1Le terme d’envahissement revient souvent dans l’argumentaire lorsque sont évoqués les loisirs de plein air dans la campagne. La récréation serait donc un déversement de citadins dans les paisibles campagnes. La proportion importante de la population française qui vit dans les villes conduit logiquement à une forte représentation de cette population parmi les usagers. Est-ce pour autant exact de qualifier l’usage récréatif de l’espace agricole de prise de pouvoir des villes sur les campagnes ? Lorsque les agriculteurs produisent de la betterave à sucre, c’est aussi pour des amateurs de sucre vivant à 80 % dans des communes urbaines, et ils n’en déduisent pas pour autant que c’est la ville qui leur impose la betterave ! Il faudrait, pour tenir la ville responsable du phénomène récréatif, prouver que ses habitants pratiquent plus, et pratiquent plus en espace agricole, que leurs homologues des petites communes : aucune enquête, à notre connaissance, n’apporte cette information. Ou encore démontrer que c’est en ville que s’élaborent les attitudes et les pratiques récréatives : rien de moins évident. Par ailleurs la question de la ville ne se résume pas à l’origine géographique des usagers et des usages, car même si l’argument de l’exutoire citadin s’avérait positivement faux, des loisirs pourraient continuer à être perçus comme citadins, et leurs pratiquants à être traités comme tels. Les agriculteurs vivant sauf exception à la campagne, la ville peut en effet constituer pour eux un « ailleurs » chargé de nombreuses significations. C’est par l’analyse de ces significations, et leur critique, que nous abordons la ville, l’urbanité, l’altérité.

VILLE CONTRE CAMPAGNE : VRAI OU FAUX DÉBAT ?

2Nous avons convenu, au chapitre I, de ne pas limiter nos recherches au seul champ géographique des espaces ruraux, du fait de la difficulté de définition de leur extension d’une part, et de l’intérêt de rencontrer des agriculteurs dans des communes urbaines comme Pacé ou Cancale d’autre part. L’espace agricole que nous étudions peut donc bien se trouver dans des communes urbaines au sens de l’INSEE. Il s’oppose néanmoins à la ville telle que nous l’entendons ici, la ville comme espace bâti, majoritairement artificialisé, et densément peuplé. La campagne est alors, empiriquement et sans tenir compte des limites communales, « l’au-delà des limites de la cité », comme le dit joliment Sue Glyptis (1991, p. 1). L’espace agricole est une des composantes de cette campagne, composante essentielle, qui la distingue d’autres espaces faiblement peuplés comme les déserts (Diry, 1999, p. 10). Nous examinerons en premier lieu les modalités de la relation entre villes et campagnes dans une perspective historique. Dans les années soixante-dix, l’évolution des mentalités dans les campagnes et la périurbanisation ont brouillé ce modèle bipolaire. François Poret et Danièle Le Pauder (1980) soulignent alors le glissement d’une opposition ancienne ville-campagnes à un nouveau paradigme d’urbanisation généralisée. Cette urbanisation des campagnes, renforcée par la tertiairisation de l’économie et l’exurbanisation des années quatre-vingt-dix, a contribué à accentuer les processus de différentiation des populations au sein des campagnes, ce qui n’est pas sans conséquence sur la problématique de leurs usages récréatifs. L’urbanisation des campagnes déplace en effet partiellement le débat des rapports ville-campagne aux relations entre gestionnaires et usagers des espaces, et en l’occurrence aux relations entre agriculteurs et non-agriculteurs. Dans le discours des agriculteurs et de leurs organisations, ce glissement est opéré par une utilisation fréquente des mots ville et citadins pour désigner les non-agriculteurs. Nous aborderons ces relations dans un troisième temps. Le découpage nécessaire à l’analyse ne doit cependant pas masquer la pertinence simultanée des questionnements : les catégories ville/campagne, urbain/rural et agriculteur/non-agriculteur opèrent de concert. Il s’agit de les associer sans les confondre.

Le pouvoir des villes sur les campagnes ?

3Les loisirs de plein air et le souci du paysage sont perçus par de nombreux observateurs comme des modes d’appropriation de la campagne par les villes, ce qui entraîne ou justifie la méfiance des agriculteurs. La simple inégalité démographique résultant de l’exode rural pourrait expliquer des attitudes défensives du « lobby rural », mais c’est souvent une attitude clairement expansionniste des citadins qui est dénoncée. Michel Marié et Jean Viard (1977, p. 171) affirment que « les villes veulent exercer directement leur pouvoir social sur les villages ». La question environnementale renforce cette ingérence à partir des années quatre-vingt.

« L’intérêt pour [l’environnement] a été d’abord suscité par les urbains qui […] pensent pouvoir conquérir de nouveaux espaces dans le monde rural. […] L’effritement de l’activité agricole […] a donné l’occasion aux urbains de s’emparer d’une partie de la gestion du milieu rural. En effet, ceux-ci ont le sentiment d’avoir un droit de regard sur la gestion de cet espace qui était jusqu’ici exclusivement réservé aux locaux et surtout aux agriculteurs » (Barriendos, 1993, p. 45).

4Les termes de pouvoir, de conquête ou de contrôle, le verbe s’emparer traduisent bien le sentiment que les villes, outre leur poids démographique, jouent des coudes pour dominer ce qui reste de la population des campagnes. Pourquoi la ville fait-elle si peur dans les campagnes ? Le diagnostic doit-il être si clairement unilatéral ? Une autre approche est possible, qui considère la campagne comme un espace ouvert, un espace d’accueil, et il existe des acteurs du monde rural qui construisent leurs rapports à la ville sur ce mode-là, comme l’association Village et sa revue Village magazine, dont le but est de favoriser les installations à la campagne dans une perspective de revitalisation locale. Nous proposons, après une relecture rapide de la signification géographique du rapport ville-campagne, de lire quelques traits de l’évolution de ce rapport dans l’histoire de France, d’observer en quoi les villes ont dominé ou dominent encore les campagnes, comment ces dernières ont résisté ou résistent encore, pour conclure sur la critique d’une opposition qui peut se lire aussi comme complémentarité.

5Il n’y a pas d’opposition anthropologique entre la ville et la campagne. Michel Maffesoli caractérise l’espace de la socialité par l’enracinement des relations sociales dans le terreau d’une expérience quotidienne commune. Au sein de « la Terre-Mère refuge, nourricière », l’espace s’est trouvé centré par la ritualisation de la mort autour des lieux de mémoire, « domus », paroisse, sépultures, la sédentarité permettant en quelque sorte de dompter le temps, au prix du sacré.

« L’image de l’“ostal” méditerranéen est très prégnante dans la représentation paradisiaque. Tous frères et sœurs en plénitude parce qu’on appartient au même sol. La domus parfaite, l’archétype du lieu sublime est ainsi le résumé pluriel de ce que ne peut réaliser un seul individu. La famille, ne l’oublions pas, est le lieu de la perfection éclatée. Ce qu’un seul ne peut avoir (jeunesse, beauté, réussite, intelligence, charme, etc.), un ensemble l’assume. […] Cette figure de la “domus”, de l’“ostal” s’achève dans celle de la cité » (Maffesoli, 1979, p. 20-21).

6Très tôt donc, dans les civilisations du Moyen-Orient, mais aussi en Chine, en Amérique du Sud, cet ancrage spatial de la socialité s’est cristallisé dans les villes. Les trois composantes de cette structuration anthropologique de l’espace restent bien vivantes aujourd’hui : sol, maison, ville. Elles permettent de préciser la signification géographique de la ville vis-à-vis de la campagne en formulant trois hypothèses liées. Premièrement, il existe une tension entre la centralité et l’étendue, mais à toutes les échelles (la maison paysanne et ses terres, le bourg et sa commune, la ville et sa région), ce qui relativise la portée du débat ville-campagne. Deuxièmement, la ville doit être considérée comme un exemple achevé de polarisation de l’espace, plutôt que comme un phénomène autonome, ce qui rend inutiles les efforts de délimitation entre ville et campagne. Troisièmement, la simple maison étant la « villa » de son domaine, les relations ville-campagne doivent être entendues comme les relations entre des niveaux emboîtés de centralité : un gros bourg rural fait partie de l’étendue indifférenciée de la campagne quand on le voit de la ville, mais il est la centralité dans le canton, canton lui-même parsemé de villages et, en pays d’habitat dispersé, de maisons. Le fait qu’en Bretagne on appelle les hameaux « villages » et que toute église paroissiale s’entoure d’un « centre-bourg », fut-ce de trois maisons, en dit long sur ces micro-centralités. Dans cette hiérarchie de centralités, il existe une relation privilégiée entre le centre et l’étendue qui le fonde : la maison et le domaine, le bourg et sa commune, la ville et sa région font corps, ils constituent un territoire. L’hypothèse générale de la problématique ville-campagne peut alors être formulée : il y a un rapport ville-campagne chaque fois qu’une centralité englobante et une étendue entrent en relation en court-circuitant la centralité qui fait territoire avec cette étendue. Lorsque Rennes s’intéresse au bocage de Saint-Germain-en-Coglès, elle court-circuite la centralité communale, et lorsque Pacé (la ville) tente de protéger les haies de sa campagne communale, elle heurte la centralité domestique sur chaque ferme dispersée. Qu’en est-il alors des relations entre la ville et sa campagne ? Capitales d’un territoire rural, leur tombée, dont elles dépendaient aussi pour leur survie, les villes purent historiquement concentrer toujours plus de pouvoir. Peut-on considérer que les villes se sont approprié les fruits du labeur paysan ? Il fait peu de doute que la rente foncière fut sinon le seul du moins un facteur fondamental du développement urbain (Kayser, 1973, p. 4). Mais cela ne veut pas dire que la ville exerce alors une hégémonie : « Ces revenus sont relativement faibles, si bien que l’architecture de la ville de Rennes, antérieurement au xviii^e siècle, est une architecture pauvre », note Henri Fréville, historien et ancien maire de Rennes (Friedmann, 1953, p. 22). Claude Moindrot (1967, p. 294-295) décrit les villes anglaises de la même époque comme « des bizarreries juridiques [où] se réfugient les marchands et les clercs, sous la protection des murs de pierre ou celle, plus efficace, de la charte d’incorporation qui les garantit contre la jalousie des campagnes ». Il y a autant de crainte que de domination dans ces rapports de la ville à sa campagne. Au xviii^e siècle, la campagne reste une référence en matière d’art de vivre, mais les grandes villes commencent à créer le leur. L’épicentre de la vie de la cour se déplace du Val de Loire au Château de Versailles. Vers la fin du siècle, certains aspects des campagnes, comme la prolifération des loups ou le manque d’hygiène, jusque-là tolérés, prennent un caractère insupportable (Delsalle, 1995). Et c’est sous couvert d’un regard hygiéniste qu’apparaît le mépris de la campagne. Au xix^e siècle, l’irruption de la démocratie et le développement industriel consacrent en France cette rupture culturelle entre la ville et la campagne. Il s’installe un système de domination culturelle, des valeurs élaborées en ville devenant peu à peu les valeurs légitimes, avec des notions comme le progrès, la liberté individuelle, l’esthétique des paysages, etc. Dans les régions périphériques françaises, la domination linguistique fut le vecteur tardif mais puissant de cette inféodation culturelle. Les communautés rurales sont néanmoins vivantes, et leur orientation est désormais moins déterminée par la ville voisine que par l’État, qui les soutient face à l’émergence de la classe ouvrière. Après la Seconde Guerre mondiale, le développement industriel et son corollaire l’exode rural ont d’abord entraîné l’accroissement de la population citadine. Les villes devinrent ensuite plus proches les unes des autres que de leur arrière-pays, grâce aux réseaux autoroutiers, ferrés, aériens qui les mettent à des distances-temps plus courtes de leurs voisines que des villages de leur arrière-pays. Parallèlement, les ruraux ont dû censurer certaines de leurs valeurs jusqu’à les renier en partie, afin de suivre la ville, d’être enfin dans la course.

