce que celle-ci lui est hostile si elle ne lui est soumise. C’est le fondement du développement matériel de notre civilisation. Face à la nature terrible, l’homme prométhéen se révolte, il part au combat, là où la civilisation japonaise prône la soumission aux forces de la nature. Dans la civilisation paysanne, la peur de la nature se traduit par l’obstination à la faire reculer. Les défrichements massifs en Europe occidentale du xi^e au xiii^e siècle, « ont marqué le plus grand retrait de l’arbre, de la friche et de l’eau depuis la préhistoire » (Duby et Wallon, 1976, tome 2, p. 426). La destruction des nuisibles a également marqué l’imaginaire. En 1867 encore, en dépit du mouvement romantique, le renard, le sanglier et le loup sont traqués pour destruction totale, sans aucun état d’âme. « Le sanglier, ce ravageur des récoltes, le loup, dans lequel les hiéroglyphes égyptiens personnifient le voleur, le renard, plus perfide au gibier que les engins les plus meurtriers, sont l’objet d’une destruction réglée […]. Heureux vainqueurs, à vous la reconnaissance d’Atalante ! » (de Lacombe, 1867, p. 348-350).

5La nature n’est pas qu’un obstacle physique que voudrait balayer le développement de la civilisation occidentale, elle semble être la planche d’appui d’où s’élance la philosophie, l’homme se définissant et choisissant ses finalités contre la nature. « Le temps est venu de reconnaître [le naturalisme] pour ce qu’il est : le principal courant antagonique à partir duquel et contre lequel se dressent de grands pans de nos philosophies, religions et sciences » (Moscovici, 1974, p. 9). Catherine et Raphaël Larrère (1997) situent la première critique du naturalisme chez Protagoras (« l’homme est la mesure de toutes choses »), mais s’ils mettent bien en avant, dans la réflexion des modernes, la distinction entre la nature comme objet donné et merveilleux, que l’on étudie mais qui ne peut s’expliquer (natura naturans) et la nature comme mécanisme finalisé (natura naturata), ils soulignent que dans les deux cas la maîtrise de la nature par l’homme est au centre de la démarche. De l’opposition entre Rousseau et Prométhée, nous retrouvons trace dans de nombreux débats, entre ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas aménager la montagne (Bozonnet, 1992) ; entre les écologistes et les chasseurs à propos du sens de la prédation, entre les naturalistes et les aménageurs (entre autres agricoles), aménageurs qui attentent à la biodiversité en cultivant ou en bétonnant des écosystèmes remarquables. En première analyse, un modèle oppose des agriculteurs prométhéens, d’autant plus immatures en cette matière qu’ils auraient hérité des paysans une certaine invisibilité de la nature, à des usagers rousseauistes. Dans la sphère agricole, cela tend à faire des écologistes des rêveurs dangereux et des agriculteurs les réalistes dont on a besoin (Commissariat général du Plan, 1991, p. 190). Cette dichotomie, qu’elle soit théorique ou rhétorique, ne mène à rien. En caricaturant ainsi son adversaire, chacun se caricature lui-même sans s’en apercevoir. C’est la place de l’homme dans la nature qui est au centre du débat, et cela concerne tout le monde. Dominique Bourg (1993) propose une discussion approfondie qui laisse à l’homme une position centrale dans la nature (en ce qu’il est seul à même de lui attribuer de la valeur), mais ne lui accorde aucunement des droits transcendants sur elle. Ce sont les hommes qui s’accordent ces droits, et ils doivent le faire avec mesure, étant seuls juges de leur légitimité. On notera en particulier la valeur pratique de l’anthropocentrisme : « [L’espèce humaine] est, entre toutes les espèces, la seule à pouvoir exercer le rôle […] de “médecin planétaire”, selon l’expression de Lovelock. Et compte tenu de l’étendue de l’agir humain, il est d’ores et déjà possible de parler d’un copilotage homme/nature de la Terre » (ibidem, p. 237). Il importe donc de dépasser le manichéisme, et pour les usagers et les agriculteurs, de se reconnaître parties prenantes de ce copilotage. D’une part les agriculteurs développent, en tant que personnes, un sentiment de la nature, dans un contexte d’urbanisation des campagnes (Péron, 1994) mais aussi sous l’influence de la littérature (Jean Giono ou Marcel Pagnol ont été beaucoup lus dans les campagnes). D’autre part le besoin de nature des usagers ne peut être assimilé à une idéalisation, il correspond aussi à des formes de domination de la nature.

Comment interpréter le besoin de nature ?

6Le besoin de nature des individus est difficile à définir, il prend des formes multiples. Est-ce une recherche d’immersion dans la nature en tant que milieu, ou bien la recherche du naturel dans l’environnement humain ? Il y a des randonneurs qui emportent de la nourriture lyophilisée sur les sommets, et des citadins qui mangent bio dans leur immeuble. En matière de loisirs, c’est la nature en tant que milieu qui est d’abord recherchée. La nature et le naturel peuvent aussi renvoyer à une culture archaïque, à des racines paysannes, à l’homme dans la nature originelle. En ce sens une auberge rurale proposant des menus du terroir sera qualifiée de « très nature », elle satisfera le besoin d’authenticité. La re-création de conditions disparues peut pourtant tourner à la folklorisation, en particulier dans le cadre du tourisme, et devenir tout à fait artificielle. Au contraire un loisir comme le VTT propose une approche ludique de la nature, très loin de la civilisation paysanne. Le besoin de nature doit également être distingué du besoin de paysage : quelques pas pieds nus dans un pré peuvent représenter une expérience plus vivace que la traversée d’un parc naturel en automobile. Complexité supplémentaire, les besoins de nature sont à la fois produits par ces nécessités existentielles et par des nécessités sociales. Bernard Kalaora (1981) démontre clairement que la nature-paysage est utilisée comme moyen de distinction sociale, tandis que les équilibres écologiques font l’objet d’un consensus idéologique pas toujours traduit dans les pratiques. Les commerciaux, à travers la publicité, s’emparent du thème vert et suscitent de nouveaux besoins.

7Pour comprendre le besoin de nature, il est probablement plus pertinent d’approcher empiriquement sa traduction concrète : derrière le besoin de nature, que veulent les gens ? Bertrand Hervieu distingue six thèmes porteurs du besoin de nature de la société française actuelle :

• une culture de la qualité ; par rapport au sol, il y voit la source de la remise en cause de son statut d’outil de production, pour en reconsidérer la valeur de patrimoine collectif. La qualité étant ce qui distingue une chose dans la masse de ses semblables, on ne veut plus parler d’hectares, mais de lieux ;
• une attente de repères face au mouvement de la modernité, la nature et la campagne étant support d’identité ;
• la recherche d’un art de vivre. Le retour à la nature s’accompagne d’un besoin de culture de la nature, dont les paysans sont porteurs et dont les agriculteurs peuvent se saisir pour développer des productions immatérielles ;
• une demande de territoire : la nature doit être accessible, entretenue partout, d’où l’impasse d’une répartition libérale des productions sur le territoire ;
• un investissement fort sur l’animal, que l’on refuse de voir traiter comme une chose ;
• un besoin de socialisation et d’une pédagogie du vivant et de la campagne2.

8Nous retiendrons de cette analyse que même en se limitant au point de vue des usagers, le besoin de nature est complexe et variable selon les gens, les temps et les lieux. Ce n’est pas au nom d’un fondamentalisme écologique présenté par les organisations agricoles comme repoussoir (Corteggiani, 1992, p. 13) que les citoyens s’intéressent à l’espace rural, mais pour redonner du sens à leur vie, et les agriculteurs sont sollicités, et non rejetés, dans cette démarche. Éric Fottorino (1992, p. 14) note même, pour s’en alarmer, que « notre civilisation [française] n’aime la nature que si elle lui renvoie son image. Elle l’aime assainie, aménagée, exploitée, humanisée ou urbanisée. Pour preuve son horreur de la friche ».

9Au-delà du simple rappel de valeurs nature, la société exprime surtout des besoins de vivre cette nature, et cela se traduit par les migrations pendulaires de fin de semaine autour des villes, comme par le développement des loisirs de plein air. Une phénoménologie de la demande de nature semble donc plus fertile en enseignements qu’une philosophie de la nature qui tend, on l’a vu, à distinguer deux conceptions peu conciliables. À défaut d’entretiens avec des usagers, nous avons relevé trois sources qui étayent cette hypothèse. Évoquant le jardinage, mais nous élargissons le propos, Jean Gouhier (1992) insiste sur la nécessité pour l’être humain de se frotter concrètement à la terre, au vivant, à l’effort physique, à l’autre, pour se découvrir soi-même et exister activement. Enquêtant auprès d’enfants dans le quartier parisien du Marais, Philippe Bonnin (1987, p. 86) relève dans leurs discours sur l’espace des oppositions significatives : « Sale/propre ; voitures/calme ; béton/vert ; blessures/doux, dépense du corps. » La notion d’espace vert, protégé des voitures, du béton, lieu de détente, de sport, comme antidote vital de la vie urbaine apparaît donc comme une nécessité vécue, dès le plus jeune âge : « Le sale […] est opposé à un “propre” rencontré dans certains lieux valorisés, mais surtout au “vert” qui domine le même pôle. L’antinomie est telle entre pôles qu’ils s’opposent comme vie et mort » (ibidem, p. 84). Dans une publicité de l’Union nationale des centres sportifs de plein air (UCPA) présentant « le sport sous toutes ses couleurs », en 1993, on trouve associé à la couleur verte les thèmes suivants : « Découvrir une région et s’y intéresser ; découvrir les autres ; vivre grandeur nature ; associer sport et découverte ; se déplacer. » Trois mots clefs peuvent être dégagés de tout ce mouvement de fond vers la nature : respect du vivant, mobilité, désir de rencontre. La campagne permet tout cela, si ses habitants prennent conscience du potentiel de développement social, économique et symbolique qui gît, encore presque inexploité, à leurs portes. Les agriculteurs, parce qu’ils gèrent directement une part importante des espaces naturels, sont sollicités pour expérimenter dans ces domaines. Le peuvent-ils, le veulent-ils et, finalement, le doivent-ils ? Nous leur laissons le soin d’y répondre, individuellement et collectivement.

Quelle nature trouve-t-on en espace agricole ?

10Le déni de nature est souvent opposé à l’espace agricole : nature et agriculture, cela fait deux. En qualifiant d’espaces naturels des espaces pour l’essentiel non cultivés, les pouvoirs publics accréditent cette distinction dans l’esprit du public. Ainsi le conseil général d’Ille-et-Vilaine acquiert des espaces naturels départementaux tandis que Laurent Mermet organise en septembre 2001 un colloque sur « l’accès du public aux espaces naturels, forestiers et agricoles ». Les controverses sur la possibilité de qualifier en parc naturel une région agricole illustrent les enjeux. En 1970, l’Union internationale pour la conservation de la nature refuse d’inscrire le Parc national des Cévennes parce qu’il est trop agricole. En 1982, elle l’inscrit enfin, reconnaissant « que la gestion agricole de l’espace telle qu’elle est conçue est compatible sinon nécessaire à la protection du milieu » (Mousset, 1990, p. 58). Cependant, « à partir de 1986, la politique agricole du parc accuse un essoufflement certain. […] Le parc naturel et culturel prendrait-il le pas sur le parc agricole ? » (ibidem, p. 105). L’exception accordée par le mouvement de conservation de la nature aux agriculteurs cévenols n’a pas résisté aux difficultés de gestion, et la conception de la nature qui considère l’agriculteur comme un défricheur artificialisant les milieux a repris le dessus. « Se sentant lésés, comme trahis par une institution qui avait pris leur parti, [les agriculteurs] n’hésitent pas à parler de “parc folklore” et réactualisent les sentiments de 1970 : “Le parc, protecteur de la nature, est du côté des touristes plutôt que du côté des éleveurs. […] Il est rappelé qu’en certains endroits l’espèce la plus menacée est l’espèce humaine” » (ibid., p. 203-205). Paradoxalement, l’opposition entre nature et agriculture est également utilisée par des lobbies productivistes pour justifier les atteintes au milieu naturel. Si l’espace agricole n’est pas un espace naturel, quoi de plus naturel que d’y arracher les haies ? Pour certains agriculteurs de l’Ouest ou du Bassin parisien, la nature doit être appréciée dans les bois, ou mieux, dans les régions défavorisées ; la logique des avantages comparatifs les autorise à produire là où c’est rentable (et là, chaque mètre carré compte), tandis que d’autres peuvent s’appuyer sur un relief plus pittoresque pour attirer les touristes dans des espaces naturels et, accessoirement, cultivés.