7Pour beaucoup d’entre eux, le départ vers la ville fut douloureux. Mais la ville triomphait, la marginalisation des campagnes semblait inéluctable. Il fallu le premier choc pétrolier en 1973 et la prise de conscience écologique (avec la candidature de René Dumont aux élections présidentielles de 1974) pour que la ville trouve ses limites et revalorise les espaces naturels. S’est constitué alors progressivement le « nouveau système des relations villes-campagne » (Kayser, 1973), au sein duquel s’inscrit notre problématique.

8La reconquête de l’espace rural pour le service des citadins est une caractéristique de ce nouvel équilibre. Elle se traduit par des modes variés d’appropriation (anciens ou nouveaux) qui ont été abondamment étudiés. Nous en évoquerons trois, pour lesquels des liens directs existent avec les loisirs de plein air : la propriété foncière, les résidences secondaires et le tourisme vert. La propriété du foncier est un puissant moyen de contrôle des activités rurales, et en particulier des activités agricoles. Les villes, qui concentrent le pouvoir et la richesse, hébergent d’importants propriétaires fonciers, et profitent, en conséquence, de la rente foncière correspondante. Cette prise de possession du territoire des campagnes n’est cependant ni figée, ni dominante. Dès avant la Révolution française, la propriété paysanne était importante en France, comme le souligne Henri Fréville (1958). Minoritaire, la propriété citadine peut cependant être significative. Compulsant les matrices cadastrales, Henri Elhaï (1965, p. 21) a étudié la propriété foncière en Haute-Normandie en 1956-1957. « La propriété citadine couvre pour le secteur considéré 193 105,50 hectares sur une superficie totale de 540 080,50 hectares, soit 35,7 %. » Cette emprise est d’autant plus urbaine qu’elle est concentrée socialement et géographiquement. Georges Macé (1973, p. 4) souligne le poids des citadins, et surtout des Parisiens dans la propriété mayennaise : « La possession foncière des citadins peut placer le monde rural, en partie, sous la dépendance des villes. » Doit-on alors parler de domination ou de valorisation des campagnes par les propriétaires fonciers citadins ? Rappelons d’une part l’inversion du rapport de force entre les propriétaires bailleurs et leurs fermiers instaurée par le statut du fermage de 1946. Vincent Thébault1 montre d’autre part la complexité du rapport des citadins à l’espace rural : les citadins propriétaires fonciers ont aussi utilisé la campagne comme repli et se sont sentis plus ruraux que les ruraux eux-mêmes, que ce soit dans les années soixante (par conservatisme) ou aujourd’hui (en défendant le paysage et le patrimoine contre le modernisme industriel rural). La ville peut enfin s’approprier le foncier rural pour s’y étendre. L’espace agricole est particulièrement concerné en zone périurbaine, mais il ne faut pas pour autant charger la croissance urbaine de tous les problèmes qu’y rencontrent l’agriculture et les agriculteurs. Devant un public très agricole, Bernard Poirier, maire de la commune de Mordelles, en périphérie rennaise, fait justement remarquer que si l’accroissement urbain va effectivement faire disparaître 40 ha de terres agricoles en 20 ans dans sa commune, soit une exploitation perdue, la compétition entre les agriculteurs va dans le même temps faire disparaître une bonne moitié des exploitations2. Entre la captation de la rente foncière, la réorientation des usages du sol et l’urbanisation galopante, la ville peut malgré tout être considérée comme colonisatrice de campagnes en situation défensive, mais les ruraux restent maîtres de la majorité des terres, et il faut relativiser la portée des interventions citadines : la rente foncière est au plus bas, les agriculteurs conservent une large maîtrise des paysages (même lorsqu’ils louent les terres à des citadins), et l’expansion urbaine ne concerne qu’une petite fraction des campagnes.

9Les résidences secondaires sont souvent citées pour démontrer l’emprise des villes sur le patrimoine et l’espace rural. Or ce sont l’eau, la mer et la forêt qui attirent les résidants secondaires de l’Ouest, et l’« agriculture moderne », pourtant développée pour nourrir les villes, fait l’effet d’un repoussoir (Dufil, 1986, p. 199). L’aspect paysager semble premier dans ce rejet : les modalités urbaines de localisation des résidences secondaires manifestent ainsi davantage les ambiguïtés du contrat social entre l’agriculture et la société qu’une opposition ville-campagne. Par ailleurs la balance entre leurs inconvénients (contraintes de voisinage pour les agriculteurs, renchérissement de l’habitat) et leurs avantages (conservation et valorisation du patrimoine immobilier rural, ouverture humaine) serait à faire et pas forcément en défaveur des ruraux. Quant à voir en elles « le cheval de Troie de l’État » (Marié et Viard, 1977, p. 77) destiné à briser les communautés paysannes, c’est oublier que toute communauté, surtout petite, plongée dans un monde en mouvement, a besoin de bouger, et que l’arrivée de résidants secondaires ou permanents extérieurs est, dans la majorité des cas, positive pour la vie locale. Plus largement, peut-on considérer le développement du tourisme en milieu rural comme une colonisation ? « Les agriculteurs sont agressés par les touristes et leurs diverses associations telles sociétés de pêche, sociétés de chasse, etc., qui se comportent en milieu rural comme en terrain conquis. Les agriculteurs considèrent le phénomène touristique à la fois comme un envahissement et comme une entreprise de destruction, ce qui est démontré par les exemples mille fois répétés de barrières ouvertes, de fils de fer coupés… » Cette diatribe de Georges Daviet (1977, p. 17) pourrait le laisser croire. Quand on sait qu’il parlait ainsi en 1977 en tant que président national de la jeune association Agriculture et tourisme, on peut même s’en inquiéter. Les documents qui retracent l’explosion du phénomène touristique, après la Seconde Guerre mondiale, insistent d’abord sur les fonctions sociales du tourisme de masse pour des « citadins qui se sont enfuis de l’atmosphère asphyxiante des villes, au moral comme au physique » (Roussiaux, 1949, p. 12). Les inconvénients pour les ruraux sont plus psychologiques ou idéologiques que socio-économiques. Henri Grolleau et André Ramus (1986) soulignent la différence de culture entre paysans et vacanciers, qui pose problème jusque dans les années quatre-vingt. Mais nulle part on ne trouve trace d’une exploitation abusive des ressources économiques de la campagne, qui pourrait justifier le terme de colonisation, hormis « l’agression » que constitue « la cueillette inconsidérée ou abusive de produits locaux (champignons, baies, fruits, escargots, fleurs) » (ibidem, p. 36). Même le problème foncier est un argument douteux : si le tourisme peut prendre des terres, il insuffle ainsi des capitaux qui permettent une modernisation des exploitations restantes. Il génère des marchés (gîtes, vente directe, produits locaux). Il accélère le désenclavement routier. En Bretagne par exemple, la déprise foncière et le recul agricole que l’on observe sur le littoral sud ne trouvent pas leur équivalent dans la région tout aussi touristique de Saint-Malo. Il est donc un peu facile d’affirmer que « l’agriculture littorale […] a été sacrifiée aux pressions spéculatives » (Piriou et Cleac’h, 1992, p. 226) quand on vient de signaler que « cette absence de créativité, cette moindre mobilisation au service du progrès agricole tient, sans doute, à la mentalité locale, mais aussi à l’absence de leaders paysans et à un déficit d’organisation » (ibidem, p. 219-220). Si l’on ajoute qu’au grand regret des aménageurs, les touristes ont nettement boudé la campagne ordinaire au profit de la mer et de la montagne, on se rend compte que la colonisation de la campagne par les touristes est bien légère et localisée. Le tourisme a surtout participé à la diffusion du mode de vie urbain dans les campagnes, mais certainement beaucoup moins que la télévision.

10Une autre manière de vérifier si colonisation il y a, et qui pourrait amener à une conclusion moins optimiste, consiste à examiner les résistances campagnardes à la présence et aux projets des citadins. Nous ne pouvons pas retracer ici l’histoire de la lutte des ruraux pour conserver ou faire admettre des droits contestés par le pouvoir, et particulièrement pour le besoin des villes. Un exemple célèbre est la lutte contre le Code forestier de 1827 et les réglementations qui s’ensuivirent, destinées à développer la production de bois au détriment des usages locaux. Geneviève Gavignaud (1990, p. 104-105) note que ces luttes ont pu déboucher d’une part sur la création « des coopératives fruitières destinées à soutenir la commercialisation des produits de montagne (Jura, Alpes) », et d’autre part sur une conception de la nature comme étant à défendre contre les paysans. Le meilleur et le pire donc, mais il est certain que les attitudes et les représentations d’aujourd’hui ne sont pas indemnes des luttes anciennes. L’urbanisation accélérée des deux derniers siècles a inversé le rapport des forces : selon Philippe Sagnac (1902, p. 162), la population française urbaine était de 21,6 % en 1790 ! Les habitants des campagnes ont pu dans ce contexte développer des réactions de rejet des valeurs urbaines et des citadins qui les incarnent. Dans certains cas ces sentiments sont théorisés pour donner corps à des mouvements sociaux. En France, c’est le cas du mouvement politique Chasse pêche nature et traditions (CPNT). En Grande-Bretagne, la Countryside alliance, qui a pu mobiliser plus de 200 000 personnes dans les rues de Londres en mars 1998, affiche son hostilité envers les citadins : « Une des caractéristiques spécifiques aux campagnes de protestation rurales de 1997 et 1998 était l’hostilité exprimée envers l’ingérence et l’interférence des “townies” dans les affaires rurales » (MacFarlane, 1998, p. 187). La résistance passive, sous diverses formes, est cependant le moyen le plus classique opposé par les campagnes aux injonctions extérieures. Pascal Verdier (1993, p. 58 bis), dans une étude sur le tourisme équestre en Mayenne, relève qu’un des obstacles à son développement est le peu de considération que les habitants lui accordent. Il faudrait, selon lui, faire de la « propagande auprès des mayennais de l’image du tourisme équestre, pour qu’ils répondent au bonjour ». Connaissant l’importance du bonjour dans les relations en campagne, nous pouvons douter que son omission soit involontaire ! La résistance tente parfois de trouver une base juridique, comme dans le Massif central, où des conflits ont opposé les locaux à des « étrangers » pour l’appropriation des produits de cueillette : « Plus que des concurrents, les cueilleurs étrangers sont des intrus. Leur présence est vécue comme une entrave au libre épanouissement d’un loisir local » (Larrère, 1982, p. 201). Réserver juridiquement les cueillettes aux habitants locaux est pourtant difficile, d’autant plus que les pratiques en question intègrent localement une part non négligeable de piratages divers, entre riverains comme vis-à-vis de l’État.

11Le mythe du « petit village gaulois résistant encore et toujours… » montre ses limites parce qu’il entrave le développement économique et social des campagnes, sans pour autant leur rendre une illusoire indépendance. À côté de ces formes de résistance accusatoires et généralement inefficaces, certains chercheurs observent l’émergence de stratégies d’intégration. Raphaël Larrère signale ainsi que certains « agriculteurs […] tentent de tirer parti du tourisme rural en construisant ou en aménageant des gîtes ruraux […]. Ils estiment que la chasse, la pêche et la cueillette constituent, avec le grand air, un des attraits de la région, et craignent qu’une éviction des […] étrangers ne nuise au tourisme local » (ibidem, p. 197). Il s’agit de construire une alternative, une résistance par proposition. Gérard Peltre, à partir d’un constat d’inféodation des campagnes, propose d’affirmer leur identité et leur rôle dans le système ville-campagne. « Il appartient […] aux espaces ruraux, comme c’est toujours le cas dans les relations “dominants-dominés”, de s’affirmer en partenaires obligés des espaces urbains, de faire preuve de l’intérêt de cette nouvelle donne, de leur capacité d’y participer et surtout d’améliorer l’image, le dynamisme et l’attractivité des pôles. » Les espaces ruraux peuvent ainsi devenir force de proposition auprès des centres urbains, allant jusqu’à s’être « organisés pour venir en appui à leur “développement” » (Peltre, 1992, p. 28). L’idée directrice est de montrer ce que l’on a de meilleur aux gens de la ville. Cette démarche créatrice est pourtant souvent freinée par le phénomène d’acculturation des ruraux, perceptible à travers une certaine fascination de la ville et l’adoption par défaut du modèle dominant. Paul Houée (1972, p. 254) note que « l’imagination rurale apparaît souvent inhibée, incapable d’inventer par elle-même des formules de dépassement, de trouver des modes efficaces de maîtrise de son destin ». Peut-être faut-il voir dans la difficulté de la majorité des agriculteurs à proposer des pistes neuves de façon volontariste, sans attendre d’y être contraint, un produit de cette acculturation centenaire, qui nous semble être la forme la plus grave de la domination des villes sur les campagnes. Face à la dévitalisation profonde de nombreuses communautés rurales comme devant les paradoxes persistants du modèle breton, la ville serait-elle alors aujourd’hui la chance des campagnes ? Ségolène Royal (1993, p. 16) exhorte ainsi les ruraux à saisir la chance qui s’offre à eux, et pas seulement dans les beaux paysages du tourisme vert. « Redécouvrons les paysages […] les plus anonymes, […]. Ce qui manque c’est la force de croire qu’ils peuvent résister au nivellement, à la banalisation, au béton ou plus sûrement à l’oubli et donc à l’effacement. » Cela signifie qu’en redécouvrant l’espace agricole sous un jour nouveau, en lui donnant une nouvelle valeur sociale, celle d’un espace récréatif à partager, les agriculteurs peuvent dégager de nouvelles pistes de vitalité pour « leurs » campagnes.

12S’il n’échappe à personne que la ville diffère de la campagne, et que la ville concentre aujourd’hui l’essentiel de la population et du pouvoir, il n’est donc pas pour autant pertinent de fonder des discours ou des politiques d’aménagement sur l’opposition ville-campagne. Outre les difficultés de définition de la frontière entre ville et campagne, et le statut intermédiaire des bourgs (trop petits pour être de vraies villes) ou des espaces périurbains (trop urbains pour être de vraies campagnes), cette opposition soulève la question de l’identité des campagnes. Pour Jacques Perret (1994, p. 103), comme la plupart des scientifiques aujourd’hui, il ne faut plus parler de l’espace rural comme d’une entité, et mettre « fin à l’idée d’un espace rural unique, passif sous la domination des centres urbains, au profit d’une diversité des territoires ruraux ». Les territoires ruraux sont en concurrence entre eux3, autant sinon plus qu’avec la ville voisine, tandis que les villes s’épient les unes les autres sans prêter grande attention à leur écrin rural. Parallèlement, la complémentarité des villes et des campagnes au sein de systèmes territoriaux est soulignée de longue date, renforcée par la généralisation des mobilités quotidiennes et hebdomadaires et fortement valorisée par l’émergence de l’échelon régional. Sur le plan des usages de loisirs, les mêmes habitants jouissent en ville de spectacles en salle, à la campagne de loisirs de plein air. Ces déplacements se combinent aux migrations alternantes entre le domicile et le lieu de travail pour brouiller les pistes quand à l’appartenance de chacun à la ville ou à la campagne. L’espace agricole, la forêt, les montagnes offrent certes des espaces « vides » au citadin, mais pour les ruraux, c’est en ville que l’on respire, grâce à l’anonymat de la foule ! Yin et yang de l’expérience géographique, la centralité et l’étendue que représentent la ville et la campagne démontrent chacune la nécessité de l’autre. Les mobilités alternantes, en particulier lorsqu’elles résultent d’un choix individuel, peuvent être interprétées comme une solution pour avoir le beurre et l’argent du beurre, la ville et la campagne. Il ne s’agit pas, comme peuvent le laisser croire des discours, de fuir l’univers irrespirable de la ville ou l’ennui mortel de la campagne. Chacun cherche à être, d’une façon ou d’une autre, de la ville et de la campagne en s’y créant des repères, en y vivant des expériences, en s’en appropriant des espaces.

L’urbanité comme norme sociale ?

13La critique de l’opposition entre villes et campagnes nous a conduit à souligner, au-delà de l’absence de délimitation entre eux, les interactions, les relations, les continuités entre ces deux sortes d’espaces. Cette continuité s’est traduite dans l’analyse géographique des espaces ruraux. Dans le sillage du continuum rural-urbain d’Alain Berger et Jacques Rouzier (1977), ont été consacrés de nouveaux concepts. « On ne parle plus de rural ou d’urbain, mais d’espace à dominante rurale (incluant les pôles ruraux), et d’espace à dominante urbaine, dans lequel figurent bon nombre de petites communes rurales fortement polarisées par les pôles urbains » (INSEE, 1998). Dans ce découpage proposé par l’INSEE et l’INRA, c’est le phénomène de métropolisation qui caractérise l’urbanité, et non plus la taille de la population agglomérée de la commune. Du point de vue sociologique, au niveau des villages de campagne, on observe aussi que la frontière entre les urbains et les ruraux n’est plus à l’octroi des villes : à partir de l’étude des bals et lotos, Dominique Crozat insiste sur la permanence du village, sur la difficulté d’y intégrer les « horsains4 » et sur la faible intégration identitaire des espaces intercommunaux5. Il faut sans doute dès lors distinguer entre la socialité du village, fondée sur une communauté ancienne et la socialité rurale, intégrant une population plus hétérogène. Les horsains, et particulièrement les néo-ruraux, sont pourtant bien, objectivement, des ruraux. Bien souvent, au travers de remarques anti-urbaines, ce sont donc plus les étrangers à la communauté ancienne qui sont visés. L’opposition ville-campagne est impuissante à rendre compte de cette complexité interne des campagnes d’aujourd’hui (Cusset, 1975) ; elle peut même être considérée comme un bruit méthodologique, dans un contexte d’urbanisation généralisée.