11Afin de dépasser la controverse, il est utile de rechercher la nature naturaliste dans l’espace agricole. Quels éléments de nature s’y rencontrent ? Une première approche consiste à identifier les plantes spontanées et les animaux sauvages. La nature est alors perçue comme locataire des interstices de l’espace agricole (Alsace Nature, 1996), elle se développe entre les champs, voire à leur détriment. Les haies, les zones marécageuses, les talus, les tournières sont des petits espaces naturels disséminés, ou, mieux, réticulés. La vie sauvage y trouve des ressources plus ou moins favorables et la biodiversité peut servir de critère d’évaluation de la qualité naturelle du milieu ainsi considéré. Cette approche est cependant limitative parce qu’elle oppose la présence de la nature à l’activité agricole, considérant les espaces cultivés comme artificiels. Jacques Lecomte (1995, p. 15) souligne au contraire que la plupart des espaces naturels sont en fait « des milieux créés de toute pièce par les activités agricoles au sens large et de caractère extensif. Souvent ces milieux sont remarquables ». Si les espaces naturels sont souvent anthropisés, sans doute peut-on en déduire que les espaces anthropisés sont aussi très souvent naturels. On peut donc aller plus loin que Jacques Lecomte et trouver de la nature dans bien des exploitations agricoles intensives. Cette démarche se justifie d’autant que le débat sur la nature ne concerne pas que les espèces sauvages qui font le paysage ou la faune sauvage. La recherche de la biodiversité agricole dans les variétés cultivées et les races domestiques est un autre indicateur de cette qualité naturelle reconnue à l’agriculture. Le statut de l’animal domestique est également en question, sur la base d’arguments similaires à ceux qui sont utilisés pour condamner la chasse et promouvoir l’animal familier (Falconnet, 1992). Avec les OGM, une réflexion du même ordre éclôt sur le caractère naturel des plantes cultivées. Ne voir que nature dans l’espace et l’activité agricole risque cependant de conduire à un déni de culture. Jacques Cloarec (1995, p. 84-86) développe « une argumentation susceptible d’expliquer par quels mécanismes culturels le paysage agricole est perçu comme paysage naturel ». Il souligne en particulier l’élimination du fait agraire et du travail paysan dans les représentations de la campagne, des pastorales de Boucher à l’affiche de la campagne présidentielle de François Mitterrand en 1981. Une analyse détaillée des mécanismes et des intentions de cette abolition du paysan dans l’Angleterre des xvii^e et xviii^e siècles est proposée par Raymond Williams (1977). Une conséquence de l’assimilation de l’espace agricole à de la nature, c’est le statut de ses habitants. Bernard Debarbieux (1995, p. 15-18) note qu’en considérant la montagne comme « forme de nature originelle », l’imaginaire touristique induit une vision stéréotypée du montagnard, tantôt comme « bon sauvage », tantôt comme « crétin des Alpes ». Les agriculteurs n’apprécient guère, à juste titre, d’être ainsi rangés du côté des plantes et des bêtes, dans une nature pastorale dont ils n’auraient pas la maîtrise.

12Qu’elles dénient la nature ou la culture, les représentations de l’espace agricole amputent souvent une partie significative de la réalité. La distinction entre nature et culture semble de fait peu opérante dans un paysage de synthèse, le jardin, qui en fait un brassage intime. Dans la conclusion de son essai sur « le paysage et la mémoire », Simon Schama (1995, p. 652) insiste sur la densité historique du paysage, et sa construction sur le fil de la distinction entre sauvage et domestique.

« J’ai tâché de rester fidèle à Thoreau, dans son aversion pour la course à l’ésotérisme, sa conviction qu’il est possible de voir tout l’univers se révéler dans son jardin, à condition de savoir observer. Le jardin que j’ai traversé, moi, tout à loisir, au pas lent du chameau pourrait-il dire, c’est celui de l’imaginaire du paysage en Occident, petit espace fécond où notre civilisation s’est figurée ses bois, ses eaux et ses rochers, et où les mythes les plus fous se sont insinués dans notre topographie. Au reste il existe à l’intérieur même de nos capitales tentaculaires des lieux où les frontières entre passé et présent, sauvage et domestique, s’écroulent tout à fait. »

13À plus forte raison dans nos champs, serions nous tentés d’ajouter ! Nature et culture sont donc, en espace agricole, associées dans une symbiose incertaine. Le combat originel contre la nature hostile et la sauvegarde des haies en régions intensives sont deux situations extrêmes dans la recherche de cet équilibre, et ne doivent pas être interprétées comme le signe d’une priorité de principe accordée à la culture (défricher, abattre les nuisibles) ou à la nature (maintenir les haies). Il faut donc suivre Maurice Wintz (1994) lorsqu’il admet la cohabitation en espace agricole d’une nature pour l’homme, d’une nature avec l’homme, et aussi d’un peu de nature sans l’homme, même dans les zones intensives.

14Se plaçant du point de vue des protecteurs de la nature, Luc Thiébaut (1989b, p. 7-11) reconnaît cette complexité en soulignant les enjeux sociaux de « la nature ordinaire », moins faciles à cerner que ceux des zones sensibles pour cinq raisons :

• il existe une hiérarchie entre « nature protégée […] et nature non protégée », qui éloigne la réflexion de la seconde ;
• « l’humanisation de la nature en terme social, son anthropisation en terme écologique semblent la caractéristique principale de ce qui est désigné par nature ordinaire et marque à la fois son “infériorité” (baisse de la diversité écologique par troncature de l’écosystème) pour les naturalistes et sa supériorité sociale (appropriation, proximité, familiarité) » ;
• la campagne ordinaire est moins romantique et moins exotique que la nature sauvage ;
• « les dépenses des usagers de la nature ordinaire sont faibles et peu spécifiques par rapport à des usages hygiénistes ou sportifs de l’espace ». Autrement dit, « si la base de la demande de nature ordinaire est importante (numériquement), son insistance est faible » ;
• la nature ordinaire souffre d’une pauvreté des représentations et des mobilisations sociales.

15Pour les agriculteurs, la nature est d’abord une encombrante compagne. Ils expérimentent encore quotidiennement la lutte pour en maîtriser la puissance. Mais ils la préservent aussi contre des agressions d’origine urbaine. Nous passons avec Gwénaël dans un de ses prés, le long de la rivière. Un téléviseur et une pancarte « chasse gardée » à moitié rouillés sont prisonniers de branchages bloqués entre les rives. Après une remarque désabusée sur les gens qui jettent n’importe quoi n’importe où, Gwénaël descend voir. Il nous raconte qu’il n’arrête pas de ramasser des débris. Un peu plus loin, il relève dans l’herbe le passage de ragondins. Ils fragilisent les rives, ce qui conduit à élargir le lit au détriment des prés environnants. Manifestement il est bien plus préoccupé des crues de la rivière que du passage des pêcheurs sur sa parcelle. Mais s’il reconnaît aux arbres le mérite de retenir les rives, il n’a pas fait la démarche d’en planter…

LE PAYSAGE DES AGRICULTEURS, ENTRE IDENTIFICATION ET REJET

16La controverse sur le rôle des agriculteurs dans la production et la destruction du paysage tend à valoriser des modèles très tranchés de paysage. En Bretagne par exemple, des agriculteurs font disparaître le bocage pour créer des openfields tandis que se développe dans la population non-agricole la nostalgie d’un bocage dense. Pour sortir de cette alternative, Jean-Pierre Deffontaines (1994, p. 337) propose de redonner des responsabilités paysagères aux agriculteurs. « Le moment n’est-il pas venu de mettre en évidence – et d’inventer – une véritable “esthétique” paysagère liée à l’agriculture ? […] L’agriculteur est un artisan. Comme l’artisan dans la culture médiévale, il doit aujourd’hui être à la fois technicien, marchand et artiste. »

17Pour parvenir à cela, il importe de dépasser certains blocages, en particulier le choix du vocabulaire. Martin de la Soudière (1984, p. 530), sur la base des nombreux entretiens qu’il a eu avec eux en Margeride, souligne la relative inadaptation du mot paysage au débat avec les agriculteurs, et l’erreur méthodologique du questionnement direct à ce sujet : « Au sein même des sociétés locales, la “façon de voir” l’espace est très diverse, de même que la “façon d’en parler”. […] Les agriculteurs, même lorsqu’ils sont sensibles aux données du paysage, n’emploient pas volontiers ce mot qui fait partie du vocabulaire des “gens de la ville” ou, pire, des “écologistes”. » Face à un interlocuteur urbain ou perçu comme tel, le discours des agriculteurs sur le paysage, sur leur paysage surtout, est de ce fait très souvent autocensuré. D’une part ils perçoivent le décalage entre leur vécu du paysage (une mise en valeur, une utilisation) et celui qui est attendu (une consommation esthétique). Les agriculteurs interrogés définissent effectivement le beau par l’utile, et soulignent la nécessité d’être hors de chez eux pour apprécier le paysage selon des critères esthétiques. L’hypothèse explicative retenue par Martin de la Soudière est que les agriculteurs « auto-censurent l’expression de certaines zones de leur vie affective, ou alors avouent comme faiblesse et fragilité leur penchant à l’affectivité, au rêve, à l’esthétique » (ibidem, p. 523-529). Une norme sociale, particulièrement vive dans le monde paysan, et qui a laissé des traces profondes dans beaucoup de familles agricoles contemporaines, exige de la pudeur dans l’expression de sa tendresse, pour l’espace comme pour les gens. À défaut s’exerce la peur d’être catalogué comme un faible, un rêveur, en bref un inutile, dans un milieu ou la valeur travail est érigée en modèle. Cette pudeur est particulièrement oppressive chez les hommes. « À l’homme amoureux de la terre s’oppose dans les romans la femme amoureuse de la nature » constate R. M. Lagrave (1980). Pour dépasser ces difficultés de vocabulaire ou d’expression des sentiments et mieux comprendre les attitudes actuelles des agriculteurs à l’égard du bocage, nous proposons de revenir sur ce rapport à la terre, hors duquel le rapport d’un agriculteur à la nature peut difficilement se comprendre. Nous examinerons ensuite le paysage agricole comme témoignant, pour les agriculteurs, d’un passé proche (les Trente Glorieuses) ou lointain (la société paysanne), que ce passé soit d’ailleurs regretté ou honni.

L’espace, valeur structurante chez les agriculteurs

18La terre a toujours été la grande affaire des paysans, depuis que les agriculteurs sédentaires ont succédé aux pasteurs nomades. Choix de la meilleure terre au sein des forêts, landes et savanes initiales, puis concurrence entre communautés conduisant par exemple au système féodal. Le servage, le métayage, et les innombrables formes d’inféodation du paysan au titulaire des droits sur la terre ont ancré dans la mémoire collective le prix de chaque arpent. La terre agricole, si elle est nature n’est pas que nature et n’est en général pas perçue d’abord comme nature par un agriculteur qui la convoite, l’exploite, l’observe ou l’évalue. Le rapport à la terre des agriculteurs, mais ce rapport est aussi intériorisé dans la culture française en général, produit des attitudes vis-à-vis des éléments de nature au sein du paysage agricole et vis-à-vis des usages récréatifs qui peuvent en être fait. Nous suivons Nicole Croix (1998) pour distinguer trois valeurs de la terre, apparues successivement dans l’histoire contemporaine française : la terre comme patrimoine familial, la terre comme outil de travail et la terre comme élément de l’environnement. La terre est d’abord un patrimoine familial, qu’elle ait été coûteuse à acquérir, ou héritée d’aïeux qui y ont laissé toute leur énergie. Dans le cadre de la civilisation paysanne, la terre, bien-fonds, est souvent encore possédée par des propriétaires qui exercent un ascendant et une certaine domination sur les paysans. La propriété privée, issue de la Révolution française et du Code civil, permet aux agriculteurs d’aujourd’hui tout à la fois de se sentir maître chez eux et d’assurer la pérennité de l’outil de travail. Pour certains la propriété agricole devrait être exclusive, réservée au propriétaire et à ses ayants droit, avec des protections juridiques proches de celle du domicile. Nous verrons au chapitre VIII que la propriété du sol n’empêche pas l’accès du public et que la terre agricole n’est pas, sauf exception, un espace privatif.

19La terre est ensuite un outil de travail, plus ou moins fertile, plus ou moins bien disposé pour faciliter le travail et la mécanisation. Après la Seconde Guerre mondiale, un mouvement d’idées, emmené par les jeunes agriculteurs, s’attaque à l’attachement irrationnel du paysan à son champ, souhaitant « que l’exploitant soit déchargé de la propriété de la terre et que celle-ci soit considérée uniquement comme un facteur de production » (Mendras, 1967, p. 66). Dans la nouvelle perspective, la propriété est en effet une aliénation pour le producteur car elle conduit à un surendettement et une baisse des prélèvements possibles pour la famille. Les jeunes agriculteurs ne pouvaient pourtant pas, pour des raisons idéologiques, demander la collectivisation étatique ou coopérative des terres. Après guerre, la critique du faire-valoir direct était cependant devenue acceptable, parce que les droits des propriétaires bailleurs avaient été largement rognés par la loi du 13 avril 1946 instituant le statut du fermage. Toujours renforcé depuis, le statut du fermage dépossède le propriétaire bailleur d’un certain nombre de prérogatives. « D’abord par la limitation du droit de reprise en fin de bail. […] C’est au propriétaire repreneur de faire la preuve qu’il a les titres voulus pour cultiver et qu’il cultivera bien pendant quinze ans. […] Ensuite par la fixation “paritaire” […] du niveau des loyers. […] Enfin par un renforcement de l’autonomie du fermier dans la gestion de son exploitation […] et bien sûr, s’il y a lieu, par des indemnités de sortie compensant la perte de l’investissement » (Coulomb, 1986, p. 66). Les règlements sur les aides à la cessation d’activité laitière, et la réglementation des droits à paiement unique ont aussi montré à quel point les droits des propriétaires pouvaient être affaiblis, le fermier récupérant les primes et pouvant laisser au bailleur un bien dévalué, parfois difficile à relouer. Le fermage a été l’instrument juridique de la terre-outil de travail. Deux philosophies sont donc en concubinage idéologique, en balance permanente dans l’esprit des agriculteurs et de la puissance publique : la propriété absolue du Code civil, qui reste sacrée quand on possède sa terre, et un droit d’exploiter presque aussi absolu pour celles qu’on prend en fermage. Le développement du faire valoir mixte traduit cet équilibre. La consécration du foncier comme outil de production et de travail n’est pas sans conséquences sur l’environnement paysager des exploitations. D’une part la logique productiviste a conduit, quarante années durant, les producteurs agricoles, propriétaires comme fermiers, à négliger le patrimoine foncier au profit de la productivité à court et moyen terme. D’autre part la clause de bonne exploitation prévue dans le statut du fermage (art. L.411-27 du Code rural) a été longtemps interprétée en défaveur des pratiques écologiques par les tribunaux paritaires des baux ruraux (Gilardeau, 1991). Le bailleur, jusqu’en 1995, ne disposait d’aucun droit pour imposer la conservation des haies. Sur le plan de l’accès récréatif, il n’y a guère de différence entre les prérogatives d’un propriétaire exploitant ou celles d’un fermier. En cas de location, le statut du fermage laisse au preneur toute liberté d’autoriser ou d’interdire les allées et venues sur le fond, sauf en matière de chasse et de pêche, pour lesquels le bailleur conserve les droits et peut les transférer à qui bon lui semble, dans la limite des droits du preneur. Hormis les droits de chasser et de pêcher, le statut du fermage permet aujourd’hui de considérer que c’est l’exploitant qui détient l’ensemble des droits d’usage sur le foncier, indépendamment du mode de tenure.