14L’urbanisation des campagnes, c’est la diffusion hors des villes d’un modèle social et de références culturelles qui ont été préalablement élaborés dans les villes. L’urbanisation, d’abord signalée par la diffusion d’objets techniques au fond des campagnes, « se fait [ensuite] géographique et sociologique : les migrations quotidiennes de travail, la propagation des résidences secondaires et des séjours hebdomadaires à la campagne, l’allongement des études […], surtout la généralisation des moyens de communication opèrent un brassage d’hommes et d’idées, uniformisent les genres de vie et les modes de penser, en introduisant partout les modèles urbains et la civilisation de la mobilité » (Houée, 1972, p. 251). Trente ans plus tard, il s’agit de savoir jusqu’où s’est réalisé ce processus d’homogénéïsation. Nous distinguons trois formes d’urbanisation des campagnes : l’urbanisation des espaces par la périurbanisation ; l’urbanisation de la société villageoise par la diversification de la population ; l’urbanisation des esprits, du fait de l’adoption par les ruraux, y compris les agriculteurs, de valeurs identifiées comme urbaines. La périurbanisation est une forme aiguë et localisée de l’urbanisation des campagnes. Elle résulte d’un double mouvement des ruraux vers la ville et des citadins de la ville centre vers sa couronne. C’est ici clairement la ville qui mène la danse, en fonction de son attractivité et de son urbanisme ! Les communes périurbaines concernées, si elles peuvent accompagner le processus, ne peuvent guère s’y opposer. À l’inverse, les communes situées en dehors de la zone d’influence métropolitaine ne peuvent que regarder passer ce train. L’urbanisation de la société villageoise concerne par contre l’essentiel des communautés rurales. La diminution du poids de la population agricole, le travail à la ville, les mouvements migratoires (les néo-ruraux), le retour des étudiants après leurs études ou des retraités après une carrière en ville, le renouvellement des générations entraînent une augmentation très rapide de la proportion de la population des campagnes qui a vécu en ville une partie de son histoire. « Il n’y a plus qu’un rural sur deux qui fait preuve d’une parfaite fidélité au milieu rural, c’est-à-dire qui ne l’a jamais quitté. Et parmi eux ils sont 61 % à faire partie des retraités6. » Dans les communes rurales 10 % de familles comprennent un actif agricole, tandis que l’emploi agricole n’y représente pas 20 % des emplois offerts (INSEE, 1998). La campagne française n’est donc plus, en général, un monde communautaire, agricole et traditionnel. L’urbanisation des esprits est la manière la plus radicale d’urbaniser les campagnes, puisqu’elle touche même les personnes qui sont nées à la campagne et y ont vécu toute leur vie. Elle conduit à l’augmentation de la part des valeurs urbaines dans l’élaboration des représentations sociales, et, par suite, dans les attitudes et les actes. Ces valeurs urbaines forment un pôle de valeurs que, par commodité, nous désignons par le terme d’urbanité.

15Urbanité et ruralité forment alors une grille de lecture des valeurs de la société post-industrielle. Des valeurs urbaines sous-tendent par exemple de nouvelles représentations de la nature, du travail et des loisirs, des relations de voisinage, de l’espace public ou des rapports entre les sexes. Ces valeurs étendent leur emprise sur l’ensemble de la société, et touchent également et fortement les familles d’agriculteurs. Parallèlement, des valeurs rurales, lointaines descendantes des valeurs de la société paysanne, peuvent être identifiées : responsabilité des individus, solidarité de proximité, authenticité, etc. Si nous préférons parler des campagnes plutôt que de l’espace rural, si nous ne pouvons plus identifier une société rurale distincte de la société urbaine, la ruralité nous semble exister toujours comme ensemble de valeurs. Ces valeurs, comme les valeurs urbaines, résultent de l’expérience humaine accumulée. Elles sont associées, géographiquement, à la campagne, et historiquement à la société paysanne, sans que l’on puisse pour autant les y réduire. Car de même que des valeurs urbaines trouvent à s’incarner en campagne, des valeurs rurales peuvent être opératoires en ville. C’est probablement le caractère vivace de cette ruralité-là qui fait de la France un pays très rural pour les Anglais qui viennent vivre en France : Henry Buller et Keith Hoggart (1994, p. 67) émettent l’hypothèse que « la France représente la ruralité que l’Angleterre a perdue… »

16Entre ville, campagne, ruralité et urbanité, comment penser alors de nouveaux équilibres ? Si personne ne conteste l’urbanisation des campagnes, certains y voient l’expression d’un impérialisme urbain. Les campagnes seraient le jouet de l’urbanisation, processus qu’elles ne contrôleraient en rien. Cette thèse est défendue avec force par François Poret et Danièle Le Pauder (1980), qui voient en l’urbanisation une emprise capitaliste sur l’espace rural, insistant même sur le caractère récréatif que l’urbanité imposerait aux paysans, les détournant de leur fonction productive. Il nous semble au contraire que le paysan décrit par Henri Mendras était largement polyvalent, que les agriculteurs spécialisés sont des produits de l’agriculture industrielle et que la récréation apporte aux ruraux la possibilité de se valoriser dans une multifonctionnalité créative. La critique actuelle du productivisme et la notion de développement durable viennent à la fois confirmer le diagnostic sévère porté en 1980 par François Poret et Danièle Le Pauder et adoucir leur pronostic trop pessimiste. L’urbanisation des campagnes, c’est aussi bien la « fonctionnalisation » des espaces que l’émergence des forces qui la combattront. Parallèlement, nous observons la pertinence et l’efficacité de l’initiative rurale. Philippe Violier, à propos des projets d’infrastructures touristiques, montre que le projectile (l’arrivant, le projet extérieur) n’est pas toujours gagnant, que le récepteur (milieu local) a son rôle à jouer, rôle d’interaction, voire de reprise en main du projet7. Nous ne définissons pas l’initiative rurale comme anti-urbaine dans son intention, mais source de propositions pensées et mises en œuvre par des habitants en mobilisant éventuellement des valeurs rurales. Certaines caractéristiques des communautés villageoises sont favorables à l’initiative locale et aux réseaux : leur taille réduite incite les ruraux à la mobilité, la nécessité de prendre en charge une vie sociale moins encadrée par les institutions favorise une vie associative plus intense, la taille réduite des communes conduit tout à la fois à une participation démocratique directe et à l’intercommunalité vécue. Ces dynamiques rurales s’observent d’ailleurs aussi en ville dans des initiatives comme les jardins familiaux, les repas d’immeuble ou la relocalisation des équipements socio-culturels au plus près des habitants, dans les quartiers. Globalement, urbanité et ruralité coexistent dans l’espace social, tant en ville qu’à la campagne.

Quelles relations entre les agriculteurs et les autres ?

17Il reste une fracture majeure que les concepts d’urbanité et de ruralité nous semblent incapables d’éclairer : c’est celle qui oppose aujourd’hui les personnes et les groupes sociaux sur la légitimité des divers usages de l’espace naturel. Les agriculteurs incarnent une relation d’exploitation avec la nature, tandis qu’elle est, aux yeux de la société en général, un cadre de vie et une ressource collective. Le problème des relations ville-campagne ne serait-il pas alors à reposer en termes de relations entre les agriculteurs et la société ? Pour être complet, il faudrait adjoindre aux agriculteurs les marins-pêcheurs et les propriétaires forestiers privés (parmi lesquels les agriculteurs sont d’ailleurs très nombreux), au contraire des gestionnaires de forêts publiques et d’espaces naturels protégés, qui ont déjà intégré la demande sociale de nature à leurs stratégies de gestion. Nous nous limiterons dans cette analyse aux seuls agriculteurs. La société, de son côté, doit être comprise comme englobant villes et campagnes, et les agriculteurs eux-mêmes, partagés qu’ils sont entre leur rôle productif et leur acculturation aux valeurs urbaines. Si des images d’Épinal peuvent encore faire foi parmi les citadins, les agriculteurs devraient être mieux connus des habitants des campagnes. Ceux-ci ont cependant de l’agriculture et des agriculteurs de représentations différentes selon qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre des trois types de modes de vie observés en 1982 dans les campagnes américaines : la société des petites villes, la société agraire et les ruraux qui ne sont pas agriculteurs. Ces derniers sont « des indépendants qui apprécient l’espace, la nature et un “ordre naturel” » (Flinn, repris par OCDE, 1994, p. 17). En pratique, il s’agit surtout de néo-ruraux qui ont choisi la campagne comme espace résidentiel. Parce qu’ils habitent sur place et sont à même d’entrer en conflit avec leurs voisins agriculteurs, ils incarnent bien souvent l’urbanité aux yeux de ces derniers et sont les premiers porteurs de critiques d’ordre paysager ou écologique. Les difficultés particulières des relations entre paysans et non-paysans, si elles sont aujourd’hui en décalage avec le clivage ville-campagne, en ont cependant hérité, la population des campagnes ayant été très majoritairement paysanne : les marques de l’histoire seront donc notre première entrée. Nous envisagerons ensuite les représentations que ce font aujourd’hui les citoyens des agriculteurs et celles que les agriculteurs se font de l’urbanité. Des éléments sur les relations de voisinage apporteront un éclairage complémentaire.

18La bonne image acquise par les agriculteurs au cours des Trente Glorieuses recouvre des strates plus anciennes de représentation du paysan. Au xix^e siècle, le fond du débat politique concerne peu la paysannerie. « La ville et la campagne, le bourg et le hameau : deux mondes complémentaires, mais pas tout à fait encore, et mutuellement hostiles. Aux yeux du paysan, le bourgeois – même pauvre – était l’habitant du bourg, que l’on enviait, et dont on se méfiait. » Jusqu’en 1851, des « paysans marchèrent sur les villes » à maintes reprises (Weber, 1984, p. 28). Ils étaient craints. La guerre de 1870, la conscription, l’école, l’extraordinaire progression des routes, du chemin de fer et de la langue française allaient faire des paysans des Français à part entière à la veille de la grande guerre. Michel Bonneau (1981, p. 616-618) montre bien que, dès 1898 avec la Société des maisons rustiques, ancêtre des gîtes ruraux, et surtout en 1912-1914 avec les « chambres de l’hôte » sur le modèle anglais, la campagne ne fait plus peur, au point qu’elle attire. L’hémorragie de la première guerre mondiale allait parachever cette œuvre d’intégration, la reconnaissance de la nation étant enfin acquise à ses paysans. Aussi, quand le Front populaire institue les congés payés, le terrain psychologique est-il favorable au déploiement des vacanciers dans les campagnes. Les associations de tourisme populaire s’activent en ce sens et en 1939, tout semble conduire à une osmose entre les citadins et les paysans. Dans un texte étonnant, Le code du touriste à la campagne, Roger Blais (1939) peut appeler au « respect du paysan » en ces termes : « Le touriste qui a lu ce livre connaît la grandeur du paysan. Il lui sera facile dès lors de s’attacher à en respecter non seulement les biens matériels, mais l’esprit, mais l’âme. […] Celui qui imite par moquerie ou par fausse familiarité, l’accent ou le patois local, blessera son interlocuteur. » Il s’agit d’éduquer les gens dont la bonne volonté n’est pas mise en doute. Et, dans cet ouvrage comme dans les textes d’historiens sur cette époque, nous n’avons pas trouvé l’ombre d’un problème ayant pour origine un quelconque rejet des vacanciers par les agriculteurs : en 1939, les paysans et les autres citoyens ont envie de se connaître. La Seconde Guerre mondiale complique fortement les relations entre les paysans et le reste de la société. La politique du gouvernement de Vichy en faveur de la paysannerie n’aurait pas eu de conséquence si les paysans n’y avaient pas massivement adhéré. L’ambiguïté vient du fait que les idées mises en œuvre étaient dans le droit fil de la reconnaissance acquise aux paysans depuis 1914, et en semblaient une suite logique. Bien des agriculteurs n’ont pas fait acte d’allégeance à Vichy en animant la Corporation paysanne instituée par la loi du 2 décembre 1940, mais ont cru servir leur profession. Il n’en reste pas moins qu’émanant d’un régime de collaboration, l’institution a eu à répondre de toutes ses compromissions. Or Isabel Boussard (1980, p. 366) montre bien la continuité des hommes entre l’encadrement de la Corporation Paysanne et celui de la FNSEA naissante : « Si l’on reprend la liste des présidents et secrétaires généraux de la FNSEA, on s’aperçoit que, jusqu’en 1961, tous ont fait partie de la Corporation. » Plus prosaïquement, les paysans semblent être passés à côté des rigueurs du rationnement et on les accuse d’avoir profité du marché noir. L’après guerre est donc fort tendu. La constitution de la « profession » agricole n’arrange rien : Michel Phlipponneau (1956, p. 380) montre que les agriculteurs professionnels cherchent à exclure des marchés les pluriactifs, très nombreux en région parisienne. La suite de la politique agricole française montre bien que cette tendance corporatiste a gagné. Il en résulte un moindre dialogue entre les agriculteurs et les autres catégories sociales : les pluriactifs, qui auraient pu jouer le rôle d’interface entre le monde agricole et les autres professions, n’ont pas été reconnus comme étant des leurs par la majorité des agriculteurs. Toutes ces difficultés trouvent encore leur écho de nos jours dans l’attitude défensive de certains agriculteurs vis-à-vis du corps social. Les Trente Glorieuses ont ensuite permis aux agriculteurs de prouver leur adaptation au monde moderne. Au prix de la fin des paysans, pour reprendre l’expression d’Henri Mendras, elles ont effacé en partie les caricatures héritées des temps anciens, et elles ont fait oublier le temps des restrictions. Mais elles ont aussi sécrété des excès qui divisent à nouveau les esprits, sur des thématiques environnementales cette fois.

19De nombreuses critiques circulent à propos de la profession agricole. Elles tiennent aux pratiques observables (épandage des pesticides, arrachage de haies), aux désagréments locaux (l’odeur du lisier, la boue sur les routes), à l’influence du lobby agricole (avantages fiscaux, priorité sur les terres, poids électoral), à la sécurité sanitaire des aliments (résidus de produits chimiques de synthèse, OGM), etc. Malgré ces mises en cause, la synthèse que font les Français de l’agriculture et des agriculteurs est positive, comme le montrent la plupart des sondages. Mais les agriculteurs ne perçoivent pas ce sentiment général de sympathie. « Il y a un décalage entre cette vision et ce qu’un agriculteur peut constater tous les jours auprès de lui. Il est en butte aux critiques des néo-ruraux, non agriculteurs, qui se plaignent des mauvaises odeurs, du chant du coq, des fanes de betteraves sur la route, etc. Il a donc le sentiment d’être mal vu, mal jugé » (Boussard, 1993, p. 1). Contrairement à Isabel Boussard, nous ne pensons pas que les difficultés de coexistence avec les néo-ruraux soient la cause unique ni même la cause principale de ce sentiment. En outre, s’ils se disent mal aimés lorsqu’ils s’expriment dans les médias, les agriculteurs sont moins pessimistes lorsqu’on les interroge chez eux individuellement. Parmi les 106 agriculteurs à qui nous avons posé la question « pensez-vous que dans votre commune actuellement les agriculteurs soient : très mal vus/mal vus/assez bien considérés/bien considérés/très bien considérés », 11 % seulement ont répondu très mal ou mal vus, tandis que 85 % se sentent assez bien ou bien considérés.

20Si les agriculteurs sont moins inquiets qu’on ne le dit, s’ils peuvent s’appuyer sur une bonne image dans l’opinion, pourquoi alors certains évoquent-ils les loisirs en terme d’invasion urbaine ? L’image de la ville est-elle si négative que l’on appelle invasion ce qui n’est en général que paisible visite ? Ou bien est-ce l’apposition en un même lieu de l’agricole et de l’urbain qui heurte l’imagination, comme nous en avons fait l’hypothèse ? Avant d’avancer quelque réponse, la plus grande prudence méthodologique s’impose. Il est en effet très difficile de dégager, pour une catégorie aussi vaste que les agriculteurs, des représentations qui soient à la fois particulières à ce groupe, et suffisamment répandues en son sein pour prendre force sociale. L’exemple méthodologique fourni par Jacques Maho (1974) dans L’image des autres chez les paysans montre l’intérêt et les limites de l’analyse de discours, si cadrée soit-elle8. Nous ne prétendons ici qu’à l’élaboration d’hypothèses de travail. Premier élément, nous observons une certaine transparence de la ville dans l’esprit des agriculteurs. Dénoncer l’invasion urbaine semble souvent une figure de rhétorique tandis qu’au fond la ville n’interfère pas beaucoup avec l’exploitation. Les responsables agricoles du district de Rennes, qui ne voient pas les avantages qu’ils pourraient tirer de la proximité urbaine pour leurs exploitations, « se félicitent de vivre près de Rennes, car ils y trouvent la plus grande part de ce qu’ils recherchent » (Quérat, 1994, p. 90). Pour les agriculteurs, la ville joue aujourd’hui son rôle de pôle de service comme pour tout un chacun, mais qu’elle soit loin ou qu’elle soit près ne change guère la manière de conduire sa ferme. C’est pour la vie privée que, paradoxalement, la ville exerce un attrait important sur les agriculteurs. Les résultats d’un sondage national réalisé en 1994 auprès de la population des communes rurales indiquent que les agriculteurs sont, avec les ouvriers, les ruraux les moins enclins à estimer la qualité de vie supérieure à la campagne (Guilloteau et Morlet, 1994). Le discours agricole laisse toutefois supposer qu’il existe réellement une crainte de la ville ; parfois c’est une peur bleue, la ville étant la source de tous les périls. Annie Quérat qui, sans doute inconsciemment, transcrit le discours ambiant dans son milieu de stage, la Chambre d’agriculture d’Ille-et-Vilaine, durant les années quatre-vingt-dix, développe le thème d’une périurbanité rennaise invivable : « Les élevages hors-sol sont très mal perçus. […] Les rurbains ne semblent pas se rendre compte que l’agriculture les précédait. […] Le vote périurbain contre l’agriculteur. […] L’écologie […] prime sur le reste. Or chacun sait qu’agriculture (et plus particulièrement l’agriculture intensive périurbaine) et écologie font souvent mauvais ménage » (Quérat, 1994, p. 108-110). Le propos nous semble révélateur des causes réelles de la crainte de la ville et de l’urbanité chez certains agriculteurs bretons : l’urbanité sert aujourd’hui de bouc émissaire vis-à-vis de la crainte des agriculteurs productivistes de voir leur modèle remis en cause. Les agriculteurs interrogés individuellement évoquent rarement une telle mise en danger de leur exploitation, même s’ils regrettent souvent d’être embêtés sur l’environnement. C’est que la ville est dans l’ensemble une représentation de l’altérité pour les agriculteurs, et la rhétorique défensive cache souvent un simple jeu de rôles, un jeu identitaire. Si les Bretons peuvent craindre pour leur maïs et leurs porcheries, d’autres protègent leurs myrtilles : Martin de la Soudière (1984, p. 445) note qu’en Margeride, « on tolère les cueilleurs des villages voisins, on suspecte ceux de Mende, on accuse les “envahisseurs” du Gard ou de Marseille ». Mais il insiste sur le côté mythique de ce rapport à l’étranger : « Ces rumeurs s’organisent en récits sans surprises, presque codés, dont la similitude montre qu’ils ne se réfèrent qu’à peine à de véritables événements, rarement à des histoires vécues par les narrateurs. » Avec la ville, on jouerait donc à se faire peur. Ce jeu est sans doute assez superficiel, il s’agit de jeux de mots, de discours faits pour être écoutés et applaudis, et il ne s’agit guère d’argumenter ; mais il pourrait aussi révéler des peurs plus profondes. Pour repérer si les citadins font l’objet d’une appréhension réelle, inscrite dans l’inconscient des agriculteurs enquêtés, nous avons croisé les réponses à deux séries de questions indépendantes portant sur chacun des six loisirs étudiés. Il s’agit de voir si l’origine supposée citadine des usagers est corrélée avec la plus ou moins grande gêne ressentie par l’agriculteur. Les résultats (tableau 5), bien que portant sur de faibles effectifs d’agriculteurs, suggèrent qu’il n’y a pas de lien statistique entre la gêne occasionnée et l’origine supposée citadine. On observe pour les cavaliers, les ramasseurs de champignons et les pêcheurs, une légère augmentation de la gêne quand le loisir est pratiqué par quelqu’un qui est perçu comme venant de la ville ; mais ce n’est pas significatif. Dans l’ensemble il n’y a qu’un très petit nombre d’agriculteurs qui se disent gênés par des gens de la ville pratiquant des loisirs, et l’on ne peut pas prouver statistiquement que les gens de la ville soient moins bien perçus que ceux de la commune. Un agriculteur nous a même fait remarquer que les habitants de souche de sa commune étaient moins bien élevés que les citadins ou les touristes étrangers de passage.