20En tant qu’outil, la terre est aussi le fondement de l’appartenance professionnelle d’un agriculteur. Au niveau individuel, nous venons de montrer que l’exploitant est le véritable maître des lieux. Mais au niveau collectif, c’est à dire pour la profession agricole et ses organisations, la terre n’est pas qu’un outil de travail parmi d’autres. C’est l’Outil de travail, le facteur clef autour duquel se sont engagés de multiples débats, de multiples actions, au point d’être, à notre avis, la clef de voûte d’un système d’identité professionnelle. Les agriculteurs ont cherché collectivement à exercer un contrôle sur les règles d’accès au foncier, en s’appuyant sur l’action syndicale et politique (Chatain, 1991). Par exemple, à l’échelon communal, ce sont le contrôle des documents d’urbanisme, des permis de construire et des inscriptions de chemins ruraux au plan départemental, les procédures d’aménagement foncier, les décisions d’aliénation de chemins ruraux et l’entretien des voies communales qui intéressent les agriculteurs. Ils disposent d’un impressionnant pool de conseillers municipaux (ibidem, p. 22), qui empêche quasiment de prendre une décision sans qu’ils aient au moins la possibilité de réagir. Sur le plan législatif, citons le contrôle des structures, qui permet à la profession agricole de contrôler les transferts fonciers (Coulomb, 1986), excluant généralement aussi bien les (trop) petites entreprises que les (trop) grandes, au profit du modèle de l’exploitation familiale à temps plein. L’instauration d’une surface minimale d’installation (SMI) a été un moyen d’exclure des aides à l’installation un grand nombre d’entreprises jugées trop petites. Encore aujourd’hui, on ne peut acquérir le statut social d’agriculteur sans exploiter au moins la demi-SMI (soit par exemple 9 ha dans la région de Rennes). Le contrôle du foncier est donc un acte fondateur de l’émergence de la profession agricole ; il s’est fait contre les propriétaires bailleurs, contre les exploitants capitalistes mais aussi par l’exclusion des plus petites exploitations. Dans ce contexte les utilisations non-agricoles sont perçues comme une captation d’espace vital, une restriction pour soi et pour la profession. La crainte de la friche sert de repoussoir. Les acquisitions de terres en vue d’usages récréatifs sont donc très mal ressenties. La représentation sociale de la terre comme outil de production a eu, directement ou indirectement, des conséquences en matière d’accès récréatif sur les terres qui restent agricoles. Globalement, une certaine exclusivité de la fonction de production a conduit les agriculteurs à négliger le rôle récréatif de leur espace. Même si peu de changements législatifs sont intervenus, les pratiques ont été vigoureuses en matière de réduction ou de suppression des chemins ruraux et des habitats pour la faune terrestre et aquatique comme pour la flore sauvage. La priorité à la production a donc limité l’accès récréatif de manière indirecte, principalement en réduisant les ressources nécessaires à l’exercice des loisirs. Par contre cela ne s’est pas traduit, en France, par une fermeture directe de l’espace agricole. Peut-être même que la distanciation affective que représente la terre-outil par rapport à la terre patrimoine a joué en faveur de l’ouverture au public.

21La terre est enfin un élément de l’environnement, et la prise en compte des externalités environnementales de l’agriculture a profondément modifié, depuis les années quatre-vingt, le regard porté sur l’espace agricole. La force des liens socioprofessionnels tissés autour du contrôle du foncier, dans un contexte productiviste, a rendu très difficile, pour la profession agricole, la prise en compte des impacts négatifs de l’agriculture sur l’environnement. Les critiques externes ont pourtant été très nombreuses, et certaines auraient pu être entendues très tôt : ainsi la crise environnementale est décrite fort précisément et sans agressivité particulière dès 1975 par Aline Grenier-Sardos. Mais durant les vingt années qui ont suivi, la profession agricole s’illustre surtout par une attitude de dénégation et une fuite en avant dans la défense des productions de masse et des droits à produire (Bowers et Cheshire, 1983). Cette obstination générale a fortement fragilisé l’édifice professionnel collectif et l’identité professionnelle de chaque agriculteur. Elle a retardé les réorientations nécessaires, absorbé à contresens des crédits utiles, empêché des partenariats nouveaux capables de générer des initiatives crédibles. Elle pèse sur les échanges entre les agriculteurs et les non-agriculteurs, parce qu’elle a introduit une présomption de culpabilité vis-à-vis de la profession agricole, dont les discours ont perdu en crédibilité. Si des critiques fines et appuyées sur des expériences concrètes ont été apportées au fil des ans par les agriculteurs alternatifs, encouragés par des leaders comme André Pochon (1998), Pierre Rabbi ou Philippe Desbrosses, il a fallu attendre la première crise de la vache folle en France, en avril 1996, pour que des responsables du CNJA puis de la FNSEA esquissent une autocritique (Lambert, 1996 ; Guyau, 1998). Les Plans de développement durable, expérimentés par l’INRA dans les années quatre-vingt-dix, réalisent la synthèse entre les implications économiques, sociales et écologiques des exploitations agricoles. Le contrat territorial d’exploitation (CTE) en a été une concrétisation intéressante, hélas avortée sous la pression du lobby céréalier, et remplacée par le timide contrat d’agriculture durable (CAD). Malgré ces évolutions, la grande majorité des agriculteurs a intégré, souvent de manière inconsciente, les orientations idéologiques dominantes de la période productiviste associée à la terre-outil. Innover seul dans le domaine de la valorisation de l’espace, dans une perspective environnementale ou sociale, n’est donc pas facile pour un agriculteur. Outre les difficultés pratiques liées au manque de références, à la nécessité de réseaux pour certains types d’activité, il existe un réel danger de rupture sociale avec le voisinage.

22Une fois lancé, le mouvement de substitution des priorités diffuse rapidement dans les discours pour s’imposer comme une nouvelle norme. Luc Guyau, alors président de la FNSEA, retourne ainsi le dogme contre ses productivistes : « Nous avons encore des irréductibles qui justifient tous les comportements et toutes les aides en s’appuyant sur l’activité de production » (Longeot, 1998, p. 19). Les précurseurs, tels que les agriculteurs biologiques, le Réseau agriculture durable ou certains militants de la Confédération paysanne, ne se retrouvent pas forcément dans le nouveau discours institutionnel, et dénoncent l’écart entre les nouvelles paroles et des pratiques encore largement marquées par la culture productiviste. Mais il faut aussi reconnaître qu’il n’est pas simple pour l’appareil institutionnel agricole, qu’il soit sous la coupe de la FNSEA ou d’intérêts économiques puissants, d’opérer une révolution culturelle qui peut s’avérer dangereuse pour ses structures. Trois freins objectifs s’ajoutent aussi aux blocages idéologiques pour retarder la diffusion d’un nouveau rapport au foncier. D’une part la « faim de terre » existe encore dans certaines régions, même lorsque l’épandage ne vient pas augmenter la demande. Un agriculteur qui éprouve un manque de terre pour la production n’est pas en bonne posture pour accepter des notions d’extensification, de paysagisme ou d’usages publics de son exploitation. D’autre part l’économie agricole et la PAC sont encore largement administrées dans une perspective quantitative, si bien qu’il est souvent moins rentable de s’orienter vers la prise en compte du territoire. Enfi n, le droit tarde à s’adapter à la nouvelle donne, et les agriculteurs manquent d’outils juridiques pour faire reconnaître leur contribution à la qualité du cadre de vie. Il existe pourtant des opportunités réelles qui stimulent le mouvement des idées et les décisions innovantes. Ainsi certains usagers sont-ils prêts à contribuer, y compris financièrement, au changement des pratiques agricoles. Les chasseurs, qui financent la jachère environnement faune sauvage, regardent d’un œil intéressé l’évolution environnementale de l’agriculture, espérant contribuer au « passage de l’étape de la conservation des espèces à celle, fondamentale, de la gestion de leurs milieux » (Hansen-Catta et Havet, 1997, p. 27). Les consommateurs de produits biologiques, et plus largement de produits de qualité supérieure, acceptent un surcoût qui permet d’établir des filières nouvelles ou de maintenir des systèmes traditionnels. L’émergence d’un marché des nouveaux services motive la constitution de structures d’encadrement, convainc de nouveaux agriculteurs de l’intérêt de répondre à la demande des gens, et apporte à cette démarche la légitimité d’une certaine rentabilité (Le Roux, 1993). Enfin, les CTE puis les CAD ont offert depuis le printemps 2000 la possibilité d’une rémunération, et surtout d’une reconnaissance, des missions de service public rendues par l’agriculteur, y compris dans les zones banales. Il y a donc chez les agriculteurs tout à la fois une somme considérable de résistances et de solides espoirs quant à l’ouverture des esprits à l’intégration des équilibres écologiques et paysagers aux finalités normales de la gestion des espaces agricoles.

Les paysages témoins du passé

23Le paysage rural, sauf à avoir été remanié de fond en comble par un remembrement « tabula rasa », comporte, outre le bâti, des structures très anciennes : terrasses, chemins, talus, bosquets, canaux. Il acquiert de ce fait une valeur historique, voire archéologique, et en tout cas une valeur patrimoniale parce qu’il témoigne de la civilisation paysanne (Pitte, 1983). Cette profondeur historique du paysage fait partie des raisons de le protéger contre des modifications inadéquates. Mais le paysage témoigne aussi du passé pour tout un chacun, sans qu’il soit besoin de connaissances historiques. Nous évoquerons ici, sur un pas de temps plus court, de l’ordre d’une vie humaine, deux temps de la mémoire des paysages, en prenant l’exemple du bocage en Ille-et-Vilaine. La mémoire du temps de leur enfance que le paysage ravive chez les agriculteurs et les membres de leur famille nés avant 1950, les renvoie au mode de vie traditionnel des paysans. Certaines de leurs réactions d’aujourd’hui trouvent leurs racines dans ces expériences anciennes, que ce soit pour protéger le cadre d’un passé nostalgique ou pour essayer d’en extirper le mauvais souvenir. À travers les témoignages qui se transmettent au sein des familles, ces sentiments peuvent aussi concerner des personnes qui n’ont pas vécu personnellement l’expérience initiale. Parallèlement, ces souvenirs sont aussi à pendre en compte dans les motivations des usagers, au moins de ceux qui viennent retrouver dans l’espace agricole des racines rurales. Certains souvenirs donnent de la valeur aux structures anciennes du paysage. À partir de son expérience personnelle, R.-J. Tabouret (1974, p. 246) note des détails du vécu rattaché au paysage rural. « C’était un chemin creux, planté des deux côtés d’arbres élevés ; là où les deux fossés étaient plantés de châtaigniers, il était parfaitement sombre. Cinq cents mètres dans un lieu pareil, je vous laisse imaginer ce que cela représentait comme aventure. Dans notre cheminement, nous avions une quantité de repères, nous vivions une quantité de micro-événements variables avec les saisons, rencontrions des tas d’occasions d’avoir peur, de jouer, de battre… la campagne. » Mais tout n’était pas qu’aventures et mystères. Jean réagit lorsque nous empruntons un chemin creux sur son exploitation.

« “Bon mais quand même toute notre jeunesse y’avait des chênes partout on coupait les ronces, on émondait tout l’hiver hein, vous savez maintenant les chemins on veut plus les voir hein. C’est nous qu’on faisait l’entretien, on a aucun fruit de ça nous, hein. Maintenant c’est les gens qui ont approprié tout ça et puis… parce que, on a bien été obligé de laisser ça tomber nous hein… On faisait l’entretien systématique de tout, on curait les fossés à la main et tout hein. […] Le temps qu’on a passé là à casser du bois au merlin là-dedans, à la masse !” Oui je le fais aussi, deux jours ça va… “Il faut être motivé hein !” Et à l’époque le bois était utilisé pour le chauffage, il y en avait de vendu aussi ? “Oui oui…” C’était une activité complémentaire quoi. “Ben on vendait du bois, on vendait des fagots. Mon père avait pour habitude lui d’abattre que ceux qui gênaient, qui empêchaient le développement des autres, ou le bois mort. Et nous après on a pris les engins lourds, on a tout abattu. Vu le matériel, on était contraints, hein”. »

24Pour les agriculteurs interrogés, le bocage actuel est clairement identifié à une structure héritée du passé. Et ce passé souvent difficile, il est renié pour deux raisons majeures. Au niveau personnel, tirer un trait sur ce passé est une manière de se libérer, d’aller de l’avant. Adapter le vieux chemin humide et bordé d’arbres à la vie d’aujourd’hui, lui redonner vie, c’est en quelque sorte remuer le couteau dans la plaie, plaie des souffrances passées, mais aussi certainement culpabilité d’avoir changé d’époque, de n’avoir pas été fidèle au mode de vie de ses parents et grand-parents (« on était contraints, hein »). Au niveau collectif, pour la profession agricole, le passé, depuis la guerre, c’est ce qu’il fallait détruire. Henri Fréville (1958, p. 29), observateur pourtant éclairé, ne voit guère d’intérêt au bocage. « Des obstacles subsistent encore qui s’opposent à la pleine expansion économique : l’existence des talus et l’enchevêtrement des parcelles. Progressivement cependant les talus disparaissent, les pommiers excédentaires sont abattus et de plus grands espaces s’offrent aux engins mécanisés. » La nature sauvage et le paysage agricole de la civilisation paysanne se sont rejoints pour constituer une nouvelle frontière à la modernisation de l’agriculture. Conserver les arbres du bocage devient dans ce contexte suspect. Le remembrement, initialement assorti des travaux connexes les plus radicaux, a fait sa promotion en culpabilisant nettement les propriétaires qui voulaient garder des arbres. On les soupçonnait d’être contre le remembrement lui-même, de s’opposer au progrès, d’être des sentimentaux. Avec quarante ans de recul, le rejet a priori des structures anciennes du paysage persiste hors de propos et constitue une forme d’aliénation. Bien que le paysage d’aujourd’hui ne soit plus le même que celui des années cinquante, et malgré les progrès de la mécanisation, il est difficile pour les personnes qui ont vécu ce paysage dans un contexte pénible de modifier leur regard.

25S’il subsiste dans les paysages agricoles actuels une proportion variable de structures héritées de la civilisation paysanne, y existent aussi en proportion tout aussi variable des structures élaborées dans le cadre de la modernisation d’après guerre. Nous appelons paysages modernistes ceux que l’on remarque pour les secondes ; il s’agit donc d’une appréciation toute relative. Les principaux éléments de modernité qui distinguent ces paysages sont, outre le bâti agricole, la suppression des haies, murs, talus et chemins, la réduction des zones humides et la rectification des cours d’eau, la création de réseaux de chemins d’exploitation en peigne pour desservir les parcelles. Pour ceux qui, collectivement ou individuellement, ont produit et continuent de produire ces paysages, il s’agit de supprimer les obstacles à la mécanisation et au drainage, de limiter les temps de travaux, de limiter la concurrence racinaire et l’ombre des arbres. Certains éleveurs considèrent aussi que les troupeaux sont plus faciles à surveiller quand la parcelle est bien visible de la ferme. Enfin, le manque de temps pour entretenir le bocage est invoqué dans les grandes exploitations, tandis que le manque de surface motive l’arrachage des haies dans les petites. Nous ne discuterons pas ici de la pertinence de ces arguments, ni des inconvénients agronomiques, écologiques et sociaux de ces aménagements. Ce qui nous importe c’est de comprendre à quelle représentation de l’agriculture renvoient ces paysages, et comment ils sont perçus par les agriculteurs d’aujourd’hui. La conquête de la modernité a marqué l’histoire rurale des années cinquante, soixante et soixante-dix. En Bretagne, le mouvement, particulièrement structuré et efficace, a été vécu dans l’enthousiasme par ceux qui y participaient. Jean décrit fort honnêtement l’ambiance de l’époque.

« [Dans un paysage de champs ouverts] “Ben ça c’est quand on a fait les remembrements avec M. L., c’était avec son père on a fait ça dans les années soixante-dix. Faut savoir que là y’avaient cinq parcelles. Un peu plus haut on retrouve l’ancien chemin communal. Donc on a remembré en 1970 hein, on avait commencé, j’avais déjà commencé avant, moi, j’avais tracé un fossé tout du long à rejoindre là, et j’avais déjà remembré une partie là. Et après on a fait les échanges, et c’est vrai que les arbres ils sautaient hein, on a eu un bull, quinze jours de bull, deux p’tits bulls, bon à l’époque on avait effacé 1 200 mètres de talus. Et c’était arrivé à un moment ça le bois, il n’y avait plus de demande, donc on a carrément mis en tas, troncs entiers, parce que moi hein vous savez comme j’ai passé toute ma jeunesse dans le bois je n’en voulait plus, j’aimais mieux payer du bull tout d’un tas que c’est vite classé, enlever les racines on plantait des poteaux on drainait on repartait sur des nouvelles bases. Bon mais moi je vous dis ça hein tel qu’on a pensé ça à l’époque.” D’ailleurs à l’époque personne vous a dit grand chose non ? “Non, bien sûr, on redonnait de la physionomie, on redonnait de l’allure ; bon je ne dis pas qu’on repenserait la même chose aujourd’hui. C’est comme ça quoi, c’est pour vous dire les choses franchement, telles qu’on les a senties puisqu’on était là, on les a décidées, alors. Chaque époque a ses manières de voir, ici c’était archi-mouillé comme tout hein, bon c’est drainé, c’est bien amélioré hein, mais c’est des terres très mouillées, c’est souvent juste pour ramasser le maïs”. »

26Pour les acteurs de cette révolution, la modernisation des paysages fut et reste liée à des valeurs très positives, à une forme de libération des individus qui, en même temps que les talus, mettaient à bas de lourdes contraintes sociales. Dans les propos de Jean, on note l’état d’esprit non individualiste de l’entreprise moderne telle qu’il l’a vécue. Il remembre et draine avec son voisin, et c’est un pas en avant face à l’individualisme paysan, qui bloquait chaque famille dans la misère. Au moins en Bretagne, sous l’impulsion de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC), la modernisation a été l’occasion d’une valorisation des individus dans un projet collectif aux vastes ambitions sociales (Canévet, 1991 ; Fort, 2001). Parallèlement, la modernisation a été un enjeu de pouvoir au profit des jeunes et des fermiers, contres les pères et les propriétaires. À une époque ou l’on pouvait rester des décennies aide familial, sous la coupe de ses parents, le meilleur moyen pour un jeune de trouver sa place par rapport au père et aux voisins fut dans bien des cas de s’attaquer au paysage de l’exploitation. En modifiant par là les conditions de l’exploitation, il rendait possible l’application des techniques acquises dans les cours d’apprentissage agricole et prenait les commandes du tout nouveau tracteur. Les arbres en général ont aussi fréquemment opposé fermiers et propriétaires et nous avons vu que le statut du fermage avait donné clairement raison aux premiers. Pour une génération d’agriculteurs, l’arbre, c’était donc, symboliquement, le père, le passé, le pouvoir autoritaire du propriétaire. Un arbre en moins, c’était de la liberté en plus. C’est aussi une génération qui n’a pas ou peu renouvelé les arbres fruitiers autour des fermes (Périchon, 2002). Dans des régions plus difficiles pour l’activité agricole, un résultat semblable est observé bien que le danger combattu soit d’une autre nature. Olivier Balabanian (1981) montre bien les enjeux qui conduisent les agriculteurs du Limousin, à défaut de maîtriser l’extension anarchique de la forêt, à moderniser leurs exploitations, contribuant à la raréfaction du bocage. Il s’agit, en abattant, de tenir son espace en main, de résister à la fatalité incarnée par l’arbre. Le modèle du paysage moderne a finalement imprégné les représentations du beau paysage chez (presque) toute une génération d’agriculteurs, et se transmet a priori à la génération suivante. Pour Xavier comme pour beaucoup, l’arbre fait pitié, la plaine fait envie. « Quand on voit la plaine de Caen, la Beauce. Nous en Bretagne on est à part, quand on voit tous ces arbres partout. Et ici on nous complique pour chaque arbre, je ne sais pas où on est, en Bretagne. » Ce modèle apparu dans l’enthousiasme ou la nécessité, a été conforté, voire récupéré par des lobbies productivistes, qui entretiennent une culture de la plaine. Sous le label autoproclamé « Vert paysage », Dow Agrosciences vend ainsi le débroussaillant Garlon 2000 en proclamant : « C’est beau une région sans broussaille ! »

27À partir de 1975, la débocagisation (le néologisme est de Pierre Flatrès) devient l’objet de très vifs débats dans les milieux scientifiques et parmi les habitants. Les agriculteurs et leurs organisations ne s’y engagent pas, campant sur une position de défense du droit d’aménager leur espace de travail comme bon leur semble. Huguette Flatrès-Mury (1977, p. 10), pourtant favorable aux nouveaux paysages d’openfield, ne peut éviter de souligner des évolutions réductrices en termes humains. « La mentalité de l’agriculteur a changé. Le paysage nouveau, qu’il a contribué à créer en modifiant les structures, l’intéresse peu et il est souvent hostile à l’arbre. Soucieux avant tout de rentabilité, il supporte de moins en moins l’intrusion des promeneurs sur ces terres qu’il considère désormais comme un atelier ou une usine. » Étudiant la mise en valeur touristique du canton de Josselin, en Bretagne centrale, Karine Leforestier (1995, p. 14) note que « les chemins de randonnée se répartissent de façon préférentielle au sud de Josselin, plus propice, semble-t-il, au tourisme que le nord marqué par une activité agricole plus intense et un remembrement qui a progressivement ôté une partie de son charme et de sa potentialité touristique à la région. […] Car, avec la disparition des chemins ruraux typiques du bocage, c’est tout un potentiel de loisirs qui est amoindri et même mis en péril ». Des habitants des campagnes, ruraux non-agriculteurs ou résidants secondaires, dénoncent vivement la banalisation des paysages. Mais la critique la plus sévère vient de scientifiques qui constatent les effets écologiques de la débocagisation sur le ruissellement des fertilisants, l’érosion des sols, la diminution de la biodiversité, l’aggravation des crues, etc. Le rapport du Groupe interministériel d’évaluation de l’environnement souligne dès 1975 la gravité des désaccords entre représentants du monde agricole et environnementalistes sur cette question. Vingt ans plus tard, nous avons voulu savoir si les agriculteurs, pris individuellement, dans leur diversité, avaient nuancé leur posture sur cette question essentielle pour le développement des loisirs de plein air.

Les attitudes d’agriculteurs bretons à l’égard du bocage

28Dans nos premières enquêtes par questionnaire auprès des agriculteurs de Pacé et de Saint-Germain-en-Coglès, en 1994, nous avons posé un ensemble de questions destiné à cerner leurs attitudes vis-à-vis du bocage. Nous présentons ces résultats comme une sorte d’état des lieux, une photographie des représentations majoritaires et minoritaires de l’arbre et de la haie. À Pacé, en l’absence de remembrement officiel, le bocage a été progressivement éclairci, au point que certains secteurs de la commune sont de petits openfields. À Saint-Germain-en-Coglès, le bocage reste dense en 1994. L’échantillon modeste, sur deux communes seulement, limite la portée des résultats présentés, mais la bonne représentativité de l’échantillon sur chacune des deux communes nous permet de considérer qu’ils sont le reflet fidèle d’une réalité locale. Nous nous permettons d’étendre largement les conclusions les plus nettes, en considérant que les représentations de l’arbre n’ont pas de raison d’être très différentes chez les agriculteurs de ces deux communes que dans le reste du département, voire de la région. Les entretiens conduits en 1999 et les travaux de Samuel Périchon (2004) nous amènent à penser que les résultats obtenus seraient peu différents aujourd’hui.

29Nous avons cherché à connaître l’opinion des agriculteurs sur le paysage et son évolution. Les agriculteurs que nous avons interrogés trouvent le paysage de leur commune beau (71 %), moyen (21 %), mais 6 % seulement le trouvent très beau, même à Saint-Germain où le bocage est bien préservé (tableau 12, question A). La difficulté pour aller jusqu’à le qualifier de très beau peut relever d’une certaine culpabilité collective (« Très beau… Ah, non, on en a beaucoup enlevé »), ou de doutes sur sa capacité à émettre un jugement esthétique (« Le paysage, oh, oui, très beau, enfin beau, vous savez, c’est une question de point de vue… Allez, marquez “beau” »). Nous retrouvons l’expression de la pudeur évoquée plus haut. Les hommes interrogés émettent des avis plus réservés que les femmes. Les jeunes semblent plus critiques vis-à-vis du paysage, mais l’échantillon est trop petit pour que cela soit significatif. La question plus précise portant sur le paysage qui entoure la maison (c’est en général celui de l’exploitation), donne les mêmes résultats (tableau 12, question B). Sur la base de représentations urbaines du beau paysage, il serait tentant de penser que les réserves des agriculteurs tiennent à la conscience de dégradations de la trame bocagère. La réponse est ailleurs, puisque, paradoxalement, ils trouvent que le paysage s’est plutôt amélioré depuis 30 ans (tableau 13). Les différences entre les deux communes ne sont pas significatives, alors que l’évolution des paysages a été beaucoup plus prononcée à Pacé. Dans l’ensemble, les agriculteurs sont plus de 70 % à trouver que le paysage est beau ou qu’il s’est amélioré, moins de 20 % à penser qu’il est moyen ou qu’il s’est dégradé.