Tableau 5 : Les gens d’ailleurs sont-ils plus gênants que les gens du coin ?

21Nous avons approché le voisinage des agriculteurs comme une entrée empirique pour étudier les relations entre les agriculteurs et les autres, entrée particulièrement pertinente en pays d’habitat dispersé. Le voisinage concerne alors non seulement le corps de ferme, mais l’ensemble des terres, mêlées de maisons. Chez Claude, le hameau comporte une seule ferme, la sienne, et 13 habitations. « Les fermes faisaient 2 ha autrefois. Les gens travaillaient aux carrières. » Ces anciennes fermes de pluriactifs ont agrandi les exploitations restantes, mais il en reste une forte densité de maisons, la plupart étant aujourd’hui habitées. Parmi les voisins potentiels d’une ferme, nous pouvons distinguer trois catégories : les autres agriculteurs, les habitants de souche et les néo-ruraux. Les problèmes de voisinage sont variés, aussi avons-nous proposé aux agriculteurs interrogés d’en choisir trois sur une liste. Nous donnons au tableau 6 les réponses cumulées.

Tableau 6 : Problèmes de voisinage relevés par les agriculteurs

2242 % des agriculteurs interrogés n’expriment aucun problème ; ce pourcentage n’est que de 25 % pour les exploitations de plus de 30 ha mais passe à 76 % pour les exploitations de moins de 15 ha. Les problèmes majeurs sont ceux des grandes exploitations d’élevage, en particulier vis-à-vis des épandages et de la mise en conformité des bâtiments. La plupart des exploitants considèrent d’ailleurs qu’il est normal de prendre soin du confort des voisins en matière d’épandage, et un modus vivendi basé sur la communication préalable est généralement trouvé. Xavier considère le problème comme résolu : « Tous ces voisins, ils ne posent pas de problème ? Vous épandez du lisier ? “Oui, lisier de taurillons et de porcs. On fait ce qu’il faut. Y’a pas de problème”. » Pierre précise les moyens mis en œuvre pour que cela se passe ainsi.

« Ces voisins-là, sympa, pas de problèmes ? “Oui.” Quand vous épandez du lisier vous prévenez ? “Oui, on prévient.” Et ça va ? “Ouais, ça le fait oui, jusqu’à présent. Bon ben comme l’été dernier on a fait avec enfouisseur. Comme là la CUMA est équipée de matériels relativement intéressants pour… dans le souci de l’environnement. Donc sur colza on a mis du lisier de porcs, avec enfouisseur. Et on a semé, on a travaillé la terre aussitôt. On a, enfin on fait attention hein. Ah oui oui oui, enfin de notre côté on essaye”. »

23L’épandage conduit à une véritable prise en compte des voisins, de leurs souhaits, de leur façon de vivre. La mise aux normes des bâtiments d’élevage relève de manière moins directe du voisinage, même si la proximité d’une habitation peut conduire à rapprocher les échéances. Le troisième problème cité concerne l’usage des chemins, ce qui n’est pas étonnant puisque cette enquête a été réalisée à Pacé et Saint-Germain-en-Coglès, deux communes d’élevage.

24Nous pouvons faire l’hypothèse que le voisinage des agriculteurs leur pose globalement peu de problèmes directement liés à la différence supposée des mentalités. C’est moins le voisinage qui est en cause que le mode de production agricole. La diversité des voisins suppose néanmoins, sur le plan humain, d’accepter des rencontres, des confrontations : chacun fait l’éducation de l’autre, avec une certaine diplomatie. L’échange suivant montre que cela peut aller jusqu’à la ruse : Claude joue des relations et en tire un certain plaisir…

« Et personne gueule à cause des cloches des vaches, là j’ai entendu des cloches… “Non, y’en a eu un au début qui a eu gueulé mais…” […] Y’en a qui dorment mal… “Comme moi je les entends la nuit, la stabule est à quinze mètres, mais c’est pas les cloches qui m’ont réveillé, je me réveille et j’entends les cloches.” C’était un riverain ? “Un riverain, là oui. Alors les cloches le gênaient, alors quand il m’a dit qu’il fallait que je les enlève, pas question que j’enlève les cloches, vous savez ce que je vais faire, le petit clocheton, je vais le mettre dans un tuyau en plastique, ça va faire moins de bruit, puis au fur et à mesure que le clocheton en plastique il s’est abîmé quoi, ça a revenu le bruit… S’il me redit quelque chose… Il s’est habitué ! Faut trouver le bon…” Le bon relationnel quoi ! »

25L’ensemble des observations collectées montre des agriculteurs ouverts au voisinage, même non-agricole. Ceci semble corroboré par la bonne insertion sociale des agriculteurs, par comparaison à d’autres catégories socio-professionnelles : « Ce sont les agriculteurs qui ont les relations de voisinage les plus importantes » précise l’INSEE (Héran, 1987). Et lorsqu’une difficulté survient, les agriculteurs interrogés se montrent efficaces pour trouver un modus vivendi. Aussi faut-il chercher plutôt chez les agriculteurs eux-mêmes les causes majeures des conflits autour des usages de l’espace agricole. Pour beaucoup d’agriculteurs, et pour certains responsables syndicaux, les frictions avec les résidants non-agriculteurs sont probablement une manière commode de détourner le regard des problèmes internes à la profession agricole. Nous illustrerons ce phénomène au prochain chapitre avec la question spécifique des rapports à la nature. Mais en conclusion nous pouvons retenir que la problématique des loisirs en espace agricole n’oppose pas la ville à la campagne, et que les relations entre les agriculteurs et les autres, au sein d’une société urbanisée, sont globalement ouvertes.

LOISIRS DE RURAUX OU LOISIRS D’URBAINS ?

26L’étude des loisirs pratiqués par les citadins, les ruraux non-agriculteurs et les agriculteurs eux-mêmes nous offrent une entrée pour relativiser des oppositions fréquemment admises. Pour Pierre Donadieu, la chasse et la pêche relèvent d’une vie rurale, tandis que le paysage relève d’une relation à l’espace de gens qui ont été coupés de la nature, les urbains9. Les diverses formes de promenade seraient donc plutôt des loisirs urbains, en tant que consommations d’un paysage. Si ces hypothèses peuvent se comprendre dans une perspective historique, la construction du rapport à la nature ayant été profondément affectée par l’urbanisation, nous ne pouvons les considérer sans analyse comme opératoires pour comprendre des rapports aux loisirs en France aujourd’hui. Les chasseurs et les pêcheurs sont en effet sensibles à l’aspect esthétique et écologique du paysage, et les promeneurs divers, qui ne sont pas tous citadins, en valorisent aussi les aspects symboliques et certains aspects physiques (revêtements, ombre, bruits, odeurs, biodiversité). La randonnée équestre, par exemple, renoue avec une expérience très concrète de la campagne. De même, lorsque Robert Chapuis et Thierry Brossard (1986, p. 121) affirment que les ruraux ont moins de loisirs, et pratiquent moins le sport que les citadins en 1982, nous ne pouvons pas en déduire que les citadins ont globalement plus de loisirs de plein air en espace agricole. Nous chercherons donc à répondre successivement aux trois questions suivantes, visant à mieux connaître la pertinence d’un éventuel caractère rural ou urbain attribué aux loisirs qui s’exercent en espace agricole. Peut-on considérer que certains loisirs sont exercés à la campagne par des citadins, ou par des personnes de culture urbaine, tandis que d’autres seraient l’apanage de ruraux ? Les citadins pratiquent-ils davantage les loisirs de plein air en général ? Doit-on considérer que ces loisirs sont exercés en espace agricole principalement par des gens de l’extérieur, et rarement par les agriculteurs eux-mêmes ?

Pratiques de loisirs selon la commune de résidence

27Nous disposons de peu de références sur les loisirs pratiqués par les habitants des communes urbaines ou rurales. L’enquête sur les emplois du temps conduite en 1985 et 1986 par l’INSEE permet une comparaison partielle des temps de loisir entre les adultes citadins et ruraux. Le tableau 7 en donne les résultats pour deux items qui nous concernent particulièrement : les promenades d’une part, la chasse et la pêche d’autre part. Le temps libre global ressort de cette enquête à 3 heures et 34 minutes par jour pour un rural et à 4 heures et 4 minutes pour un citadin. Tout en restant des activités marginales dans les emplois du temps de tous, la chasse et la pêche occupent davantage les hommes ruraux, ce qui confirmerait le caractère rural de ces activités. Les promenades, par contre, ne sont pas des activités moins fréquentes pour les ruraux. Les hommes ruraux actifs non agriculteurs se promènent ainsi 13 minutes par jour contre 10 pour leurs homologues citadins. Chez les femmes actives, ces temps sont équivalents. Se promener ne peut guère, dans ces conditions, être considéré comme une activité urbaine ; en tout cas ce n’est pas une activité typiquement citadine.

Tableau 7 : Temps de loisir comparé des citadins et des ruraux

28Nous avons cherché à obtenir des données pour une gamme plus large de loisirs, et à les comparer aux données générales disponibles. Le tableau 8 donne les réponses que nous avons obtenues auprès d’habitants non agriculteurs de Saint-Germain-en-Coglès, Pacé et Rennes en 1994, ainsi qu’à Pacé en 1998. Certains loisirs sont nettement plus fréquents à Rennes et à Pacé qu’à Saint-Germain : le jogging, le canoë, le camping sauvage, la randonnée pédestre. D’autres sont à l’inverse plus ruraux : moto-cross, chasse et pêche. La cueillette, le VTT, le pique-nique et la promenade sont diffusés presque uniformément. À Pacé, l’évolution est notable pour la pêche (en baisse) et le cyclotourisme et le VTT (en hausse), évolutions que l’on peut relier à l’accroissement de la population. Les données nationales permettant de valider nos résultats sont rares. En 1989, les ménages ruraux français comportaient un chasseur, un pêcheur ou un cueilleur pour respectivement 15 %, 17 % et 36 % d’entre eux (Picon, 1991, p. 96). Pour la chasse, nous observons un taux plus faible à Saint-Germain (10 %). La pêche y est bien représentée, comme pour l’ensemble de l’échantillon, mais avec le point fort particulier constitué par la densité du réseau de rivières de première catégorie. La cueillette est par contre plus rare qu’en moyenne nationale, mais la différence n’est pas significative. Chasse, pêche et cueillette concernaient, en 1989, 3 %, 11 % et 19 % des ménages français habitant des villes de plus de 100 000 habitants (ibidem, p. 97). Nos résultats pour Rennes (4 %, 19 %, 27 %) peuvent s’interpréter comme l’expression des relations plus intenses entre villes et campagnes en Bretagne que dans le reste de la France. Nous n’avons pas de données nationales récentes concernant les autres loisirs. Par comparaison avec les données disponibles, les résultats de nos enquêtes semblent cohérents. Faute de mieux, nous nous appuyons donc sur eux pour comparer les loisirs des citadins à ceux des ruraux. Excepté la plus faible diffusion de la chasse et la plus grande fréquence des randonnées pédestres, les loisirs des citadins et des périurbains sont peu différents de ceux des ruraux.

Tableau 8 : Loisirs de plein air pratiqués selon la commune de résidence

29Si les loisirs sont peu différents, l’espace agricole n’est pas forcément sollicité de la même façon. Les citadins étant plus mobiles pourraient par exemple fréquenter moins assidûment l’espace agricole et rejoindre davantage la forêt, la mer ou la montagne. Nous retrouvons, dans les réponses à une question spécifiant l’espace agricole (tableau 9), les hiérarchies repérées quant aux loisirs pratiqués, avec des décalages dus à des variations dans la part de l’espace agricole dans l’espace général de loisir des citadins et des ruraux : à Saint-Germain, on pratique la pêche et la promenade en espace agricole tandis que les Rennais et Pacéens vont plus souvent ailleurs (en forêt, le long de la Vilaine, du canal d’Ille-et-Rance). Par contre on remarque la forte demande des Pacéens pour un espace agricole de randonnée, de VTT et de cueillette. Cela confirme que l’établissement en zone périurbaine est en partie sous-tendu par un désir de profiter de la campagne. Jean Louis Coujard (1982, p. 265) mentionne les « pratiques de cueillettes périurbaines grâce auxquelles nombre de citadins semblent renouer un commerce avec la nature ». Pour la cueillette, nos résultats auraient été plus marqués encore, en ville surtout, si nous avions offert d’autres items que les seuls champignons.

Tableau 9 : Loisirs pratiqués en espace agricole selon la commune de résidence

30L’expansion démographique de Pacé entre 1994 et 1998 n’a pas éloigné ses habitants de l’espace agricole : sauf pour le VTT, sa part reste stable, et augmente même pour la promenade. En 1994, 63 % des Rennais interrogés ont des loisirs en espace agricole, contre 71 % des Pacéens et 76 % des Germanais. Les résultats à Pacé montrent que l’intérêt des habitants de cette commune périurbaine va croissant, 83 % d’entre eux ayant des loisirs en espace agricole en 1998. Par rapport aux citadins, les ruraux fréquentent donc autant, sinon davantage l’espace agricole pour leurs loisirs.

Les usagers de l’espace agricole sont d’abord des locaux !

31Si les ruraux semblent fréquenter autant l’espace agricole que les citadins, nous connaissons les limites de cette dichotomie. Nous proposons de vérifier une hypothèse complémentaire : les usagers de l’espace agricole sont d’abord des locaux, c’est-à-dire des gens qui vivent à proximité, quelle que soit la taille de leur commune. Définir plus précisément la population locale est un préalable à l’utilisation de ce terme assez général. Jean Viard (1990, p. 92) utilise cette notion sur la base d’un schème touristique : « L’un regarde l’autre. L’un est d’ici, l’autre est passant, les regards se croisent. Il n’y a pas de parole. […] Celui qui tenait le rôle local est figure du paysage de celui qui passait. » Transposé à la problématique des loisirs en espace agricole, et à l’échelle d’un micro-territoire comme la parcelle, le local pourrait être l’agriculteur quand le « touriste » serait l’usager. Nous avons préféré conserver au local une échelle géographique d’ordre cantonal. Par population locale nous nommons la population qui réside à proximité de l’espace agricole étudié, population de la commune, des communes voisines, sans fixer de limite arbitraire. Le fondement essentiel de cette notion réside en effet dans le sentiment d’appartenance territoriale de la personne, qui est ou qui se sent « du coin », et qui est éventuellement perçue comme telle. Le fait d’être du coin peut prendre beaucoup de formes : résidants principaux mais aussi secondaires, parentèle, voire simples propriétaires fonciers. Être local, dans le sens où nous utilisons ce terme, ne signifie donc pas que l’on est issu d’une famille du village. La plupart du temps, le lien qui relie la personne au lieu préexiste à l’exercice des loisirs. Mais la qualité de local peut aussi s’acquérir dans le but de pratiquer des loisirs. André de Réparaz (1986, p. 274) note par exemple, dans les Alpes, « des achats fonciers dans le seul but d’être propriétaire résidant dans une commune pour faciliter les possibilités d’accès au droit de chasse ». Par commodité, nous appellerons locaux, dans notre perspective, le sous-ensemble des usagers qui ont cette qualité.

32Nous avons cherché à savoir si les agriculteurs percevaient les usagers comme des gens du coin ou comme des gens d’ailleurs, et ce pour chacun des loisirs qu’ils avaient pu observer sur leur exploitation. Le tableau 10 donne les résultats globalement, grâce à une pondération de chaque loisir, sur chaque commune, par sa fréquence moyenne. Ce qui frappe en premier lieu c’est le caractère très minoritaire de la présence citadine perçue par les agriculteurs interrogés, malgré la proximité de Rennes et Fougères : il apparaît clairement que les agriculteurs perçoivent les usagers de leur espace comme des locaux. Le choix unique demandé pour chaque loisir conduit sans doute à une amplification de la tendance, mais même parmi les loisirs les plus connotés urbains comme le cheval, aucun n’obtient une majorité d’origine citadine supposée. Deuxième surprise, les agriculteurs de Saint-Germain semblent voir plus de citadins passer. Nous pensons que la raison en est une meilleure interconnaissance, dans une petite commune, alors qu’à Pacé il est plus difficile pour les agriculteurs d’identifier comme venant d’ailleurs des usagers qui peuvent aussi bien venir d’un lotissement du bourg.

Tableau 10 : Les usages sont-ils perçus comme venant de loin ?

33À Saint-Coulomb et Cancale, les agriculteurs rencontrés en 1999 observent une forte participation des citadins (Rennes et Saint-Malo principalement) et des touristes le week-end et l’été, mais également une forte participation des habitants locaux tout au long de l’année. Les hauts-lieux touristiques (ici la Côte d’émeraude) attirent des personnes extérieures qui se dispersent un peu dans le milieu rural environnant. Il en va probablement de même dans les grands espaces naturels peu peuplés (montagnes), où les loisirs de plein air sont un motif de séjour. En dehors de ces espaces très touristiques, ce sont probablement d’abord les populations résidantes qui fréquentent l’espace agricole banal. Statistiquement, à l’échelle de la France, ces populations locales sont essentiellement celles des communes rurales, mais ce sont aussi des populations citadines riveraines d’espaces agricoles périurbains. L’envahissement de la campagne par les gens des villes, inconsciemment ou consciemment évoqué par ceux qu’irritent les nouveaux usages et les nouveaux usagers de la campagne, serait donc un faux débat, au moins dans les campagnes banales. Les usagers de l’espace agricole sont d’abord les locaux. Paradoxalement, la présence des citadins est sans doute d’autant plus perçue qu’on s’éloigne de la ville.

Loisirs pratiqués par les agriculteurs eux-mêmes

34Une série de questions sur la pratique de loisirs de plein air par l’exploitant, son conjoint et ses enfants a été posée en 1994. Nous ne donnons ici les réponses que pour le chef d’exploitation et en regroupant les niveaux de pratiques (tableau 11). Les agriculteurs interrogés annoncent presque autant de loisirs de plein air que l’ensemble de la population. Elle est donc périmée l’idée d’agriculteurs au travail ignorant tout des besoins de loisirs des citadins, et n’ayant pas de temps à y consacrer. Cela ne préjuge pas de la fréquence et de la durée de ces activités de loisirs, mais, qualitativement, les agriculteurs connaissent les loisirs en cause. Leurs préférences sont néanmoins différentes puisque la chasse, l’équitation et la cueillette sont environ deux fois plus fréquentes que dans l’enquête « usagers ». Promenade, randonnée, VTT et pêche sont par contre moins pratiqués. Ces résultats confirment un certain nombre d’observations. La chasse n’est plus pratiquée que par 25 % des agriculteurs au niveau national dans les années quatre-vingt-dix (Brun, Stéphan et Bontron, 1989, p. 80 ; Picon, 1991, p. 94 ; Pinet, 1993, p. 31). Les « Derniers conseils d’un vétéran » qui font la une du Journal de la France agricole du 19 août 1949 commencent pourtant par ces mots : « Dans quelques jours 1 800 000 chasseurs, en majorité agriculteurs, feront l’ouverture » (Lionnais, 1949, p. 1). Si les agriculteurs âgés, ainsi que ceux du Sud-Ouest continuent à chasser nombreux, Jean-Claude Chamboredon peut souligner que « le petit nombre des agriculteurs “modernes” est très minoritaire dans la société de chasse » du village qu’il étudie (Bozon, Chamboredon et Fabiani, 1981, p. 274). Le taux d’agriculteurs chasseurs est nettement plus faible en Ille-et-Vilaine qu’en moyenne nationale. À Saint-Germain le président de l’ACCA regrette que les paysans soient « si peu nombreux, moins de cinq ». À Pacé, la présence de cultivateurs aisés explique une meilleure diffusion, proche de la moyenne nationale. 93 % des agriculteurs interrogés qui chassent se limitent à leurs terres, et aucun n’explore l’ensemble du territoire de l’ACCA ou de la société communale de chasse, ce qui confirme certains résultats antérieurs (Bérard, 1982, p. 158).