Tableau 12 : Appréciation de leur paysage par les agriculteurs

Tableau 13 : L’évolution du paysage jugée par les agriculteurs

30Pour comprendre les facteurs qui contribuent à l’élaboration de ce jugement, nous avons demandé aux agriculteurs de nous citer les causes de dégradation et d’amélioration du paysage (tableau 14). Toutes les causes de dégradation, sauf les bâtiments agricoles, sont beaucoup plus citées à Pacé. L’appréciation comparable des deux groupes sur l’évolution du paysage cache donc des réalités bien différentes. À Pacé, on peut considérer que les agriculteurs qui disent que le paysage reste beau ont pour partie conscience d’excès de déboisement. La réduction du maillage bocager n’est toutefois classée comme cause de dégradation que par 25 % des agriculteurs interrogés. En matière d’améliorations, l’écart entre les deux communes n’est pas significatif. Tandis que l’arasement de talus et le déboisement représentent, nous venons de le voir, une cause de dégradation du paysage pour environ un quart d’entre eux, les agriculteurs interrogés sont de 30 à 40 % à penser que l’élargissement des parcelles et la disparition des haies sont des facteurs d’amélioration du paysage. En cumulant les items proches (mais en enlevant les doubles réponses), ce sont 35 % qui voient dans la diminution du bocage une dégradation du paysage contre 50 % qui y voient une amélioration. Ces proportions peuvent être réduites si l’on tient compte des 10 à 15 % d’agriculteurs qui se situent dans les deux catégories à la fois. Les irréductibles se situeraient alors à environ 25 % de pro-bocage et 40 % d’anti-bocage ! Les agriculteurs de Saint-Germain ressentent davantage encore les aménagements fonciers comme améliorant le paysage. Il faudrait leur reposer la question, maintenant que le remembrement est passé chez eux (en 1999).

Tableau 14 : Facteurs de dégradation et d’amélioration du paysage selon les agriculteurs

31Nous avons cherché à relier ces résultats à la situation particulière de chaque exploitation vis-à-vis du bocage. Le niveau de débocagisation de l’exploitation a été apprécié en demandant à l’agriculteur de situer son exploitation, sur les trente dernières années, entre les trois items suivants : pas d’arasement de talus/suppression d’une haie sur deux environ/suppression de presque toutes les haies. En croisant ces réponses à celles données aux questions précédentes, nous observons que la suppression d’une haie sur deux améliore la perception du paysage (beau pour 91 %) et que l’arasement total ne pénalise pas le jugement ; que l’arasement plus important ne conduit pas les intéressés à indiquer plus de causes de dégradation ; enfin que là où il n’y a pas eu d’arasement, les items d’amélioration du paysage sont plus rares. Par contre, là où l’arasement est presque total, l’élargissement des parcelles et la disparition des haies sont cités comme facteur d’amélioration du paysage par 30 % des répondants. La densité du bocage et la qualité du paysage sont donc antinomiques pour les agriculteurs interrogés en 1994. Pour les trois quarts d’entre eux au moins, les paysages de champs ouverts ne sont pas moins beaux, enlever des haies ne nuit pas au paysage, tandis que pour une bonne moitié, ce sont des facteurs d’amélioration du paysage. Ces résultats en confirment d’autres : Luc Thiébaut (1989b, tome 2, p. 96) note que « 59 % des agriculteurs rencontrés estiment que les haies et les bosquets ne présentent pas d’intérêt au niveau du paysage ». Il existe par conséquent un décalage important entre les représentations des agriculteurs et les images bucoliques et/ou écologiques d’une campagne bocagère. Quant aux perspectives, elles sont plutôt sombres pour le bocage, puisque si 24 % des agriculteurs interrogés envisagent de planter régulièrement (items 6 et 7 du tableau 15), au moins autant envisagent de poursuivre l’agrandissement des parcelles et la suppression des talus (items 1 et 2). Si l’on croise les réponses à cette question avec la situation du bocage sur l’exploitation, ce sont les exploitants ayant conservé leur bocage qui souhaitent le préserver, tandis que ceux qui l’ont déjà à moitié défait envisagent de continuer. Là où il ne reste presque plus rien, les exploitants ne proposent pas de replanter mais… de ne pas enlever plus de 10 % des haies restantes ! On risque donc d’observer une poursuite de la conversion des bocages dégradés vers l’openfi eld et, peut-être, une relative résistance des îlots de bocage encore bien structurés.

Tableau 15 : Projets de suppression ou de replantation de haies

32Si l’on veut bien considérer que l’attitude des agriculteurs à l’égard du paysage est fondée sur des enjeux économiques et une idéologie construits et défendus à l’échelon national (Jollivet, 2001, p. 10), on peut faire l’hypothèse que ces résultats ont une certaine valeur de généralité. Il faut alors se résoudre à réfuter l’idée de « paysangistes », proposée par Jacques Simon (1979) et reconnaître qu’Isabelle Billiard (1983, p. 6) a raison de « s’inscrire en faux contre l’affirmation fort répandue qui veut que les paysans soient les vrais paysagistes de la France. Si les paysans font du paysage ce qu’il est, ce n’est pas par souci paysager ». Une proportion significative des agriculteurs que nous avons interrogés, 25 % environ, se dégage en faveur du maintien du bocage. Mais les tris croisés montrent que ce sont surtout des gens de plus de cinquante ans et des femmes, les jeunes agriculteurs se montrant les plus enclins à poursuivre l’œuvre de leurs parents ! À travers les entretiens, nous avons pu relever la complexité des relations entre chaque agriculteur et son bocage (Le Caro, 2002, p. 525-533). Si l’on peut regretter l’hostilité encore majoritaire envers les arbres, il ne sert à rien de caricaturer l’attitude des agriculteurs envers le paysage. Si la situation économique de l’exploitation joue un certain rôle, la relation au paysage est une question personnelle, et ne résulte jamais directement des contraintes de production. Chez Xavier, un chemin s’éloigne vers la ferme du voisin. Il n’y reste pas un seul arbre. « Ça, les arbres, ça l’a jamais trop gêné. » Xavier et son voisin ont pourtant des fermes comparables. Entre une hostilité à l’arbre qui s’affranchit de toute rationalité chez certains, la poursuite de l’agrandissement parcellaire dans le cadre de l’agrandissement rapide des exploitations pour la plupart, l’attentisme de beaucoup et les réelles initiatives de valorisation et de replantation que réalise une minorité, il n’est donc pas facile de trouver un accord entre l’agriculture et la société sur un paysage souhaité et souhaitable.

ACCORD INTROUVABLE SUR LE PAYSAGE AGRICOLE ?

33Le sentiment de la nature chez les agriculteurs est probablement un des éléments déterminants de leur représentation des loisirs de plein air, du fait qu’ils perçoivent le désir de nature des chasseurs, pêcheurs, cueilleurs et autres promeneurs. De plus, la situation particulière des agriculteurs que leur métier met quotidiennement au contact des éléments naturels permet une comparaison fructueuse avec le sentiment de la nature des citadins. Ne pouvant pas, dans le cadre de cette étude, approcher ce sentiment de la nature dans toutes ses composantes, nous avons essayé d’apporter à la section précédente quelques éléments sur les rapports des agriculteurs aux arbres, les haies étant à la fois des marqueurs de la présence de la nature au sein de l’exploitation, des éléments du système d’exploitation agricole et des ressources pour les usagers des loisirs. Le paysage agricole est le cadre de l’activité agricole présente et le produit de l’activité agricole passée. Du point de vue de la production, il présente un certain nombre d’atouts et de contraintes, et les agriculteurs, depuis des millénaires, s’ingénient à le modifier pour faciliter leur activité. La nouveauté des enjeux tient à la prise en compte par la société du rôle social du paysage en tant que facteur d’identification, de cohésion sociale, mais aussi comme facteur économique important, influant directement sur le tourisme et les stratégies résidentielles, et indirectement sur les localisations des entreprises, l’image de la région et de ses produits, etc. Le paysage produit par l’agriculture est devenu une externalité remarquée, et l’espace agricole est désormais perçu comme paysage. À la question « Quand on parle de la campagne, pour vous personnellement, [qu’] est-ce que cela évoque d’abord ? », 69 % des Français, 61 % des ruraux et 36 % des agriculteurs interrogés en 1994 évoquent « des paysages [plutôt qu’] une activité agricole » (Cloarec, 1997, p. 26). L’opposition très nette des résultats entre les agriculteurs et les non-agriculteurs révèle une différence importante dans les représentations de la campagne. Beaucoup d’agriculteurs ont du mal à percevoir que le besoin de campagne est d’abord une recherche du paysage rural. Nous essayons de comprendre cet écart en abordant la sensibilité au paysage, comprise comme un élément culturel moteur des pratiques paysagères. Dans un second temps, par l’étude des politiques publiques autour du paysage agricole, nous soulignons l’absence d’une politique capable de rapprocher les points de vue et d’harmoniser les pratiques paysagères des agriculteurs avec les attentes de la société. Enfin, nous proposerons une discussion sur les liens, en espace agricole, entre nature et récréation. Le paysage agricole est en effet recherché aussi pour ses potentialités récréatives. Les loisirs de prélèvement s’appuient sur sa richesse biologique. Les promeneurs apprécient ses ressources en chemins et jouissent de sensations très diverses. Huguette Flatrès-Mury (1977) décrit le silence, la fraîcheur, le mystère du bocage. Ces aspects récréatifs sont souvent minorés, voire oubliés dans les approches paysagères. Or la récréation peut nous éclairer tout à la fois sur les enjeux sociaux du paysage et sur un possible dépassement du hiatus mis en évidence entre agriculteurs et non agriculteurs à propos de la nature en espace agricole.

La sensibilité au paysage

34Tout un chacun ressent le paysage qu’il a l’occasion d’observer. La sensibilité au paysage est une manifestation de l’imaginaire individuel, mais c’est aussi une construction sociale historiquement datée (Duby, 1991, p. 11-14), spécifique à chaque civilisation. La littérature peut alors être un moyen d’aborder l’une et l’autre, dans le cadre de la culture occidentale (Schama, 1995 ; Chérel, 1992). Pour aborder le paysage agricole, nous n’avons pas entrepris de revue littéraire systématique, mais quelques traditions s’imposent comme des repères. Dans le paysage classique, construit comme un tableau selon des proportions définies, les paysans font souvent de la figuration. Pour les romantiques (François René de Chateaubriand) le paysage, reflet de la création, plein de sauvagerie, est surtout marqué par ses éléments naturels. Dans la tradition sociale (Émile Zola), la campagne est présentée comme le lieu de toutes les misères. Mais pour Jean Giono ou Marcel Pagnol, le paysage est aussi le reflet de l’âme paysanne, et à ce titre un espace apprivoisé, un espace habitable et habité. À travers ces matrices culturelles, le paysage rural fait l’objet d’une appropriation collective (Luginbühl, 1991) : des idéaux-types se construisent, qui servent de référence, consciente ou inconsciente, dans la production du paysage. Le paysage anglais, qui a fait référence en France parmi les élites du Second empire et dans les premières approches paysagistes, hésite entre l’homme et la nature. « Il y a attirance d’un côté pour l’idéal classique, que l’on retrouve dans un paysage cultivé et bien ordonnancé, et de l’autre pour l’idéal romantique d’un paysage dominé par la nature plutôt que par l’homme » (Lehmann, 1987, p. 13). C’est probablement cet équilibre qui fait encore sa valeur de modèle aujourd’hui. Au xix^e siècle, la conjonction du romantisme et du réalisme social montre un paysage agricole hostile, dont le paysan ne maîtrise qu’à grand-peine les éléments. En Bretagne, la perception du bocage n’est pas exempte de ces représentations négatives. Dans tous les cas, nous l’avons souligné, c’est la mise en valeur par l’homme qui domine l’ensemble des images positives du paysage rural. En dépit du rousseauisme et du mouvement romantique, les terres incultes restent le repoussoir, le degré zéro du paysage. En Bretagne, la lande a longtemps incarné cet espace redouté. Malgré le désir de nature, il faut beaucoup d’énergie pour justifier le retour à la friche, même là où elle présente des avantages, aux yeux des citadins comme à ceux des agriculteurs (Rubio, 1999).

35La perception du paysage articule cet imaginaire avec les cinq sens. La manière de lire le paysage varie avec le lieu d’observation, le moment, l’activité, la culture et les références paysagères de l’observant ; mais au-delà de la complexité des processus en jeu, l’acquis essentiel de la recherche est que la perception est un acte, et non une réceptivité passive. Les diverses personnes qui perçoivent le même paysage ne font ni la même sélection, ni la même reconstruction mentale des objets perçus (CTGREF, 1976, p. 8-11). En comparant les souvenirs de 100 habitants aux 1 100 modifications qui ont été datées entre 1976 et 1990 dans une commune, Serge Schmitz (1997, p. 353-358) démontre cette individualisation des perceptions. Pour les habitants du lieu, mais aussi pour des usagers qui y vivent des moments d’immersion, le paysage n’est pas seulement perçu, il est vécu, c’est le lieu d’expériences sensibles. Le contact de l’environnement climatique, minéral, végétal, animal, la contemplation de la voûte céleste touchent la personne dans ses représentations d’elle-même, générant les sentiments les plus divers. Jacques Galinier (1997) décrit, chez les Otomis du Mexique, un paysage en résonance avec leur individualité, par le truchement de croyances animistes. L’homme occidental, sans toujours le reconnaître, tisse aussi des correspondances entre son corps et le monde. N’éprouve-t-il pas aussi des frissons en parcourant le paysage ? C’est que le paysage lui fait signe (Nys, 1997), qu’il ne fait pas que le percevoir, qu’il en expérimente l’habiter. Les modes d’habiter s’appuient sur des croyances métaphysiques, sur des nécessités concrètes, sur des normes sociales. Jean-Robert Pitte (1983) parle d’un paysage sacré jusqu’au xv^e siècle, et profane depuis. L’exploitation des ressources du paysage a certes mobilisé beaucoup de l’énergie de l’homme moderne. L’agriculteur productiviste, juché sur ses engins, constitue d’ailleurs une image du triomphe apparent de cette façon d’habiter. Mais le magique et le sacré nous semblent encore bien présents dans la relation des individus au paysage, même si l’expression religieuse s’est faite discrète, voire clandestine, dans une société européenne sécularisée. Avec la crise environnementale, le paysage devient aujourd’hui patrimonial ; ce n’est plus seulement la maison donnée, la maison utile, c’est devenu la maison nécessaire, et elle retrouve une part de son caractère sacré.

36Le sentiment du paysage, actualisé dans des paysages perçus et vécus, entraîne-t-il l’action paysagère ? L’indéniable valeur symbolique de notre habitat terrestre n’empêche pas, en ce qui concerne les paysages agricoles banals, une certaine passivité, y compris chez les habitants ou les usagers qui ont conscience de la valeur du paysage. La beauté même des paysages n’est guère valorisée socialement. Claude nous entraîne dans un coteau splendide, surplombé par une ligne à très haute tension. « “Ce qu’il faudrait ici, c’est une table de pique-nique…” Oui… Le paysage est magnifique. Cette ligne-là c’est la grande ligne qui passe [au bourg] là ? “Oui, on nous donne des sous mais ça ne compense pas. Seulement on ne peut pas dépenser notre énergie pour quelque chose qu’on sait qui va… [passer de toute façon]”. » Claude n’imagine pas demander réellement à la mairie d’installer une table pour accueillir les promeneurs, mais il sait qu’on ne lui a pas demandé son avis pour installer la ligne. Chacun intervient sur le paysage à sa modeste mesure (Claude l’entretien, tel touriste ramasse un déchet plastique), mais peu imaginent qu’une action collective ou publique soit possible dans un domaine ou règne la propriété privée, qui plus est multiple. La sensibilité au paysage peut cependant déboucher sur diverses formes d’intervention. Des groupes peuvent dépasser le fatalisme paysager pour développer des actions citoyennes, aussi bien en réaction à des interventions jugées néfastes que pour envisager des actions d’aménagement. Ce type d’action, vis-à-vis d’un paysage agricole relevant essentiellement de propriétés privées, suppose de s’accorder moralement un droit, voire un devoir d’ingérence dans les affaires d’autrui, ce qui est contraire à la morale sociale usuelle du « chacun chez soi et les vaches seront bien gardées ». Dans le cas de la forêt, le CTGREF (1976) note que « le groupe des enseignants, étudiants et professions libérales s’oppose beaucoup plus vigoureusement à toute modification du milieu forestier ». Il est probable que cela tient, pour ces catégories, à une conception plus critique de la propriété privée, au moins de celle des autres ! La demande sociale de paysage s’exprime plus largement par une demande d’intervention publique, l’État paraissant le mieux à même de s’immiscer dans la gestion paysagère d’espaces privés. Une évaluation contingente montre que « les consommateurs sont prêts à soutenir les agriculteurs : 530 francs par an et par ménage pour la conservation [du paysage] et 67 francs pour la restauration3 ». La demande sociale de paysage, et le recours à l’État pour piloter les interventions ne doivent donc pas être interprétés systématiquement par les agriculteurs comme une volonté de les exclure de leur territoire. Il reste que toute action sur le paysage suppose de définir des priorités, d’évaluer les qualités du paysage considéré au regard de ces priorités, et de définir des modes d’actions. Le principe même d’une action publique suppose que ces priorités soient discutées et qu’elles acquièrent une certaine légitimité. Qui peut définir un beau paysage ? Et doit-on même le faire, se demande Christine Noublanche (1996). La critique morale du culte de la beauté souligne la contradiction entre une valorisation de la beauté des paysages et des œuvres d’art et une égalité de valeur entre les êtres humains. Pour éviter de s’engager sur ce terrain difficile, les responsables politiques ou associatifs porteurs du projet de paysage font souvent évaluer la valeur sociale des paysages par des experts ; le risque est alors d’imposer un modèle stéréotypé de paysage, déconnecté de la sensibilité des habitants. Les paysages banals font l’objet de moins d’attention politique. Ils sont pourtant de loin les plus regardés, et souvent les plus parcourus. Les parcelles situées de part et d’autre de la rocade de Rennes ont dans cette optique une efficacité sociale formidable : le bocage d’un côté, les grands ensembles rénovés de l’autre participent à la qualité de la vie quotidienne des habitants. Les paysages ruraux ordinaires, loin des villes et des lieux touristiques, font enjeu pour les populations locales. Le paysage rural banal nous pose la question de notre rapport à la nature, de notre rapport au temps et au passé, mais aussi de notre rapport au changement. Plus que les autres, les paysages banals sont en mouvement. La sensibilité au paysage, sa perception doivent intégrer ces évolutions. À l’issue d’un argumentaire serré, Jean-Paul Curnier (1999, p. 41) conclut que si nous n’acceptons pas qu’il change, nous figerons le monde rural dans une mort cérébrale, nous en ferons une coquille vide : « Le monde Disney est déjà prêt à nous restituer le monde rural qui nous manque… »

L’incohérence des politiques publiques

37Accepter qu’ils changent, c’est aussi reconnaître que les paysages agricoles, qu’ils paraissent de prime abord sublimes ou ordinaires, sont le cadre de vie des ruraux, et tout particulièrement des agriculteurs. La production des paysages agricoles renvoie de ce fait à la place que la société accorde ou impose aux agriculteurs. Nous avons abordé à la section précédente les liens entre le paysage et le productivisme agricole, que l’on doit relier directement à l’injonction faite aux agriculteurs de s’intégrer au marché, national dans les années cinquante, européen depuis 1962 et mondial depuis les années quatre-vingt-dix. Mais certains contre-exemples montrent qu’il est possible de s’intégrer au marché tout en maintenant un paysage diversifié et respectueux de sa valeur patrimoniale. Nous cherchons ici à savoir plus précisément si l’injonction de marché a été accompagnée de politiques préventives favorables au maintien du paysage, ou si au contraire il ne s’est pas trouvé des incitations publiques à la banalisation paysagère en espace agricole. Plus généralement, la sensibilité paysagère de la population française a-t-elle été traduite en politiques cohérentes pour ce qui concerne l’espace banal, les paysages de la vie ordinaire ? S’il peut comprendre que des actions privées puissent être contraires à l’intérêt général, le citoyen admettra difficilement l’incohérence d’interventions publiques sur le paysage.

38De nombreuses règles de droit ont eu et ont encore des conséquences indirectes sur le paysage agricole, en particulier les règles de l’héritage et de la propriété, qui ont conduit à l’émiettement ou au regroupement des parcelles, ou les règles d’urbanisme, qui ont autorisé ou interdit, selon les lieux et les époques, les constructions diffuses. Après la Seconde Guerre mondiale, avec les procédures d’accompagnement des remembrements, l’État s’est directement intéressé à la forme des paysages agricoles, dans le but explicite et unique d’améliorer la productivité des exploitations. Il a, plus récemment, pris des mesures pour tenter de protéger des éléments de paysage, par exemple en élargissant les objectifs des remembrements à la protection de l’environnement (article 9 de la loi Paysage du 8 janvier 1993). Cette intervention explicite de l’État dans la forme des paysages ne s’est pas appuyée, nous semble-t-il, sur une connaissance suffisante de ces constructions complexes et fragiles. Toute décision dans ce domaine doit, dans un souci de responsabilité, être précédée d’une analyse élargie et précise des enjeux et des mécanismes en cause. Implicitement, c’est ce que reconnaît le ministère de l’Agriculture lorsque ses agents rédigent « dix exemples de projets de paysage en agriculture » (Ambroise, Bonneaud et Brunet-Vinck, 2001). Nous avons rencontré Régis Ambroise qui nous a expliqué à quel point les agents du ministère avaient du mal à intégrer le paysage dans leurs méthodologies d’intervention sur le terrain. Des Paysages agraires d’André Meynier (1958) à L’écologie du paysage de Françoise Burel et Jacques Baudry (1999), les chercheurs attirant l’attention sur la problématique du paysage agricole n’ont pourtant pas manqué. La nécessité d’obtenir des informations précises et pertinentes a formellement été reconnue par le législateur qui a introduit au sein de la commission communale d’aménagement foncier une personne qualifiée en matière de protection de la nature (PQPN, loi du 11 juillet 1975) ou bien lorsqu’il a « imposé, en 1976, des études d’impact sur l’environnement pour tous les projets d’aménagement d’une certaine envergure, parmi lesquels figure le remembrement rural » (ANDAFAR, 1992, p. 2). L’absence de volonté politique pour l’application de ces mesures a été à la hauteur des résistances qu’elles ont suscité dans le milieu agricole. Elles sont de toute façon insuffisantes pour protéger le bocage.

39Il est des règles de droit plus destructrices que les tempêtes. L’inconsistance du statut juridique de la haie, ballotté entre le droit de propriété (au Code civil), les règles de l’aménagement foncier (au Code rural), une fiscalité inadaptée (au contraire de la forêt) et une PAC tatillonne, ne facilite pas son maintien, son entretien ou sa plantation. L’article 671 du Code civil qui impose, sauf accord du voisin, de replanter à plus de deux mètres de la limite séparative, pénalise le cultivateur qui prend l’initiative de planter. Lorsque la haie mitoyenne est sur talus, le même article conduit à renouveler la haie en bas du talus initial, pour respecter la distance prescrite. Dans le cadre du remembrement, il a fallu attendre la loi Paysage du 8 janvier 1993 pour que les haies soient comprises dans l’estimation de la valeur d’échange des parcelles. Le propriétaire cherchait donc logiquement à en valoriser le bois par des coupes massives avant les échanges ; encore aujourd’hui, ces coupes ne sont pas interdites avant l’ouverture de la procédure, et ne le sont pendant la procédure ou après la clôture des opérations que si le préfet prononce cette interdiction sur proposition de la CCAF ou sur demande d’un propriétaire (Pouzoulet, 1999). L’article L.123-17 du Code rural sanctionne les divisions opérées dans le parcellaire établi par un remembrement, mais aucune règle ne prévaut en cas de réunion des parcelles. En matière fiscale, les haies ne sont pas déduites de la surface cadastrale servant au calcul du bénéfice forfaitaire, tandis que pour la PAC, il faut les déduire de la superficie primée dès lors qu’elles mesurent plus de 4 mètres de large. À ces dispositions défavorables au maintien du bocage s’ajoutent les choix discutables de nombreuses commissions communales d’aménagement foncier, plus soucieuses de créer des parcelles rectangulaires que d’intégrer le bocage existant au nouveau parcellaire. Claude nous décrit précisément un exemple, chez lui, où la commission impose de mettre la limite parcellaire à dix mètres d’une haie existante.

« “Encore à propos du remembrement, vous voyez la limite, la limite de propriété, […] elle se trouve par ici. Vous voyez le coin du talus là-bas, ça vient ici, ce champ-là c’est à un propriétaire, celui-là c’est un autre…” Oui. “Pourquoi que pour… pour 1 000 mètres carrés par exemple, ils ont pas mis la limite ici au talus qui existe, qui est à côté ? Alors qu’il y a une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix arbres dessus ! Y’a dix arbres en même pas cinquante mètres !” Et là ils vont… “C’est ici, il faut replanter ici et arracher là ! Et pour les 1 000 m² là ils devaient les mettre de ce champ-là. Puisque dans la loi du remembrement on a le droit d’amputer un certain pourcentage, je ne sais pas si c’est trois ou quatre pour cent. Et de toute façon, même sans amputer personne, les 1 000 mètres carrés là, ils pouvaient les mettre à la réserve foncière de la SAFER, puisque la SAFER elle [en] avait… et les vendre au gars à côté.” Oui. “Cela aurait permis de conserver un talus, qui est déjà planté, qui ne gène pas, qui est en bordure d’un chemin en plus…” »

40Enfin, de manière extensive, haies, talus, zones humides font généralement partie du patrimoine privé, et leur destruction relève du droit de propriété, de l’usus si l’on regarde l’exploitation agricole qui les remplace, de l’abusus si l’on regrette leur disparition.