Tableau 11 : Loisirs de plein air pratiqués par les agriculteurs

35« Contrairement à la chasse et à la cueillette [… la pêche] ne plonge en rien ses racines dans le monde paysan » (Picon, 1991, p. 91). Au niveau national, 13 % des ménages agricoles pêchent (ibidem, p. 94). Nos résultats sont identiques. Les agriculteurs de Pacé semblent plus intéressés, surtout qu’il existe une association locale, la Gaule pacéenne. La cueillette pratiquée par la moitié des agriculteurs interrogés, contre 40 % au niveau national (ibid., p. 94) peut entraîner une concurrence sur la ressource entre l’agriculteur et d’autres usagers. Elle se pratique en effet, pour 84 % d’entre eux, sur l’exploitation (les autres vont dans les bois ou les alentours). La cueillette fait partie de la vie, et il faut un moment à Monique pour s’en rappeler lorsque nous évoquons les châtaignes.

« Des châtaigniers avec des châtaignes sinon y’en a sur la ferme, les gens en ramassent ? “Euh, sur la ferme y’en a pas énormément, dans le bois là, non, personne ne vient de toute façon y’en a très peu, bon à partir de chez nous là le long du chemin sur la terre de F. y’a quelques châtaigniers, les piétons qui passent peuvent en prendre bon, qui y va, c’est surtout nous souvent, quoiqu’on en a un autre sur notre terre, le seul châtaignier qu’on a pratiquement, voilà et le long du chemin là y’a quelques châtaigniers qui ont des châtaignes correctes, là c’est vrai qu’on passe”. »

36Pour les agriculteurs de Margeride, Martin de la Soudière note une dévalorisation des loisirs ruraux, et particulièrement de la cueillette. C’est un travail d’enfant, aléatoire, plus ou moins assimilé à du vol ou à du travail au noir, et qui conduit à négliger l’exploitation. Mais parallèlement, il note que la cueillette, intégrée à la vie de familles agricoles par ailleurs modernisées, représente un « espace de liberté », et peut-être « l’un des jardins secrets des paysans » (de la Soudière, 1984, p. 390-391). La chasse, la pêche et la cueillette peuvent être aussi des compléments de revenus pour les agriculteurs, sous trois formes : l’autoconsommation familiale, la revente (diversification le plus souvent occulte) et l’échange de services (en laissant des personnes identifiées venir prélever, en offrant des produits, etc.).

37La promenade concerne 69 % des agriculteurs interrogés, c’est donc un loisir fréquent et banal. La promenade n’est certes pas nouvelle chez les paysans. Jean-Claude Farcy (1995, p. 267) note qu’au xix^e siècle, dans les « familles de très petits cultivateurs, contraints au travail permanent pour préserver une indépendance chèrement acquise, le seul “loisir” autorisé est la promenade du dimanche après-midi sur l’exploitation ». Il semble cependant que les loisirs itinérants trouvent un écho particulier chez les agriculteurs depuis les années quatre-vingt. Autour de la forêt de Tronçais, Agnès Grandin de l’Éprevier (1997) a interrogé des agriculteurs : « Pour leurs loisirs ils se déplacent […] à pied (61 %), en vélo (33 %) ou même à cheval (14 %). » Si le cheval est plus rarement utilisé par les agriculteurs de notre échantillon, les résultats sont comparables pour la promenade et le VTT. Parmi ceux qui se promènent, 41 % le font entre autres sur la ferme, reconnaissant implicitement que l’espace agricole est concerné par ce loisir. Notons que 45 % se promènent sur les sentiers balisés de la commune (40 %) ou d’ailleurs (25 %), ce qui représente 31 % du total des agriculteurs interrogés. C’est un signe encourageant pour les bénévoles et les collectivités qui veulent mettre en place des sentiers balisés et croient parfois que tous les agriculteurs y sont hostiles. Pour les agriculteurs, la marche à pied ou le VTT c’est aussi utilitaire : ils ont donc aussi besoin des chemins. Bernard souligne même qu’ils peuvent rendre des services à toute la famille.

« Le chemin de B., ça passe ? C’est pas trop pourri ? “La B. rechigne un petit peu mais là y’a un problème parce que la maison qui est là, celui qui est pas sympa, le propriétaire a du acheter le chemin de commune. Et maintenant il veut pas le revendre ; la commune voudrait bien faire un échange […] et puis lui il n’accepte pas. Pour l’instant ça reste comme ça ; même nous on avait demandé parce que sur la route là haut y’a un arrêt de bus, […] il manquait juste 150 mètres, on pensait que la commune allait l’entretenir et puis les enfants auraient pu aller au bus par là quoi, au lieu de toujours prendre la voiture pour les emmener”. »

38La pratique du cheval est plus fréquente chez les agriculteurs de Pacé. L’achat d’un cheval a une double signification pour un agriculteur, entre nostalgie des chevaux de trait et affirmation d’une réussite sociale. De fait la majorité des agriculteurs reste très étrangère à ce loisir, même s’il y a plus de cavaliers parmi les paysans que dans la population générale.

39Des loisirs traditionnels en milieu rural comme la chasse et la cueillette gardent une popularité certaine parmi les agriculteurs. Dans l’ensemble on observe cependant chez eux une banalisation des modes urbains de loisir. De même que l’on ne peut parler de loisirs urbains et de loisirs ruraux, on ne peut pas associer certaines pratiques ou absences de pratiques à l’activité agricole. Le fait de disposer d’espace modifie néanmoins le comportement de loisirs des agriculteurs, qui trouvent des ressources diversifiées sur place ; ils semblent d’ailleurs ne plus vouloir s’en contenter. La pratique des loisirs de plein air enrichit les représentations de la nature que peuvent avoir les agriculteurs. Parallèlement à un certain utilitarisme, il n’est pas rare de voir s’exprimer une consommation esthétique, voire poétique de la nature. Si le bocage est fortement soumis, dans la plupart des cas, à une approche productive, la forêt des agriculteurs peut être un espace récréatif pour eux, un écrin. Ainsi chez Claude : « Et les bois là c’est sur vous ? “Oui.” Et vous exploitez ? “Non…” C’est le cadre de vie… “Oui, parfois [on y vient]”. » Laconique, Claude n’en aime pas moins ces bois aux alentours de l’exploitation : il souligne la nécessité, pour les arbres, des éclaircies, « de la lumière solaire et de l’oxygène ». La pratique de la chasse, de la pêche, de la cueillette peut aussi faire d’agriculteurs conventionnels d’authentiques écologistes. En observant la rive d’un talus mitoyen plutôt dégarnie côté voisin, Bernard s’explique sur son intérêt pour les haies.

« “Moi j’suis chasseur alors je dis un p’tit rivet quelquefois ça permet d’avoir un petit lièvre quelquefois, une surprise, parce qu’autrement s’il n’y a plus rien, on risque de ne rien avoir.” Y’a plus beaucoup d’agriculteurs qui chassent ? “De moins en moins ; mais d’ailleurs nous, je vois, mon frangin et moi on n’est pas trop d’accord quelquefois parce que, bon, comme là, on a fait des petits tas de branches, qu’on a récupéré des haies ; si j’avais écouté mon frère et mon voisin, c’était de les brûler et de mettre ça propre, hein. Parce qu’aujourd’hui on a des buses, là ou des éperviers qui voient les petites perdrix courir sur les terres au printemps, y’en a pas pour longtemps à détruire la compagnie… Alors que quand y’a des tas de branches comme ça et bien, elles se rangent dessous et puis ça y est ça passe”. »

CONCLUSION

40Ce chapitre s’est ouvert sur une interrogation : la campagne agricole n’est-elle pas l’exutoire facile d’une population citadine en mal d’espaces de loisirs ? Peut-on parler d’envahissement, d’appropriation citadine, et, corrélativement, d’une perte de pouvoir des agriculteurs sur leur propre espace ? L’échelle géographique des pratiques de loisirs ne saurait certes se réduire à la proximité immédiate. Les citadins, qui représentent la grande majorité de la population, et les touristes, qui ont des loisirs à proximité de leur lieu de villégiature, constituent une proportion non négligeable des usagers de l’espace agricole. La distinction entre la ville et l’urbanité permet de mieux comprendre la signification d’éventuels sentiments d’envahissement exprimés par les agriculteurs, qui s’adressent en fait à des pratiques urbaines de l’espace rural, de la part d’habitants le plus souvent locaux. Il est clair dans ce contexte que des instances de régulation doivent exister, qui soient capables d’intégrer la dimension territoriale des loisirs à une échelle appropriée. Les résultats de nos enquêtes ne confirment pas, pour autant, la réalité d’une invasion citadine de l’espace agricole. Ce sont d’abord les gens qui habitent la commune et les communes voisines, y compris les agriculteurs eux-mêmes, qui sont perçus comme usagers de leur espace par les agriculteurs interrogés. L’opposition entre des loisirs urbains et des loisirs ruraux peut également être soumise à certaines critiques. D’une part l’urbanisation généralisée des campagnes rend quelque peu artificielle la distinction de loisirs ruraux. La diffusion de loisirs comme les promenades pédestres, équestres ou en VTT, souvent dits urbains, dans la population des communes rurales et parmi les agriculteurs, confirme cette analyse. D’autre part, les loisirs de prélèvement (chasse, pêche et cueillette), souvent qualifiés de ruraux, sont certes liés à la campagne par leur lieu d’exercice, mais ils sont pratiqués par une proportion de citadins presque aussi forte que celle des habitants des petites communes (cf. tableau 9). Pour la pêche et la cueillette, la diversité des modalités de pratiques, leur caractère individuel en facilitent l’accès pour les citadins. La chasse se distingue cependant des autres loisirs : pratiquée par seulement 6 % des usagers, elle est perçue comme le loisir dominant dans leur espace par les agriculteurs (cf. chapitre IX). Elle est de plus davantage répandue dans la population masculine des petites communes. Seul ce loisir peut logiquement être connoté rural avec quelque raison. L’opposition ville-campagne n’est donc pas au centre de la problématique récréative. L’espace agricole est pourtant une composante incontestée de la campagne, et à ce titre, il porte un ensemble de représentations qui lui donnent du sens. Ces représentations qui opèrent aussi bien chez les habitants des villes que chez ceux des campagnes peuvent être l’objet de conflits d’interprétation entre les usagers et les agriculteurs, de conflits internes à chacun des deux groupes, voire de conflits intérieurs.