41Par exception au droit de propriété, il existe pourtant des dispositions réglementaires pour une gestion des paysages plus favorable aux arbres. La loi de 1930 sur les sites classés et les sites inscrits à l’inventaire des monuments historiques introduit pour les agriculteurs concernés des contraintes fortes en matière de paysage. Son application reste cependant limitée par nature à un rayon de 500 mètres autour des sites. L’élaboration des plans d’occupation des sols (ministère de l’Aménagement du territoire, de l’Équipement et des Transports, 1995), puis des plans locaux d’urbanisme (loi du 13 décembre 2000) offre un arsenal de mesures plus générales. Le classement en zone naturelle N (art. R.123-8 du Code de l’urbanisme), peut depuis la loi du 31 décembre 1976, être utilisé explicitement pour protéger le paysage. Les articles L.123-1-6° et R.123-18-2° du Code de l’urbanisme permettent la protection des sentiers et des chemins. L’article L.130-1 du même code autorise depuis 1993 le classement des « arbres isolés, des haies ou réseaux de haies, des plantations d’alignements » (espaces boisés classés). La création d’une zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP), qui « constitue une servitude annexée au POS », permet de protéger des structures paysagères, les modifications y étant soumises à l’avis conforme de l’architecte des bâtiments de France. Enfin l’adjonction, en 1994, d’un volet paysager aux demandes de permis de construire, permet de valoriser et, indirectement, de protéger les structures boisées environnant les sites bâtis. Il est à noter que les espaces agricoles échappent souvent aux contraintes que peuvent créer ces instruments juridiques. Les espaces agricoles sont en effet préférentiellement classés en zone A, dans lesquelles la préservation du paysage n’est qu’un objectif connexe, l’essentiel étant de préserver les sols agricoles (art. R.123-7 du Code de l’urbanisme). En cas de demande de permis de construire d’un bâtiment agricole, le volet paysager va rechercher d’abord à masquer le bâtiment, sans indiquer d’orientation pour les champs alentours. Des outils contractuels peuvent compléter ces dispositions légales. Le plan paysager communal, qui propose une réflexion prospective sur l’ensemble du paysage communal, est un outil de synthèse intéressant pour donner du sens aux prescriptions d’urbanisme (Giorgis, 1996). Cet outil a trouvé peu d’écho dans les communes rurales : son coût en expertise est assez élevé, mais la crainte des élus de voir des conflits se cristalliser autour des paysages agricoles n’est pas à exclure. À l’échelle intercommunale d’ensembles paysagers cohérents, certains conseils généraux proposent d’établir des plans de paysage, assortis d’aides financières. Cette procédure s’apparente au concept de labellisation des paysages remarquables : 52 paysages ont ainsi été labellisés par le ministère de l’Environnement le 16 novembre 1992 (Corteggiani, 1992). À notre connaissance, cette première salve de labellisations n’a pas été renouvelée par la suite.

42Parmi les insuffisances de la protection des paysages agricoles, la plus importante, la plus massive est qu’on ne considère pas assez la valeur écologique et paysagère des espaces banals (Duhautois, 1998). En 1976, soulignant les limites des dispositions de protection issues de la loi de 1930, Huguette Flatrès-Mury (1977, p. 10) s’interroge déjà : « Sera-t-il possible […] de conserver comme monuments historiques des secteurs entiers de bocage ? » Les dispositifs qui ont suivi ont surtout visé à protéger les espaces exceptionnels, et le droit du paysage agricole n’existe pas à proprement parler : la contradiction entre la politique agricole et la politique paysagère a conduit à un zonage de fait sinon de droit : l’État a favorisé le productivisme au détriment du paysage dans la plupart des espaces, et concentré sur quelques-uns l’effort paysager. Les directives de protection et de mise en valeur des paysages, créées par l’article 1er de la loi du 8 janvier 1993, visent « des territoires remarquables par leur intérêt paysager ». On peut se demander pourquoi « l’obligation de compatibilité des documents d’urbanisme » ou « l’opposabilité directe de la directive aux autorisations d’occupation du sol susceptibles de modifier les structures paysagères » (ministère de l’Aménagement du territoire, de l’Équipement et des Transports, 1995, p. 110) ne sont pas étendues à tout le territoire, obligeant ainsi chaque collectivité à réfléchir à des objectifs paysagers. La protection peut même servir d’alibi. « Le plus grand danger du Parc de Brière comme du Parc d’Armorique est de servir d’excuse au saccage général. Ce n’est pas un pan de nos paysages que nous devons conserver, mais tout notre patrimoine [afin de] préserver la qualité de vie. » Cet avertissement de Per Rhun date de 1977 ! Il n’a guère été entendu et en 1992 c’est encore à une prise de conscience qu’appelle le ministre de l’Environnement : « La législation actuelle ne permet de protéger que des paysages exceptionnels et limités, comme les rivages et la montagne. Il faut désormais engager une démarche moderne et reconnaître la valeur des paysages même modestes dont on ne prend conscience que lorsqu’ils disparaissent » (Corteggiani, 1992, p. 10). Les éléments de progrès de la loi Paysage sont de s’intéresser à ce paysage banal, d’en définir quelques timides mesures de protection et d’envisager des procédures facilitant son entretien. En ce sens elle cherche à rapprocher les préoccupations des usagers et des agriculteurs. Mais l’application reste très timide et l’on peut considérer qu’en 2006, l’essentiel des paysages agricoles reste encore aux bons soins des seuls agriculteurs, dans un contexte juridique globalement défavorable au bocage. Quand on sait la proportion d’agriculteurs hostiles à l’arbre, l’étonnant est paradoxalement qu’il reste encore des talus et des haies. Nous faisons l’hypothèse que la récréation participe du maintien du bocage par les agriculteurs, aux côtés de l’attachement patrimonial et de l’intérêt agro-forestier.

Le paysage agricole entre nature et récréation

43Les liens entre le paysage et la récréation ne font pas de doute. Du point de vue récréatif, les caractéristiques paysagères déterminent les conditions qualitatives des pratiques, tandis que sur le plan paysager, l’impact des loisirs peut se traduire par des dégradations, par des aménagements, par la sauvegarde de certaines structures. En espace agricole, l’intervention des agriculteurs justifie en outre de faire le lien entre les représentations qu’ils se font de la nature et celles qu’ils se font des loisirs. Si Paul Havet (1991, p. 25) souligne à juste titre que « le rapport de l’agriculture à la faune sauvage est marqué d’ambivalence », cela ne peut être dissocié des relations entre agriculteurs et chasseurs. Les agriculteurs gèrent un espace complexe, pour partie sauvage et pour partie cultivé, pour partie naturel et pour partie artificiel. En général, cet espace est à la fois naturel et cultivé, puisque l’agriculture apprivoise des sols, des végétaux et des animaux dans un but productif. Les éléments artificiels, le plus souvent discrets, peuvent avoir une grande importance paysagère et récréative (drainage des zones humides, clôtures, cultures sous abri). La nature sauvage ou semi-sauvage, en équilibre instable avec la production agricole, est parfois très présente (pâturages extensifs et parcours), parfois cantonnée (bosquets dans les campagnes de champs ouverts), parfois introuvable (une mauvaise herbe rebelle). Le plus souvent, en Bretagne, elle est intimement mêlée aux espaces cultivés par le biais du maillage bocager. Les exploitants agricoles, outre qu’ils produisent une nature cultivée, ont donc la responsabilité d’éléments de nature sauvage qui font partie intégrante de l’espace agricole, et très souvent du système de production. Dans les régions d’agriculture intensive, la nature est sous la pression de la production, tandis que dans les régions de déprise agricole, l’agriculture n’arrive plus à la contenir. Dans les deux cas, la biodiversité recule et les usages récréatifs souffrent d’une perte de potentialités. Réciproquement, l’accès récréatif peut donner de la valeur à la nature ordinaire. L’espace agricole, par comparaison avec d’autres espaces naturels, est caractérisé par une bonne accessibilité. De ce fait il est souvent plus facile à utiliser pour les loisirs que certains espaces naturels remarquables ; et si ces espaces remarquables le sont restés, c’est aussi bien souvent du fait de leur moindre accessibilité. Il est donc logique, dans une perspective écologique, de contribuer à leur protection. Mais dans une logique sociale, la nature ordinaire que l’on trouve en espace agricole pourrait bénéficier de protections et d’aides au titre de son intérêt pour l’exercice des loisirs.

44Étant donné la diversité des formes que prend la nature en espace agricole, et la complexité des rapports des agriculteurs à leur espace, les loisirs peuvent investir la nature en espace agricole selon plusieurs modalités. Pour certains, les usagers des loisirs viendraient en espace agricole chercher la nature interstitielle, la nature sauvage qui subsiste entre les zones cultivées. Cette nature relique, périphérique, abandonnée, pourrait être investie par les loisirs parce qu’elle n’intéresserait plus les agriculteurs. Dans cette logique, les itinéraires évitent les fermes, les chemins embroussaillés sont une meilleure opportunité que ceux qui servent aux engins et aux troupeaux. Il y a un peu de cette conception dans la manière dont les agriculteurs considèrent les chemins de randonnée. Ils deviennent sentiers parce qu’ils étaient incultes ou peu fréquentés par les engins, et/ou deviennent incultes parce qu’ils sont sentiers. Gwénaël nous montre un endroit impraticable du chemin de promenade très fréquenté qui passe en bas de sa ferme. Il parle d’une source à cet endroit. Sa mère corrige : « Y’a quand même l’égout des champs et des sources. » Cette nature-là serait bien l’exutoire de la nature cultivée, le revers de la médaille agricole. Mais cette façon de voir est superficielle et localisée. La nature sauvage présente au sein des exploitations est aussi une nature de réserve, les espaces non cultivés ayant aussi du sens pour les agriculteurs qui ne les abandonnent pas totalement. Chez Gérard, le marais est à la fois un espace de mémoire et un espace de ressource (en eau douce).

« “Et là avant, quand c’était aux parents c’était… Y’avait des vaches là-dedans, mais maintenant c’est resté à l’abandon.” Tout le bas là ? Et la mer vient jusque-là ? “Elle vient jusqu’à la digue. Là on a creusé. Avec le voisin, on s’est regroupé à faire une réserve là. Elle était déjà faite, et on l’a ragrandie.” “Attention, zone piégée” là c’est quoi ça ? “Ah oui, mais y’a des pièges là, non mais des pièges à ragondins. Ici on est envahis de ragondins… De renards aussi. Là c’est pour les chiens, faut pas laisser les chiens.” Ils pourraient se faire prendre. »

45Par contraste avec la production légumière particulièrement soignée, mais soumise aux lois du marché, le marais est pour Gérard un espace personnel.

46Dans les régions de montagne ou de piémont, des espaces qui peuvent paraître sauvages au touriste sont utilisés comme pacages. Dans ces enclos vastes, vallonnés et boisés, les difficultés de surveillance des troupeaux s’accroissent et l’éleveur confie quasiment son bétail au bon soin des promeneurs, puisqu’il ne peut vérifier de visu la fermeture des clôtures. Paradoxalement, le sauvage plonge ici l’usager dans l’activité pastorale. Dans d’autres cas, la nature sauvage présente sur les exploitations est d’une grande valeur biologique. Ce cas se présente avec certaines tourbières, certains étangs. La nature peut alors être protégée contre la récréation, qui fait peser des risques sur ce milieu. L’agriculture, parce qu’elle pilote de très vastes espaces naturels, permet toutefois une dilution de la fréquentation qui limite beaucoup ces problèmes de surfréquentation. En général, les loisirs sont loin d’être inféodés aux espaces sauvages au sein de l’espace agricole. C’est même souvent la partie non cultivée de la ferme qui est la moins accessible. Chez Gérard par exemple, dans le marais, les chemins sont moins entretenus, il y a des panneaux « pièges », etc. Et la mise en valeur agricole rend parfois accessible des espaces qui, plus sauvages, l’étaient moins. Le remembrement même a parfois pu faciliter l’accès récréatif, comme dans les prés bas angevins desservis par de nouveaux chemins (Bonneau, 1974).

47Sauvage ou cultivé, c’est l’ensemble du paysage produit qui conditionne la récréation en espace agricole. Les effets du paysage sont souvent très directs, par exemple lorsque la suppression d’un chemin creux rompt un itinéraire, ou lorsque le retournement des prairies supprime les champignons, comme chez Monique.

« Dans la prairie là, y’a des champignons ? “Y’a, mais c’est bizarre non, y’avait des champignons à une époque, elle a du être retournée justement à cause du maïs, et bien maintenant y’a plus de champignons… C’est bizarre. Y’a eu mais ça fait presque dix ans maintenant.” Donc y’a personne à se promener là-dedans… “Non mais à un moment y’avait plein de champignons, enfin des petits rosés, plein plein plein… Parce que le ruisseau ne passait pas là non plus, il passait au milieu un moment ; c’est-à-dire que quand on a refait la haie, on a refait le ruisseau en même temps, on a recreusé un ruisseau le long de la haie, alors qu’auparavant y’avait un petit ruisseau sinueux qui traversait là, et on a bien refait.” »

48Même si c’est globalement vérifié, il n’est pas toujours exact de penser que plus il y a de nature sauvage et de diversité dans le paysage, plus la récréation y est facile et de qualité. D’une part l’accès peut être rendu plus difficile, par exemple lorsque les champs sont convertis en prairies, et clôturés. D’autre part les productions intensives peuvent avoir des effets positifs ; la culture des céréales en particulier est plus favorable au gibier que les prairies. Pierre nous en fait la démonstration au milieu d’une vaste zone de champs ouverts. « C’est le résultat de défrichements. C’est un tas de souche finalement, mais très ancien, où là y’a énormément de lapins ; on peut voir ça parce que le blé, enfin on le voit un peu moins parce que… Vous voyez le petit triangle, il est plus clair là. Vous pouvez voir l’impact des lapins dans le colza [chez le voisin], et ici [dans le blé] tout ça se sont les lapins. » Plutôt que de vouloir déduire le potentiel récréatif de la lecture d’un paysage préexistant, et d’imaginer la récréation comme un usage second d’un paysage qu’elle ne contribuerait pas à former, nous pouvons aussi considérer le paysage et la récréation comme des co-produits de l’agriculture. Bernard est à la recherche d’une cohérence dans la production du paysage, probablement parce qu’il est chasseur.

« Il n’y a pas de lâchers de gibier ou d’agrenage sur la ferme ? “Non, pas pour l’instant, non. J’envisage à long terme mais faut avoir du temps libre un peu, et puis là, on a déjà fait quelques tas de paille et quelques tas de branches pour essayer d’avoir un peu de lapins, on n’arrive pas à en avoir, alors on se pose des questions. Y’a bien une buse ou deux qu’on voit à longueur de jour par là mais enfin, j’ai du mal à croire que c’est la buse qui chope tout quoi. On observe, on verra bien et puis bon, avec le voisin, je suis pas trop d’accord, parce que vous voyez bien les talus comment que c’est traité, c’est un gars qui est chasseur et qui est pratiquement en retraite, il lui reste 4 ha et il passe son temps au printemps à désherber avec son pulvérisateur à dos, je vois pas l’intérêt. Bon nous on laisse les haies et puis quand c’est [trop long] on passe un coup de broyeur. Mais ils sont pas d’accord. Après tu trouves qu’il n’y a pas de gibier, mais oui mais…” »

49Devant cette double responsabilité de producteur de paysage et de loisirs, chaque agriculteur adopte une posture préférentielle. En préalable, nous devons souligner la complexité des attitudes observées lors des enquêtes, leur ambivalence, qui rend aléatoire toute typologie. « Qui fait l’entretien ici ? “Si je n’avais pas la parcelle là-bas, ça serait fermé. Les moissonneuses-batteuses font 5 mètres de large. On a intérêt à entretenir. C’est joli, on peut pas dire le contraire, mais y’a pas grand monde à faire le boulot. L’été il est agréable. Au mois de juin tout est en verdure. Y’avait des ronces, on a nettoyé.” Pourquoi ? Les ronces gagnaient ? “C’est pas trop ça. Les lapins…” ça n’embête pas les chasseurs ? “Les chasseurs n’aiment pas non plus quand il y a trop. Trop de ronces”. » Xavier doit-il être considéré comme un despote ou comme un régulateur sensible ? Il utilise divers arguments pour justifier de sa manière d’entretenir, visant à la fois l’esthétique pour les promeneurs et pour lui-même, la lutte contre l’excès de lapins, le passage des engins. Sur ce même chemin se croisent des intérêts agricoles, récréatifs et paysagers. Si tous les exploitants font logiquement une priorité de leurs objectifs professionnels, leur posture donne plus ou moins d’importance aux loisirs ou à la nature. Il existe une petite partie des agriculteurs, cinq à vingt pour cent peut-être, qui fait un amalgame entre les loisirs et l’écologie, et qui rejette la récréation et la nature avec la même énergie. Pour eux, les promeneurs et les écologistes font partie de la même catégorie des embrouilleurs, des empêcheurs de produire en rond, des gens qui se mêlent d’agriculture alors qu’ils n’y connaissent rien. Cette assimilation n’est pas sans fondement, la demande sociale de nature et la demande sociale de loisirs, en particulier de promenade, émanant des mêmes populations non-agricoles : le passage d’un sentier de randonnée peut ainsi conduire les promeneurs à exercer une pression environnementale sur l’exploitation. Sur la base d’une approche réflexive, ou bien parce qu’ils ont à la fois un sentiment personnel de la nature et la relation aux autres plus facile, une autre minorité d’agriculteurs considère le paysage et les loisirs comme des productions normales de leur exploitation. Cette posture peut être active (création de structures paysagères, tourisme à la ferme) ou, plus souvent, passive : l’entretien du paysage est assuré avec mesure, et l’accès récréatif autorisé tacitement. Assez nombreux, la moitié peut-être, sont les agriculteurs qui tolèrent facilement les loisirs mais qui refusent toute ingérence voire tout dialogue en matière de nature et d’écologie. D’une part l’aménagement physique du paysage est beaucoup plus gourmand en temps que le simple fait d’autoriser l’accès. D’autre part nous avons souligné le divorce consommé, dans l’esprit de la majorité des agriculteurs français, entre l’espace agricole, en tant qu’outil de travail, et la nature. Cette posture semble particulière aux agriculteurs français : en Grande-Bretagne, la majorité des farmers trouvent normal d’avoir des responsabilités dans l’écologie du paysage, mais n’admettent pas facilement les droits d’accès. D’autres agriculteurs, plus rares, ont ce profond sentiment de la nature mais préfèrent être tranquilles chez eux. Ils entretiennent leurs haies bocagères, relèvent les murets des paysages de terrasses, curent les fossés, etc. Cette posture conduit à des conflits d’usage du fait que l’espace de ces exploitations est attractif sur le plan paysager. Les efforts importants, qui surprendraient plus d’un promeneur, consentis par ces agriculteurs pour préserver l’équilibre agro-écologique peuvent rendre l’arrogance des usagers insupportable, voire charger leur simple présence de significations négatives. Ne sont-ils pas ceux qui profitent du paysage sans y avoir transpiré ? Pour ces agriculteurs qui cultivent la nature, il y a une démarche de don envers les usagers, que tous ne font pas avec la même facilité.

50Les attitudes des agriculteurs ne sont pas figées. Ceux qui rejettent l’écologie et les promeneurs peuvent très bien adopter les chasseurs et les pêcheurs (mais ils n’en accepteront pas pour autant des remarques trop appuyées sur l’environnement). Plus subtilement, l’accès récréatif semble être vécu par certains comme une concession qui justifierait qu’on les laisse tranquilles sur le plan environnemental. Gérard en donne un exemple significatif ; l’évocation des promeneurs entraîne sa pensée vers un conflit d’environnement.

« Donc là on suit un chemin qui dessert les champs. “Ah ben les gens y passent aussi, ils pensent que c’est abandonné, ils passent par là et puis…” Ça aussi c’est privé ou bien c’est un chemin communal ? “Ah non non, privé.” C’est privé aussi. “Parce que nous, à la réserve d’eau, on a été attrapé par les écolos aussi, de Rennes là comment qu’c’est déjà ?” Eaux et rivières ? “Eaux et rivières ! Parce qu’on avait agrandi… Bon on n’avait pas demandé l’autorisation, mais comme y’en avait déjà une d’existante. Alors on avait agrandi comme ça quoi !” Oui. “Alors un membre d’Eaux et rivières a vu ça d’hélicoptère […] et ils nous avaient envoyés au tribunal.” Et ça a donné quoi ? “Ben rien, ils se sont pas présentés, alors on a été relaxés”. »

51Les loisirs seraient une monnaie d’échange, un droit de tirage environnemental. Cet équilibre peut se comprendre, car il n’est pas facile, du point de vue moral, d’accepter la critique écologique venant de gens que l’agriculteur voit profiter de son espace. Il peut aussi être interprété de manière stratégique : comme l’accès récréatif est relativement facile dans l’espace agricole français, cette externalité de l’agriculture est renvoyée aux usagers comme un avantage qu’ils ont, et qui doit être payé de retour, en l’occurrence par un certain laxisme sur la gestion écologique de l’exploitation. Les chasseurs en sont bien conscients quand ils évitent de s’insurger devant la suppression d’un talus, de peur que l’agriculteur ne retire ses terres de la société de chasse. De manière moins réductrice, pour la grande majorité des agriculteurs, les insuffisances de la société en matière d’entretien de l’espace pèsent sur l’image qu’ils se font des usagers. À juste titre souvent, les agriculteurs soulignent que les gens ont des exigences envers eux qu’ils ne s’appliquent pas eux-mêmes. Le défaut d’entretien des chemins ruraux est très souvent reproché aux communes. A contrario, la commune de Pacé à su « vendre » ses trois itinéraires de promenade en assurant un entretien régulier et important (plantations, rechargement par endroits, buses). Mais les négligences individuelles des riverains non-agriculteurs sont également remarquées. Xavier nous montre les ronces qui gagnent à partir d’une parcelle d’habitation : « Là vous voyez, ça montre un exemple, quand c’est pas entretenu ; ça parait pas mais il y a trois, cinq mètres de pris. » S’ils sont profondément marqués par l’histoire paysanne et par une culture professionnelle productiviste, les rapports des agriculteurs aux paysages prennent sens, fondamentalement, dans leur rapport aux autres. Et de ce point de vue les rencontres permises par les usages récréatifs de l’espace agricole donnent une valeur sociale à de nombreux éléments de paysage, qui conduit plutôt les agriculteurs rencontrés à mieux respecter les haies, les chemins ou les ruisseaux qui maillent leurs exploitations.

CONCLUSION

52Nous avons convenu, au chapitre précédent, que l’espace agricole était un espace récréatif pour les agriculteurs eux-mêmes, pour les résidants locaux, pour les citadins et pour les touristes. Le désir de nature des usagers, qui est un des fondements de cette demande récréative, ne peut justifier qu’ils oublient les habitants des lieux, et en particulier les agriculteurs, qui habitent la campagne. Dans la seconde section de ce chapitre, nous avons souligné que pour les agriculteurs la terre n’est pas d’abord un espace de nature, mais un espace qui fait support à leur identité professionnelle. Nous avons même relevé, au moins pour les agriculteurs bretons que nous avons rencontrés, une relation d’hostilité envers les arbres qui résiste à l’évolution générale des rapports des Français à l’environnement. Est-ce à dire qu’il faille ignorer les agriculteurs et leur imposer une vision urbaine de leur paysage ? Est-ce à dire, autre solution radicale, qu’il faille chercher la nature ailleurs qu’en espace agricole ? Pour nous, la première des choses est de reconnaître que les deux problèmes sont liés. Si les urbains sont avides de nature, et si les agriculteurs y voient rouge, c’est pour les mêmes raisons d’ordre économique qui ont concentré les citadins, artificialisé les vies et industrialisé l’agriculture. Marc Mormont (1997, p. 37) formule autrement une idée comparable. Il fait « l’hypothèse que les problèmes ruraux contemporains et les questions d’environnement ont la même origine qu’on définirait comme une “crise de l’espace”, à savoir une rupture de plus en plus profonde entre les conditions écologiques de reproduction de nos sociétés, d’une part, et les dynamiques socio-économiques d’usage des ressources et des espaces, d’autre part ». L’opposition caricaturale de l’urbain écolo et du paysan productiviste serait donc décidément un contresens. Les usages de loisirs de l’espace agricole ont ce mérite d’amener les uns et les autres à s’y rencontrer, et obligent à poser globalement le problème des relations entre la société et son espace.

53La nature agricole est incontournable dans le concert des espaces ouverts à la récréation de plein air. Nous soulignerons au chapitre VI que dans une grande partie de la France, l’espace agricole est un espace essentiel du fait de la rareté des forêts et des autres espaces ouverts. Mais elle l’est aussi, à l’échelle des bassins de vie ou des communes, parce que l’espace agricole est un espace de proximité au sortir des villes, au bout des lotissements périurbains, au pied des maisons rurales. Cette nature ordinaire est d’ailleurs également essentielle en terme écologique, du fait des surfaces considérables en jeu. Parallèlement, les agriculteurs sont essentiels dans la gestion de la campagne tant désirée. En cas de gestion administrative, nous observons souvent une priorité donnée à la protection de la nature contre l’accès du public. La disparition des agriculteurs sur le plan de la production n’entraîne pas plus de facilités pour les usagers car le risque existe d’une appropriation plus exclusive encore. Dans la région de Vaour (Tarn), la déprise agricole est ancienne. Ne trouvant plus de fermier, les propriétaires « gardent les terres ». « Des activités lucratives, telles que les chasses privées, attirant une clientèle aisée, sont en plein développement. L’enfrichement est alors le bienvenu. Mais c’est aussi la possibilité de conserver un vaste terrain de chasse, loisir très prisé par les habitants “de souche”. Le processus pose un certain nombre de problèmes, l’accès au territoire pour d’autres pratiques (randonnées notamment) est ainsi de plus en plus limité4. »

54Plutôt que de contourner les difficultés dans d’hypothétiques exutoires, la solution porteuse d’avenir est donc d’afficher clairement le caractère d’espace naturel habité de l’espace agricole. Espace habité d’abord, ce qui suppose le respect de ses habitants, qu’il est contre-productif de réduire à des images d’Épinal. Le paysage est alors à considérer comme source d’emplois, comme richesse fonctionnelle et non seulement patrimoniale. Pour Michel Périgord (1994, p. 397), « la prise en compte des paysages à partir de préoccupations économiques et sociales doit éviter certains écueils, en particulier celui d’évacuer ou de minimiser une de leurs caractéristiques fondamentales : leur humanisation ». Affirmer le caractère habité de l’espace rural pourrait en outre réduire les malentendus dans la gestion territoriale de la nature, parfois perçue comme une mise en réserve (d’indiens, dit-on dans les campagnes). Espace naturel ensuite, ce qui amène certes les agriculteurs à penser leur métier autrement, mais aussi les consommateurs à payer le prix d’une agriculture respectueuse de l’environnement, les scientifiques à se pencher sur l’interaction entre la nature sauvage et la nature cultivée, les politiques à repenser parallèlement la PAC et les zonages environnementaux, etc. Nous suivons sur ce plan François Terrasson (2000, p. 4) qui, faisant le parallèle entre « le toc » des mises en scènes faussement paysannes destinées aux touristes et l’abandon de pans entiers du paysage au productivisme agricole, imagine « des agriculteurs à la Marie-Antoinette, pas rentables du tout, [qui] entretiendront des timbres postes de pelouses et de prairies fl oricoles pendant que le modèle [productiviste] fonctionnera à plein partout ailleurs ». Et de préconiser au contraire, une vraie communication entre citadins et ruraux pour « une gestion de l’ensemble du territoire sur des bases écologiques intégrées à la production ». On s’apercevra peut-être alors que bien des ruraux, bien des agriculteurs, rassurés sur leur droit à la dignité, se montreront plus écologistes que prévu, et que bien des citadins ou des néo-ruraux, acceptés dans leur désir de nature, se révéleront venir à la campagne pour rencontrer, d’abord, ses habitants. Les loisirs de plein air en espace agricole ont été, sont ou seront, pour la plupart, un moyen simple et direct de vivre cette communication.